Désorientation
"Je ne sais pas où je vais" est une des phrases récurrentes que j’ai entendue le plus avec "je ne vais pas y arriver", "c’est moche", " je n’arrive à rien".
Ces phrases m’ont beaucoup posé de problèmes au début de ma carrière d’enseignant car évidemment je me sentais responsable, ce ne pouvait être que de ma faute si les élèves émettaient des opinions que je considérais moi-même comme négatives vis à vis de la progression de leurs travaux.
Pourtant la culpabilité possède certaines limites. Et à force d’avoir les boyaux en chantier permanent j’ai cherché à résoudre ce problème peu à peu en expérimentant ce concept de "désorientation".
Je crois même que désormais le cœur de mon métier est d’entrainer les élèves à reconnaitre cet état de désorientation le plus rapidement possible. A se sentir à l’aise si je peux dire avec le fait d’être totalement désorienté durant une bonne partie du temps de leur travaux.
Pourquoi rendre "confortable" la désorientation
La plupart des gens se font des idées de là où ils veulent se rendre, cela signifie qu’ils prennent une carte, ou plutôt désormais une application de GPS puis ils étudient plus ou moins la route avec quelques critères comme le temps, la beauté du paysage à traverser ou pas, Les différentes villes où ils désireront s’arrêter ou les contourner jusqu’à parvenir enfin au but final.
Il y a des lieux que l’on connait déjà et dont la familiarité procure un "je ne sais quoi" d’apaisant, et puis il y a tous les autres, inconnus que l’on découvre totalement différents de ce que l’on a pu imaginer, même si on s’est documenter.
La sensation de réalité balaie en général toutes les autres.
En peinture c’est souvent la même chose.
Si vous voulez vous lancer dans la reproduction d’un tableau il est fort possible que le résultat soit assez différent de ce que vous aviez imaginé. C’est à dire la copie parfaite à s’y méprendre de votre modèle.
Qu’allez vous ressentir en percevant soudain le gouffre qui sépare l’original de la copie ?
Et même dans le cas où vous parviendriez à reproduire le plus fidèlement cette copie sur quoi portera vraiment votre satisfaction ?
Vous aurez réussi un challenge avec vous même ?
Vous aurez acquis un peu plus de confiance en vous dans le domaine de la copie ou de la peinture
Et vous vous direz certainement que vous serez capable de recommencer pour retrouver le même type de satisfaction par la suite.
Même cette émotion deviendra une sorte de but en soi à peine conscient la plupart du temps.
Partir sans savoir où l’on va.
C’est ce que l’on ne fait jamais, on ne sait pas du tout ce qui risque de se produire, on a juste cette peur de ne pas savoir où aller et la plupart du temps elle nous gâche une belle partie du voyage ou du travail sur la toile.
Souvent c’est parce l’on oublie l’énoncé.
Il y a toujours un énoncé évidemment.
Par exemple j’aime assez le thème du "Labyrinthe" en peinture qui permet d’explorer à la fois la transparence, la notion de plans, et évidemment pour bien enfoncer le clou je raconte toute l’histoire sans oublier cet homme à tête de taureau enfermé là quelque part. C’est même la raison pour laquelle le labyrinthe est crée. A la fois pour enfermer quelque chose de monstrueux, et pour tomber dessus lorsqu’on s’y engage.
J’ai perdu quelques élèves à jamais en proposant cet exercice.
Car la première chose avec laquelle il est difficile de trouver du confort est qu’il va falloir s’égarer dans les méandres de ce travail.
Les premières couches de peinture acrylique sont assez ingrates car je demande qu’elles soient aquarellées, étalées en jus successifs.
Cela finit par créer assez rapidement une surface boueuse sur laquelle tous les plans sont confondus. Il n’y a pas de profondeur, pas vraiment non plus de sens de lecture, pas d’indication d’issue. Voilà donc l’égarement dans lequel on tombe rapidement en réalisant cet exercice.
Lorsqu’on s’égare on ne perd pas pour autant le choix.
On a le choix pour empirer la situation ou pour s’en sortir sans trop de casse.
C’est dans ce moment qu’on devrait être le plus attentif à la fois à la peinture et à soi-même.
Dans cette indécision.
Evidemment il ne faudrait pas qu’elle dure trop longtemps et je donne toujours quelques conseils à ce moment là.
Mais la panique semble avoir aussi une sorte de vertu c’est qu’elle met en cause si je peux dire l’égo.
Après tout ce n’est pas vraiment un secret, cet homme taureau peut aussi bien être une femme à tête de méduse.
