Chercher et trouver ( notes de préparation pour exposition)
S’il n’y a pas de « petit » lieu pour exposer, il y a certainement plusieurs façons d’attribuer de l’importance à la façon d’accrocher ses œuvres. À un moment donné du parcours, j’avoue que je ne m’en souciais pas. J’enchaînais les expositions, notamment avant la pandémie, et force est de constater, en revenant sur mes souvenirs, que souvent c’était pour moi une sorte de corvée.
Ce n’était pas dû aux différents lieux, mais plutôt à une zone de confort dans laquelle je me réfugiais. Car souvent, les œuvres exposées ne me disaient plus rien ; elles dataient de périodes enfouies que j’aurais aimé oublier plus profondément encore.
C’est cette zone de confort et ce malaise vis-à-vis de la perception de mon travail qui me conduisaient à prendre parfois « par-dessus la jambe » certaines expositions.
À ces moments-là, il fallait faire le job et accumuler une quantité impressionnante de toiles sur les murs pour épater le visiteur potentiel d’une certaine façon, prouver que j’étais bel et bien un peintre. À ces moments-là, même l’idée d’être un artiste m’échappait totalement.
Et puis, parfois aussi, le manque d’argent, l’accumulation des factures, les appels répétés des banquiers, des huissiers me conduisaient souvent à n’avoir comme but que la vente. C’est dire qu’une exposition réussie était alors une exposition où j’avais vendu, et une exposition ratée était celle où je repartais bredouille.
Sans doute est-ce pour cette raison que je n’ai jamais vraiment fait de publicité, que je n’ai jamais voulu mettre en avant toutes ces expositions. Mes sentiments négatifs prenaient le pas sur la richesse que chacune, malgré tout, m’avait apportée. Notamment les rencontres, les avis que certains visiteurs un peu plus loquaces que d’autres m’avaient confiés sur ce travail.
Car parallèlement, j’étais obsédé par l’idée de chercher quelque chose que je ne parvenais pas à trouver. Sans doute parce que, confusément, je ne tenais pas à le trouver. Je m’empêchais tout simplement l’accès à cette zone que j’estimais suspecte, dangereuse. On pourrait appeler cela le lâcher-prise, la confiance totale, l’amour, et la liste n’est sans doute pas exhaustive pour tenter de nommer cette « chose ».
J’avais tellement rapetissé dans une idée de perte et de gain que j’étais comme scindé en deux. Dans mon atelier, j’étais un géant et, dans ces expositions, j’étais un nain. Je ne parvenais pas à faire la soudure entre les deux.
De plus, les avis négatifs, comme l’indifférence du public, me touchaient de plein fouet. Je continuais néanmoins à afficher un sourire comme si cela n’avait aucune espèce d’importance. C’est dire à quel point on peut se tromper d’idée d’importance sur le chemin.
Ce qui m’a permis de tenir, c’est à la fois l’orgueil et le fait d’abandonner les métiers alimentaires, de parvenir à être « sans filet » financièrement. C’était à l’époque une vraie folie. Mais je me rendais compte tout à coup que je ne pouvais rien faire d’autre que d’être tout entier dans la peinture.
J’avais déplacé ce personnage omniprésent dans ma vie, celui qui, de toute façon, allait « réussir » un jour dans de multiples domaines déjà : que ce soit la chanson, la photographie, une carrière de cadre, l’écriture, et pour finir la peinture.
J’ai toujours rêvé que j’allais réussir, quoi qu’il se passe, jusqu’à la cinquantaine, et même un peu plus.
C’est à la soixantaine que le principe de réalité m’est finalement tombé dessus. Et que je me suis réveillé de ce long rêve.
Rien d’amer là-dedans, tout au contraire. L’orgueil, peu à peu, avait fait son travail de sape et avait détruit quasiment toutes mes chances, les unes après les autres. Ce que j’imaginais être des chances.
C’est là où je me rends compte que peindre n’améliore pas seulement les tableaux au cours des années, mais soi-même.
Le regard s’améliore sur beaucoup de choses que l’on ne voyait pas d’ordinaire.
Cet élan vers une forme de lâcher-prise, jusque-là, j’appelais cela faire confiance au hasard, et j’avais concentré celle-ci désormais uniquement sur l’espace de la toile.
Je n’arrivais pas à faire le lien avec ma vie toute entière, qui ne m’apparaissait finalement que comme une somme de non-sens, de déboires, d’échecs. Du reste, si je peignais, c’était pour oublier tout ce désordre que j’avais traversé, ou tenter confusément d’en rendre compte maladroitement, pensais-je. J’essayais d’extraire de l’ordre, de la beauté de ce désordre sans vraiment le savoir.
