L’appétit de l’ogre

"En peinture je n’ai pas d’amis je n’ai que des amants" aurait dit Picasso. Picasso cet ogre. Ce trou noir. Durant des années je l’ai mis de côté. Son coté " business man" pour ne pas dire opportuniste m’aveuglait. Et puis aussi on a bouffé du Picasso durant des décennies, à toutes les sauces, Picasso par ci, Picasso par là, jusqu’à l’industrie automobile, l’associant à une espèce d’ultime de la modernité, et qui pour moi était un simple phénomène d’inertie.

Picasso mort et enterré qui tel un zombie ressurgit systématiquement une ou deux fois l’an dans la sphère médiatique, muséale, et dont la répétition annoncée en fanfare finit par devenir lassante, comme le retour des pluies.

Comme si il n’y avait pas eu grand chose d’autre en peinture que Picasso pour figurer la modernité de celle-ci.

Il faut dire aussi que le public a la comprenette facile à condition de lui expliquer longtemps et...souvent. Un martèlement lié sans doute à des affaires de prébendes, de cotations, d’argent évidemment.

Donc il a pour moi incarné tout ce que je n’aimais pas dans le personnage inventé de l’artiste, assez proche de ce dont je détestais dans le personnage du père. Ces deux images cherchant à se rejoindre comme dans une visée télémétrique .Ces deux images devant absolument se rejoindre pour apporter encore de l’eau au moulin de mes nombreux ressentiments enfantins.

Et puis le temps passe, les rumeurs s’estompent, le bruit que l’on fait, que l’on se fait à soi-même s’atténue. On ne tend plus l’oreille de la même façon la soixantaine passée.

Ce qui se produit est bien sur une nouvelle identification. Comment échapper à ce phénomène omniprésent ? Il y a évidemment quelque chose au fond, projeté du sombre vers l’extérieur, comme on projette des images de cinéma sur n’importe quel écran de fortune ou d’infortune.

Cette boulimie de peinture que j’associe à Picasso comme j’associe encore la boulimie en général à la figure paternelle, se dissipe peu à peu pour laisser voir autre chose.

Au début presque imperceptiblement. Comme une intuition. Quelque chose qui se meut au delà du brouillard et du brouillé par les rancœurs, les rancunes, et qui au fil des jours se précise jusqu’à l’évidence.

La peur est toujours la première évidence, comme la violence, inexorablement liées.

Et tout évidemment pour moi débouche à nouveau sur une des milles et une variations de la solitude.

Plus que l’artiste c’est l’homme seul que je découvre. Tout comme je découvre chaque jour un peu plus ma solitude personnelle.

Le fait de se tourner vers ses pères, de les dévorer d’amour pour en extraire une substantifique moelle n’est pas seulement un acte lié à l’ambition de les dépasser, mais plus de les ingérer, de les assimiler, comme certaines peuplades primitives mangent leurs morts. C’est un acte d’amour et de violence et qui montre à quel point encore une fois tout cela est lié, indissociablement.

L’amour la haine la violence et l’énergie.

Cette production fabuleuse qui s’élance à l’assaut d’un Velasquez comme on s’attaque à un Everest est de prime abord insensée.

Mais c’est que Picasso était si seul qu’il allait chercher ce qu’apporte l’amour ou l’amitié ordinairement dans un passé qui l’aidait à tenir au présent.

Picasso l’imbuvable, Picasso le mari, le père soit disant infect était sans doute totalement inapte à ce fameux moment présent que l’on partage en toute confiance avec nos proches.

Comme je me découvre de plus en plus inapte pour les mêmes partages.

Cette solitude est en relation étroite avec la notion d’exil.

Peindre un sujet qui ne soit pas la peinture seule est une perte de temps, comme passer un moment en famille sans prendre un couteau et la dépecer totalement virtuellement.

Pour s’enfoncer plus avant dans la réalité charnelle de la peinture. Dans la viande, dans la couleur rouge brun du sang séché et celle iridescente des cœurs battants et de l’hémoglobine jaillissante. La vie à l’état brute.

Ce dialogue incessant avec la peinture comme avec une amante dont on ne peut trouver le plus petit moment de répit. De ratage en ratage comme le martèlement encore d’une impuissance fondamentale, qui se métamorphose en une seule et même chose si, par hasard, on enchaine soudain une série de réussites.

Une impuissance fondamentale qui se rit de l’échec comme de la réussite. Mais qui augmente proportionnellement la violence du désir oscillant sans relâche entre espoir et désespoir.

Impuissance dans laquelle on jette toutes ses forces vives, sa vie presque entière, au dépens de tout le reste. C’est cela cette boulimie comme la partie immergée d’une formidable anorexie.

Le public semble admiratif en raison de l’immense production qui en même temps l’effraie, le stupéfie. Annulant de façon raisonnable la plus petite velléité de se comparer.

Qui peut se comparer à Picasso qui peut se comparer à l’Ogre. Qui aura les couilles ou l’immense vulnérabilité de se lancer dans cette folie de peindre ainsi ?

La plupart des artistes dignes de ce nom sont des ogres. Certains le dissimulent plus ou moins mieux que d’autres voilà tout.

Et derrière l’ogre si je me souviens bien de mes classiques on trouve toujours le petit-Poucet, là aussi une des fondamentaux de l’art ; et le plus dangereux ce n’est pas celui que l’on croit si l’on s’appuie seulement sur l’évidence.

Sur les strass les paillettes.

Il y a des manques que rien pas même la peinture ni l’art en général ne pourront jamais totalement combler.

