Voir plus loin que le bout de son nez
Une semaine chargée s’achève et mes pensées que j’avais mises en suspens afin d’agir le plus fluidement possible, peuvent reprendre leur cours.
Une exposition collective où se mêlent professionnels et amateurs au centre culturel de Champvillard à Irigny près de Lyon.
Au début tout était flou. Ce projet comme cette nomination soudaine en tant que "commissaire d’exposition" ou "directeur artistique" selon les appellations diverses.
J’avais été à la fois surpris et angoissé que la direction du Centre Culturel m’appelle au téléphone pour me proposer ce projet il y a de cela quelques mois.
Les expositions collectives ne sont pas ma tasse de thé. Je n’y participe que très rarement et la plupart du temps à reculons. Alors que l’on me confie cette mission d’en organiser à la fois la sélection et l’accrochage me semblait tout en même temps insolite, flou et presque ridicule.
Cependant il y a un budget, je serai rémunéré et à cette seule nouvelle je n’étais pas vraiment en mesure de refuser. Il allait même falloir que j’y adhère du mieux possible.
J’ai donc dit oui sans plus réfléchir.
Puis les semaines ont filé comme toujours. La date est arrivée, j’ai retroussé les manches et j’ai pris le volant pour me rendre à la fameuse soirée de sélection des œuvres avec une petite boule au creux de l’estomac.
Qui suis je pour décider de la valeur d’une œuvre ? c’était cette question qui ne cessait pas de revenir en boucle durant le trajet, heureusement suffisamment long pour que je n’y songe plus à l’arrivée.
Entre 16h et 19h ce lundi j’ai vu arriver les artistes avec leurs œuvres sous le bras. 30 participants que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam. Pour la plupart des Irignois, des peintres amateurs et quelques professionnels.
Des choses de tout acabit mais plutôt propres dans l’ensemble que je me suis mis à empiler sur les tables en rédigeant chaque fiche. Peu de conversation avec chacun, juste en revenir aux règles : 4 œuvres pas plus et la vérification du système d’accroche. Ce dernier souvent défectueux.
Puis un ou deux conflits évidemment. Cette femme par exemple qui n’en démord pas de vouloir absolument présenter une série de dix dessins et que je tente de contenir tout en accueillant les autres pour ne pas perdre de temps.
Je vous ai dit 4 c’est 4..
Mais ça n’a aucun sens puisque je vous dit que ces 10 tableaux vont ensemble... et de soliloquer sur l’histoire de chacun. Il y a eut un incendie et mon grand-père a tenté de sauver quelques effets personnels c’est lui là sur ce tableau en paysan, vous voyez que vous ne comprenez rien à mon travail. Il a tenté de sauver la photo de son fils mort à la guerre mais le feu a tout emporté.
Je vous dit 4 c’est 4 madame, je n’en démords pas non plus.
Mais vous ne comprenez rien à rien décidémment.
Non il y a des règles, essayez d’imaginer... 30 participants, 10 tableaux chacun, je les mets où ? sans compter que ce serait injuste pour les autres qui ont joué le jeu vous voyez. ( encore aimable encore poli)
Mais vous ne comprenez rien puisque je vous dit que ces 10 œuvres sont indissociables...
A la fin je dis c’est 4 ou bien vous repartez avec vos tableaux.
et je continue, au suivant, au suivant.
Durant un bref instant ça me rappelle des choses peu agréables vécues en entreprise. L’efficacité, la rapidité de décision, le saquage, le laconisme de rigueur.
Technique ? c’est du pastel bien , le système d’accrochage ce n’est pas ça. Et vous le vendez combien ? quoi ? 20 euros ? vous pensez que c’est bien sérieux ? ça n’a aucun sens de vendre ça 20 euros, mettez 150.
ah bon tant que ça ? mais ça ne va jamais se vendre !
à 20 euros autant le donner vous savez. Et puis quand les choses n’ont pas un prix sérieux, on pense vite qu’elles ont été bâclées, que ça ne vaut rien... vous avez lu mon tutoriel sur comment proposer un prix correct à ses oeuvres ?
...
Normalement tout le monde l’a eut, vous auriez du prendre un peu de temps pour le suivre.
Suivant !
