# été 2023 #08 | et voilà le tableau
idée:consigne d’“expansion” à partir d’un fragment minuscule, en prenant pour boussole deux gestes : le pied nu du Chef-d’œuvre inconnu (un morceau vivant qui surgit d’un chaos) et l’acharnement exhaustif de Claude Simon dans Leçon de choses (partir d’un détail banal et le faire avaler tout le décor). Donc : tu choisis un détail minime (objet, image, morceau de matière, angle, surface, jointure, trace), tu l’empoignes physiquement par l’écriture (pas “décrire joli”, mais serrer, inventorier, faire apparaître), et une fois le mouvement lancé, tu le tiens : le détail devient moteur, puis il mange le lieu, la situation, puis les personnages, puis le temps, jusqu’à épuisement. L’objectif n’est pas dix lignes “effet”, mais une poussée longue, obstinée, qui peut prendre des pages et des jours : rester dans la rage d’exhaustivité, laisser le réel se recomposer par strates, comme si le fragment finissait par devenir la preuve vivante au milieu du brouillard.
Un portail couleur rouille se découpe sur fond sombre ; le contraste vient des deux morceaux de mur clairs, de part et d’autre, qui bordent côté route la propriété. Des tubulures, des tiges métalliques, une peinture verte pelée par endroits ; sur les tiges, agrafé, un grillage à losanges. Les anges et les losanges, peut-être. Les écailles de peinture explosent au ralenti, éclatent, se relèvent, mus par l’ennui ou le désir de s’essayer à la figure, virgules, vagues, une flore et une faune de l’usure qui se rebiffent, rebiquent, convulsent, et l’ensemble tient par cette harmonie subtile née de deux couleurs censées s’opposer : le rouge sombre des rouilles et le gris-vert du relief, de l’abrasion. Portail battant à deux vantaux, ajourés malgré le maillage ; jadis fixé à des montants épais, verticaux, carrés, désormais faussés en quelques points par des chocs dont les raisons restent inconnues ; montants encore solidement repris dans des piliers de parpaings, dont l’un n’a jamais été enduit, détail qui laisse sur l’ensemble une impression d’inachevé, comme si on s’était arrêté en cours de phrase. Sur le portail fermé, un cadre et ses traverses ; la battue n’est plus rectiligne : un jeu apparaît, au-dessus de la serrure, et ça baille davantage en montant. Quatre gros gonds, lourds comme des gonds de grange, rouillés eux aussi, tiennent encore tout ça, comme ils peuvent, et c’est presque attendrissant qu’ils tiennent. Au-delà du portail, la vue se floute : l’angle d’une bâtisse, et surtout le lierre, masse vert sombre un peu luisante, qui mange la façade ; si l’on tend l’oreille, on devine un monde invisible d’insectes dans cette épaisseur végétale, et plus haut, sous les gouttières, les nids d’hirondelles, constructions de paille, de terre et de bave ; sur les fils téléphoniques et électriques, jadis, la partition des hirondelles que les petits écoliers chantonnaient en déboulant du hameau. Au pied du lierre, des fleurs ; une allée sableuse qui s’assombrit sous l’ombre de grands arbres ; un seau vert pâle, une petite pelle, jouets abandonnés comme après un départ pressé ; plus loin, une brouette renversée, ombre bouchée sous son ventre de métal ; à l’est, un muret de pierres sèches, une cloison grillagée qui trace la limite jusqu’au champ, et, alignés le long de cette frontière, un poulailler, un hangar, un potager au cordeau, les gestes du jardin rendus visibles par l’ordre même qu’ils imposent ; au centre, un bassin circulaire, autrefois plein d’eau, maintenant plein de terre et de pensées, bordure de pierre tachée, déjà comme un cimetière miniature ; et au-delà, des clapiers, des restes de murs, puis le champ sombre qui recule vers le gris bleuté des collines, comme pour aller se blottir dans une ombre douce, histoire de se reposer de la violence du ciel. De la première ébauche, la structure est classique : trois plans, et un point