La conscience et le temps

Depuis plusieurs jours je ne cesse de penser à mille petites choses qui d’ordinaire me paraitraient insignifiantes. Lorsque je dis "penser" c’est un bien grand mot. Car à la vérité, elles se présentent à ma conscience sous forme de petits flashs, comme ces étoiles filantes dans le ciel nocturne de la mi aout. Il y a toujours un doute sur leur apparition et leur disparition. A un tel point que le spectateur lui-même pourrait , à ce moment là, douter de qui il est.

Ce sont de petites choses comme par exemple le fait que très récemment quelqu’un sur le parking a éprouvé le besoin pressant de s’emparer des essuie-glace de mon vieux Kangoo. Ou encore le fait que mon attention se soit soudain fixé sur une anfractuosité du grand mur bordant la cour à l’Est. Cela m’arrive régulièrement d’examiner les murs, je pourrais presque parler de manie, ou d’habitude. Alors pourquoi est-ce que mon esprit rejoue régulièrement la scène de cet instant là particulièrement ? Comme s’il représentait une sorte de synthèse de toutes les anfractuosités déjà observées tout au long de ma vie. Comme si aussi ce vol d’essuie-glace n’était pas seulement un vol d’essuie-glace mais le symbole de nombreux larcins dont j’ai été la victime, et même le coupable finalement.

C’est comme si ces micro évènements étaient des punaises qui à un moment donné épinglent la conscience dans un instant particulier, la focalisent sur celui-ci et que simultanément il n’existe plus que cette scénette, que tout le reste tout autour s’évanouisse mystérieusement.

Cela forme une sorte de galaxie mais en fait je pourrais aussi bien parler d’un espace clos à l’instar d’un bocal dans lequel ma conscience aurait à peu de chose près la forme d’un poisson rouge.

Et évidemment ce poisson se heurte perpétuellement aux parois de verre du bocal. Il ne peut avoir accès à l’au-delà de celui-ci.

Ce qui me fait réfléchir sur l’attention que l’on porte à certains pans de notre existence, à certains pans de la réalité qui nous entoure, et pas à d’autres.

N’est-ce pas cette attention seule qui crée ce que nous nommons la vie, la réalité, le monde, et je ne sais quoi d’autre encore ?

Et nous faisons exactement là même chose avec la notion de temps.

Nous attribuons de l’importance, de l’attention à certains instants et très peu à d’autres. C’est comme si nous vivions dans une large proportion de notre existence totalement inconscients et du temps et de la réalité.

Aussi loin que je puisse me souvenir de qui je suis j’ai toujours été frappé par cette évidence : l’inconscience dans laquelle nous baignons tous et en même temps ce genre de folie d’attacher une attention souvent démesurée à ce que nous nommons "important".

Peut-être que ma révolte à l’origine ne provient que d’une indignation profonde et qui concerne en grande partie cette indifférence que la plupart des gens entretiennent avec le monde et eux-mêmes.

J’ai perdu si je peux dire un temps formidable, des années à m’insurger contre l’évidence.

Mais dans le fond je ne suis pas si différent que tout à chacun. Je n’attribue pas non plus de l’importance à tout. Parfois même en ayant poussé jusqu’à l’extrême l’indignation je n’en ai plus attribué à rien.

J’ai passé aussi un temps fou à me foutre royalement de tout et surtout de moi-même.

Aujourd’hui j’ai exploré à peu près tout ce qui était en mon pouvoir en matière d’attention ou d’inattention et j’en reviens encore une fois à la position du milieu. En espérant qu’il soit juste.

Juste pour ne faire pencher le fléau de la balance ni vers l’une ni vers l’autre.

Parvenir à une équanimité quasi totale.

Mais c’est une folie évidemment et pour m’en préserver à un moment donné j’ai du avoir l’intuition que je parviendrai à cette conclusion un jour ou un autre, et je me suis préparé un antidote.

Le fait de me marier.

C’est extraordinaire le mariage quand on y pense. A deux on se corrige perpétuellement en matière d’attention.