Bon alors d’accord je ne vous en laisse que 8...? c’est mon dernier mot.
4 je vous ai dit pas un de plus.
Soudain une éclaircie, cette femme qui m’apporte 3 œuvres magnifiques, le système d’accrochage est parfait, le prix parait juste, tout roule au poil, l’affaire est réglée en 20 secondes, j’adore...
Et j’ai préparé des textes pour mettre avec les 10 tableaux ça n’a pas de sens vraiment ... je n’écoute plus, c’est une sorte de bruit de fond avec lequel composer. Comme les klaxons de voiture, le cri des martinets, la sueur qui perle dans le dos.
Ces deux femmes la mère et la fille ensuite. Nous avions échangé en amont sur mon compte Instagram. J’avais déblayé le terrain en la rassurant, en donnant des conseils, elle a lu le tutoriel. Je me demandais si elle était jolie. Mais là avec le masque pas le temps de s’attarder. A peine quelques mots échangés : technique c’est de l’acrylique le format, le prix parfait c’est fini, au vernissage alors on aura plus de temps pour discuter...
La femme aux dix tableaux est une sorte de mélange entre madame Mac’Mich et Thatcher. Quelque chose de militaire dans la posture, et cette lèvre inférieure qui baille lorsqu’elle parle comme la semelle d’une vieille godasse. Le fait de trouver une chose risible pour désamorcer le drame fonctionne. Je me détends.
alors ces 4 vous avez fait votre choix ?
Je n’attends pas de réponse je passe à la suite.
3 cadres 80x80 avec un énorme cœur en relief chacun. Lacérés avec je ne sais quel engin les cœurs. Noir c’est vraiment noir et pour agrémenter le tout les mots Réfugiés, émigrés, America pour titre
oh ben ça va plaire à la municipalité c’est certain je pense
Et celui ci je l’offre à la mairie. Un grand format 150x60... on dirait un immense paillasson coloré. je suis un peu salaud évidemment mais lui pas vraiment sympa non plus.
D’accord c’est de la sculpture plutôt non ? Et quels sont les prix ?
Ah mais ils ne sont pas à vendre ! Et le grand là c’est un cadeau pour la mairie...
Il me faut des prix pour les assurances.
Mettez ce que vous voulez ...
vous êtes vraiment rigide ça n’a aucun sens 4 tableaux Regardez si je mets cet afghan en plus à coté ...
Il est beau votre afghan mais il n’a absolument aucun lien avec les autres je dis.
Quoi ? mais vous dites n’importe quoi monsieur avec l’actualité en Afghanistan, vous ne voulez pas de celui là !!!!
Je dois accrocher une exposition madame ça n’a pas grand chose à voir avec l’actualité vous savez
Vous êtes vraiment obtus.
une voix dans ma tête me dit c’est vrai putain tu es vraiment focalisé sur tes 4 trucs... tu tiens à ton putain de cadre hein t’en démordras pas.
Je ris sous cape.
Pour un artiste c’est presque jouissif d’imposer à d’autres cette contrainte.
Mais sans contrainte pas de liberté n’est ce pas, tu te rassures comme tu peux.
Non je ne prendrai pas l’afghan, je vous le dis tout net et sinon vous remballez l’ensemble et allez au diable !
Je dois faire peur un peu aux autres qui ne savent plus s’ils doivent sourire ou grincer des dents.
J’ai envie de me lever et de monter sur la table en criant allez c’est pour rire mettez toutes les merdes que vous voulez on va faire une boucherie. A poil tout le monde !
Un ange passe.
Abattage, 5 artistes en 5 minutes.
Puis une accalmie soudaine. J’entends un oiseau. Envie de fumer une clope, il est pas loin de 18h.
Time break. je me lève , elle me regarde et au miracle enfin je vois les 4 tableaux alignés. Deux dessins deux aquarelles.
Je ne dis rien, je sors pour fumer, pas de quartier.
au loin les collines, les monts du Lyonnais, une vapeur bleutée.
Je savoure bouffée après bouffée. Ca passe vite malgré tout.
donc 4 tableaux sous verre, voyons donc le système d’accrochage ... aie ! ce n’est pas ça du tout.. mais je vais m’en arranger. Ensuite le format, la technique, le prix ?