C’est l’égo qui n’est pas du tout content de ne pas pouvoir exercer son pouvoir de décision.
Une bonne nouvelle qui récompense les plus tenaces.
Ceux parmi les élèves qui confondent qui ils sont avec l’ego sont assez mal en point. c’est parmi eux que se situeront les déserteurs. Ceux qui claqueront la porte de l’atelier avec dépit. Pour ceux là je ne peux plus grand chose j’ai fini par l’admettre avec le temps et avec la culpabilité traversée de long en large à chaque fois. La culpabilité mon Minotaure personnel si on veut.
Je ne courre plus après ces élèves pour les rattraper par la manche et tenter de les rassurer. Je considère que chacun est responsable de ses actes et de ses choix et intervenir dans ce cas en basant sur mon expérience n’apporte en général pas grand chose de bon.
Ceux qui restent et qui gagnent ce combat avec leur propre ego découvre quelque chose qui se dissimule derrière le minotaure.
C’est leur propre version d’eux même enfantine si j’ose dire ce qui n’est pas péjoratif bien au contraire.
C’est en faisant retour vers cet enfant qu’il percevront la leçon qu’offre le labyrinthe et l’égarement qu’il leur a fallu traverser.
Peu à peu les plans se précisent, la transparence apparaît, des chemins deviennent de plus en plus perceptibles de strate en strate et ma foi lorsqu’on ôte le ruban de masquage à la fin de cet exercice il est très rare que je n’aperçoive pas un contentement sur leurs visages.
Pour continuer
Carnets | juin 2021
Le lilas
Il y avait un bouquet de lilas dont les tiges s'enfonçaient joliment dans un vase. Le tour posé sur un guéridon près de la fenêtre. Nous nous assîmes lorsque l'horloge sonna la demie. Cette ponctualité était tout à fait rassurante à cette époque car j'avais perdu une bonne partie de la notion de temps. Je fermais les yeux un instant pour savourer ce moment en cherchant vaguement ce que j'allais pouvoir dire. Car évidemment il fallait que je dise quelque chose. Nous étions là pour cela. Du moins c'est ce que je pensais. Au fond de ma poche les billets pliés me le rappelaient aussi surement qu'un nœud fait à un mouchoir. Au moment où elle croisa les jambes je perdis la tête. J'eus cette image fantasque d'un chêne perdant ses glands au beau milieu de la forêt. Puis de Varenne, de l'échafaud et d'un panier sanglant. ça sent bon le lilas chez vous je dis. Je n'avais rien d'autre à dire dans cet instant. Et je me revis monter les rues depuis la gare de Boissy Saint Leger vers la maison de mes parents. C'était au printemps et il y avait beaucoup de lilas dans les jardins des pavillons de cette banlieue. L'odeur embaumait et chassait mes angoisses. Plus de 10 ans sans nouvelles et j'allais me pointer comme une fleur. Elle ne répondit pas. Le silence s'associa à l'image d'un reposoir. Quelque chose commença à osciller de plus en plus rapidement entre la confession et la rédemption. J'eus des images d'hosties... comme des confettis qui envahirent la pièce. Quand j'allais au catéchisme en cachette de mon père ça sentait bon le lilas sur la route. Je m'aperçus que je ne pensais plus qu'au printemps. Ce qui est étrange ne trouvez vous pas car nous allons sur novembre. Elle resta silencieuse. Je regardais ses jambes. C'était un défi. Ne plus les lâcher du regard presque à l'insinuer sous sa jupe. Alors elle décroisa les jambes tout doucement et tout de suite après les croisa dans l'autre sens. Je me suis demandé soudain ce que je fichais là. Comme si la colère allait me permettre de ne pas fondre tout entier dans le fauteuil. Vous ne dites rien c'est décourageant ai je réussi à émettre péniblement. C'est votre temps de parole elle a dit, ou un truc du genre. Mon temps de parole bordel de merde et je ne peux pas me sortir du lilas et de ses jambes j'ai pensé. Et puis peu à peu quelque chose de subtil s'est mis en place tout doucement pour balayer toute cette colère toute cette rancune contre moi-même. J'ai un soucis avec l'idée de la première fois j'ai dit. Elle a relevé la tête tout à coup en me fixant et elle a murmuré oui Je me suis accroché à ce oui de toutes mes forces. C'était comme un cheval qui galopait dans la nuit bleue. Des flashs en pagaille où je pouvais énumérer toutes les fois où je me disais ça me fait penser à la première fois Et puis je revins dans le bureau un peu comme un avion qui tourne en rond avant d'atterrir. Il y avait de nouveau cette odeur de lilas elle était à la fois familière et différente toutefois. Il est l'heure on va s'arrêter pour aujourd'hui elle a dit. J'ai sorti mes billets pour les déplier devant elle et les poser sur le bureau. Elle a sourit comme une maitresse d'école à qui on donne un joli dessin. Et puis voilà il faudra revenir la semaine prochaine. Au revoir madame Au revoir monsieur.|couper{180}
