Tout part d’un malentendu, un de ceux qui ne se voient pas tout de suite. Au début, ils avancent ensemble comme sur une mer calme, on se dit que ça va tenir, que les petites phrases mal ajustées finiront par se rattraper, que “je t’aime” veut dire la même chose des deux côtés. Puis un soir, dans la cuisine, au milieu d’une phrase anodine, il comprend qu’ils ne parlent plus de la même chose. Elle dit “je n’en peux plus”, il croit d’abord à la fatigue du jour, au travail, avant de voir son regard posé ailleurs, au-dessus de son épaule, comme si tout était déjà décidé. La discussion ne monte même pas en éclat. Les mots s’empilent mal, se contredisent, s’annulent, et quand la porte se referme derrière elle, il reste dans le couloir avec une veste à la main, sans avoir eu la présence d’esprit de la rattraper. Les jours qui suivent sont secs. Le téléphone posé sur la table, qu’il consulte trop souvent, les messages qu’il ne renvoie pas, les phrases qu’il écrit puis efface, tout cela l’énerve. La tristesse se resserre, tourne, se fixe, et au bout d’un moment c’est de la haine qui remonte, une haine lourde, collante, dirigée contre elle, contre lui, contre ce qu’ils ont fabriqué à deux. Il repasse en boucle les scènes les plus banales, un repas, une soirée, un trajet en voiture, et dans chacune il se découvre des lâchetés minuscules : un silence quand il aurait pu parler, un sourire pour faire passer autre chose, une manière de se défiler. À force, c’est surtout contre lui qu’il en veut. Les jours s’alignent, les mêmes gestes se répètent, il va travailler, revient, mange, dort mal. Son visage dans la glace lui paraît à la fois bouffi et vidé. Les souvenirs de la vie à deux se mettent eux aussi à perdre leurs contours, comme des photos mal développées : il ne reste plus net que ce qu’il juge idiot, les scènes où il surjouait la confiance, où il croyait encore qu’il suffisait de “vouloir que ça marche” pour que ça marche. Un matin, très tôt, alors qu’il pense être encore en plein milieu de la nuit, un oiseau se met à chanter sous la fenêtre. Il ouvre les yeux sans comprendre d’où vient le son, reste un moment immobile sur le lit, puis se surprend à suivre le motif en sifflant à mi-voix. C’est presque ridicule, mais il continue, le temps d’un refrain. Quelque chose, dans la poitrine, se desserre un peu. Il se lève, pieds nus sur le carrelage froid, traverse le couloir. La cuisine est en désordre, la table encombrée, mais la cafetière est là, à sa place. Il sort le filtre de son emballage, le pose, verse le café moulu à la cuillère, tapote légèrement pour l’égaliser, remplit le réservoir d’eau au robinet en regardant le niveau monter dans le plastique transparent. Il enclenche le bouton. La machine se met à vibrer, un grondement sourd d’abord, puis les premières gouttes tombent dans la verseuse, sombres, épaisses, avec cette odeur qui, d’un coup, remplit la pièce. Il reste debout à côté, les mains posées sur le bord du plan de travail, à regarder le liquide brun monter. Le chant de l’oiseau vient encore par vagues du dehors. Quand la machine s’arrête, il se sert une tasse, la porte à ses lèvres. Le goût est un peu trop fort, légèrement amer, mais il le boit quand même, par petites gorgées. Ce n’est pas le bonheur, ce n’est pas une révélation, juste un moment précis où le malheur se tient à distance, dans l’autre pièce. Dans la cuisine, il y a lui, l’oiseau, une tasse chaude dans la main, et ce café qui lui rappelle qu’il est encore capable de se lever, de remplir un réservoir, d’attendre que quelque chose infuse.
illustration huile sur toile pb 2019