# été 2023 #01 | L’invention d’un auteur
Idée de départ : avant même de “raconter”, le roman peut commencer par fabriquer sa propre caméra, c’est-à-dire la figure de celui ou celle qui écrit. L’atelier te demande donc de produire un “portrait arrêté” d’auteur·e au travail : pas un portrait psychologique, pas un CV déguisé, mais une présence en situation, absorbée dans une tâche d’écriture dont on ne saura rien du contenu. Le geste est volontairement paradoxal : on invente l’auteur avant d’avoir le livre, on installe un micro-monde d’écriture alors qu’on n’a pas encore la matière du récit ; et c’est précisément cette antériorité qui doit créer la tension, l’élan, l’attente. Filigrane : Balzac et ses écrivains en train d’écrire, Proust et la boucle auteur/livre, Henry James, Duras — toute une bibliothèque où l’auteur devient un dispositif narratif. Ici, ce dispositif devient le point de départ du cycle. Contrainte et méthode : tu t’appuies librement sur une matrice très concrète (le chapitre 2 d’En vivant, en écrivant d’Annie Dillard, si tu l’as) : lieu, lumière, fenêtre ou non, siège, table, outils, rituels, horaires, trajets pour aller écrire, micro-événements, bruits, températures, ce qui distrait, ce qui tient, ce qui résiste. Tout doit rester au présent d’un travail en cours, vu de près. Tu choisis le cadre (je/il/elle), tu peux faire “comme si” c’était autobiographique ou complètement fictif, mais tu ne dois pas basculer dans l’explication : on regarde l’auteur écrire, on ne commente pas “ce que ça dit de lui”. Le défi est là : faire tenir une forme fragile (un petit théâtre d’écriture) sans savoir ce qui viendra après, et pourtant donner assez de densité sensorielle et de précision pour que ce monde devienne crédible — un point d’appui pour la suite du cycle.
« Nous ne pouvons choisir entre écrire et ne pas écrire. Il pèse sur nous une obligation… Il y a une question de vie et de mort dans l’exercice de notre métier » : ces lignes de la postface d’Œillet rouge (1947) pourraient servir de profession de foi à Elio Vittorini, l’auteur de Conversation en Sicile, qu’Italo Calvino appelait une « œuvre-manifeste incomparable ». Voilà la consigne, et la réponse comme elle vient : une interrogation à propos de l’auteur, mais aussi à propos du lecteur, de la lectrice, qui lit avec ses propres yeux un texte écrit par l’autre dont il ne sait pas grand-chose. Mais de quel auteur parle-t-on, de quel lecteur ? Ceux d’hier, ceux d’aujourd’hui, quelque quarante ans plus tard ? Comment le filtre des années déforme-t-il la voix, le visage, la phrase ? Et si je laissais tomber les questions : une table, des feuillets, une pièce sombre, une ouverture sur le dehors — la mer, bien sûr. La fenêtre est-elle ouverte ou fermée ? Entend-on le ressac, un volet qui claque ? Y a-t-il cette pression au-dehors qui rend parfois si difficile de s’accrocher à la table, à la chaise, au stylo ? Qu’est-ce qui pousse à rester assis là, dans l’ombre, à écrire Dieu sait quoi, parfois, comme si l’obligation venait vraiment de tous les hommes et qu’on n’avait pas le droit de se lever. À force de circonscrire l’échec à venir, on finit par vivre avec lui, à l’attendre, à le reconnaître de loin. Il faudrait un peu d’ordre, un peu de méthode, et surtout ne pas se laisser prendre par la distraction, ce mot trop doux pour ce qu’il fait, surtout le soir quand le soleil tombe et qu’on se retrouve au même endroit, devant la même page, depuis l’aube. J’écris ces lignes dans le bureau à l’étage, fenêtre close, un dimanche de fin d’après-midi. Les murs sont peints en vert parce que c’était censé être reposant — et parce que le pot était en promotion. Je revois tout : retirer la