Le matin, ce n’est pas l’écran qui m’attend, c’est le café. Le geste est toujours le même : remplir la cafetière, écouter l’eau qui chauffe, sentir l’odeur monter dans la cuisine. Avant même que la tasse soit prête, il y a ce silence particulier, une suspension qui appartient à l’aube. Dans ces minutes-là, le monde extérieur ne m’atteint pas encore. Je suis dans un espace que je reconnais, fait de gestes, de sensations, de souvenirs. Le café, c’est une manière de reprendre possession de la journée. Ce n’est que plus tard, souvent bien plus tard, que je vais ouvrir l’ordinateur, lancer un onglet, aller jeter un œil aux plateformes d’actualité ou aux réseaux sociaux. Et là, presque à chaque fois, c’est la même impression : on me tend un monde prêt-à-porter, un récit déjà monté. Quelques titres suffisent, un flux d’images, de vidéos, de réactions qui déferlent. Je lis, je regarde, je sens la gêne monter. Alors je referme la fenêtre. Je retourne à mon site, j’écris mes propres textes. Comme pour rétablir un équilibre, comme pour reprendre le contrôle du récit. du moins j’essaie de reprendre le contrôle parce que j’ai le sentiment de le perdre de plus en plus en découvrant ce que l’on veut m’imposer.

Car il faut le dire : rien de ce que l’on appelle encore « information » ne nous parvient brut. Chaque titre qui s’affiche, chaque image qui surgit sur l’écran est passé par un filtre, un calcul, un classement. Ce que je crois consulter librement n’est déjà plus qu’une sélection, une mise en scène. Autrefois, le hasard des pages du journal ou la surprise d’un reportage radio donnaient l’impression d’une ouverture. On pouvait tomber sur un article qui ne nous concernait pas, sur une histoire qui élargissait le regard. Aujourd’hui, l’écran ne propose rien qu’il n’ait d’abord calculé. Et l’algorithme ne calcule pas ce qui est vrai, il calcule ce qui retient.

Prenons un exemple banal : une alerte qui surgit sur une plateforme d’actualité. « Urgent : explosion à… » Je clique, je lis. Mais aussitôt d’autres titres défilent : « Ce que l’on sait », « Ce que l’on ignore », « Les réactions ». Puis viennent les vidéos amateurs, les témoignages contradictoires, les analyses rapides. Ce n’est pas seulement un enchaînement d’informations : c’est une dramaturgie. Une scène, des personnages, des rebondissements. L’algorithme me guide dans ce théâtre sans que je m’en aperçoive.

Sur Twitter — ou X, peu importe le nom du jour — le processus est encore plus net. Un événement éclate, et immédiatement apparaissent les fragments : vidéos floues, photos reprises des centaines de fois, commentaires furieux ou compatissants. Ce n’est pas l’événement que je consulte : ce sont les émotions attachées à l’événement. La colère, l’indignation, l’ironie, tout cela défile plus vite que les faits eux-mêmes. L’algorithme amplifie, non pas ce qui éclaire, mais ce qui fait réagir.

YouTube, de son côté, a perfectionné l’art du glissement. Je cherche une interview politique, je regarde trois minutes, et déjà je suis entraîné ailleurs : débats tronqués, vidéos « coup de poing », titres racoleurs. Une heure plus tard, je me rends compte que je ne sais plus ce que je cherchais au départ. Je n’ai pas été informé : j’ai été retenu. Retenu par une logique qui ne m’a jamais dit son nom.

Ce qui en résulte, ce ne sont pas des faits mais des récits. Et ces récits diffèrent selon qui nous sommes, ce que nous avons déjà cliqué, ce que nous avons déjà vu. Une amie me racontait qu’elle avait suivi un procès médiatisé uniquement via TikTok. Pour elle, ce n’était pas une affaire judiciaire mais une série dramatique : des avocats devenus personnages de fiction, des plaidoiries découpées en épisodes d’une minute, des rebondissements calibrés. Elle en parlait comme on parle d’une saison de série. Et pour elle, c’était ça, la réalité.

Alors il faut le dire clairement : il n’existe plus un récit collectif mais des myriades de récits parallèles. Autrefois, il y avait un socle commun, aussi contesté fût-il : le journal du soir, le JT, la une de presse. Aujourd’hui, chacun habite un montage différent du monde. Les algorithmes composent pour nous des fictions invisibles de l’actualité, et nous appelons encore cela « information ». Le plus inquiétant est peut-être là : dans la mémoire. Qu’adviendra-t-il, dans vingt ans, des crises que nous vivons ? Quelle trace restera des guerres, des élections, des pandémies, si chacun en conserve une version différente ? Les archives elles-mêmes seront fragmentées. Non pas parce que les faits auront disparu, mais parce que les récits auront été personnalisés à l’excès.

L’illusion est de croire que ce flux est exhaustif. En réalité, il est sélectif. Tout ce qui ne rentre pas dans le calcul de l’attention disparaît. Ce qui ne retient pas n’existe pas. Et c’est souvent dans ces marges, dans ces silences, que se logeaient autrefois les surprises, les découvertes, les récits inattendus. C’est là que naissait aussi l’imaginaire commun. Bien sûr, on pourrait dire que c’est plus confortable. Que l’information vient à nous, triée, simplifiée, déjà hiérarchisée. Plus besoin de chercher, de comparer, de fouiller. Mais ce confort est un piège. Car il nous prive de ce geste fondateur : construire notre propre récit du monde.

Chaque fois que je reste trop longtemps sur ces plateformes, je ressens ce malaise précis : l’impression d’avoir perdu la main. Comme si quelqu’un d’autre écrivait à ma place ce que je devais voir, penser, imaginer. Alors je ferme l’onglet, je coupe. Et je reviens à mon espace.

Écrire un texte, poser une phrase, même minuscule, même maladroite, c’est une manière de reprendre le fil. Sur mon site, je retrouve un espace que l’algorithme ne règle pas. J’y dépose mes propres séquences, mes propres images. C’est ma façon de contrer le flux, de retrouver la possibilité d’un récit qui m’appartient. Parce que la vraie question est là : qui écrit l’époque ? Nous aimons croire que ce sont encore les journalistes, les écrivains, les témoins. Mais, de plus en plus, ce sont les machines. Non pas parce qu’elles produisent du contenu, mais parce qu’elles ordonnent celui que nous voyons. Et cet ordre, imperceptible, devient la véritable narration de nos vies.

Chaque jour, les plateformes me proposent un monde clé en main. Je pourrais m’y perdre, accepter leur montage. Mais je préfère fermer l’onglet et revenir à mon site. Écrire un texte, même court, même fragile. Parce que c’est là, et seulement là, que j’ai l’impression d’ouvrir vraiment le monde.