Parfois, cela semblait fonctionner et on me disait : « J’adore cette toile, c’est beau » ; d’autres fois, cela ne semblait pas fonctionner et, soit on ne me disait rien, soit en tendant l’oreille je récoltais quelques réflexions pas toujours agréables.
Je me souviens d’une femme âgée dont la posture arrogante m’avait fait suivre tous ses déplacements en catimini dans une exposition en Haute-Savoie.
Parvenue devant une toile que j’estimais être une de mes œuvres majeures, voici qu’elle lâche à la personne qui l’accompagnait : « Mon Dieu, comme c’est plat ! » C’était en gros comme si on m’avait planté un couteau dans le dos, ni plus ni moins. À la fois de la douleur et de la colère.
J’ai bien sûr repensé mille fois à cette anecdote et tout ce que j’en retire désormais, c’est ce manque de confiance en moi à cette époque. Confiance dans les circonstances aussi, car j’aurais alors dû réagir vis-à-vis de cette personne, sans doute, aller vers elle, lui parler, simplement donner mon opinion de peintre sans rien attendre en retour.
Mais j’étais, comme je l’ai dit, axé sur les ventes. Celle-ci, c’était certain, n’achèterait rien ; il fallait juste patienter suffisamment pour qu’elle déguerpisse.
Voilà l’homme.
Quant au peintre, il se tord encore les doigts. Tout simplement parce qu’il a laissé filer une occasion de partager quelque chose d’important, si difficile à nommer.
Ce que voulait dire cette femme à propos de la platitude qu’elle ressentait de mon travail, j’aurais dû la prendre dans mes bras, car elle avait tout à fait raison. C’était plat, car tout entier dans la couche apparente, lisse et vernie. C’était plat car uniquement séduisant. Combien d’éléments nouveaux j’aurais alors pu récolter en ayant une bonne conversation avec cette femme qu’intérieurement j’affublais de sobriquets, de clichés, moi qui ne cesse de protester justement contre tout cela ?
Tout et son contraire. L’homme et le peintre.
Et cette bagarre perpétuelle entre les deux pour savoir qui va avoir raison. Cette apparente perte de temps qui s’appelle aussi la vie ; cette apparente perte de temps sans laquelle, pourtant, nous ne pourrions rien apprendre, rien comprendre, marcher tout simplement à côté de notre propre existence.
Un ami aime raconter des blagues. Et il me dit souvent, à chaque fois que nous nous voyons : « Avec ton épouse, que préfères-tu ? Avoir raison ou être heureux ? »
Cela me fait toujours rire, cela nous fait toujours rire. Nous restons dans cette connivence d’homme un moment. C’est souvent suivi d’un court silence. Comme lorsqu’on avale une lampée d’eau-de-vie. Faut savourer ce genre de moment.
Avoir raison ou être heureux. N’est-ce pas la question la plus importante de toutes à un certain moment de notre vie ?
Cela va très loin. Cela signifie que la raison n’est pas nécessaire pour pénétrer dans la joie, dans l’amour, pour aller vers les autres.
Cela ne sert même à rien d’être « raisonnable » pour monter une exposition ; cela ne sert à rien d’être raisonnable en se disant que tout est basé sur le fait de vendre ses œuvres pour bouffer. Tout cela ne sert strictement à rien. Tout cela ne rend pas heureux. Et c’est totalement vrai.
Même les expositions où j’ai estimé avoir réussi mon coup, en vendant parfois plusieurs toiles, me laissent désormais une amertume. Parce que je sais à présent que je n’étais pas dans l’état d’esprit pour être heureux. Je voulais avoir raison avec l’idée que je m’étais forgée : vendre, tout simplement. La réussite n’était basée que là-dessus.
Je peux mesurer à quel point cet état d’esprit s’est modifié désormais. Pour cette exposition à la fin du mois, à aucun moment je n’ai pensé, durant la préparation, à vouloir vendre quoi que ce soit. C’est presque suspect.
Mais non, en fait, je suis préoccupé par autre chose, tout simplement ; je mets tout en œuvre, je crois, pour favoriser cet instant où, seul dans les salles de ce grand centre culturel, je vais devoir faire confiance pour accrocher mes toiles. Je crois que c’est plus cela, l’enjeu véritable pour moi de ce genre d’exposition. Et j’en mesurerai sans doute le résultat non pas à la raison, aux ventes, aux félicitations ni aux critiques, mais seulement à l’évolution de mon impeccabilité entre ces deux mots : « chercher et trouver ».