Carnets | juin 2021
Le modèle
J'avais passé une annonce dans un journal il y a de cela des lustres. Cherche modèle, sexe et âge indifférent. J'avais eu un nombre de coups de fil prodigieux durant les quelques jours qui suivirent la parution. A chaque fois que je décrochais je fixais toute mon attention sur la voix de mon interlocutrice ou interlocuteur, pour traquer la fausseté. Elle appela en fin de semaine, un vendredi en tout début d'après-midi et le timbre de sa voix était tellement spécial, que je décidais d'aller à sa rencontre dans un café de Saint-Germain. Elle n'était pas jolie, ni laide et pourtant pas quelconque non plus. Une femme qui avait dépassé la trentaine avec les traits qui commençaient à s'affaisser. Et durant notre entretien elle parla avec le même timbre qui me fit penser à une frontière, à la lisière d'une foret impénétrable. Cela m'excita bien sur et je n'eus plus qu'une envie alors c'est de pénétrer cette frontière. Nous traversâmes tout Paris pour nous rendre à Aubervilliers où je vivais. J'installais une toile sur le chevalet et lui demandais de s'asseoir près de la fenêtre. Lorsque je me déplaçais pour la voir enfin, elle était nue. Je dus montrer un signe d'étonnement car elle me dit à ce moment là Il fallait bien que je me mette toute nue n'est ce pas ? Toujours avec cette voix parfaitement égale sans la moindre aspérité. Evidemment que cela m'excita encore plus. J'ai pris un morceau de fusain et sans la quitter des yeux j'ai strié la toile de lignes Son regard était dans le vague elle semblait fixer un point de la cloison derrière moi, jamais elle ne croisait mon regard. Regarde moi dis je en passant au tutoiement Elle orienta alors son regard vers le mien et j'eus cette sensation assez désagréable de me sentir traversé. Comme si j'étais transparent. Je tentais de mettre de coté cette sensation pour dessiner mais je voyais bien qu'elle agissait sur mon trait quelque chose qui n'arrivait pas à se fixer entre l'hésitation et la décision. Au bout du compte j'obtins assez rapidement un gribouillis, quelque chose d'insupportable. comme si le désordre était la seule chose dont j'étais capable face à cette femme qui s'était mise nue devant moi pour que je la peigne. Je n'étais déjà pas bien riche à l'époque et ce n'était pas l'argent qui l'avait convaincue. Je crois que l'on s'était mis d'accord pour un échange, quelques dessins contre une séance. Elle travaillait, ce n'était pas pour l'argent m'avait t'elle déclaré. Et cependant elle ne semblait afficher aucune curiosité, elle paraissait être là dans cette pièce comme si elle avait été n'importe où ailleurs. Et bien sur moi j'étais un peintre comme j'aurais pu être facteur, boulanger ou chef de gare, cela ne semblait pas revêtir pour elle la plus petite importance. Au bout de l'heure et de nombreuses esquisses ratées Elle me dit, tu as l'air de vouloir t'acharner contre toi-même. Je posais le fusain et me laissais tomber sur le tabouret attenant sans répondre quoi que ce soit. -ça se voit que tu ne tournes pas rond, ajouta t'elle -Les autres peintres m'auraient déjà touchée tu sais tu n'es pas le premier. C'est à cet instant précis qu'elle se leva et marcha vers moi et j'eus la sensation de voir une géante me foncer dessus j'étais désarçonné totalement impuissant Elle me prit dans ses bras comme un petit enfant et je sentis à ce moment là l'odeur de ses aisselles affreusement désagréable mais dont pourtant je ne pouvais me détacher. je me débattais mollement pour ne pas la vexer - du moins c'est ce que j'imaginais. Elle se mit à genoux, dégrafa ma ceinture, baissa mon pantalon et me prit sans un mot dans sa bouche. Ce fut si long que quelque chose de douloureux m'en reste encore à la mémoire. Je ne me souviens même plus d'avoir joui ou pas. Cette fascination de la voir à l'œuvre de la sentir enfin vivante, réelle, agissante était de la même teneur que ce que j'ai coutume