
Je suis en train de lire ces histoires étranges d’Ambrose Bierce, et presque aussitôt, une sensation familière me traverse : un retour en arrière, une réminiscence de mes années d’adolescence, lorsque je découvrais Maupassant avec fascination. Ses nouvelles fantastiques, pleines d’incertitude et de vertige, m’avaient marqué profondément. Ici, dans ces pages signées Bierce, je retrouve ce même frisson, cette même frontière trouble entre le rationnel et l’inexplicable.
Je me demande alors : Bierce a-t-il lu Maupassant ? Sans doute. Comment aurait-il pu l’ignorer ? La réputation du Normand avait traversé l’Atlantique, et ses nouvelles, en particulier Le Horla, étaient lues et commentées bien au-delà des cercles littéraires français. Bierce, polyglotte et fin connaisseur de la littérature européenne, aurait facilement pu tomber sur ces récits d’angoisse et de folie progressive.
Les similitudes sont troublantes. Maupassant et Bierce explorent tous deux la fragilité de la perception humaine, cette capacité qu’a l’esprit à vaciller devant l’inexplicable. Chez Maupassant, l’angoisse surgit de l’intérieur, un malaise qui envahit peu à peu le personnage et le lecteur. Chez Bierce, la mécanique est plus brutale, plus tranchante, mais l’effet reste le même : une ironie macabre où le surnaturel n’apparaît jamais sans un sous-texte cruel. Un salut glacial rappelle les visions fantasmagoriques du Horla ; Une arrestation joue avec la justice implacable des morts, tout comme La peur de Maupassant joue avec la culpabilité et la hantise.
Mais il y a une différence notable : là où Maupassant s’ancre dans un univers feutré, marqué par la bourgeoisie et ses tourments psychologiques, Bierce est un homme de la guerre, du sang, de la poussière et de la violence de l’Amérique du XIXe siècle. Ses récits de fantômes portent l’empreinte de la Guerre de Sécession, du chaos, et d’une ironie plus sèche, plus acérée.
Ainsi, si Bierce a peut-être lu Maupassant, il n’a pas simplement imité, il a adapté. Il a injecté dans le fantastique une noirceur particulière, une fatalité propre à son époque et à son pays. Lire Bierce, c’est donc comme lire Maupassant après un passage sur les champs de bataille : l’angoisse n’est plus seulement intérieure, elle est aussi le produit d’un monde brutal et sans pitié.
Et moi, refermant ce recueil, je ressens cette étrange impression d’avoir traversé un pont entre deux continents, entre deux sensibilités. Un dialogue muet entre deux écrivains qui ne se sont jamais rencontrés, mais dont les ombres se croisent quelque part, dans les méandres d’une nouvelle à chute, au détour d’un frisson partagé.
Mais cette parenté littéraire, qui me frappe aujourd’hui, aurait-elle eu la même force si j’avais vécu à une autre époque ? Il est fascinant de constater que ces nouvelles, autrefois si percutantes, ont fini par lasser. Trop de chutes, trop de surprises attendues, trop de mécaniques usées par la répétition. Lorsque Bierce et Maupassant écrivaient, ce type de récit était encore un terrain d’expérimentation, une manière novatrice de jouer avec la perception du lecteur. Mais à mesure que les nouvelles à chute se sont multipliées dans les magazines et journaux, elles ont perdu leur singularité, devenant des exercices de style prévisibles. Peut-être est-ce cela, finalement, qui fait que lire Bierce et Maupassant aujourd’hui conserve un goût particulier : nous savons que nous nous aventurons dans un territoire où la surprise a pu être galvaudée, et pourtant, dans leurs mains, elle garde encore cette puissance troublante, cette façon unique de nous arracher au réel pour nous plonger dans un vertige inquiétant.
Alors, que reste-t-il aujourd’hui de l’histoire fantastique ? À quoi ressemble-t-elle dans un monde où l’étrange est omniprésent, où la fiction a été bouleversée par tant d’expériences narratives ? Les formes contemporaines du fantastique ne reposent plus uniquement sur l’effet de chute, mais jouent avec le doute, l’inachèvement, la multiplicité des interprétations.
Des auteurs comme Jorge Luis Borges ont réinventé la nouvelle en intégrant le fantastique dans des structures labyrinthiques, où le surnaturel n’est pas un simple coup de théâtre, mais une énigme qui se propage à toute la narration. Dans Fictions, des récits comme La loterie à Babylone ou Tlön, Uqbar, Orbis Tertius brouillent la frontière entre réalité et illusion d’une manière qui aurait certainement fasciné Bierce.
Julio Cortázar, dans Fin d’un jeu et Bestiaire, fait basculer le quotidien dans l’inquiétante étrangeté, avec des récits où l’étrange surgit sans explication, s’insérant subtilement dans le réel. Italo Calvino, lui, joue avec les structures narratives, comme dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, où la fiction devient elle-même un piège.
D’autres voix contemporaines poursuivent cette exploration : Brian Evenson, avec Fugitives, explore un fantastique minimaliste et brutal. Angela Carter, dans La Compagnie des loups, revisite les contes en leur insufflant une étrangeté troublante. Laird Barron, quant à lui, réintroduit l’horreur cosmique chère à Lovecraft, tout en la teintant d’un réalisme oppressant.
Le fantastique contemporain ne repose plus tant sur la surprise finale que sur une expérience immersive, une montée en tension progressive où le réel devient incertain. La frontière entre réalité et fiction s’efface, nous plongeant dans un vertige d’autant plus troublant qu’il ne cherche plus forcément à nous surprendre… mais à nous envelopper insidieusement.
Je referme ces pages et me demande : dans un siècle, quels écrivains redécouvrira-t-on avec ce même sentiment de familiarité troublante ? Illustration : John Herbert Evelyn Partington — Ambrose Bierce