Pour continuer

Carnets | juillet 2021

L’inaccessible tableau

Aussi éloigné que l’étoile Car ce qui compte est dans le cheminement Une fois parvenu la bêtise coule à flots La gravité d’un second tome de Cervantes La goutte de trop…|couper{180}

Carnets | juillet 2021

L’aura d’une œuvre d’art

Aujourd'hui c'est l'anniversaire de ma belle-mère, une dame de 90 ans tout rond, et nous avions rendez-vous chez une de ses filles pour partager ce moment. Toute la famille était là et chacun avait apporté des victuailles et des boissons pour célébrer l'événement. Plusieurs fois, la vieille dame s'est penchée vers moi pour me dire qu'elle ne savait pas du tout comment elle était arrivée jusqu'à cet âge avancé. 90 ans je n'arrive pas à le croire... ne cessait t'elle pas de répéter, parfois pour elle seule comme s'il fallait que ça rentre, que ce ne soit pas du domaine de l'illusion, pour que cela devienne un fait avéré. 90 ans, incroyable... mais il faut tout de même y croire. En rentrant je pensais à tous les membres de ma famille, qui furent rares à atteindre cet âge vénérable. Mes grand-parents sont partis de façon précoce . Et mes parents encore plus rapidement. En croisant le regard de la vieille dame, il y avait cette interrogation derrière les effusions de joie dont elle faisait montre. Serais je encore là pour fêter la suite ? l'année prochaine par exemple... je l'ai surprise à le penser comme à voix haute. Et puis à la hauteur de Vienne où nous devions déposer mon beau-fils, j'ai repensé à ce vide que les gens laissent aux vivants, avec lequel surtout ils doivent se débrouiller. Merci au revoir, profitant d'un feu rouge, une portière qui s'ouvre et se referme, puis le feu passe au vert et je passe la première pour m'enfiler dans la cohue, traverser ce qui reste à traverser de la ville pour me retrouver à rouler sur la RN7 en rase campagne quelques instants plus tard. C'est fou à la vitesse où les choses naissent existent et disparaissent. Et bien sur le soir commençait à tomber, et bien sur je pensais à la peinture, je pensais à mes toiles, à mes toiles après moi, encore une fois de plus. Lorsque moi aussi j'aurai disparu. Et j'ai découvert comme une sorte de réciprocité singulière soudain entre cette idée d'œuvre d'art et cette idée de vie qui traverse l'espace temps à la vitesse de l'éclair. Que laisse une œuvre derrière elle lorsque l'époque et l'espace dans lesquels elle a été conçus sont devenus étrangers à des contemporains du futur ? En allant boire le café, pour fuir une averse nous sommes monté boire le café chez le couple qui nous accueillait. Lui s'est mis à collectionner des pièces d'antiquités et il prit un grand plaisir à nous présenter celles ci qu'il enferme dans une petite vitrine. Il y avait là des bronzes, notamment une hache votive de couleur vert de gris, une anse travaillée de façon à représenter Dionysos, le visage réjouit tourné vers ce qu'on imagine avoir pu être un pot à vin qui a désormais disparut. Des petits boucs en face à face ayant connu tout un monde de marchands et de poètes de la Perse antique, un vase en albâtre dont on pouvait s'apercevoir de l'authenticité en raison des stries concentriques laissées sur ses parois translucides. Ce qui était touchant c'était les certificats d'authenticité justement qui accompagnait chacune de ces œuvres et où étaient stipulés les divers carottages, tests, et analyses menés par les experts pour attester qu'une telle provenait de -2000 avant JC, une autre 400 après... et quelques paragraphes en sus indiquant la provenance, les dimensions, le prix. Tous les dits documents signés à la main par qui de droit. C'est tout ce qui pouvait étayer, remplacer si l'on veut l'espace et le temps dont je parlais plus haut. Les œuvres quant à elles restaient scellées dans leur singularité ne laissant filtrer qu'un mince filet de familiarité possible lié à la répétition innombrable des formes et à l'histoire que chacun entretient avec elles. Soudain je pensais aussi à l'architecture en mettant la clef dans la serrure de notre home sweet home enfin, qui se construit pour mettre en valeur le vide. Et j'ai eu comme un vertige. Ce ne sont pas tant les œuvres en elle même qui révèlent quoi que ce soit sauf cette fameuse singularité. C'est ce qui a été tout autour d'elles et qui n'est plus, c'est le vide d'où elles surgissent et dont elles semblent témoigner au final. Encore une raison de plus me dis-je pour s'accrocher au hic et nunc, au moment, le reste n'étant que songe filant vers on ne sait quoi on ne sait où. Voilà ce que représente la peinture sans doute dans mon esprit enfantin et peureux, une matérialisation de l'instant présent, qui parfois s'étend, mais ce n'est pas bien grave, sur plusieurs heures mois années créant un espace sécurisé. Une sorte de barrage contre ce torrent du temps et de l'espace du monde "réel" qui nous avale et nous recrache en cendres. Une respiration qui s'élève plus ou moins courageusement contre le risque d'être la dernière, avant l'ultime calcination, la réduction en poudre, en atomes...|couper{180}

Carnets | juillet 2021

Avoir envie de ne pas avoir envie

Ouvrir les yeux dans le noir pour trouver la lumière. Oui mais il faut d’abord être certain du noir. Il ne faudrait pas un gris foncé, une sorte d’ersatz. Parce que la nature de la lumière est liée à celle du noir. Avoir envie de de pas avoir envie De choses séduisantes , fausses, déjà vues mille fois… L’étau se resserre Et moi du café pour rester les yeux bien ouverts.|couper{180}