# été 2023 #00 | L’embarras du choix

Idée de départ : cette entrée d’atelier part d’un paradoxe volontaire : il n’existe pas de définition stable du roman, seulement une constellation d’œuvres singulières qui se contredisent entre elles, et pourtant le mot “roman” tient debout comme pacte de lecture. L’exercice vise à regarder ce qui, dans un roman, fabrique l’attente — ce qui te fait continuer, tourner les pages — et à comprendre comment cette attente est à la fois extorquée de toi (tu la subis) et produite par une mécanique d’écriture (tu la reconnais après coup). La contrainte centrale est radicale : choisir un seul roman parmi tous ceux qui comptent, et ne pas donner ni le titre ni l’auteur. Ce n’est pas un jeu de devinette : c’est une manière de retirer l’“écorce” (signature, prestige, repères) pour atteindre ce qui reste quand il n’y a plus que l’effet intime du livre. À partir de ce choix exclusif, tu creuses une série d’axes très concrets : pourquoi celui-là plus qu’un autre, quel passage incarne l’idée principale, comment le livre t’est arrivé (cadeau/achat/hasard), quelles perceptions de la première lecture (lieu, saison, heures, corps), relecture ou non et ce que ça a déplacé, ce qui a émergé en toi que tu ne te connaissais pas. En périphérie, tu peux ajouter le circuit social et biographique du livre : à qui tu en as parlé, offert, quels moments de vie t’y ont réimmergé, si tu as voyagé vers un lieu lié au texte, quelles voix ou médias ont accompagné la lecture. Et le moteur caché de tout ça, c’est la frustration : tous les autres romans écartés continuent de résonner autour du seul choisi, et c’est cette tension qui devient génératrice. L’horizon collectif de l’atelier est clair : une fois les “timbres-poste” individuels recombinés, peut apparaître une idée du roman non pas théorique, mais perceptible comme désir, comme invention possible du livre.


Lequel sera condamné à l’aube, lequel extraire de l’oubli de sa cellule, lequel aveugler de lumière crue, lequel empruntera le corridor menant à l’arène, lequel choisir pour agiter la cape, lequel pour se pomponner, se costumer, petit collant moule-bite, petit haut à strass, chapeau biscornu ?

Ce matin, l’aube est grise et l’embarras du choix pèse. En choisir un serait le tuer à coup sûr, s’en débarrasser à jamais, l’enfouir encore plus profond en l’exhumant, en finir avec le vivace qu’il procure secrètement et qui ne tient presque à rien, comme une vieille molaire à un fil de chair pourrie.

Choisir un tel sacrifice, mais il faudrait être Inca, et détester le soleil, se souvenir qu’on vient du fin fond de l’ombre, de tout l’effroi traversé mille fois avant d’être correctement aveuglé. Aveuglé une bonne fois pour toutes.

Peut-on s’aveugler deux fois, peut-on s’aveugler mille fois ? Est-ce que la répétition de l’aveuglement n’est pas déjà un aveu d’échec ? Est-ce que la répétition de ce phénomène, celui de ne vouloir rien y voir jamais assez, peut se rapprocher de vouloir tout voir toujours ? Est-ce que le kif-kif bourricot a bien sa place ici ?

Chaque taureau se bat pour sa vie, comme chaque roman, une vie autonome. Qu’on pense l’achever pour le spectacle crée des liens mystérieux entre l’assassin et sa victime supposée. Car ils sont seuls en pleine lumière, la foule grimace autour et bat des mains ; on jurerait entendre de vieux maîtres incitant au meurtre du haut de leurs estrades. « À poil le matador ! » crie un gosse au premier rang des gradins. Et c’est là que c’est drôle : le type habillé en danseuse s’exécute. Regardez donc, ouvrez grands les yeux : ce gros taureau tout noir, ébaubi, et ce mec à poil qui saute lestement par-dessus son col, comme dans une fresque du palais de Cnossos.

