20 mars 2025
Il y a un truc qui s’est déplacé. C’était net, avant, dans les histoires fantastiques. Une apparition, une ombre derrière la porte, une silhouette là où il ne devait y avoir personne. Un surgissement. Aujourd’hui, c’est autre chose. Ça travaille autrement. Ça n’arrive plus en un coup, en un basculement. C’est déjà là, en filigrane, dans le quotidien, dans les gestes, dans ce qu’on croit connaître et qui, d’un coup, n’est plus si sûr.
C’est la maison, qui commence à poser problème. Elle fait du bruit, elle respire. Pas besoin de fantômes, pas besoin d’entités. L’angoisse est là dans le mur, dans les angles morts, dans la façon dont la lumière glisse sur le parquet. La Maison des Feuilles, c’est exactement ça : un escalier qui s’allonge alors qu’il ne le devrait pas, un couloir qui s’étire, et soudain plus personne ne sait comment sortir.
C’est aussi le travail, les visages dans l’open-space, trop lisses, trop symétriques. Des détails qui dérangent. On ne sait pas pourquoi, mais c’est là. On sait qu’on ne devrait pas poser la question. On sait qu’on ne veut pas savoir. Brian Evenson fait ça très bien. Des nouvelles où les choses ne sont jamais vraiment dites, où ce qui est inquiétant n’a même pas besoin de se montrer.
Et puis il y a la ville, le métro, la foule. Ça parle un peu trop bas. Un regard qui dure un quart de seconde de trop. Un message qui arrive sur le téléphone, un numéro inconnu, un simple “je sais”. Aucun contexte, pas d’explication. Black Mirror a joué là-dessus. Le malaise au creux des objets du quotidien. Un téléphone, une appli, un message vocal laissé par un mort. L’angoisse sans artifice.
Parce que c’est ça, le fantastique contemporain. Ce n’est plus un démon dans un miroir, ce n’est plus un vampire derrière la porte. C’est un doute. Une fissure dans la perception. Quelque chose qui n’a pas besoin de se montrer pour exister. Un écart qui s’installe, sans prévenir. Et qui ne repart plus.
Ça commence comme une blague, un mème sur un forum, une photo de bureau déserté, murs jaunes, lumière crue. Ça pourrait être une arrière-salle d’entreprise fermée depuis vingt ans, une moquette qui a pris l’humidité. Rien. Pas un bruit, sauf ce bourdonnement d’électricité dans les néons. Juste un espace où tu n’es pas censé être.
On dit que tu y arrives par accident, comme si tu glissais entre deux pixels du réel. Il suffit d’un moment d’inattention, d’une porte ouverte au mauvais endroit. Et puis, plus rien. Les Backrooms t’avalent. Tu marches, les couloirs se répètent, tous identiques, jusqu’au vertige. Aucun point de repère, pas de fenêtres. Un sentiment de déjà-vu qui tourne mal. C’est trop lisse, trop grand, trop vide. Comme si quelqu’un avait effacé ce qu’il devait y avoir.
Ce n’est pas une histoire avec une trame. C’est une sensation, une menace sans visage. Et c’est pour ça que ça marche. Parce que l’angoisse, maintenant, elle est là où on ne l’attend pas. Pas de fantômes, pas de créatures qui sortent du noir. Juste un endroit qui n’a pas de raison d’être.
C’est la peur du vide, mais un vide qui s’étire. Une absence qui devient tangible. Tu te demandes depuis combien de temps tu marches, pourquoi l’air sent ce mélange de poussière et de moisi. Tu essaies de te rappeler comment tu es arrivé là. Tu ne trouves pas.
Le fantastique d’aujourd’hui, c’est ça. Plus besoin de surgissement, plus besoin de choc. Juste une dislocation de l’espace, une logique qui se dérègle. Tu crois que tu peux retrouver la sortie. Puis tu te rends compte que tu ne sais plus comment tu es entré.