Pour continuer
Carnets | septembre 2021
Celui qui ne voulait pas être pris pour un idiot.
Hier au soir, en rentrant de mes cours, je tombe sur un panneau m'indiquant que l'autoroute est fermée pour cause de travaux. Je dois donc emprunter une autre route, plus longue, pour revenir chez moi. C'est l'occasion d'écouter quelque chose pour passer le temps et je choisis la rediffusion d'une interview de Zemmour par Ruth Elkrief sur YouTube puisqu'elle surgit en premier dans le fil d'actualité. Que penser de tout cela ? Et dans quelle mesure cette interview éveille-t-elle mon intérêt ? Il y a évidemment quelque chose de louche, un peu de voyeurisme sans doute, et aussi certainement une fascination trop exagérée de ma part face à toute manifestation de rhétorique. Mais bon, quoique honteux, je persévère. C'est important d'aller au bout de la honte comme de tout le reste. Comment un journaliste peut-il provoquer autant de tapage aujourd'hui dans la sphère médiatique et politique ? C'est pour moi une énigme en même temps qu'un signe de la médiocrité générale dans laquelle, médiatiquement comme politiquement, nous baignons. J'écoute. Et finalement, c'est intéressant. Car à de nombreuses reprises Zemmour reprend sa consœur en lui disant : « Je ne suis pas un idiot. » Il faudrait donc entendre : je suis intelligent. Les kilomètres défilent. À la sortie de Givors, un lapin en plein milieu de la route, ébloui par les phares. Je ne roule pas vite, j'ai le temps de freiner et de m'arrêter face à lui. Face à face avec le lapin qui finalement s'avère être un lièvre. Tout cela sur un fond de discussion radiophonique. « Mais je ne suis pas un idiot, Ruth Elkrief ! » Le lièvre rejoint le talus et je redémarre doucement. Soudain me revient un paragraphe lu dans un traité de métallurgie chinoise où on trempait les lames des épées dans du sang de lièvre pour leur conférer force et invulnérabilité. « Je ne suis pas un idiot », une fois encore. Quand la journaliste évoque la pensée de Zemmour sur Pétain, celui-ci pète un plomb. « Vous allez pas remettre ça encore une fois, j'en ai marre ! » Bla bla bla, encore pour en arriver à cette antienne une fois de plus. « Mais vous croyez que je suis un idiot ? » Bon. Quelqu'un qui s'efforce de préciser à tout bout de champ qu'il n'est pas un idiot, à mon avis, doit avoir une sacrée trouille d'en être un. Peut-être même un désir inconscient d'être enfin démasqué une bonne fois pour toutes afin de retrouver une certaine sérénité. Tellement la trouille qu'une majorité de ses pensées doit être orientée vers ce but principal. Autrement dit, rien de bien dangereux ni de nouveau. Les voix des deux protagonistes s'amenuisent, j'ouvre la vitre et l'air frais entre dans l'habitacle. J'appuie finalement sur pause. Je suis content de rouler doucement, j'aurais pu écrabouiller un lièvre autrement, ça m'aurait fait de la peine. Puis, de fil en aiguille, mon esprit saute sur le souvenir d'un lièvre d'Albrecht Dürer et je me mets à songer à la Renaissance nordique, puis évidemment à Jérôme Bosch et à son Jardin des délices. Et puis maintenant que je pense à tout ça et que je l'écris pour le comprendre, je me demande si ça me ferait quelque chose encore d'être pris pour un idiot ? La vérité est que je m'en fiche totalement, dans le fond, et ça c'est une sacrée victoire, je trouve, après tant d'énergie dépensée là-dedans à vouloir prouver ceci ou cela, finalement, qu'à moi-même. Du coup, je suis passé au Lacrimosa de Mozart. Je n'ai plus pensé à rien d'autre qu'à regarder la route qui s'enfonçait dans la nuit face à moi.|couper{180}
Carnets | septembre 2021
Le désœuvrement