Lorsque mon épouse par exemple me dit "tu ne fais attention à rien" j’entends tu ne fais pas assez attention à moi.

Et vice versa évidemment.

On a toujours de quoi corriger le tir. Par tâtonnement peut-on dire, on appréhende ce que peut être la paix du foyer, quand on est fatigué des guerres.

Cette fatigue pour autant qu’on s’y intéresse, que l’on puisse aussi lui accorder de l’attention représente souvent ce que l’on nomme la fatigue du quotidien.

C’est à dire toute cette attention que l’on porte à des habitudes comme aux parois du bocal. Ces habitudes qui créent le bocal dans lequel il n’y a plus seulement un poisson rouge mais deux.

On se plaint parfois de cette fatigue, lorsqu’on lui porte une attention trop importante. C’est à dire que l’on ne voit pas les bénéfices qu’elle dissimule, qu’on ne veut pas les voir sans doute.

Pourtant ces deux poissons rouges ne sont pas là par hasard autant qu’on puisse le croire.

J’étais en train d’écrire ce texte lorsque soudain mon épouse m’appelle. Un problème avec son ordinateur à résoudre de façon urgente.

La première chose qui me vient est bien sur l’agacement. Je déteste être interrompu pendant que j’écris. je maugrée, je râle plusieurs fois, je fais ça aussi par habitude. Mais je sais aussi qu’à un moment ou à un autre je vais me lever et me diriger vers son bureau, et examiner le problème.

C’est toujours le même schéma mais j’éprouve cette nécessité de râler malgré tout, de m’attarder quelques instants pour m’apitoyer sur mon propre sort. Le genre "pourquoi moi ?" on connait tous plus ou moins cela n’est-ce pas.

Cet instant, la conscience de cet instant où soudain on baisse les bras et où l’on se dit que ce qu’on est en train de faire n’a pas plus d’importance finalement que le vol d’une paire d’essuie-glace ou bien l’attention que l’on porte à un trou dans une paroi.

On se lève et l’on plonge dans l’inconnu que représente cette nouvelle panne informatique et on ne se rend même pas compte que c’est une chance de traverser enfin la paroi d’un bocal où d’une relation que l’on a installée malgré nous ou à cause de nous. Que c’est une chance qui s’offre pour voir un peu plus loin que le bout de ses nageoires.

Pour continuer

Carnets | juillet 2021

L’inaccessible tableau

Aussi éloigné que l’étoile Car ce qui compte est dans le cheminement Une fois parvenu la bêtise coule à flots La gravité d’un second tome de Cervantes La goutte de trop…|couper{180}