de chercher dans la peinture. Une réalité. Et qui sans cesse m'échappe évidemment. Elle se leva enfin et me caressa la joue. Une sorte de geste automatique comme avec les chevaux. Voilà ça va aller mieux maintenant me dit-elle Et elle fit mine de retourner s'asseoir. Mais je n'étais plus du tout à la peinture à cet instant je voulais la baiser sauvagement pour me venger comme si elle m'avait dérobé quelque chose d'important. Peut-être un truc comme mon âme je me disais. Je fis mine de me ruer vers elle mais elle leva la main paume grande ouverte -Il n'en est pas question- dit elle avec une autorité que je ne lui aurais pas prêtée quelques minutes auparavant. Je me remis à l'ouvrage avec une sorte de dégout, d'écœurement de moi-même Et chose inconcevable le dessin prit aussitôt fière allure. Nous nous vîmes plusieurs fois durant quelques semaines durant lesquelles exactement le même scénario se produisit. Et puis je ne la vis plus. La vérité c'est que je ne l'ai jamais pénétrée ou possédée comme on dit et je n'ai jamais su si c'était quelque chose qu'il fallait considérer comme une défaite ou une victoire. Mais je crois que j'ai été comme guéri de quelque chose à partir de là bien que je sois totalement infichu de dire quoi.|couper{180}
Carnets | juin 2021
Pourquoi changer ?
L'idée de changer revient comme une ritournelle, tu sais c'est un peu cette chanson que l'on fredonne sans savoir vraiment pourquoi ni comment et qui finit par nous agacer au bout d'un certain temps. Tout ce qui est plus fort que soi est agaçant n'est-ce pas ? Tout ce que l'on ne maitrise ni ne contrôle pas l'est souvent aussi. Cette agacement je crois qu'il provient du petit enfant que l'on conserve au fond de nous-mêmes, et qui soudain comprend que beaucoup de choses dans la vie le dépassent. Qu'il ne maîtrise ni ne contrôle pas grand-chose. Alors je peux me dire que c'est enfantin de vouloir changer. C'est à dire que j'imagine grâce à l'illusion du changement devenir un autre. Mais quel autre si ce n'est celui qui espère parvenir à s'adapter, c'est à dire à maîtriser en toutes circonstances l'impact provoqué par les circonstances. Lorsque j'étais gamin j'étais fasciné par l'eau. Y t'il quelque chose qui s'adapte mieux aux circonstances que celle-ci ? Et comment s'y prend t'elle ? C'était déjà ce genre de question que je me posais lorsque j'allais m'asseoir au bord du Cher pour essayer de devenir un pêcheur aussi habile que mon père. Je l'imaginais habile évidemment comment n'aurait-t 'il pas pu l'être ? Par mimétisme je m'efforçais de m'extraire de quelque chose déjà pour me rendre vers un ailleurs imaginaire. Il me semble que si j'avais pu me filmer à 8 ou 9 ans en train de jeter ma ligne dans le fleuve j'aurais pu voir cette caricature à la fois pathétique et émouvante de ce petit garçon effectuant des efforts insensés pour devenir homme. Pas n'importe quel homme, le père. Le pouvoir et la fascination dans lesquels j'avais glissé avec une facilité déconcertante m'avait totalement déconcerté. Je n'étais plus une mélodie, mais une cacophonie. L'admiration, la haine, l'amour et la crainte formaient alors une sensation omniprésente de panique qui m'interdisait l'accès à qui j'étais. Tout mon être s'élançait alors vers ce désir de ressembler à ce père tout en détestant souvent le résultat que j'obtenais. Cela m'agaçait beaucoup et déclenchait aussi de formidables colères contre le monde entier. Puis une fois la rage passée j'entrais alors dans une sorte de catatonie. Il me fallait m'enfouir dans un trou ou bien grimper au haut d'un arbre pour retrouver mes esprits. Le lieu commun se confondait avec un platitude infinie, qui souillait toute idée d'horizon comme d'avenir . Au fond de moi lorsque je cherchais à me distinguer au delà de ce modèle qu'imprimait mon père, je ne voyais rien. Et j'habillais ce rien d'oripeaux fantasques, abracadabrants lorsque parfois j'avais l'opportunité de prendre la parole. Pour attirer l'attention des autres sur ce rien qui semblait m'envahir comme une nuit. Une sorte d'appel au secours à peine dissimulé qui provoquait évidemment l'effet contraire. La fuite ou l'évitement, la mise à l'écart. Cela se produisit tellement de fois dans dans cette enfance que peu à peu l'évènement devint un os que je rongeais. Une obsession. Cette peur ou l'ennui que je provoquais chez