tapisserie, gratter, reboucher, enduire, poncer, puis ouvrir enfin le vert anglais, et croire qu’on est chez soi, qu’on peut se dire : je suis chez moi désormais. Et je me revois aussi à la fin : moins appliqué qu’au début, pressé d’en finir, une maison entière à faire, et ce dernier mur bâclé ; on mettra une bibliothèque, les livres boucheront les traces du forfait. C’est là que la perfection se loge : vouloir bien faire, ne pas y parvenir, puis dissimuler, puis se juger, puis se distraire, puis inventer des justifications, jusqu’à se fabriquer une morale inverse, le lâcher-prise, pour ne plus prononcer le mot. On peut se leurrer ainsi. Mais la nuit, quand dans le crépuscule les lumières des usines se découpent sur le bleu, quelque chose revient : pas un parfum, plutôt une odeur de décomposition, une débâcle qui remonte de soi. On pourrait se lever, faire un geste trop grand, et puis non : on reste assis, on écrit ce qui vient, comme ça vient, sans s’attacher à l’idée d’une perfection, parce que c’est peut-être la seule manière de ne pas s’en servir comme arme contre soi. Alors la scène se déplace, sans prévenir : un train, un costume de ville, ce costume de comptable qui rend invisible ; par la vitre le paysage défile et l’on commence cette gymnastique facile — faire le point — puis on s’arrête, on relève la tête, pas trop, pour ne pas paraître méprisant, et on regarde les voyageurs. On plante son regard dans celui de l’autre, dans une attente vide de toute attente, et quelque chose, sans bruit, dit : je te connais. Le lecteur pourrait avoir un rôle important, pourquoi pas le rôle principal, pour dire à l’auteur : « Bon Dieu, parle droit ; cesse tes simagrées ; va au but ; dis les choses simplement. » L’auteur se retourne, exactement ; les autres voyageurs le regardent ; et l’auteur comprend soudain qu’il n’est pas seul dans sa lumière, qu’il y a toujours une foule autour, même silencieuse, même invisible. Le lecteur passe alors et dit : « Va en paix, nous n’attendons rien de toi, absolument rien. » Phrase cruelle et pourtant libératrice, comme si l’obligation se desserrait d’un cran. Te voilà dans le train au moment précis où ça freine ; la pancarte Syracuse apparaît sur le quai ; tu as une minute pour attraper la valise, sourire un peu bêtement, et quelqu’un lance : « Et le chapeau, tu oublies le chapeau », que tu remercies presque au bord des larmes. Et sur le quai, contre toute attente, une main sur ton épaule : le lecteur est descendu en même temps que toi. Et ce lecteur, bien sûr, est une lectrice. Elle sourit : « Et ta bibliothèque, dans ton bureau vert, tu sais que je sais. » Tu ris, malgré toi, et elle se tient les côtes aussi. Syracuse revient autrement : la gare en plein après-midi, la chaleur, l’odeur de goudron, les ombres épaisses, la soif, l’épicerie qui a fermé son rideau de fer ; le prix des effusions trop fortes, l’imaginaire. Aujourd’hui je pourrais descendre au rez-de-chaussée, ouvrir le réfrigérateur, boire un verre d’eau glacée ; mais ce ne serait pas la même chose : la soif se calme comme le mur s’est terminé, dans une urgence fausse, à la va-vite, en comptant sur la bibliothèque pour cacher la fatigue. Et c’est là que Borges s’impose, comme un os qu’on ne peut pas contourner : « Un homme se fixe la tâche de dessiner le monde… Peu avant de mourir, il découvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l’image de son visage. » Désormais les caméras, nous dit-on, reconnaissent les visages ; on parle de reconnaissance faciale ; on additionne des données, on croit tenir l’identité. Mais un visage est-il cela : une accumulation ? Et qu’est-ce qu’on reconnaît, au juste, dans un visage familier, jusqu’au moment où les conditions se défont et où surgit