de vue de cyclope qui ne bouge pas, planté là, comme on apprend à voir sur les bancs de l’école, comme on apprend à se raconter des histoires : un sujet, un point de vue, et la réalité qui s’organise autour. En 1964, il les voit débarquer de la ville ; il a quatre-vingts ans, il vit là depuis cinquante ans, c’est lui qui a fait poser le portail, creuser le bassin, fabriquer le poulailler, et c’est lui qui, des années durant, s’enfonçait la nuit au fond du jardin pour aller faire ses besoins, avant le confort et ses promesses ; il a concédé, tardivement, qu’on mette une porte dans la cloison, pour que la voisine ne fasse plus le tour entier quand elle venait lui servir la soupe et faire un brin de ménage. Ils arrivent au crépuscule, fin d’été : son petit-fils, sa bru, et le petit ; il écarte le rideau de la salle à manger, regarde la route au-delà du mur ; quelques hirondelles sont déjà posées sur les fils, il a fait plus froid ces derniers jours, et la maison du père Bory, en face, a les volets fermés depuis juillet, depuis qu’il est devenu veuf ; on ne le voit plus, mais ça ne veut pas dire qu’il n’est pas là, il le sait, lui qui avait fermé ses propres volets à la disparition de son épouse et s’était tenu reclus à lire le dictionnaire ; dans la guerre comme dans la paix, dans la douleur comme dans la solitude, l’homme n’a jamais d’autre recours valable que celui de revisiter les mots, et plus il lit le gros livre, plus il s’aperçoit qu’il ne sait rien. Une portière claque ; il voit une grande femme admirable sortir de la voiture, vêtue à la mode du jour, presque américaine, magazine ; son petit-fils a grossi, il a perdu ses cheveux, lui qui avait, sur la photo accrochée au mur, une toison bouclée ; le petit marche à peine, blondinet joufflu, timide et gauche ; qu’est-ce que tout ça va donner, pense-t-il, puis il referme le rideau, enfile ses sabots, et descend dans l’allée à leur rencontre. Quelques mois plus tard, ils vivent à l’étage ; ils se querellent à propos d’une douche, ils veulent une colonne sanitaire sur la façade sud, un plan, une salle de bains pour lui au rez-de-chaussée, une pour eux à l’étage, et des toilettes séparées, tout ce progrès soigneusement dessiné ; ça l’agace, ce changement, mais il ne dit rien, il laisse faire, il a déjà vu ce que ça donnait, et il sait qu’on ne gagne pas contre le progrès, pas sur la durée. Elle veut que le gamin prenne une douche matin et soir ; ils se chamaillent sur le perron ; il lâche : « Vous allez en faire une fillette si vous le lavez tout le temps », et aussitôt il regrette, pas digne de lui ; ce jour-là, il décide de se taire vraiment, non par hostilité, mais par pratique : une façon d’extraire de l’expérience quelque chose de tenable, et rien ne vaut l’expérience. La maison est animée ; le gamin court, explore, et lui, instituteur, soldat, secrétaire de mairie, observe à la lumière de ce qu’il sait des hommes ; il détecte la sournoiserie, puis le mensonge, presque comme on sent la pluie ; le gamin, pense-t-il, a déjà la lèpre du commerce, des affaires, et il chante, parce qu’il n’a trouvé que ça : « Menteur, voleur, picoteur, les grenouilles te trouveront ; menteur, voleur, picoteur, les crapauds te mangeront. » Des cinq années que l’enfant passe dans la maison, il amassera une provision de nostalgie pour toute une vie ; et pourtant, des années plus tard, en examinant calmement ce qui s’est vraiment passé là, il aura du mal à y trouver autre chose que du malheur, des humiliations, des coups, une violence brute, qu’il confondra longtemps avec la rudesse paysanne, alors même que les collines ont des courbes douces, que les sous-bois apaisent, et que le Cher s’écoule avec une indolence presque insolente ; paradoxe, voilà, et peut-être la nostalgie n’est-elle que la nostalgie de cette joie unique : découvrir la nature des paradoxes. Ils reviennent en pèlerinage, en