Le danger et la merveille de lire, c’est que nous sommes tentés de devenir les héros plus ou moins heureux de ces histoires qu’un inconnu nous raconte. À la surface du miroir que fait surgir toute lecture, tant de reflets de nous-mêmes naissent et meurent de livre en livre. Danger de rester le front collé à la surface de ce miroir, merveille d’obtenir le laisser-passer pour le traverser. Lire est comme vivre, d’après l’expérience vécue des deux. Au tout début, une naïveté, une inconscience quasi totale, puis un éclair bref qui jaillit presque toujours sur le tard et qui éclaire nos propres ombres recroquevillées dans l’obscurité. Alors on voudrait rattraper un temps qu’on estime perdu, le temps de vivre ou le temps de lire, et on se rend compte qu’il est trop tard. Cette prise de conscience, bien que tragique en apparence, ne l’est que si l’on croit à de vieilles superstitions, que si la vieillesse est le reflet entr’aperçu sur le visage de nos aïeux, de nos parents et grands-parents, une image de la vieillesse telle un vieux cliché en noir et blanc. Mais la vieillesse, comme la jeunesse, n’est que différents états de la même chose, c’est-à-dire de l’être, nécessaires l’un comme l’autre à sa complétude. Et je crois aussi qu’on peut réinventer ce que nous plaçons dans ces mots, que chacun d’entre nous est bien libre de le faire. Par exemple, qu’un jeune est souvent vieux avant de l’être, et qu’un vieux peut avoir un regard pur de nouveau-né, parfois. Il suffit seulement d’ouvrir les yeux et de voir au-delà de ce que nous pensons voir, comme on nous aura appris à penser voir et non à voir. De tous les livres que j’ai lus, il m’est si difficile d’en isoler un seul puis de dire : je vais seulement parler de celui-là. C’est comme demander à un père de choisir un seul de ses enfants ; c’est le sacrifice demandé à Abraham, et auquel seuls les plus vaillants ou les plus fous, les plus pieux, obtempéreront. C’est demander un amour surhumain envers une chose surhumaine, qui flatte à mon goût bien trop le risque de l’orgueil. Avec le temps, je me suis mis à aimer tous les tableaux, tous les livres, comme tous les êtres qui surgissent sur ma route. Ça ne veut pas dire qu’à chaque fois je tombe dans l’effusion, la sensiblerie, non, sûrement pas. Je sais seulement ce qu’il en coûte d’écrire comme de vivre ; du moins, je suis parvenu à l’âge où les idées ne changent plus guère, ou changent moins vite, sur les choses. Les idées qui valent la peine d’être nommées ainsi, surtout. Les héros comme les anti-héros ne sont plus aujourd’hui matière à admiration comme autrefois. Je ne le regrette pas plus que ça ne m’enchante. C’est un fait. Seulement un fait. Derrière chaque protagoniste, il n’y a jamais un homme seul, mais toute une époque avec ses façons de penser voir, sa permissivité et sa censure, une société. C’est ce que l’on ignore quand on commence dans la vie, dans le costume de singleton, facile à endosser au début, lourd à conserver au fur et à mesure que l’on progresse, que ce n’est qu’un costume. Que la comédie humaine se joue sur le théâtre sociétal et que ses coulisses sont bourrées d’accessoires, a priori divers et variés en apparence, mais qu’au bout du compte tout pourrait se résumer à bien peu. Tout pourrait se résumer en un seul mot : « l’amour » et son grand mystère, dont j’ai espoir qu’à la fin, nu totalement, chacun puisse se réjouir d’aborder ses rivages puis partager la nouvelle sans la moindre ambiguïté.