l’inconnu au milieu de ce qu’on croyait connaître par cœur. Ce sont des enfantillages, et c’est terrifiant : l’enfant sans visage, dans l’attente de trouver le sien, l’adulte qui regarde et doute, l’auteur qui écrit et refuse de dire : je te connais, je sais qui tu es. Écrire ressemble à un venin qu’on absorbe à petites doses : on paie d’abord, on se purge longtemps, avant de sentir un début de mieux-être, si tant est que ce mot ait un sens. Se fixer la tâche d’écrire le visage, de le peindre, de le disséquer, puis de s’abstraire de cette fixité ; comprendre qu’il faut aimer plus loin : aimer l’ombre, aimer ce qui n’a pas de visage, ce qui n’en aura jamais, un livre invisible, illisible, sans début ni fin. Sortir aussi de la binarité, bon/mauvais, réussite/échec : si l’on cesse de dire double face, il reste une pièce, un visage, une médaille. Et peut-être que la ténacité est là, et pas ailleurs : revenir mille fois à la bouche, à l’œil, au sourcil, sans jamais s’autoriser la phrase qui clôt trop vite, je te connais, et finir par partir à rebours, quitter le visage pour parvenir au paysage, à l’espace.
Pour continuer
Carnets | été 2023
# été2023 #15 | Lyrisme
De ces régions du souvenir qui nous murmurent de rester sur leur seuil ressurgit une lecture d’Herman Broch : ce devait être La Mort de Virgile. Ce moment de lecture, semblable à aujourd’hui par sa luminosité automnale, les bruits étouffés de la rue, se mélange et se diffuse dans l’idée presque paisible du dimanche matin. Et du seuil où je me tenais — comme je m’y tiens en y songeant — l’idée d’écrire un texte lyrique à propos de ma mère m’était soudain venue. Le rideau de tulle bon marché, à la fenêtre entrouverte, en tremble encore et précise le décor de cette réminiscence. Il y a plus de dix ans, à cette époque, que nous ne nous étions vus ; et vingt ans ont passé depuis sa disparition, au moment où j’écris ces lignes. Entre les deux, nous nous sommes rencontrés quelques semaines : le temps d’apprendre qu’elle était malade, qu’une convalescence n’était plus à espérer. J’avais donc acheté, quelques semaines avant de renouer, un gros cahier d’écolier sur lequel j’avais noirci les pages d’un seul jet, emporté par cet élan pathétique qui avait pénétré en moi comme une tache d’encre traverse un épais buvard. Mais je n’étais pas satisfait. Évidemment que non. Le lyrisme y débordait tant que sa fausseté me creva presque aussitôt les yeux. Il faut préciser à quel point j’étais alors jeune, ignorant, et par conséquent prétentieux. Pas moins de cent cinquante pages de doléances, de rage, d’amour maladroit, avec pour seul fil rouge ce regard gris-bleu m’échappant obstinément. Une mère semblable à une ville, à demi interdite. L’air frais de ces prémices d’automne ne tempéra pas mon ardeur à me jeter dans l’ouvrage. Je crois avoir passé trois jours sans presque rien manger ni boire ni dormir, tant je redoutais de perdre en cours de route cette étrange énergie d’écrire. J’étais comme possédé par le fantôme de Broch tenant Virgile par le bras. Par le rythme, le souffle surtout de sa syntaxe, ses sonorités que, maladroitement, dans mon emportement, je plagiais. Il en fut presque toujours ainsi de mon rapport à la lecture, puis à l’écriture : une affaire d’envoûtement, un abandon à l’autre. Cela dura des années, presque toute une vie, en fait. La mort de ma mère me libéra temporairement de cette malédiction. Le fait qu’on l’incinérât eut une brutalité folle. Il paraît, d’après mon père, que c’était son souhait. Mais nous fîmes tout de même graver un petit marbre de quarante centimètres sur quarante, avec son prénom, son nom, sa date de naissance et de fin, en lettres d’or (en était-ce vraiment ? le doute me