On est fatigué tous les deux la vieille et moi mais elle veut encore avoir l’avantage ça se voit.
vous êtes vraiment borné elle me dit.
je réponds pas je lui laisse le fameux dernier mot. Quelles soient jeunes ou vieilles ça leur fait tellement plaisir j’ai remarqué.
Puis elle disparait enfin et la pièce reprend ses dimensions naturelles.
Il est presque 19h lorsque la voiture se gare. Un couple franco japonais. Des boites en cartons ... je crains le pire.
Mais c’est magique, la petite dame japonaise extirpe ses objets avec une extrême délicatesse et les place sur la table. L’homme lui tend un tréteau auquel elle suspend des boules constituées de dizaines de fleurs en papier plié.
Je reste bouche bée comme un gamin émerveillé. Une magnifique installation vient de se monter par delà le bout de mon nez.
Le monde au delà devient un peu moins flou. De moins en moins flou.
Une joie soudaine s’empare de nous le courant passe fort et j’ai le sentiment de les connaitre depuis toujours.
Ils sont repartis comme ils sont venus sans rien déranger.
C’était la fin de la journée, de cette première journée. tout était désormais éparpillé dans la salle 111 œuvres au total et une harmonie à découvrir dans tout ce fatras.
J’ai dit au revoir à la personne chargée de refermer les portes du centre car il n’y avait plus personne dans les bureaux.
Puis j’ai repris la route vers chez moi. Après Vienne un long ruban que forme la RN7 et je pouvais voir au loin, très loin comme si l’horizon ne se trouvait plus du tout masqué par le bout de mon nez.
Pour continuer
Carnets | septembre 2021
Celui qui ne voulait pas être pris pour un idiot.
Hier au soir, en rentrant de mes cours, je tombe sur un panneau m'indiquant que l'autoroute est fermée pour cause de travaux. Je dois donc emprunter une autre route, plus longue, pour revenir chez moi. C'est l'occasion d'écouter quelque chose pour passer le temps et je choisis la rediffusion d'une interview de Zemmour par Ruth Elkrief sur YouTube puisqu'elle surgit en premier dans le fil d'actualité. Que penser de tout cela ? Et dans quelle mesure cette interview éveille-t-elle mon intérêt ? Il y a évidemment quelque chose de louche, un peu de voyeurisme sans doute, et aussi certainement une fascination trop exagérée de ma part face à toute manifestation de rhétorique. Mais bon, quoique honteux, je persévère. C'est important d'aller au bout de la honte comme de tout le reste. Comment un journaliste peut-il provoquer autant de tapage aujourd'hui dans la sphère médiatique et politique ? C'est pour moi une énigme en même temps qu'un signe de la médiocrité générale dans laquelle, médiatiquement comme politiquement, nous baignons. J'écoute. Et finalement, c'est intéressant. Car à de nombreuses reprises Zemmour reprend sa consœur en lui disant : « Je ne suis pas un idiot. » Il faudrait donc entendre : je suis intelligent. Les kilomètres défilent. À la sortie de Givors, un lapin en plein milieu de la route, ébloui par les phares. Je ne roule pas vite, j'ai le temps de freiner et de m'arrêter face à lui. Face à face avec le lapin qui finalement s'avère être un lièvre. Tout cela sur un fond de discussion radiophonique. « Mais je ne suis pas un idiot, Ruth Elkrief ! » Le lièvre rejoint le talus et je redémarre doucement. Soudain me revient un paragraphe lu dans un traité de métallurgie chinoise où on trempait les lames des épées dans du sang de lièvre pour leur conférer force et invulnérabilité. « Je ne suis pas un idiot », une fois encore. Quand la journaliste évoque la pensée de Zemmour sur Pétain, celui-ci pète un plomb. « Vous allez pas remettre ça encore une fois, j'en ai marre ! » Bla bla bla, encore pour en arriver à cette antienne une fois de plus. « Mais vous croyez que je suis un idiot ? » Bon. Quelqu'un qui s'efforce de préciser à tout bout de champ qu'il n'est pas un idiot, à mon avis, doit avoir une sacrée trouille d'en être un. Peut-être même un désir inconscient d'être enfin démasqué une bonne fois pour toutes afin de retrouver une certaine sérénité. Tellement