les autres finalement je crois que je m'en nourrissais. C'était sans doute ma seule véritable nourriture pour fortifier cette vulnérabilité que j'avais peu à peu découverte. Rien n'était aussi intense à coté de cette émotion qu'elle provoquait et qui me renvoyait à une singularité impossible à nommer. Cette singularité devint une sorte de compagnie je crois. Une confidente. Du rien dont elle était issue elle se métamorphosa sans même que je ne m'en aperçoive en tout. Puis mon enfance s'acheva, et j'entrais tout aussi lamentablement dans l'adolescence. J'espérais beaucoup dans le collège et la multiplicité des sources d'enseignement. L'espoir d'un nouveau monde me préoccupa quelques semaines, peut-être quelques mois en raison de la force d'inertie. Puis je compris que je n'avais échappé à Charybde que pour aller buter contre Scylla. La volonté de ressembler à mon père s'évanouit doucement remplacée par celle de ressembler à d'autres, que ce soit des camarades ou des professeurs avec lesquels j'entretenais quelques affinités. J'empruntais leurs postures, leurs répliques, et jusqu'à leurs mimiques à seule fin de parvenir à exister dans ce nouveau monde. Je m'éloignais encore de qui j'étais pour devenir quelqu'un d'autre le temps de la journée d'école. Puis je rentrais et il me fallait toujours un espace temps particulier pour switcher du collège à la famille. Pour changer ce costume de collégien, en fils. J'avais saisi de plein fouet la notion de positionnement et de statut. Mais le problème était l'impossibilité d'effectuer des liens toujours avec ce rien au fond de moi. La singularité paraissait indifférente à tous les efforts que j'essayais de faire pour m'intégrer dans ces différents lieux et espaces. Et plus je faisais d'effort d'ailleurs plus il me semble que la présence de cette singularité s'en trouvait comme renforcée. Ce qui se traduisait à nouveau par des colères, des dépressions, ou encore des frénésies étranges d'aller courir dans les bois les champs à perdre haleine, de lectures boulimiques , ou encore m'allonger sur le lit de ma petite chambre en ne faisant plus attention qu'au seul fait de respirer pour tenter de me débarrasser de l'incessant tourbillon mental qui m'accablait. Tout au long de ce processus je crois que j'ai été obsédé par l'envie de changer, de pouvoir me débarrasser de cette intuition terrifiante de n'être rien. Une intuition aussi que cette intuition serait prémonitoire. J'avais tellement la trouille d'être ce rien qu'il ne pouvait être qu'un désir que je ne parvenais pas à assumer. Une sorte de fabrication imaginaire, une allégorie ou une succession de métaphores pour tenter d' échapper à la réalité de la vie et de la mort. L'idée de changer devait à peu de chose près être du même acabit que cette barre de points de vie supplémentaires qui s'affiche au haut de l'écran d'un jeu vidéo. Je pouvais changer plusieurs fois, ce n'était pas un souci tant que j'avais encore quelques petits cœurs allumés avant le Game over définitif. Evidemment on peut considérer que la vie est un rêve ou un jeu. Une sorte d'abstraction. On peut trouver une issue en imaginant cela aussi. En s'en persuadant. Lorsqu'on est seul, il n'y a aucun problème. Les difficultés viennent avec les autres et notamment ceux dont on finit par s'entourer et que l'on aime et que l'on entoure également d'attentions et de manifestations d'affections. Ces relations intimes s'attaquent directement à cet espace temps anéanti que l'on porte pour toujours au fond de soi. Elles ne cessent de vouloir l'amadouer afin qu'on puisse l'oublier. Et cela fonctionne durant un temps. Puis il arrive que ce temps s'achève. Le rien reprend possession de tous ses territoires à l'occasion d'un changement d'hygrométrie dans l'air, d'un nuage qui passe, d'un chat qui miaule. On se retrouve alors nez à nez avec ce rien, avec cette singularité d'être aussi vieux qu'Hérode par ses artères aussi naïf qu'un nouveau né par ses cris et ses larmes lorsqu'on lui refuse le sein. Alors on prend une nouvelle toile, celle que l'on a raté hier et on recommence. Peu importe qu'on réussisse cette fois ci ou pas à affronter ce rien les yeux dans les yeux. Ce n'est pas une question de victoire. C'est seulement accepter d'être en vie pendant que nous le sommes tels que nous sommes. Golgotha Nouvelle version|couper{180}