Elle vient d’une famille qui n’a rien à voir avec ma famille. Je veux dire que sa famille a du goût pour les belles choses, l’art, alors que nous, vu comme ça, sous cet aspect-là, nous serions plutôt du genre décati, néandertalien. Je crois que le désir de lire l’auteur dont elle me parle vient surtout de ce complexe familial. D’ailleurs, elle dit « les ignorants » quand elle détecte qu’on ne s’intéresse ni à l’art ni à la littérature, à rien d’autre que de tenter de joindre les deux bouts, en fait. La façon dont elle m’avait parlé de ce petit livre d’une centaine de pages m’avait donné l’envie, de même que la façon qu’elle a de pincer les lèvres d’une certaine manière m’avait donné envie de l’embrasser. Dans le fond, je me demande si ce pincement de lèvre très particulier, elle ne l’avait pas chipé à un bouquin d’Elsa Morante. Cette histoire de sourire codifié dans « Oublier Palerme ». Mais le livre en question n’était pas d’Elsa Morante, pas plus que de Doris Lessing. Elle m’avait aussi pas mal tarabusté avec son Carnet d’or, mais vu le volume de la chose j’avais reculé en arrière de dix mètres aussitôt. Que les choses soient bien claires. Il vaut mieux supprimer les fausses pistes tout de suite. Il y avait ça, je crois, en tout premier : une sorte de complexe d’infériorité culturel énorme, et en même temps une histoire d’immigration parallèle. Elle, sa famille venait du Sud, le berceau de la civilisation, encore que la Sicile fût, durant une grande période, une terre envahie par à peu près tout le monde ; et la mienne de famille, provenant du Nord, de chez les barbares, vêtus de peaux de bêtes, encore que l’Estonie ait beaucoup de points communs avec la Sicile, question envahisseurs. D’une certaine façon, elle m’accultura exactement comme ces pays envahis, parfois, peuvent le faire. Par petites touches, elle m’aida à m’extirper de ma nuit arctique. Après la lecture de ce livre, je ne fus plus tout à fait le même. J’avais compris l’essence du désir, la présence d’un tiers nécessaire, surtout pour l’aiguiser au paroxysme, ainsi que la jalousie qui soudain en découle, et une belle envie de meurtre. Mais je ne saurais pas expliquer mon engouement pour les îles qui, en douce, sans tapage, mais tellement profondément, s’installe en moi à partir de la lecture de ces cent pages où il ne se passe presque rien, au demeurant. À croire que le vide apparent du bouquin m’aura servi à le remplir de quelque chose m’appartenant, sans même que je n’en prenne conscience à cette époque.

Pour continuer

Carnets | été 2023

# été2023 #15 | Lyrisme

De ces régions du souvenir qui nous murmurent de rester sur leur seuil ressurgit une lecture d’Herman Broch : ce devait être La Mort de Virgile. Ce moment de lecture, semblable à aujourd’hui par sa luminosité automnale, les bruits étouffés de la rue, se mélange et se diffuse dans l’idée presque paisible du dimanche matin. Et du seuil où je me tenais — comme je m’y tiens en y songeant — l’idée d’écrire un texte lyrique à propos de ma mère m’était soudain venue. Le rideau de tulle bon marché, à la fenêtre entrouverte, en tremble encore et précise le décor de cette réminiscence. Il y a plus de dix ans, à cette époque, que nous ne nous étions vus ; et vingt ans ont passé depuis sa disparition, au moment où j’écris ces lignes. Entre les deux, nous nous sommes rencontrés quelques semaines : le temps d’apprendre qu’elle était malade, qu’une convalescence n’était plus à espérer. J’avais donc acheté, quelques semaines avant de renouer, un gros cahier d’écolier sur lequel j’avais noirci les pages d’un seul jet, emporté par cet élan pathétique qui avait pénétré en moi comme une tache d’encre traverse un épais buvard. Mais je n’étais pas satisfait. Évidemment que non. Le lyrisme y débordait tant que sa fausseté me creva presque aussitôt les yeux. Il faut préciser à quel point j’étais alors jeune, ignorant, et par conséquent prétentieux. Pas moins de cent cinquante pages de doléances, de rage, d’amour maladroit, avec pour seul fil rouge ce regard gris-bleu m’échappant obstinément. Une mère semblable à une ville, à demi interdite. L’air frais de ces prémices d’automne ne tempéra pas mon ardeur à me jeter dans l’ouvrage. Je crois avoir passé trois jours sans presque rien manger ni boire ni dormir, tant je redoutais de perdre en cours de route cette étrange énergie d’écrire. J’étais comme possédé par le fantôme de Broch tenant Virgile par le bras. Par le rythme, le souffle surtout de sa syntaxe, ses sonorités que, maladroitement, dans mon emportement, je plagiais. Il en fut presque toujours ainsi de mon rapport à la lecture, puis à l’écriture : une affaire d’envoûtement, un abandon à l’autre. Cela dura des années, presque toute une vie, en fait. La mort de ma mère me libéra temporairement de cette malédiction. Le fait qu’on l’incinérât eut une brutalité folle. Il paraît, d’après mon père, que c’était son souhait. Mais nous fîmes tout de même graver un petit marbre de quarante centimètres sur quarante, avec son prénom, son nom, sa date de naissance et de fin, en lettres d’or (en était-ce vraiment ? le doute me vient, car déjà mon épouse et moi étions assez légers d’argent). Cette plaque devint un lieu de pèlerinage, un lieu presque rassurant pour notre famille, si disloquée fût-elle. Mon père s’y rendait chaque jour après avoir baladé le chien et fait ses courses chez Lidl. Il déposait même, chaque semaine, des fleurs, pendant des mois. Puis les choses se tassèrent. Les visites s’espacèrent. La vie est ainsi faite. C’était le début de l’automne. C’est toujours, en ce début d’automne, que je repense à ma mère. Elle est née au début d’octobre. Je crois que le souvenir s’associe plus à la naissance qu’à la disparition — en février. Est-ce que l’automne est un terreau plus fertile au lyrisme que février ? Peut-être. En tout cas, j’ai retrouvé ce gros cahier, tout écrit à la main, sans espace, sans respiration, sans pause, sans chapitre, sans prologue ni fin : un long texte à l’encre qui dort dans un carton depuis presque vingt-cinq ans. Si j’approche mon nez des pages, je sens bien quelque chose, mais je n’ai nulle envie de le définir. C’est un gros cahier semblable au souvenir que je conserve de ma mère : un demi-mystère. Et l’ouvrir, ce serait prendre assurément en plein visage toute une insignifiance du monde et des êtres — probablement fictive, mais dont on se rassure souvent, par lâcheté, en la nommant la réalité.|couper{180}