la trouille qu'une majorité de ses pensées doit être orientée vers ce but principal. Autrement dit, rien de bien dangereux ni de nouveau. Les voix des deux protagonistes s'amenuisent, j'ouvre la vitre et l'air frais entre dans l'habitacle. J'appuie finalement sur pause. Je suis content de rouler doucement, j'aurais pu écrabouiller un lièvre autrement, ça m'aurait fait de la peine. Puis, de fil en aiguille, mon esprit saute sur le souvenir d'un lièvre d'Albrecht Dürer et je me mets à songer à la Renaissance nordique, puis évidemment à Jérôme Bosch et à son Jardin des délices. Et puis maintenant que je pense à tout ça et que je l'écris pour le comprendre, je me demande si ça me ferait quelque chose encore d'être pris pour un idiot ? La vérité est que je m'en fiche totalement, dans le fond, et ça c'est une sacrée victoire, je trouve, après tant d'énergie dépensée là-dedans à vouloir prouver ceci ou cela, finalement, qu'à moi-même. Du coup, je suis passé au Lacrimosa de Mozart. Je n'ai plus pensé à rien d'autre qu'à regarder la route qui s'enfonçait dans la nuit face à moi.|couper{180}
Carnets | septembre 2021
Le désœuvrement
Si l’oisiveté est la mère de tous les vices, le désœuvrement se retrouve en miroir père de toutes les vertus. De là à en inventer un, magistral, situé dans les cieux, on peut comprendre le cheminement. À condition que vices et vertus aient encore un sens désormais. Si, comme dans ce dessin animé de Tex Avery, le grand méchant loup ne continue pas à courir après un pivert au-dessus d’un précipice, tant il est tenu par l’envie de dévoration. Et quelle différence inventer désormais entre l’oisiveté et le désœuvrement, qui ne mettrait pas en scène la morale à l'aide de ce binôme parental ? L’oisiveté pointerait l’ennui, tandis que le désœuvrement mettrait en exergue une absence, un manque. L’ennui et le manque démasqués. L’ennui et le manque révélés, si on les dévêt des panoplies tissées par la tradition, s'ils ne sont plus des personnages appartenant à une tradition familiale, des marionnettes manipulées par les archétypes du père ou de la mère, si on cessait un instant de les reléguer sur la touche afin qu’un foyer, un monde puisse filer droit ou tourner rond. Une sorte d’apocalypse, si on veut. Car selon ma propre expérience, l’ennui mène à la grâce et le désœuvrement à l’œuvre. C’est-à-dire tout l’inverse de ce que j’aurais appris enfant. Tout l’inverse de ce que toute ma génération aura dû apprendre pour un jour s’en défaire avec plus ou moins de bonheur. Pas étonnant que l’idée de la fin du monde soit si répandue aujourd’hui. Et que l’attente d’une apocalypse, d’une révélation qui va de pair, en fasse languir beaucoup. C’est de tout temps ce pourquoi les nonnes et les moines s’enferment. C’est de tout temps ce que pensent devoir traverser comme un désert les artistes dans l’imagination populaire. Et, comme on le dit aussi : il n’y a pas de fumée sans feu ! Ennui et désœuvrement, le vice et la vertu qu’il faudra traverser pour accueillir dans la coupe vide ainsi façonnée : la grâce et l’inspiration. À la fin on les voit se superposer, ce ne sont que des synonymes, la fameuse corne d’abondance, l’élixir d’immortalité ou de jouvence, toutes les métaphores, les images s’effondrant soudain l’une sur l’autre. S’effondrant comme une ville soufflée par un deus ex machina, tremblement de terre, explosion nucléaire, déluge océanique balayant les immeubles comme des cartes à jouer. Et nous verrons à notre guise l’action de la fatalité, du destin, d’une colère divine, ou de l’absurdité du monde, de la vie. Ce qui, dans le fond, importe assez peu puisque le résultat sera le même : se retrouver nez à nez avec la ruine, avec la désespérance, avec la colère qui souvent en résulte avant de laisser place au deuil puis à la résignation. On ne parle que rarement de ce qui se trouve au-delà de la résignation. On ne parle pas du vide bizarre que celle-ci laisse en l’être face à ses frontières, à la peur et au risque de les enjamber afin d’explorer plus loin. Sans doute