Si l’oisiveté est la mère de tous les vices, le désœuvrement se retrouve en miroir père de toutes les vertus. De là à en inventer un, magistral, situé dans les cieux, on peut comprendre le cheminement. À condition que vices et vertus aient encore un sens désormais. Si, comme dans ce dessin animé de Tex Avery, le grand méchant loup ne continue pas à courir après un pivert au-dessus d’un précipice, tant il est tenu par l’envie de dévoration. Et quelle différence inventer désormais entre l’oisiveté et le désœuvrement, qui ne mettrait pas en scène la morale à l'aide de ce binôme parental ? L’oisiveté pointerait l’ennui, tandis que le désœuvrement mettrait en exergue une absence, un manque. L’ennui et le manque démasqués. L’ennui et le manque révélés, si on les dévêt des panoplies tissées par la tradition, s'ils ne sont plus des personnages appartenant à une tradition familiale, des marionnettes manipulées par les archétypes du père ou de la mère, si on cessait un instant de les reléguer sur la touche afin qu’un foyer, un monde puisse filer droit ou tourner rond. Une sorte d’apocalypse, si on veut. Car selon ma propre expérience, l’ennui mène à la grâce et le désœuvrement à l’œuvre. C’est-à-dire tout l’inverse de ce que j’aurais appris enfant. Tout l’inverse de ce que toute ma génération aura dû apprendre pour un jour s’en défaire avec plus ou moins de bonheur. Pas étonnant que l’idée de la fin du monde soit si répandue aujourd’hui. Et que l’attente d’une apocalypse, d’une révélation qui va de pair, en fasse languir beaucoup. C’est de tout temps ce pourquoi les nonnes et les moines s’enferment. C’est de tout temps ce que pensent devoir traverser comme un désert les artistes dans l’imagination populaire. Et, comme on le dit aussi : il n’y a pas de fumée sans feu ! Ennui et désœuvrement, le vice et la vertu qu’il faudra traverser pour accueillir dans la coupe vide ainsi façonnée : la grâce et l’inspiration. À la fin on les voit se superposer, ce ne sont que des synonymes, la fameuse corne d’abondance, l’élixir d’immortalité ou de jouvence, toutes les métaphores, les images s’effondrant soudain l’une sur l’autre. S’effondrant comme une ville soufflée par un deus ex machina, tremblement de terre, explosion nucléaire, déluge océanique balayant les immeubles comme des cartes à jouer. Et nous verrons à notre guise l’action de la fatalité, du destin, d’une colère divine, ou de l’absurdité du monde, de la vie. Ce qui, dans le fond, importe assez peu puisque le résultat sera le même : se retrouver nez à nez avec la ruine, avec la désespérance, avec la colère qui souvent en résulte avant de laisser place au deuil puis à la résignation. On ne parle que rarement de ce qui se trouve au-delà de la résignation. On ne parle pas du vide bizarre que celle-ci laisse en l’être face à ses frontières, à la peur et au risque de les enjamber afin d’explorer plus loin. Sans doute parce qu’on se méfie du vide, parce que cette part de nature qui réside obstinément dans le tréfonds de notre humanité refuse toujours ce vide. La nature a horreur du vide, a dit quelqu’un en apercevant le désert qui s’étend au-delà de la résignation, puis il est revenu sur ses pas, a relevé les manches et s’est mis à tout reconstruire à peu près comme avant. Ce que ne font pas les ermites, ni les artistes. C’est dans le désert qu’Isis retrouve chaque morceau d’Osiris démembré, pour qu’il devienne autre chose de différent qu’avant. C’est dans le désert que Moïse est interpellé par un buisson ardent et qu’il ne pourra du coup plus jamais mourir. Car peut-on mourir une fois que l’on est monté au ciel comme Isaïe ? C’est dans le désert que la mort et l’immortalité perdent aussi leur différence, que la dualité tombe. Le désert alchimique, lieu de la fusion et de toutes les métamorphoses. Pour indiquer qu’on peut tirer partie du destin, de la fatalité, et que tout antagoniste est nécessaire dans la grande histoire du monde, de la vie, de nos vies individuelles qui paraissent si dérisoires. Mais rien n’est dérisoire et rien n’est important vraiment, et c’est par cette traversée double et trouble de l’ennui et du désœuvrement que ces deux mots sont décalaminés de leur gangue de poncifs. Qu’au final ce ne sont plus que des mots dans un livre que l’on regarde presque avec nostalgie en feuilletant les pages. On pourrait en venir à espérer l’autodafé si cette nostalgie nous emportait. Si on n’y mettait pas un oh là ! Cet élan en arrière quand on touche sa propre âme à présent. Ce cadeau spontané ne serait-il pas grec ? On se méfie encore par réflexe alors qu’il faut se jeter à corps perdu dans la grâce, dans l’inspiration, dans l’œuvre. Le désœuvrement, ce n’est peut-être que cela : de la méfiance. Cette méfiance qu’une partie de nous utilise pour