Ateliers d’écriture

Carnets | été 2023

# été2023 #14 | Depuis la cuisine traversante

La chatte entre dans la cuisine au moment où j’appuie sur le bouton du volet électrique. Depuis que nous avons abattu le mur de séparation entre une salle à manger minable et une cuisine pas terrible, nous disposons d’une grande pièce, correcte et traversante. Pendant six ou sept ans, le sol est resté d’origine : des carreaux portugais, probablement. Puis nous avons profité d’un afflux intempestif de fonds pour refaire les sols, et d’une fuite d’eau à l’étage pour refaire les plafonds, via un dédommagement octroyé gracieusement par l’assurance de la maison. La maison, nous l’apprîmes au moment de signer chez le notaire, date de 1850, une année commune commençant un mardi. On peut noter aussi, à partir du 6 janvier, le début du voyage de Léopold Panet dans le Sahara occidental, ainsi que son arrivée, à Mogador au Maroc, un jour du mois de mai. Dans un panier sous l’escalier, on peut observer des courgettes datant du marché de dimanche passé. Elles auront bien résisté aux sept derniers jours passés là à végéter. On ne peut pas en dire autant des carottes, achetées le même jour dans une euphorie encore estivale et dépensière : elles paraissent désormais vidées de leur superbe, rabougries, inutilisables. Les poivrons posés ça et là, au hasard, dans le même panier ne valent guère mieux. Des rides ridicules à la surface de leur peau il y a peu si fraîche, si verte, si brillante : la ruine de leurs courbes anciennes, presque arrogantes, pétantes de bonne santé, renforce, par intermittence, tout ce week-end, l’affreuse sensation du temps qui passe et dont on ne sait jamais vraiment quoi faire. Entre le riz nature et les pâtes, j’hésite une bonne dizaine de minutes tout en observant les va-et-vient de la chatte. Puis je réagis en m’emparant de la tablette : je me précipite sur YouTube et sur les vidéos d’une influenceuse mexicaine dont les ongles violets mobilisent mon attention, tandis qu’elle tranche, dans un replay éternel, un oignon sur le teaser de sa chaîne. Pendant une bonne heure, je fais le compte de tout ce qui me manque pour pouvoir préparer des meal preps pour toute une semaine. Puis je me décide : ce sera les pâtes. Cependant, je verse du riz dans une casserole et le couvre abondamment d’eau froide afin qu’il cuise plus vite, quand ce sera le bon moment. Puis je me souviens des hauts de cuisse de poulet dans le réfrigérateur. Il y en a cinq bons morceaux. Difficile décision à prendre : vais-je en manger trois au déjeuner et deux au dîner, ou l’inverse ? J’évacue temporairement la question et parviens, sans difficulté majeure, à placer le plat au four, thermostat 180°, pour quarante-cinq minutes. J’allume ensuite la télévision et tombe sur la série Stargate SG-1 avec plaisir et culpabilité. Depuis mon canapé, je peux voir l’heure tourner à la pendule ronde accrochée par un clou au mur de la cuisine traversante. C’est la sonnerie du four qui me réveille quarante-cinq minutes plus tard. Il n’y a presque plus d’eau dans la casserole prévue pour les pâtes. Je reste stoïque : à quoi bon se lamenter ? Je la remplis d’eau à nouveau, résigné. Quand tout est prêt, bien sûr je n’ai plus faim. La lumière pénètre à flots dans le grand salon et redonne un peu de lustre à la patine des meubles. Par moments m’assaille gentiment l’idée d’une promenade à effectuer coûte que coûte vers un but quelconque, comme aller cueillir dans la forêt des champignons. Puis je songe à la jauge du véhicule dans l’orange, et refuse d’envisager la possibilité de m’y rendre à pied. L’idée me fatigue d’avance. Même changer de chaîne, allongé sur le canapé, me semble soudain un effort au-dessus de mes moyens. L’envie de faire l’amour, un instant, me traverse l’esprit, autour de 18 h, comme souvent au terme d’une journée désespérante. Ce qui, je l’ai compris avec le temps, n’est qu’une fuite que l’inconscient échafaude rapidement pour espérer me mouvoir dans une direction quelconque. Ce stratagème est éculé. Avec l’âge, je résiste facilement désormais : je ferme les yeux, je m’endors. Sur le coup de 20 h, j’ai faim, mais je ne bouge pas du canapé. Je ne cherche plus à zapper quand je me retrouve devant la télévision : j’accepte le destin, je le subis plutôt bravement. Quel que soit le programme, je reste coi. C’est un enseignement appris à la source même de ma vie. Autrefois, j’essayais de changer de chaîne pour tromper l’ennui, mais chassez le naturel, il revient au galop. À 20 h 30, nous échangeons quelques mots par téléphone, mon épouse et moi. Le silence ensuite n’en est que plus épais : je le note sur une page de mon carnet. C’est d’ailleurs la seule chose valant vraiment le coup d’être notée de tout le week-end. Il y a dix-sept épisodes dans la saison 7 de Stargate SG-1. Parfois certains se suivent, d’autres pas. À 21 h, profitant d’un passage aux toilettes, j’appuie sur le bouton du volet électrique des fenêtres donnant sur la rue, puis sur l’interrupteur du plafonnier. La cuisine immense s’éclaire brutalement, et je dois plisser les yeux. Une astuce pour que les épisodes défilent plus vite est l’avance rapide, si la télécommande est en bon état. Sinon on saute trop vite, cinq épisodes d’un coup. On éprouve alors une frustration qui provient à la fois du mauvais état des piles, de la médiocrité de construction de l’objet, et de la répétition métaphorique de l’échec : il suffit d’un objet dysfonctionnel pour que ça revienne. En gros. Un sursaut de résistance vers 21 h 45 : je m’empare de la tablette et je continue le récit intitulé « La salle de bain » de Jean-Philippe Toussaint, commencé la veille, samedi, vers la même heure, et bien sûr entraîné par la même velléité combattive. La mise à jour de l’iPad pour installer la dernière version d’iOS 17 brise mon élan littéraire. La chatte sort de la cuisine par la porte que je laisse ouverte sur la cour. Nous n’avons échangé aucun mot de toute la journée. Nous sommes seuls. La faim m’oblige à me lever du canapé. Je découpe un bon morceau pour l’offrir à la bête, qui ronronne et renifle la bidoche dans sa gamelle de fer-blanc. Je mange debout un morceau de haut de cuisse et quelques pâtes, le tout réchauffé brutalement au micro-ondes. J’entame la saison 8 de Stargate SG-1 en m’enfonçant assez calmement dans une sorte de désespérance dominicale.|couper{180}