sachant le résultat d’avance ; il rétrograde en arrivant d’Hérisson, roule au pas pour s’enfoncer dans la sensation, pour comprendre les rouages de cette nostalgie, et la maison apparaît comme un spectre, un squelette, quelque chose de dévitalisé ; une femme passe le portail, et il voudrait ne pas s’arrêter, enclencher la seconde, filer, mais son épouse dit : « Arrête-toi, on va demander à la dame. » C’est elle qui parle, lui n’y parvient pas, redevenu le gamin timide ; « Mon mari habitait là, on se demandait si on pouvait faire quelques photos. » La femme les regarde comme des ennemis ; ce regard, il le reconnaît, le même qu’on portait sur lui à l’école quand il entrait dans la cour ; elle le toise et lâche : « Votre père n’était pas un homme gentil, il nous en a bien fait voir chez le notaire, à l’achat de la maison. » Un homme arrive à vélo, encore plus mauvais, comme s’il avait su tout de suite qui ils étaient ; la visite est morte avant d’avoir commencé ; il imagine la scène chez le notaire, son vieux face à ces deux-là, le plaisir sec que ça a dû lui faire, et il se surprend à être d’accord avec lui, pour une fois : des sales cons, oui, et rien que pour ça, ce pèlerinage n’est pas tout à fait vain. En roulant, il se demande comment rendre compte de tout ça encore, comme si ce n’était pas épuisé, comme si le tableau manquait de tenue, de nerf, et même d’intérêt ; avant de tourner vers Épineuil, vers le cimetière, il dit : « Et voilà le tableau. Je t’avais bien dit que c’était inutile d’y aller. » « Évidemment, soupire-t-elle, tout est de ma faute comme d’habitude. » Ils se regardent, prêts à dire quelque chose, et c’est là qu’un fou rire les surprend, juste avant de se garer devant le mur du cimetière.
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Carnets | été 2023
# été2023 #15 | Lyrisme
De ces régions du souvenir qui nous murmurent de rester sur leur seuil ressurgit une lecture d’Herman Broch : ce devait être La Mort de Virgile. Ce moment de lecture, semblable à aujourd’hui par sa luminosité automnale, les bruits étouffés de la rue, se mélange et se diffuse dans l’idée presque paisible du dimanche matin. Et du seuil où je me tenais — comme je m’y tiens en y songeant — l’idée d’écrire un texte lyrique à propos de ma mère m’était soudain venue. Le rideau de tulle bon marché, à la fenêtre entrouverte, en tremble encore et précise le décor de cette réminiscence. Il y a plus de dix ans, à cette époque, que nous ne nous étions vus ; et vingt ans ont passé depuis sa disparition, au moment où j’écris ces lignes. Entre les deux, nous nous sommes rencontrés quelques semaines : le temps d’apprendre qu’elle était malade, qu’une convalescence n’était plus à espérer. J’avais donc acheté, quelques semaines avant de renouer, un gros cahier d’écolier sur lequel j’avais noirci les pages d’un seul jet, emporté par cet élan pathétique qui avait pénétré en moi comme une tache d’encre traverse un épais buvard. Mais je n’étais pas satisfait. Évidemment que non. Le lyrisme y débordait tant que sa fausseté me creva presque aussitôt les yeux. Il faut préciser à quel point j’étais alors jeune, ignorant, et par conséquent prétentieux. Pas moins de cent cinquante pages de doléances, de rage, d’amour maladroit, avec pour seul fil rouge ce regard gris-bleu m’échappant obstinément. Une mère semblable à une ville, à demi interdite. L’air frais de ces prémices d’automne ne tempéra pas mon ardeur à me jeter dans l’ouvrage. Je crois avoir passé trois jours sans presque rien manger ni boire ni dormir, tant je redoutais de perdre en cours de route cette étrange énergie d’écrire. J’étais comme possédé par le fantôme de Broch tenant Virgile par le bras. Par le rythme, le souffle surtout de sa syntaxe, ses sonorités que, maladroitement, dans mon emportement, je plagiais. Il en fut presque toujours ainsi de mon rapport à la lecture, puis