Quand on est enfant, on ne lit pas des histoires, on les traverse. Elles sont l’espace et nous sommes la matière qui s’y déplace sans distance. Ce que dit le conte est vrai puisqu’il le dit. On ne s’interroge pas sur l’armature narrative, on ne dissèque pas la mécanique du sortilège, on ne soupèse pas la vraisemblance. Il était une fois, et nous voilà ailleurs, sans plus de préambule ni d’inquiétude.

Puis vient le temps du soupçon. L’adhésion spontanée se délite sans qu’on y prenne garde. On prend l’habitude de lire en marge, en critique, en analyste. On traque l’artifice, on soupçonne la structure, on soupèse la crédibilité. On tourne les pages en veilleuse, à demi-prêt à interrompre l’illusion. Ce qui était une évidence devient un artifice. On s’éloigne, poliment. Plus tard, beaucoup plus tard, on réalise que quelque chose manque.

Sans doute parce qu’on a changé de latitude mentale. On ne se laisse plus couler dans le récit, on s’y tient en surplomb. On exige des comptes. Il ne suffit plus qu’un dragon surgisse, encore faut-il comprendre les tenants et les aboutissants de sa présence. On privilégie la cohérence, on traque les rouages, on suspecte l’incohérence, on dissèque ce qui, jadis, s’imposait sans résistance. On attend un bénéfice : lire pour apprendre, pour comprendre, pour s’élever, non plus pour simplement être là, pris, absorbé. On devient un lecteur méfiant, embarrassé de ses attentes. Or le fantastique ne se justifie pas, il se déploie.

Aujourd’hui, nous sommes bombardés par des récits en trompe-l’œil. On veut nous faire croire que tout est sous contrôle alors que tout vacille. On nous vend des fables politiques, économiques, médiatiques, avec des scénarios aussi cousus de fil blanc que les pires blockbusters. La réalité elle-même se fissure sous le poids des contradictions : on nous parle de guerre, de crise, de restrictions, tout en prétendant que le monde suit un cours normal. On nous intime d’y croire, mais nous ne sommes plus dupes.

Dans ce chaos, l’imaginaire ne doit pas être une fuite, mais une reconquête. Il ne s’agit pas de se réfugier dans des récits sans consistance, mais de retrouver un regard affûté, une capacité à déconstruire ce qui nous est imposé, à remodeler les récits autrement. Quelques œuvres contemporaines jouent avec ces frontières entre immersion et distance. Borges, dans ses nouvelles labyrinthiques, nous oblige à accepter le paradoxe, à lire en équilibre entre raison et vertige. Haruki Murakami mêle réalité et onirisme, plongeant le lecteur dans un univers où les explications s’effilochent. Plus récemment, les romans de Ted Chiang, comme L’histoire de ta vie, rappellent que le fantastique peut être aussi un moyen d’explorer des concepts philosophiques sans perdre sa puissance évocatrice.

Par les temps actuels où l’on veut nous imposer un narratif officiel avec lequel bon nombre d’entre nous sont de plus en plus mal à l’aise, il me semble que l’urgence est de découvrir ce nouvel accès à l’imaginaire. Sans répudier pour autant ce que la lecture analytique nous aura apporté, mais en créant à partir de ces deux atouts une meilleure connaissance des récits, de leurs patterns, et cette petite poussée imaginaire susceptible de les déconstruire pour les remonter autrement, si possible avec optimisme ou tout simplement du plaisir.

Écrire, pour moi, est né d’un besoin similaire. Au début, ce n’était qu’un journal, une tentative de fixer sur le papier cette sensation d’ébranlement qui m’avait saisi durant les confinements et les privations de liberté. Un moyen d’explorer ce doute naissant vis-à-vis d’une réalité que je n’avais guère remise en question jusque-là. Mais peu à peu, l’exercice du journal s’est révélé insuffisant, trop étroit, trop attaché à ce qui est déjà connu. Alors est venue la fiction.

D’abord maladroite, parce qu’encore trop soucieuse de reconstruire un cadre existant, elle s’est progressivement affranchie. Depuis la création du site du Dibbouk, il me semble que j’ai franchi certaines frontières qui me semblaient infranchissables hier encore. Écrire de la fiction est devenu plus qu’un besoin : c’est une forme de survie intellectuelle et émotionnelle. Peut-être plus encore que de tenir un journal. Car après tout, même ce dernier n’est qu’une fiction parmi d’autres, mais une fiction encore trop conventionnelle à mon goût.