ne pas disparaître totalement dans ce qu’elle croit être une fin définitive, irrémédiable. Elle dirait alors : tant que je me méfie, je suis en vie, alors que la grâce et l’inspiration proposent tout le contraire : la mort c’est la vie. Mais quelqu’un s’obstine encore à poser des si par-ci par-là... Si je meurs, je renais, comme on tente de contrôler le hasard avec une martingale... C’est parce qu’ils n’ont pas encore osé franchir la frontière de la résignation, ils négocient avec le douanier, ils soupèsent et supputent encore. Le douanier, quant à lui, connaît bien toutes les ficelles. Il les regarde et il se tait, ils peuvent bien gesticuler, murmurer, hurler, chanter même s’ils le veulent. Cela ne changera rien. Et puis un jour, cela se termine, la douane s’évapore, le douanier aussi, la résignation, le désert, bref tout ce sur quoi on s’appuie sans relâche pour ne rien changer complètement, pour ne pas s'égarer, se perdre, disparaître, tout cela, on ne s’en souvient même plus. Il n’y a plus que le moment présent qui se vit lui-même en tant que grâce ou œuvre. Mais ce ne sont encore que des mots. Et ce ne sont pas les mots qui libèrent, "sauvent" de l’ennui et du désœuvrement. D’ailleurs, tant que l’on pense à se libérer, à se sauver, c’est qu’on pense encore trop être enfermé. Et oui, on a besoin de penser enfermement pour parler de liberté. Comme on a besoin d’évoquer le désœuvrement comme pour se préparer à l’œuvre à venir.|couper{180}
Carnets | septembre 2021
Ecrire un texte de présentation pour une exposition
Nous l’avions évoqué et je l’avais mise de côté soigneusement, cette idée de texte de présentation à proposer au catalogue en même temps que la liste des œuvres avec leurs prix. Cette gêne d’expliquer la peinture à l’écrit comme à l'oral, aussi étonnante que soudaine, me cueille. Cet écueil dans la navigation pas si tranquille vers l’exposition, sans doute en suis-je l’inventeur, pour ne pas dire le responsable. Il me faut des écueils régulièrement pour échapper aux langueurs monotones de l’automne. En été aussi, en toute saison. Sans l’écueil, pas de sensation de danger ni de naufrage, autant dire pas d’aventure. Sans écueil, pas de créativité non plus. Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai écrit ce texte. J'ai cru à une tendance masochiste durant ma jeunesse. Mais je crois que c'est plus poétique que ça, c'est dans un lieu situé avant toute psychologie. Et je vois bien qu'un préambule est nécessaire au préambule encore, pour retarder l'instant. L'instant d'évoquer ce voyage intérieur. Une série de leviers que je mets en place souvent inconsciemment pour finalement être prêt dans l'instant à soulever un monde qui ne serait qu'empêchement, ajournements, ennui, gravité ou pesanteur. Sans y penser à cet instant, c'est-à-dire sans barrière. L'essence ne suffit pas, il faut atteindre sans y penser à la quintessence. Celle qui n'appartient à personne et que tout un chacun retrouve dans l'intime. Parfois, justement lorsque j'y pense, je me dis : quelle exigence ! et plus encore lorsque j'y pense : quelle prétention, quelle vanité. Voilà la pensée qui ne pense qu'au risque et au danger et surtout invente mille façons toujours de s'en prémunir. Ça ne sert à rien d'aller contre non plus, de s'opposer. Il faut prendre cette pensée comme elle vient. La sagesse de la peur vaut bien la sagesse du risque, de l'audace au bout du compte. Ce qui est important c'est de ne pas perdre de vue l'unité. À quoi sert de voyager ? sans doute à la même chose que peindre, écrire, danser, rêver, et j'ai beau scruter l'horizon dans toutes les directions, je ne vois pas plus de raison que de destination précise. J'irais plus loin encore, À quoi sert de voyager ? puisqu'à chaque fois que l'on pense atteindre quelque chose, un pays comme un tableau, on n'en finit pas avec l'envie d'aller plus loin. À quoi sert de voyager alors ? peut-être à observer le cheminement du désir, apprendre à le connaître, faire un avec lui comme avec soi-même. Mon grand-père maternel était Estonien et il s'est rendu à Saint-Pétersbourg pour apprendre la peinture, parce qu'à l'époque il n'y avait rien d'aussi prestigieux en Estonie pour étudier l'art. Ce