à l’écriture : une affaire d’envoûtement, un abandon à l’autre. Cela dura des années, presque toute une vie, en fait. La mort de ma mère me libéra temporairement de cette malédiction. Le fait qu’on l’incinérât eut une brutalité folle. Il paraît, d’après mon père, que c’était son souhait. Mais nous fîmes tout de même graver un petit marbre de quarante centimètres sur quarante, avec son prénom, son nom, sa date de naissance et de fin, en lettres d’or (en était-ce vraiment ? le doute me vient, car déjà mon épouse et moi étions assez légers d’argent). Cette plaque devint un lieu de pèlerinage, un lieu presque rassurant pour notre famille, si disloquée fût-elle. Mon père s’y rendait chaque jour après avoir baladé le chien et fait ses courses chez Lidl. Il déposait même, chaque semaine, des fleurs, pendant des mois. Puis les choses se tassèrent. Les visites s’espacèrent. La vie est ainsi faite. C’était le début de l’automne. C’est toujours, en ce début d’automne, que je repense à ma mère. Elle est née au début d’octobre. Je crois que le souvenir s’associe plus à la naissance qu’à la disparition — en février. Est-ce que l’automne est un terreau plus fertile au lyrisme que février ? Peut-être. En tout cas, j’ai retrouvé ce gros cahier, tout écrit à la main, sans espace, sans respiration, sans pause, sans chapitre, sans prologue ni fin : un long texte à l’encre qui dort dans un carton depuis presque vingt-cinq ans. Si j’approche mon nez des pages, je sens bien quelque chose, mais je n’ai nulle envie de le définir. C’est un gros cahier semblable au souvenir que je conserve de ma mère : un demi-mystère. Et l’ouvrir, ce serait prendre assurément en plein visage toute une insignifiance du monde et des êtres — probablement fictive, mais dont on se rassure souvent, par lâcheté, en la nommant la réalité.|couper{180}
Carnets | été 2023
# été2023 #14 | Depuis la cuisine traversante
La chatte entre dans la cuisine au moment où j’appuie sur le bouton du volet électrique. Depuis que nous avons abattu le mur de séparation entre une salle à manger minable et une cuisine pas terrible, nous disposons d’une grande pièce, correcte et traversante. Pendant six ou sept ans, le sol est resté d’origine : des carreaux portugais, probablement. Puis nous avons profité d’un afflux intempestif de fonds pour refaire les sols, et d’une fuite d’eau à l’étage pour refaire les plafonds, via un dédommagement octroyé gracieusement par l’assurance de la maison. La maison, nous l’apprîmes au moment de signer chez le notaire, date de 1850, une année commune commençant un mardi. On peut noter aussi, à partir du 6 janvier, le début du voyage de Léopold Panet dans le Sahara occidental, ainsi que son arrivée, à Mogador au Maroc, un jour du mois de mai. Dans un panier sous l’escalier, on peut observer des courgettes datant du marché de dimanche passé. Elles auront bien résisté aux sept derniers jours passés là à végéter. On ne peut pas en dire autant des carottes, achetées le même jour dans une euphorie encore estivale et dépensière : elles paraissent désormais vidées de leur superbe, rabougries, inutilisables. Les poivrons posés ça et là, au hasard, dans le même panier ne valent guère mieux. Des rides ridicules à la surface de leur peau il y a peu si fraîche, si verte, si brillante : la ruine de leurs courbes anciennes, presque arrogantes, pétantes de bonne santé, renforce, par intermittence, tout ce week-end, l’affreuse sensation du temps qui passe et dont on ne sait jamais vraiment quoi faire. Entre le riz nature et les pâtes, j’hésite une bonne dizaine de minutes tout en observant les va-et-vient de la chatte. Puis je réagis en m’emparant de la tablette : je me précipite sur YouTube et sur les vidéos d’une influenceuse mexicaine dont les ongles violets mobilisent mon attention, tandis qu’elle tranche, dans un replay éternel, un oignon sur le teaser de sa