Et ça, c’est pire que n’importe quel monstre.
illustration : PB/ Boissy-Saint-Léger,RER 1982
Pour continuer
Carnets | mars 2025
31 mars 2025
Invasion visqueuse Stupéfiante, la vitesse du glissement. Comme une trappe qui s’ouvre sous les pieds : on croyait marcher sur du béton, c’était de la vase. D’un instant à l’autre, ça bascule. L’horreur s’écoule dans le grotesque, l’un nourrit l’autre, et ce qui monte alors, ce n’est pas la peur, non, c’est une nausée rampante, acide, tenace. Une marée interne. Le monde régurgite. Et moi, aspiré. Le fil d’actualités — un effleurement suffit. L’écran s’allume — ils sont déjà là. À cracher. Leur lumière sale. La voix dans les haut-parleurs vous injecte la lie du siècle. Alors je ferme. Je m’évide. Je m’extrais. Citadelle bricolée : un livre, un crayon, des pas réguliers sur le trottoir mouillé. Rien d’autre. L’occupation ? Elle est douce, elle est flasque. Un silence de feutre. Pas de bottes. Pas de cris. Juste une présence qui vous imprègne. Et on l’appelle comment ? « Nazie », faute de mieux, faute d’un mot plus précis. Parce que le vieux mot fait encore peur. Il sent encore quelque chose. Mais qui croire ? Pas eux. Surtout pas eux. Ceux qui protestent à grands gestes, ceux qui jouent l’alternative comme on jouerait un rôle. Mêmes ficelles, même théâtre. Même odeur. Et là-haut ? Ils rigolent, eux. Ils attendent que ça se crève, que ça suppure. La Bourse, le Golem financier. L’Intérêt calculé à la décimale. Ça ronge, ça digère. Et en renfort, les machines. L’algorithme. Froid, parfait, sans faute ni foi. Ils n’ont plus besoin de nous haïr : ils n’ont même plus besoin de nous voir. Et moi, là-dedans ? Parano ? Peut-être. Mais si la lucidité était aussi vérolée que le reste ? Si cette impression d’y voir clair n’était qu’un résidu du même venin ? La lumière elle-même falsifiée. Étiquetée. Capitaliste, marxiste, maoïste — étiquettes délavées sur des bocaux vides. Alors je serre. Je ferme. Le dedans. Le petit. Le net. Le chaud. Le seul possible. sous-conversation — …c’est là, oui… ça suinte… — ne pas penser, surtout pas penser… — regarde pas, regarde pas, regarde pas — mais si tu vois ! tu vois trop bien justement… — non c’est trop, c’est trop… — boue chaude… dans les veines… pas dehors, non… dedans… — ferme. — plus fort. — encore. — tiens-toi. — les objets… un ordre… ne plus vaciller… — mais ça appuie, tu sens ? sur les tempes, sur la cage, partout… — et eux, là… — ils savent ? — ils attendent. — ils veulent que tu exploses. — que tu y crois. — ou que tu n’y crois plus. — ça revient au même. — chute. — silence. — c’est eux qui parlent dans ta tête. — ou bien c’est toi ? — impossible de trier maintenant. — ça devient visqueux. note de travail – Entrée clinique n°317 : « Celui qui se referme » Patient : non identifié formellement, se présente sous la forme d’un texte à la première personne – fragments de carnet, rythme irrégulier, ton inquiet. Date de la séance : inexacte, mais contemporaine d’un état du monde saturé d’écrans, d’ondes, de chiffres. Il vient sans venir. Il s’écrit, plutôt. Se déploie sur la page comme un filet de voix dont les contours restent flous. Ce patient-là ne me parle pas : il s’adresse au vide, ou à lui-même, ou à une présence qu’il suppose hostile – société, machine, voix médiatique – il n’est pas certain. Son discours oscille entre l’indignation lucide et l’implosion paranoïde. Il dit que le monde va trop vite. Il dit que le grotesque et