vient, car déjà mon épouse et moi étions assez légers d’argent). Cette plaque devint un lieu de pèlerinage, un lieu presque rassurant pour notre famille, si disloquée fût-elle. Mon père s’y rendait chaque jour après avoir baladé le chien et fait ses courses chez Lidl. Il déposait même, chaque semaine, des fleurs, pendant des mois. Puis les choses se tassèrent. Les visites s’espacèrent. La vie est ainsi faite. C’était le début de l’automne. C’est toujours, en ce début d’automne, que je repense à ma mère. Elle est née au début d’octobre. Je crois que le souvenir s’associe plus à la naissance qu’à la disparition — en février. Est-ce que l’automne est un terreau plus fertile au lyrisme que février ? Peut-être. En tout cas, j’ai retrouvé ce gros cahier, tout écrit à la main, sans espace, sans respiration, sans pause, sans chapitre, sans prologue ni fin : un long texte à l’encre qui dort dans un carton depuis presque vingt-cinq ans. Si j’approche mon nez des pages, je sens bien quelque chose, mais je n’ai nulle envie de le définir. C’est un gros cahier semblable au souvenir que je conserve de ma mère : un demi-mystère. Et l’ouvrir, ce serait prendre assurément en plein visage toute une insignifiance du monde et des êtres — probablement fictive, mais dont on se rassure souvent, par lâcheté, en la nommant la réalité.|couper{180}
Carnets | été 2023
# été2023 #14 | Depuis la cuisine traversante
La chatte entre dans la cuisine au moment où j’appuie sur le bouton du volet électrique. Depuis que nous avons abattu le mur de séparation entre une salle à manger minable et une cuisine pas terrible, nous disposons d’une grande pièce, correcte et traversante. Pendant six ou sept ans, le sol est resté d’origine : des carreaux portugais, probablement. Puis nous avons profité d’un afflux intempestif de fonds pour refaire les sols, et d’une fuite d’eau à l’étage pour refaire les plafonds, via un dédommagement octroyé gracieusement par l’assurance de la maison. La maison, nous l’apprîmes au moment de signer chez le notaire, date de 1850, une année commune commençant un mardi. On peut noter aussi, à partir du 6 janvier, le début du voyage de Léopold Panet dans le Sahara occidental, ainsi que son arrivée, à Mogador au Maroc, un jour du mois de mai. Dans un panier sous l’escalier, on peut observer des courgettes datant du marché de dimanche passé. Elles auront bien résisté aux sept derniers jours passés là à végéter. On ne peut pas en dire autant des carottes, achetées le même jour dans une euphorie encore estivale et dépensière : elles paraissent désormais vidées de leur superbe, rabougries, inutilisables. Les poivrons posés ça et là, au hasard, dans le même panier ne valent guère mieux. Des rides ridicules à la surface de leur peau il y a peu si fraîche, si verte, si brillante : la ruine de leurs courbes anciennes, presque arrogantes, pétantes de bonne santé, renforce, par intermittence, tout ce week-end, l’affreuse sensation du temps qui passe et dont on ne sait jamais vraiment quoi faire. Entre le riz nature et les pâtes, j’hésite une bonne dizaine de minutes tout en observant les va-et-vient de la chatte. Puis je réagis en m’emparant de la tablette : je me précipite sur YouTube et sur les vidéos d’une influenceuse mexicaine dont les ongles violets mobilisent mon attention, tandis qu’elle tranche, dans un replay éternel, un oignon sur le teaser de sa chaîne. Pendant une bonne heure, je fais le compte de tout ce qui me manque pour pouvoir préparer des meal preps pour toute une semaine. Puis je me décide : ce sera les pâtes. Cependant, je verse du riz dans une casserole et le couvre abondamment d’eau froide afin qu’il cuise plus vite, quand ce sera le bon moment. Puis je me