Carnets | juillet 2021

L’aura d’une œuvre d’art

Aujourd'hui c'est l'anniversaire de ma belle-mère, une dame de 90 ans tout rond, et nous avions rendez-vous chez une de ses filles pour partager ce moment. Toute la famille était là et chacun avait apporté des victuailles et des boissons pour célébrer l'événement. Plusieurs fois, la vieille dame s'est penchée vers moi pour me dire qu'elle ne savait pas du tout comment elle était arrivée jusqu'à cet âge avancé. 90 ans je n'arrive pas à le croire... ne cessait t'elle pas de répéter, parfois pour elle seule comme s'il fallait que ça rentre, que ce ne soit pas du domaine de l'illusion, pour que cela devienne un fait avéré. 90 ans, incroyable... mais il faut tout de même y croire. En rentrant je pensais à tous les membres de ma famille, qui furent rares à atteindre cet âge vénérable. Mes grand-parents sont partis de façon précoce . Et mes parents encore plus rapidement. En croisant le regard de la vieille dame, il y avait cette interrogation derrière les effusions de joie dont elle faisait montre. Serais je encore là pour fêter la suite ? l'année prochaine par exemple... je l'ai surprise à le penser comme à voix haute. Et puis à la hauteur de Vienne où nous devions déposer mon beau-fils, j'ai repensé à ce vide que les gens laissent aux vivants, avec lequel surtout ils doivent se débrouiller. Merci au revoir, profitant d'un feu rouge, une portière qui s'ouvre et se referme, puis le feu passe au vert et je passe la première pour m'enfiler dans la cohue, traverser ce qui reste à traverser de la ville pour me retrouver à rouler sur la RN7 en rase campagne quelques instants plus tard. C'est fou à la vitesse où les choses naissent existent et disparaissent. Et bien sur le soir commençait à tomber, et bien sur je pensais à la peinture, je pensais à mes toiles, à mes toiles après moi, encore une fois de plus. Lorsque moi aussi j'aurai disparu. Et j'ai découvert comme une sorte de réciprocité singulière soudain entre cette idée d'œuvre d'art et cette idée de vie qui traverse l'espace temps à la vitesse de l'éclair. Que laisse une œuvre derrière elle lorsque l'époque et l'espace dans lesquels elle a été conçus sont devenus étrangers à des contemporains du futur ? En allant boire le café, pour fuir une averse nous sommes monté boire le café chez le couple qui nous accueillait. Lui s'est mis à collectionner des pièces d'antiquités et il prit un grand plaisir à nous présenter celles ci qu'il enferme dans une petite vitrine. Il y avait là des bronzes, notamment une hache votive de couleur vert de gris, une anse travaillée de façon à représenter Dionysos, le visage réjouit tourné vers ce qu'on imagine avoir pu être un pot à vin qui a désormais disparut. Des petits boucs en face à face ayant connu tout un monde de marchands et de poètes de la Perse antique, un vase en albâtre dont on pouvait s'apercevoir de l'authenticité en raison des stries concentriques laissées sur ses parois translucides. Ce qui était touchant c'était les certificats d'authenticité justement qui accompagnait chacune de ces œuvres et où étaient stipulés les divers carottages, tests, et analyses menés par les experts pour attester qu'une telle provenait de -2000 avant JC, une autre 400 après... et quelques paragraphes en sus indiquant la provenance, les dimensions, le prix. Tous les dits documents signés à la main par qui de droit. C'est tout ce qui pouvait étayer, remplacer si l'on veut l'espace et le temps dont je parlais plus haut. Les œuvres quant à elles restaient scellées dans leur singularité ne laissant filtrer qu'un mince filet de familiarité possible lié à la répétition innombrable des formes et à l'histoire que chacun entretient avec elles. Soudain je pensais aussi à l'architecture en mettant la clef dans la serrure de notre home sweet home enfin, qui se construit pour mettre en valeur le vide. Et j'ai eu comme un vertige. Ce ne sont pas tant les œuvres en elle même qui révèlent quoi que ce soit sauf cette fameuse singularité. C'est ce qui a été tout autour d'elles et qui n'est plus, c'est le vide d'où elles surgissent et dont elles semblent témoigner au final. Encore une raison de plus me dis-je pour s'accrocher au hic et nunc, au moment, le reste n'étant que songe filant vers on ne sait quoi on ne sait où. Voilà ce que représente la peinture sans doute dans mon esprit enfantin et peureux, une matérialisation de l'instant présent, qui parfois s'étend, mais ce n'est pas bien grave, sur plusieurs heures mois années créant un espace sécurisé. Une sorte de barrage contre ce torrent du temps et de l'espace du monde "réel" qui nous avale et nous recrache en cendres. Une respiration qui s'élève plus ou moins courageusement contre le risque d'être la dernière, avant l'ultime calcination, la réduction en poudre, en atomes...|couper{180}

Carnets | juillet 2021

Avoir envie de ne pas avoir envie

Ouvrir les yeux dans le noir pour trouver la lumière. Oui mais il faut d’abord être certain du noir. Il ne faudrait pas un gris foncé, une sorte d’ersatz. Parce que la nature de la lumière est liée à celle du noir. Avoir envie de de pas avoir envie De choses séduisantes , fausses, déjà vues mille fois… L’étau se resserre Et moi du café pour rester les yeux bien ouverts.|couper{180}