l’horreur s’échangent comme des fluides. Il dit que tout cela le dégoûte, physiquement. Ce n’est pas une métaphore : il parle de nausée, de gorge serrée, de marée qui monte. Comme si penser le monde aujourd’hui équivalait à l’ingérer de force. Ce que je note – et qui m’interpelle – c’est sa stratégie de survie. Il se replie. Il cartographie son espace de respiration comme on poserait des amulettes : le crayon, la page, le rangement, la marche. Des rituels simples, rassurants. Il ne cherche pas la guérison, ni même la compréhension. Il cherche à tenir. Mais alors, moi, là-dedans, que suis-je ? Je veux dire : moi, analyste, lecteur, scripteur de notes ? Je suis le témoin d’une subjectivité qui se défend comme elle peut, mais qui doute déjà de ses propres défenses. Quand il parle de lucidité, il dit qu’il la hait. Qu’elle est peut-être elle-même une émanation du système qu’il vomit. Il commence à douter de la seule chose qui le tenait debout : son regard critique. Et c’est là que je vacille. Car je le comprends trop bien. Il y a chez lui un refus de la folie spectaculaire – celle qui s’agite dans le vacarme politique, dans les flux algorithmés, dans les postures d’opposition recyclée. Mais il n’est pas pour autant indemne. Il se méfie de tout, même de ses propres pensées. C’est un homme qui vit sous scellé, dans une conscience à double fond. Ce qui m’émeut (car j’ai le droit, je ne suis pas que psy), c’est qu’il ne cherche ni à convaincre ni à séduire. Il n’est pas poseur, il est usé. Il écrit pour se taire un peu mieux. Il parle pour ne pas exploser. Alors, faut-il diagnostiquer ? Si oui, alors disons : paranoïa diffuse à composante dépressive, défense obsessionnelle par la ritualisation du quotidien, tendance à la déréalisation exacerbée par la surstimulation médiatique. Mais si je suspends le geste médical, si j’écoute au lieu de décrypter, alors je dirais qu’il est… contemporain. Lucide jusqu’au malaise, et pourtant encore capable de gestes minuscules pour rester vivant. Et peut-être que ce refus de la normalité est, paradoxalement, la forme la plus poignante de santé mentale aujourd’hui.|couper{180}
Carnets | mars 2025
30 mars 2025
Porte refermée. Soulagement. Le dibbouk n’a pas attendu : il s’est mis à tournoyer, cabossé, ravi. « On va s’en mettre jusqu’au collet », qu’il a dit. Moi, j’avais juste faim. Une faim grise, logistique. Chez l’épicier turc : lamelles de kébab surgelées, les mêmes que la dernière fois. Trois baguettes chez le boulanger. Congélation immédiate. Prévision : quatre jours de paix. « À nous deux », j’ai soufflé — pas à lui, évidemment. Ensuite ? Rien. D’abord rien. Allumé la télé. Noir et blanc, Gabin-Bardot. Vieillerie datée. Mon père, un peu. Les expressions : « ma petite fille » — insupportable. Sommeil. Réveil 17 h. Écriture. Lecture : Le Roi des Rats, Miéville. Le concept de dibbouk s’effondre, comme tout le reste. Pas surpris. Ou alors juste pour la forme. Puis la sonnette. Frisson. Recommandé ? Non. La mère de L. Venue s’excuser. Négociations. Diplomatie de palier. Accord trouvé : L. viendra le mercredi, 13 h 30 à 14 h 30. Avec sa sœur. Et moi, je referme. Je range. Je note. Je respire. C’est déjà pas mal.|couper{180}
Carnets | mars 2025
Moments et traversées du temps michaldiens
Des arrachements à l'idée du temps, du moment en les traversant, les retraversant, dans l'immobilité de l'écriture. Le texte se nourrit journalièrement, ne pas hésiter à y revenir.|couper{180}