souviens des hauts de cuisse de poulet dans le réfrigérateur. Il y en a cinq bons morceaux. Difficile décision à prendre : vais-je en manger trois au déjeuner et deux au dîner, ou l’inverse ? J’évacue temporairement la question et parviens, sans difficulté majeure, à placer le plat au four, thermostat 180°, pour quarante-cinq minutes. J’allume ensuite la télévision et tombe sur la série Stargate SG-1 avec plaisir et culpabilité. Depuis mon canapé, je peux voir l’heure tourner à la pendule ronde accrochée par un clou au mur de la cuisine traversante. C’est la sonnerie du four qui me réveille quarante-cinq minutes plus tard. Il n’y a presque plus d’eau dans la casserole prévue pour les pâtes. Je reste stoïque : à quoi bon se lamenter ? Je la remplis d’eau à nouveau, résigné. Quand tout est prêt, bien sûr je n’ai plus faim. La lumière pénètre à flots dans le grand salon et redonne un peu de lustre à la patine des meubles. Par moments m’assaille gentiment l’idée d’une promenade à effectuer coûte que coûte vers un but quelconque, comme aller cueillir dans la forêt des champignons. Puis je songe à la jauge du véhicule dans l’orange, et refuse d’envisager la possibilité de m’y rendre à pied. L’idée me fatigue d’avance. Même changer de chaîne, allongé sur le canapé, me semble soudain un effort au-dessus de mes moyens. L’envie de faire l’amour, un instant, me traverse l’esprit, autour de 18 h, comme souvent au terme d’une journée désespérante. Ce qui, je l’ai compris avec le temps, n’est qu’une fuite que l’inconscient échafaude rapidement pour espérer me mouvoir dans une direction quelconque. Ce stratagème est éculé. Avec l’âge, je résiste facilement désormais : je ferme les yeux, je m’endors. Sur le coup de 20 h, j’ai faim, mais je ne bouge pas du canapé. Je ne cherche plus à zapper quand je me retrouve devant la télévision : j’accepte le destin, je le subis plutôt bravement. Quel que soit le programme, je reste coi. C’est un enseignement appris à la source même de ma vie. Autrefois, j’essayais de changer de chaîne pour tromper l’ennui, mais chassez le naturel, il revient au galop. À 20 h 30, nous échangeons quelques mots par téléphone, mon épouse et moi. Le silence ensuite n’en est que plus épais : je le note sur une page de mon carnet. C’est d’ailleurs la seule chose valant vraiment le coup d’être notée de tout le week-end. Il y a dix-sept épisodes dans la saison 7 de Stargate SG-1. Parfois certains se suivent, d’autres pas. À 21 h, profitant d’un passage aux toilettes, j’appuie sur le bouton du volet électrique des fenêtres donnant sur la rue, puis sur l’interrupteur du plafonnier. La cuisine immense s’éclaire brutalement, et je dois plisser les yeux. Une astuce pour que les épisodes défilent plus vite est l’avance rapide, si la télécommande est en bon état. Sinon on saute trop vite, cinq épisodes d’un coup. On éprouve alors une frustration qui provient à la fois du mauvais état des piles, de la médiocrité de construction de l’objet, et de la répétition métaphorique de l’échec : il suffit d’un objet dysfonctionnel pour que ça revienne. En gros. Un sursaut de résistance vers 21 h 45 : je m’empare de la tablette et je continue le récit intitulé « La salle de bain » de Jean-Philippe Toussaint, commencé la veille, samedi, vers la même heure, et bien sûr entraîné par la même velléité combattive. La mise à jour de l’iPad pour installer la dernière version d’iOS 17 brise mon élan littéraire. La chatte sort de la cuisine par la porte que je laisse ouverte sur la cour. Nous n’avons échangé aucun mot de toute la journée. Nous sommes seuls. La faim m’oblige à me lever du canapé. Je découpe un bon morceau pour l’offrir à la bête, qui ronronne et renifle la bidoche dans sa gamelle de fer-blanc. Je mange debout un morceau de haut de cuisse et quelques pâtes, le tout réchauffé brutalement au micro-ondes. J’entame la saison 8 de Stargate SG-1 en m’enfonçant assez calmement dans une sorte de désespérance dominicale.|couper{180}
