Le fantasme d’un âge d’or revient perpétuellement pile poil au moment des grands bouleversements. Dans l’hypothèse que l’Akasha me présente, je manque de m’étouffer de rire.

Madame X est élue présidente de la République française, et c’est la mise en place d’un merveilleux âge d’or.

Tout le monde mange.
Tout le monde dort.
Personne n’a plus peur de rien.

Nous avons été mis en stase.
Des somnambules dont les lèvres balbutient parfois des choses incohérentes au fin fond de leur rêve éveillé :

« Noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir, hou hou hou tsoin tsoin. »

Tandis que les sauriens leur charcutent les neurones à coups de simulations virtuelles, de jeux télévisés débiles, et de chansons à l’eau de rose.

Retour du feuilleton HEIDI.
Tout le monde est beau, tout le monde il est gentil.

Sauf à peu près tout ce qui n’est pas gaulois.
Et de pure souche, s’il vous plaît.

Sauf les Russes, évidemment. Ces bons aryens.
Entre bons aryens, comment ne pas s’entendre ?

— Tu as fini de bailler aux corneilles ? me dit Hildegarde, assise près de moi dans le compartiment. On a du boulot à préparer.

Elle ouvre sa petite mallette de voyage, dans laquelle j’aperçois, bien rangées, toute une collection de petites fioles remplies de liquides colorés.

— Oh doucement, Hilde, tu sais bien que je n’aime pas être réveillé brutalement.

— Si tu rêves à ce genre de choses, tu crées un portail dans les possibles et l’Akasha enregistre. Donc, stop tout de suite ce genre de bidule, s’il te plaît. On a déjà assez de bordel, mieux vaut pas en rajouter.

— Tu as raison. Cause-moi de botanique, le paysage est morne au-delà des fenêtres.

Je sais prendre Hildegarde par les sentiments. Il suffit de lui parler de plantes pour que je l’observe se trémousser de plaisir sur son siège.

— Tu te vois plutôt incinéré ou enterré et bouffé par les vers de terre ? me demande-t-elle.

— Euh… moi je ne vois rien du tout de tout ça. Éventuellement, ce ne sera que ma dépouille à qui ça arrivera et dont je me tamponnerai comme de mon tout premier haut-de-chausse.

Avec Hildegarde, on a une relation fraternelle, du genre à se taquiner tout le temps. Elle est un brin bourrue et fait toujours semblant de ne pas supporter les fantaisistes de mon acabit. Mais c’est comme l’huile et le vinaigre entre nous-deux. Et s’il n’y a pas de salade à assaisonner, on se rabat l’un sur l’autre pour un rien.

— Tu crois à l’âge d’or, Hildegarde ? je demande.

— Tu veux parler de maintenant ? Elle dit. Bin oui, forcément que j’y crois, puisque je le vis.

— Oui mais non, je veux dire, au paradis, Hilde. Avec des chérubins tout nus qui soufflent dans des trompettes et des jardins remplis de fleurs fraîches à l’infini ?

— T’es rien couillon, toi, elle dit. Pourquoi pas aussi aux vierges qui, dès qu’un pauvre bougre se fait exploser la tronche, deviennent toutes nymphomanes en l’accueillant à bras ouverts ? Et pourquoi pas à la petite souris et au Père Noël, par-dessus le marché ?

On explose de rire et c’est à ce moment-là que la contrôleuse ouvre la porte du compartiment. Une grande blonde athlétique, avec des yeux gris-bleus souriants.

— Tiens voilà la première qui arrive, une Walkyrie visiblement, dit Pablo en face de nous. Est-ce que le train a déraillé ? On est tous morts et on est arrivés au paradis ?

Puis il fait une mimique, qui doit ressembler, à son avis, à une sorte d’hommage ou de révérence à la grande blonde, en achevant le tout par un clin d’œil salace comme il en a le secret.

— Tiens-toi donc, espèce de paysan, dit Salvador, moustaches orientées 10h10.

Puis, s’adressant à la contrôleuse :

— Mademoiselle, vous illuminez cet instant. Comment puis-je vous honorer ?

La grande blonde prend un air ahuri et dit :

— Bin z’avez qu’à présenter vos billets… en polonais.

Et nous ne sommes même pas étonnés, tous autant que nous sommes, de comprendre la langue.

— Moi j’aimerais que mon corps soit momifié, qu’il devienne comme un vieux parchemin, me confie Hildegarde.

Et nous voilà tous à rigoler devant la grande fille, qui est un peu rougeaude tout à coup.

— Ah, je vous l’avais dit que c’en était une. J’ai un sixième sens pour les repérer.

— Rustre ! Tu ne penses donc toujours qu’à jouir, le tance Salvador en faisant les yeux doux à la femme en uniforme.

Puis il ajoute qu’il la peindrait bien nue, avec de très longues jambes, pour qu’elle puisse gambader dans le désert au côté de ses magnifiques éléphants.

On rigole.

C’est à ce moment-là que l’on voit la grande blonde s’élever dans les airs. Son crâne traverse le plafond, puis son corps tout entier. Et nous sommes tous soulevés, comme des crêpes, de nos sièges.

Enfin, le train déraille, comme au ralenti. Tous les wagons pénètrent les uns dans les autres.

Dire que quelques instants auparavant, je rêvais d’un âge d’or. Le quotidien nous rattrape toujours séance tenante.

Il y a eu un attentat sur le train Paris-Varsovie. Une explosion. Est-ce un hasard ? Ça m’étonnerait bien.