Il lui arrive de passer d’un onglet à l’autre sans vraiment s’en rendre compte. Sur l’écran, en haut, trois pastilles ouvertes : un site de meubles en promo, une plateforme de vente d’art contemporain, une page porno qui s’est lancée toute seule après la vidéo précédente. Dans la fenêtre du milieu, un canapé gris clair au nom imprononçable, promesse de confort et de vie rangée ; dans la suivante, un tableau décrit comme « pièce unique, acrylique sur toile, geste spontané », avec un petit cœur à cliquer ; dans la troisième, un corps nu déjà prêt, déjà cadré, déjà en train de faire ce qu’il est censé faire. Il regarde, scrolle, compare, sans sentir le moment où il passe du canapé au tableau, du tableau au sexe. Les trois interfaces se ressemblent : vignettes alignées, suggestions en bas, historique, boutons « ajouter au panier », « favori », « regarder plus tard ». Il se surprend à chercher, pour la peinture, la même secousse rapide que pour la vidéo, quelque chose qui fasse monter un peu le rythme cardiaque, qui coïncide exactement avec ce qu’il croit vouloir au moment où il clique. Quand une image ne lui « parle » pas tout de suite, il la chasse d’un geste du doigt et la plateforme lui en propose une autre, puis une autre encore, inlassable. Au musée, il n’y va presque plus. La dernière fois, il avait erré devant des toiles anciennes avec la sensation d’être revenu dans un grenier poussiéreux, au milieu de meubles trop lourds. Les autres visiteurs prenaient des photos avec leurs téléphones, se tenaient à distance des cadres, hochaient la tête d’un air entendu. Lui s’était retrouvé planté devant un nu académique, une femme allongée sur un drap blanc, éclairée comme il faut, et il avait senti qu’il ne voyait plus rien. Ni désir, ni mystère, seulement la superposition de tous les nus déjà vus en ligne, compressés en un seul. À la maison, le désir arrive par flux, par colonnes de vignettes, par listes. Quand il ouvre un site d’art, la même mécanique se met en marche : il agrandit une image, la referme, passe à la suivante, jusqu’au moment où une peinture lui « fait quelque chose » et il reconnaît aussitôt cette poussée brève, presque sexuelle, qui lui donne envie de cliquer sur « acheter » avant même de savoir où il l’accrocherait. Il imagine parfois une autre manière de faire, un art vendu comme un médicament. Au lieu des grandes salles blanches et des vernissages, la pharmacie du coin, néons, file d’attente, odeur de désinfectant. Entre les préservatifs et les vitamines, un rayon avec des boîtes de petites images comprimées, sur lesquelles on lirait « choc esthétique léger », « émotion forte à libération prolongée », « contre-indications : sujets allergiques au doute ». Il entrerait, prendrait sa boîte d’art comme il prend un anti-inflammatoire, la poserait sur le comptoir avec le reste, paierait, glisserait le tout dans le même sac. Le soir, il avalerait sa dose pour voir si quelque chose bouge encore à l’intérieur. Ce qui le travaille, c’est le moment d’après. Quand la vidéo est terminée, l’écran retombe en liste, la peau refroidit, la main colle un peu. Quand le colis arrive, qu’il déballe la toile, qu’il l’accroche en vitesse au-dessus du canapé gris, il sent la même petite chute : pendant quelques jours, il passe devant, la regarde, attend confusément que quelque chose se déplace, puis le tableau se met à faire partie du mur. Il continue pourtant d’ouvrir des onglets, de scroller, de comparer, parce qu’il ne sait pas quoi faire d’autre. Il fait partie de ces gens qui sentent bien que ni l’éjaculation ni le paiement ne règlent quoi que ce soit, que derrière la fatigue du corps et le coup de carte bleue il reste une zone sombre où le désir tourne en rond, sans cible claire. C’est peut-être là que l’art devrait aller, pense-t-il parfois, dans cet endroit où aucune plateforme ne peut proposer « des œuvres similaires », mais il ne voit pas comment y accéder autrement qu’en fermant l’ordinateur et en restant un moment dans le silence, les mains vides.
Illustration Tableaux inachevés , huile sur panneau de bois, pb 2019