Carnets | été 2023
# été 2023 #13 | Points cardinaux de l’imaginaire
A l’Orient, la poussière d’or flotte dans l’air d’Anatolie. On peut presque distinguer, surgissant des brumes de chaleur, une caravane de roués levantins qui, au passage d’Erzurum, s’enfonce vers la Perse, un instant escortée de chiens. Et si l’on sait plisser les yeux en direction de l’Ararat, on devinera l’Arche échouée du dernier déluge. À la frontière, l’oreille se dresse à la rencontre des langues étranges, le farsi et l’ottoman, en quête de sonorités communes mais, hélas, en vain. Aucune ressemblance entre ce vocable ouralo-altaïque qui rassemble en son sein le turc, le hongrois et le japonais, et la langue persane, tout aussi indo-européenne que le français et le sanskrit. Au Sud, c’est la porte d’Orléans, la nationale 7, et bien sûr l’automobile qui file est une 2CV. On n’imagine pas avoir besoin de chauffage en empruntant la route en hiver. Le projet d’aller dans le Midi élude l’idée même d’une possibilité de froid. Mais c’est sans compter sur le principe de réalité, et les bouleversements climatiques. Et si, depuis Valence, on s’était arrêté sur le bas-côté pour s’emmitoufler d’un plaid, laissant passer les énormes camions qui éclaboussent de neige les vitres embuées. On tâtonne, on se plaint de la mauvaise fortune, on se désespère un peu que le froid nous surprenne aussi bêtement. Puis, à force de s’arrêter boire de petits cafés brûlants dans la chaleur des établissements routiers, on rencontre un homme savant qui dit que le véhicule possède un système de chauffage, bien sûr : qu’il faut juste positionner le petit levier comme il se doit — et il joint le geste à la parole. Avignon, à l’aube, est sertie dans une lumière d’or et d’ocres clairs. La vieille papauté dort encore ; on l’imitera bientôt dans un lit moelleux, on l’espère. Au Nord, l’Antarctique et ses solitudes glacées suent le mystère, provoquent une poussée d’exotisme. On imagine tous les possibles : des béances obscures, des tunnels s’enfonçant sous la banquise afin de rejoindre une terre creuse, et les innombrables poupées russes que sont tous ces mondes imbriqués les uns dans les autres, avec leurs races, leurs mœurs, leurs soleils. Jules Verne et Lovecraft sont emmitouflés de peaux d’élans, de caribou, d’ours blanc. L’un fume la pipe, l’autre mâchonne une allumette. Dans l’air pur, les aboiements sont nets : chiens de traîneau, malamutes, huskies de Sakhaline et leurs rejetons alaskans, greysters à poil court. À l’Ouest, Billy the Kid et Jesse James dévalisent des banques ; des billets virevoltent encore dans l’air poudreux sous les lourds nuages empâtés de blanc de plomb d’Eugène Boudin. Celui-ci croque une pomme, assis contre un tronc : son œil noir ne rate rien des ciels et, pendant qu’on y est, s’évade. L’Amérique, la Normandie, la Bretagne, l’Irlande. Des troupeaux de chevaux sauvages défilent à l’amble sur la lande, s’approchent dangereusement des falaises, par-dessus la mer d’Iroise. Puis arrive encore dix-sept heures : c’est l’heure du pub. La musique vous hèle, tout comme l’avant-goût des breuvages amers et moussus. Enfin, depuis la solitude des grandes étendues de tourbe noire, on entend claquer les semelles de ses propres godillots sur le gravier des chemins creux, pile poil au milieu d’une averse et d’un éblouissement solaire. Plaisir, dans ce crépuscule occidental, de rejoindre les humains, retrouver quelques mœurs ainsi qu’une tenue.|couper{180}