chaîne. Pendant une bonne heure, je fais le compte de tout ce qui me manque pour pouvoir préparer des meal preps pour toute une semaine. Puis je me décide : ce sera les pâtes. Cependant, je verse du riz dans une casserole et le couvre abondamment d’eau froide afin qu’il cuise plus vite, quand ce sera le bon moment. Puis je me souviens des hauts de cuisse de poulet dans le réfrigérateur. Il y en a cinq bons morceaux. Difficile décision à prendre : vais-je en manger trois au déjeuner et deux au dîner, ou l’inverse ? J’évacue temporairement la question et parviens, sans difficulté majeure, à placer le plat au four, thermostat 180°, pour quarante-cinq minutes. J’allume ensuite la télévision et tombe sur la série Stargate SG-1 avec plaisir et culpabilité. Depuis mon canapé, je peux voir l’heure tourner à la pendule ronde accrochée par un clou au mur de la cuisine traversante. C’est la sonnerie du four qui me réveille quarante-cinq minutes plus tard. Il n’y a presque plus d’eau dans la casserole prévue pour les pâtes. Je reste stoïque : à quoi bon se lamenter ? Je la remplis d’eau à nouveau, résigné. Quand tout est prêt, bien sûr je n’ai plus faim. La lumière pénètre à flots dans le grand salon et redonne un peu de lustre à la patine des meubles. Par moments m’assaille gentiment l’idée d’une promenade à effectuer coûte que coûte vers un but quelconque, comme aller cueillir dans la forêt des champignons. Puis je songe à la jauge du véhicule dans l’orange, et refuse d’envisager la possibilité de m’y rendre à pied. L’idée me fatigue d’avance. Même changer de chaîne, allongé sur le canapé, me semble soudain un effort au-dessus de mes moyens. L’envie de faire l’amour, un instant, me traverse l’esprit, autour de 18 h, comme souvent au terme d’une journée désespérante. Ce qui, je l’ai compris avec le temps, n’est qu’une fuite que l’inconscient échafaude rapidement pour espérer me mouvoir dans une direction quelconque. Ce stratagème est éculé. Avec l’âge, je résiste facilement désormais : je ferme les yeux, je m’endors. Sur le coup de 20 h, j’ai faim, mais je ne bouge pas du canapé. Je ne cherche plus à zapper quand je me retrouve devant la télévision : j’accepte le destin, je le subis plutôt bravement. Quel que soit le programme, je reste coi. C’est un enseignement appris à la source même de ma vie. Autrefois, j’essayais de changer de chaîne pour tromper l’ennui, mais chassez le naturel, il revient au galop. À 20 h 30, nous échangeons quelques mots par téléphone, mon épouse et moi. Le silence ensuite n’en est que plus épais : je le note sur une page de mon carnet. C’est d’ailleurs la seule chose valant vraiment le coup d’être notée de tout le week-end. Il y a dix-sept épisodes dans la saison 7 de Stargate SG-1. Parfois certains se suivent, d’autres pas. À 21 h, profitant d’un passage aux toilettes, j’appuie sur le bouton du volet électrique des fenêtres donnant sur la rue, puis sur l’interrupteur du plafonnier. La cuisine immense s’éclaire brutalement, et je dois plisser les yeux. Une astuce pour que les épisodes défilent plus vite est l’avance rapide, si la télécommande est en bon état. Sinon on saute trop vite, cinq épisodes d’un coup. On éprouve alors une frustration qui provient à la fois du mauvais état des piles, de la médiocrité de construction de l’objet, et de la répétition métaphorique de l’échec : il suffit d’un objet dysfonctionnel pour que ça revienne. En gros. Un sursaut de résistance vers 21 h 45 : je m’empare de la tablette et je continue le récit intitulé « La salle de bain » de Jean-Philippe Toussaint, commencé la veille, samedi, vers la même heure, et bien sûr entraîné par la même velléité combattive. La mise à jour de l’iPad pour installer la dernière version d’iOS 17 brise mon élan littéraire. La chatte sort de la cuisine par la porte que je laisse ouverte sur la cour. Nous n’avons échangé aucun mot de toute la journée. Nous sommes seuls. La faim m’oblige à me lever du canapé. Je découpe un bon morceau pour l’offrir à la bête, qui ronronne et renifle la bidoche dans sa gamelle de fer-blanc. Je mange debout un morceau de haut de cuisse et quelques pâtes, le tout réchauffé brutalement au micro-ondes. J’entame la saison 8 de Stargate SG-1 en m’enfonçant assez calmement dans une sorte de désespérance dominicale.|couper{180}