Ce matin, j’ai regardé mes élèves peindre. Ils caressaient leur toile avec application, discutant de choses et d’autres comme tous les jeudis matin. Nous sommes passés des viols dans les réserves indiennes aux orphelinats où la moyenne d’âge ne dépassait pas 12 ans en 2020. Puis la conversation a dérivé sur la guerre possible, sur le kit de survie que le gouvernement envoie désormais, dépensant l’argent du contribuable pour l’effrayer davantage tout en maintenant la réforme des retraites... et pourquoi pas allonger encore l’âge à 70 ans pour financer l’effort de guerre ? Quelqu’un avait apporté des cookies faits maison. Impeccable avec le café.

J’aurais pu ne rien dire, laisser couler. Mais il y avait là quelque chose d’indécent, de grinçant : ce confort tranquille au cœur d’un monde disloqué. Une force m’a traversé. Ce n’était pas de la colère, ou alors une colère d’un autre ordre, plus ancienne, plus souterraine. Une secousse. Et j’ai parlé — trop fort sans doute, trop vite. J’ai voulu dire l’urgence de créer autrement. L’impossibilité de continuer comme avant.

J’ai vu leurs visages changer. Le silence. L’incompréhension. L’effroi, peut-être. Pourquoi ce ton ? Pourquoi maintenant ? Sur le moment, j’ai botté en touche. J’ai parlé de l’énergie brute, de la peinture. Mais je savais que c’était déjà trop tard. Le malentendu était scellé.

L’après-midi même, je recevais un message long comme un hiver. On y évoquait la bienveillance, les cadres à préserver, le besoin de sérénité. Et cette phrase, implicite mais tenace : Vous n’avez pas le droit.

Je n’ai pas répondu. Je ne réponds jamais à chaud aux messages qui veulent me remettre à ma place. Mais j’y ai pensé toute la nuit. J’y pense encore.

Deux solutions :
Soit je suis ce salaud dont il est en grande partie question dans ce message.
Soit mon enseignement est parvenu à son terme vis-à-vis de ce groupe. Ils ne voient plus le prof, ils voient le type derrière, c’est-à-dire qu’ils ont oublié l’essentiel de la raison pour laquelle ils étaient là. Dans ce cas c’est devenu un club dans lequel on cause, en buvant café et petit gâteau et en critiquant la déco.

Cela fait plus de 20 ans que j’enseigne. Je suis fatigué de voir toujours les mêmes mécanismes à l’œuvre. Pas ceux qui relèvent de la dignité ou de l’effort, non. La bassesse. La trivialité. La méchanceté crasse de l’être humain. Capable de mordre la main de celle ou celui qui les nourrit.

Évidemment, je préférerais la seconde solution, et dire qu’ils n’ont rien compris à ce que je voulais leur offrir, cette énergie que même moi je nomme à présent la colère.

J’ai donc décidé que les cours s’arrêteraient pour ce groupe à la fin du mois. Cela me fera perdre une jolie somme, mais si je suis l’homme que je suis, alors aucune importance.


Ce que je comprends, c’est que nous sommes tous seuls face à cette reconstruction de l’imaginaire collectif, chacun œuvrant d’une manière désordonnée, plus ou moins. Peut-être qu’écrire ce texte m’aide à le dire, à me le dire tout simplement.

L’enjeu n’est pas tant de retrouver l’émerveillement de l’enfance que d’en inventer un autre. Un imaginaire adulte, qui ne cherche plus à croire mais à éprouver, qui ne vise pas à comprendre mais à ressentir. Peut-être qu’il suffit d’accepter l’inexplicable et de s’y tenir, sans insister sur le pourquoi.

Peut-être aussi que cette manière de réagir à chaud, ce message reçu à la hâte, témoigne moins d’une offense que d’un mal plus large. Une époque qui fait de chacun un enfant — non pas dans l’élan, mais dans la réactivité. Une société hypersensible, incapable de différer, de laisser reposer. Tout heurte, tout offense, tout s’interprète au premier degré.

Le danger devient constant : heurter l’autre sans le vouloir. Il faudrait redoubler de prudence, mesurer chaque mot, calibrer chaque geste pour rester, quoi ? Potable. Vivable. Socialement acceptable.

Mais potable n’est pas un mot séduisant.

Alors je préfère rester seul, la plupart du temps. C’est-à-dire : caché. Discret. Retiré au fond de moi.

Ce moi qui n’est pas moi.

Mais cette solitude ne me dérange pas, tant que je peux écrire, peindre, tracer des lignes dans la brume. Non pour m’éloigner, mais pour partager autrement. Dans un autre tempo. Sur un autre plan. Pas frontal, pas intrusif. En réserve.

Et peut-être est-ce cela, finalement, qui compte : non pas dire à tout prix, mais transmettre ce qui peut l’être — sans tapage, sans didactisme. Avec la patience de ceux qui, ne criant plus, cherchent encore à faire signe.

illustration PB 1978