parce qu’on se méfie du vide, parce que cette part de nature qui réside obstinément dans le tréfonds de notre humanité refuse toujours ce vide. La nature a horreur du vide, a dit quelqu’un en apercevant le désert qui s’étend au-delà de la résignation, puis il est revenu sur ses pas, a relevé les manches et s’est mis à tout reconstruire à peu près comme avant. Ce que ne font pas les ermites, ni les artistes. C’est dans le désert qu’Isis retrouve chaque morceau d’Osiris démembré, pour qu’il devienne autre chose de différent qu’avant. C’est dans le désert que Moïse est interpellé par un buisson ardent et qu’il ne pourra du coup plus jamais mourir. Car peut-on mourir une fois que l’on est monté au ciel comme Isaïe ? C’est dans le désert que la mort et l’immortalité perdent aussi leur différence, que la dualité tombe. Le désert alchimique, lieu de la fusion et de toutes les métamorphoses. Pour indiquer qu’on peut tirer partie du destin, de la fatalité, et que tout antagoniste est nécessaire dans la grande histoire du monde, de la vie, de nos vies individuelles qui paraissent si dérisoires. Mais rien n’est dérisoire et rien n’est important vraiment, et c’est par cette traversée double et trouble de l’ennui et du désœuvrement que ces deux mots sont décalaminés de leur gangue de poncifs. Qu’au final ce ne sont plus que des mots dans un livre que l’on regarde presque avec nostalgie en feuilletant les pages. On pourrait en venir à espérer l’autodafé si cette nostalgie nous emportait. Si on n’y mettait pas un oh là ! Cet élan en arrière quand on touche sa propre âme à présent. Ce cadeau spontané ne serait-il pas grec ? On se méfie encore par réflexe alors qu’il faut se jeter à corps perdu dans la grâce, dans l’inspiration, dans l’œuvre. Le désœuvrement, ce n’est peut-être que cela : de la méfiance. Cette méfiance qu’une partie de nous utilise pour ne pas disparaître totalement dans ce qu’elle croit être une fin définitive, irrémédiable. Elle dirait alors : tant que je me méfie, je suis en vie, alors que la grâce et l’inspiration proposent tout le contraire : la mort c’est la vie. Mais quelqu’un s’obstine encore à poser des si par-ci par-là... Si je meurs, je renais, comme on tente de contrôler le hasard avec une martingale... C’est parce qu’ils n’ont pas encore osé franchir la frontière de la résignation, ils négocient avec le douanier, ils soupèsent et supputent encore. Le douanier, quant à lui, connaît bien toutes les ficelles. Il les regarde et il se tait, ils peuvent bien gesticuler, murmurer, hurler, chanter même s’ils le veulent. Cela ne changera rien. Et puis un jour, cela se termine, la douane s’évapore, le douanier aussi, la résignation, le désert, bref tout ce sur quoi on s’appuie sans relâche pour ne rien changer complètement, pour ne pas s'égarer, se perdre, disparaître, tout cela, on ne s’en souvient même plus. Il n’y a plus que le moment présent qui se vit lui-même en tant que grâce ou œuvre. Mais ce ne sont encore que des mots. Et ce ne sont pas les mots qui libèrent, "sauvent" de l’ennui et du désœuvrement. D’ailleurs, tant que l’on pense à se libérer, à se sauver, c’est qu’on pense encore trop être enfermé. Et oui, on a besoin de penser enfermement pour parler de liberté. Comme on a besoin d’évoquer le désœuvrement comme pour se préparer à l’œuvre à venir.|couper{180}
Carnets | septembre 2021
Ecrire un texte de présentation pour une exposition
Nous l’avions évoqué et je l’avais mise de côté soigneusement, cette idée de texte de présentation à proposer au catalogue en même temps que la liste des œuvres avec leurs prix. Cette gêne d’expliquer la peinture à l’écrit comme à l'oral, aussi étonnante que soudaine, me cueille. Cet écueil dans la navigation pas si tranquille vers l’exposition, sans doute en suis-je l’inventeur, pour ne pas dire le responsable. Il me faut des écueils régulièrement pour échapper aux langueurs monotones de l’automne. En été aussi, en toute saison. Sans l’écueil, pas de sensation de danger ni de naufrage, autant dire pas d’aventure. Sans écueil, pas de créativité non plus. Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai écrit ce texte. J'ai cru à une tendance masochiste durant ma jeunesse. Mais je crois que c'est plus poétique que ça, c'est dans un lieu situé avant toute psychologie. Et je vois bien qu'un préambule est nécessaire au préambule encore, pour retarder l'instant. L'instant d'évoquer ce voyage intérieur. Une série de leviers que je mets en place souvent inconsciemment pour finalement être prêt dans l'instant à soulever un monde qui ne serait qu'empêchement, ajournements, ennui, gravité ou pesanteur. Sans y penser à cet instant, c'est-à-dire sans barrière. L'essence ne suffit pas, il faut atteindre sans y penser à la quintessence. Celle qui n'appartient à personne et que tout un chacun retrouve dans l'intime. Parfois, justement lorsque j'y pense, je me dis : quelle exigence ! et plus encore lorsque j'y pense : quelle prétention, quelle vanité. Voilà la pensée qui ne pense qu'au risque et au danger et surtout invente mille façons toujours de s'en prémunir. Ça ne sert à rien d'aller contre non plus, de s'opposer. Il faut prendre cette pensée comme elle vient. La sagesse de la peur vaut bien la sagesse du risque, de l'audace au bout du compte. Ce qui est important c'est de ne pas perdre de vue l'unité. À quoi sert de voyager ? sans doute à la même chose que peindre, écrire, danser, rêver, et j'ai beau scruter l'horizon dans toutes les directions, je ne vois pas plus de raison que de destination précise. J'irais plus loin encore, À quoi sert de voyager ? puisqu'à chaque fois que l'on pense atteindre quelque chose, un pays comme un tableau, on n'en finit pas avec l'envie d'aller plus loin. À quoi sert de voyager alors ? peut-être à observer le cheminement du désir, apprendre à le connaître, faire un avec lui comme avec soi-même. Mon grand-père maternel était Estonien et il s'est rendu à Saint-Pétersbourg pour apprendre la peinture, parce qu'à l'époque il n'y avait rien d'aussi prestigieux en Estonie pour étudier l'art. Ce voyage intérieur commence ainsi, avec le départ d'un jeune homme que je n'ai jamais connu depuis son village vers une grande ville étrangère dans laquelle il se sent étranger. Cette sensation d'être étranger, je me suis toujours demandé pourquoi je l'éprouvais autant, étant né en France ? Je n'avais aucune raison valable de l'éprouver de manière si aiguë. Avant même de toucher un pinceau, d'imaginer devenir peintre moi-même, j'avais dans le sang ce legs de l'étrangeté d'être au monde comme un petit provincial découvre une capitale qui le subjugue. Cette étrangeté, ma mère m'en parlait, elle était peintre aussi. Elle avait les yeux gris bleus comme mon grand-père, comme moi-même, ce lien du regard en silence nous unit encore tous au-delà des séparations, des disparitions, un gris bleuté comme un ciel que j'imagine très bien au-dessus des villages d'Estonie. Un gris bleuté de la Baltique avec ça et là quelques lueurs d'orangers issues des profondeurs échappées de l'ambre. L'orange et le bleu que j'utilise souvent dans mes tableaux. L'héritage, c'est cette histoire constituée de bribes que l'on passe un temps infini à mettre bout à bout, des bribes souvent éparses, rien de vraiment ordonné, c'est une navigation aussi pour s'orienter à travers tout cela, pour s'orienter dans quelle direction ? Il y en a tant qu'on serait bien en peine d'en choisir une qui ne s'évanouisse pas soudain, remplacée par une autre tout à coup. Il y a autant de destinations possibles que l'imagination voudra bien en fournir. Peut-on faire confiance à l'imagination ? Parfois oui, parfois non. Parfois elle nous trahit aussi. Mais faut-il lui en vouloir pour autant ? Cette trahison elle-même ne fait-elle pas partie intégrante de ce voyage, de cette navigation ? Les plus célèbres navigateurs partaient autrefois en quête de destinations comme l'Inde et tombaient sur les Amériques. J'ai toujours conservé en mémoire ce genre d'anecdote. Que le but était un moteur de l'action mais qu'il était rarement sa