Carnets | été 2023
# été 2023 #13 | Points cardinaux de l’imaginaire
A l’Orient, la poussière d’or flotte dans l’air d’Anatolie. On peut presque distinguer, surgissant des brumes de chaleur, une caravane de roués levantins qui, au passage d’Erzurum, s’enfonce vers la Perse, un instant escortée de chiens. Et si l’on sait plisser les yeux en direction de l’Ararat, on devinera l’Arche échouée du dernier déluge. À la frontière, l’oreille se dresse à la rencontre des langues étranges, le farsi et l’ottoman, en quête de sonorités communes mais, hélas, en vain. Aucune ressemblance entre ce vocable ouralo-altaïque qui rassemble en son sein le turc, le hongrois et le japonais, et la langue persane, tout aussi indo-européenne que le français et le sanskrit. Au Sud, c’est la porte d’Orléans, la nationale 7, et bien sûr l’automobile qui file est une 2CV. On n’imagine pas avoir besoin de chauffage en empruntant la route en hiver. Le projet d’aller dans le Midi élude l’idée même d’une possibilité de froid. Mais c’est sans compter sur le principe de réalité, et les bouleversements climatiques. Et si, depuis Valence, on s’était arrêté sur le bas-côté pour s’emmitoufler d’un plaid, laissant passer les énormes camions qui éclaboussent de neige les vitres embuées. On tâtonne, on se plaint de la mauvaise fortune, on se désespère un peu que le froid nous surprenne aussi bêtement. Puis, à force de s’arrêter boire de petits cafés brûlants dans la chaleur des établissements routiers, on rencontre un homme savant qui dit que le véhicule possède un système de chauffage, bien sûr : qu’il faut juste positionner le petit levier comme il se doit — et il joint le geste à la parole. Avignon, à l’aube, est sertie dans une lumière d’or et d’ocres clairs. La vieille papauté dort encore ; on l’imitera bientôt dans un lit moelleux, on l’espère. Au Nord, l’Antarctique et ses solitudes glacées suent le mystère, provoquent une poussée d’exotisme. On imagine tous les possibles : des béances obscures, des tunnels s’enfonçant sous la banquise afin de rejoindre une terre creuse, et les innombrables poupées russes que sont tous ces mondes imbriqués les uns dans les autres, avec leurs races, leurs mœurs, leurs soleils. Jules Verne et Lovecraft sont emmitouflés de peaux d’élans, de caribou, d’ours blanc. L’un fume la pipe, l’autre mâchonne une allumette. Dans l’air pur, les aboiements sont nets : chiens de traîneau, malamutes, huskies de Sakhaline et leurs rejetons alaskans, greysters à poil court. À l’Ouest, Billy the Kid et Jesse James dévalisent des banques ; des billets virevoltent encore dans l’air poudreux sous les lourds nuages empâtés de blanc de plomb d’Eugène Boudin. Celui-ci croque une pomme, assis contre un tronc : son œil noir ne rate rien des ciels et, pendant qu’on y est, s’évade. L’Amérique, la Normandie, la Bretagne, l’Irlande. Des troupeaux de chevaux sauvages défilent à l’amble sur la lande, s’approchent dangereusement des falaises, par-dessus la mer d’Iroise. Puis arrive encore dix-sept heures : c’est l’heure du pub. La musique vous hèle, tout comme l’avant-goût des breuvages amers et moussus. Enfin, depuis la solitude des grandes étendues de tourbe noire, on entend claquer les semelles de ses propres godillots sur le gravier des chemins creux, pile poil au milieu d’une averse et d’un éblouissement solaire. Plaisir, dans ce crépuscule occidental, de rejoindre les humains, retrouver quelques mœurs ainsi qu’une tenue.|couper{180}