Ateliers d’écriture

Carnets | été 2023

# été 2023 #13 | Points cardinaux de l’imaginaire

A l’Orient, la poussière d’or flotte dans l’air d’Anatolie. On peut presque distinguer, surgissant des brumes de chaleur, une caravane de roués levantins qui, au passage d’Erzurum, s’enfonce vers la Perse, un instant escortée de chiens. Et si l’on sait plisser les yeux en direction de l’Ararat, on devinera l’Arche échouée du dernier déluge. À la frontière, l’oreille se dresse à la rencontre des langues étranges, le farsi et l’ottoman, en quête de sonorités communes mais, hélas, en vain. Aucune ressemblance entre ce vocable ouralo-altaïque qui rassemble en son sein le turc, le hongrois et le japonais, et la langue persane, tout aussi indo-européenne que le français et le sanskrit. Au Sud, c’est la porte d’Orléans, la nationale 7, et bien sûr l’automobile qui file est une 2CV. On n’imagine pas avoir besoin de chauffage en empruntant la route en hiver. Le projet d’aller dans le Midi élude l’idée même d’une possibilité de froid. Mais c’est sans compter sur le principe de réalité, et les bouleversements climatiques. Et si, depuis Valence, on s’était arrêté sur le bas-côté pour s’emmitoufler d’un plaid, laissant passer les énormes camions qui éclaboussent de neige les vitres embuées. On tâtonne, on se plaint de la mauvaise fortune, on se désespère un peu que le froid nous surprenne aussi bêtement. Puis, à force de s’arrêter boire de petits cafés brûlants dans la chaleur des établissements routiers, on rencontre un homme savant qui dit que le véhicule possède un système de chauffage, bien sûr : qu’il faut juste positionner le petit levier comme il se doit — et il joint le geste à la parole. Avignon, à l’aube, est sertie dans une lumière d’or et d’ocres clairs. La vieille papauté dort encore ; on l’imitera bientôt dans un lit moelleux, on l’espère. Au Nord, l’Antarctique et ses solitudes glacées suent le mystère, provoquent une poussée d’exotisme. On imagine tous les possibles : des béances obscures, des tunnels s’enfonçant sous la banquise afin de rejoindre une terre creuse, et les innombrables poupées russes que sont tous ces mondes imbriqués les uns dans les autres, avec leurs races, leurs mœurs, leurs soleils. Jules Verne et Lovecraft sont emmitouflés de peaux d’élans, de caribou, d’ours blanc. L’un fume la pipe, l’autre mâchonne une allumette. Dans l’air pur, les aboiements sont nets : chiens de traîneau, malamutes, huskies de Sakhaline et leurs rejetons alaskans, greysters à poil court. À l’Ouest, Billy the Kid et Jesse James dévalisent des banques ; des billets virevoltent encore dans l’air poudreux sous les lourds nuages empâtés de blanc de plomb d’Eugène Boudin. Celui-ci croque une pomme, assis contre un tronc : son œil noir ne rate rien des ciels et, pendant qu’on y est, s’évade. L’Amérique, la Normandie, la Bretagne, l’Irlande. Des troupeaux de chevaux sauvages défilent à l’amble sur la lande, s’approchent dangereusement des falaises, par-dessus la mer d’Iroise. Puis arrive encore dix-sept heures : c’est l’heure du pub. La musique vous hèle, tout comme l’avant-goût des breuvages amers et moussus. Enfin, depuis la solitude des grandes étendues de tourbe noire, on entend claquer les semelles de ses propres godillots sur le gravier des chemins creux, pile poil au milieu d’une averse et d’un éblouissement solaire. Plaisir, dans ce crépuscule occidental, de rejoindre les humains, retrouver quelques mœurs ainsi qu’une tenue.|couper{180}

Ateliers d’écriture