véritable finalité, en tous cas pas de façon droite, directe, mathématique. Il fallait étudier la courbe, l'enseignement inscrit dans son cheminement sinusoïdal, ses méandres, j'allais dire sa féminité. Il fallait aussi étudier l'art de traverser les labyrinthes en lâchant les traités, les conseils, et faire sa propre expérience de l'égarement. Intuitivement je crois que j'ai toujours su qu'il se cachait un savoir perdu dans l'expression "passer du coq à l'âne" aussi bien que dans le jeu de l'oie. Deux cases en avant, quatre en arrière. Comme si cette expression comme ce jeu attiraient parfois l'attention sur la notion d'espace et de temps d'une façon bizarre. En tous cas bizarre pour moi. Lorsque j'étais frappé par cette curiosité, je m'en ouvrais à mes parents, à mes camarades et j'avais en retour des réflexions qui portaient sur le temps que je perdais à penser à ce genre de choses plutôt que de faire mes devoirs ou participer à des jeux collectifs. Passer du coq à l'âne, je n'ai jamais cessé de le faire toute ma vie par curiosité, par obstination, par dépit, et aussi pour voir, comme on dit au poker. Il y a quelque chose de désagréable pour un esprit façonné par la langue française, c'est ce que le Français nomme la sensiblerie. Et qui représente une exagération du sentiment, souvent considérée comme de la fausseté. Cette soi-disant sensiblerie, pour avoir voyagé de par le monde aussi, je l'ai retrouvée à l'état brut, intacte, dans de nombreux pays, cette gentillesse, cette absence de crainte à manifester l'émotion, le sentiment, et souvent dans des pays que nous considérons comme violents, dangereux, pour ne citer que l'Iran ou l'Afghanistan, le Pakistan, violents ou barbares... alors que si l'on connaît un tant soit peu l'histoire, ils furent à la pointe durant longtemps de l'intelligence humaine, en matière de science, de technique, de littérature, d'art. Ce voyage intérieur évoque donc toutes ces pensées, tous ces rêves, toutes ces interrogations traversées dans l'instant de la peinture, dans le mouvement de la peinture, dans le dialogue entre le tableau et le peintre, ce sont à chaque fois des conversations silencieuses, c'est-à-dire qui ne s'appuient ni sur les mots ni sur les pensées pour échanger. Non pas que mes tableaux relatent quoi que ce soit, je crois que c'est l'ensemble de tous ces tableaux qui montrerait l'unité vraiment de mon propos quant à ce voyage intérieur. Ce travail continuera à s'affiner dans sa proposition, certainement à la fois quant à la notion d'espace dans lequel le faire exister et aussi quant à la sélection des œuvres. Le but étant de m'approcher au plus près de la clarté que je perçois à travers lui. Je suis aussi de mon époque, celle où l'attention ne dure qu'un déjeuner de soleil, où l'attention par un phénomène de zapping est attirée de tous côtés. Mon travail évoque ceci également, non pas en pointant du doigt ce phénomène comme néfaste, mais en essayant d'en tirer des leçons, des enseignements. Si l'attention devient vulnérable à ce point, c'est peut-être qu'elle n'est plus si utile qu'on l'avait imaginée utile jusque-là. C'est qu'il faut faire appel à autre chose pour s'orienter dans le monde. Le danger est toujours présent et le sera sans doute toujours en ce qui concerne le détournement d'attention vers un profit. Sans doute parce que la notion de profit et d'attention sont directement reliées. En tant que peintre, mon but ne peut être que le partage de mon travail de peintre, et si je dois parler de profit et d'attention, c'est pour vous attirer vers quelque chose d'intime que nous partageons tous, quelque chose de simple qui serait le plaisir de voyager, de découvrir, le plaisir de vivre, sans trop de tapage, disons-le, une célébration. La peinture, c'est mon pays, pour reprendre la phrase de Gilles Vigneault, ce voyage c'est aussi un voyage dans la peinture par elle-même, si je peux dire, étant donné la nécessité d'absence et d'oubli que j'ai peu à peu découverte afin de disparaître pour la laisser s'exprimer.|couper{180}