voyage intérieur commence ainsi, avec le départ d'un jeune homme que je n'ai jamais connu depuis son village vers une grande ville étrangère dans laquelle il se sent étranger. Cette sensation d'être étranger, je me suis toujours demandé pourquoi je l'éprouvais autant, étant né en France ? Je n'avais aucune raison valable de l'éprouver de manière si aiguë. Avant même de toucher un pinceau, d'imaginer devenir peintre moi-même, j'avais dans le sang ce legs de l'étrangeté d'être au monde comme un petit provincial découvre une capitale qui le subjugue. Cette étrangeté, ma mère m'en parlait, elle était peintre aussi. Elle avait les yeux gris bleus comme mon grand-père, comme moi-même, ce lien du regard en silence nous unit encore tous au-delà des séparations, des disparitions, un gris bleuté comme un ciel que j'imagine très bien au-dessus des villages d'Estonie. Un gris bleuté de la Baltique avec ça et là quelques lueurs d'orangers issues des profondeurs échappées de l'ambre. L'orange et le bleu que j'utilise souvent dans mes tableaux. L'héritage, c'est cette histoire constituée de bribes que l'on passe un temps infini à mettre bout à bout, des bribes souvent éparses, rien de vraiment ordonné, c'est une navigation aussi pour s'orienter à travers tout cela, pour s'orienter dans quelle direction ? Il y en a tant qu'on serait bien en peine d'en choisir une qui ne s'évanouisse pas soudain, remplacée par une autre tout à coup. Il y a autant de destinations possibles que l'imagination voudra bien en fournir. Peut-on faire confiance à l'imagination ? Parfois oui, parfois non. Parfois elle nous trahit aussi. Mais faut-il lui en vouloir pour autant ? Cette trahison elle-même ne fait-elle pas partie intégrante de ce voyage, de cette navigation ? Les plus célèbres navigateurs partaient autrefois en quête de destinations comme l'Inde et tombaient sur les Amériques. J'ai toujours conservé en mémoire ce genre d'anecdote. Que le but était un moteur de l'action mais qu'il était rarement sa véritable finalité, en tous cas pas de façon droite, directe, mathématique. Il fallait étudier la courbe, l'enseignement inscrit dans son cheminement sinusoïdal, ses méandres, j'allais dire sa féminité. Il fallait aussi étudier l'art de traverser les labyrinthes en lâchant les traités, les conseils, et faire sa propre expérience de l'égarement. Intuitivement je crois que j'ai toujours su qu'il se cachait un savoir perdu dans l'expression "passer du coq à l'âne" aussi bien que dans le jeu de l'oie. Deux cases en avant, quatre en arrière. Comme si cette expression comme ce jeu attiraient parfois l'attention sur la notion d'espace et de temps d'une façon bizarre. En tous cas bizarre pour moi. Lorsque j'étais frappé par cette curiosité, je m'en ouvrais à mes parents, à mes camarades et j'avais en retour des réflexions qui portaient sur le temps que je perdais à penser à ce genre de choses plutôt que de faire mes devoirs ou participer à des jeux collectifs. Passer du coq à l'âne, je n'ai jamais cessé de le faire toute ma vie par curiosité, par obstination, par dépit, et aussi pour voir, comme on dit au poker. Il y a quelque chose de désagréable pour un esprit façonné par la langue française, c'est ce que le Français nomme la sensiblerie. Et qui représente une exagération du sentiment, souvent considérée comme de la fausseté. Cette soi-disant sensiblerie, pour avoir voyagé de par le monde aussi, je l'ai retrouvée à l'état brut, intacte, dans de nombreux pays, cette gentillesse, cette absence de crainte à manifester l'émotion, le sentiment, et souvent dans des pays que nous considérons comme violents, dangereux, pour ne citer que l'Iran ou l'Afghanistan, le Pakistan, violents ou barbares... alors que si l'on connaît un tant soit peu l'histoire, ils furent à la pointe durant longtemps de l'intelligence humaine, en matière de science, de technique, de littérature, d'art. Ce voyage intérieur évoque donc toutes ces pensées, tous ces rêves, toutes ces interrogations traversées dans l'instant de la peinture, dans le mouvement de la peinture, dans le dialogue entre le tableau et le peintre, ce sont à chaque fois des conversations silencieuses, c'est-à-dire qui ne s'appuient ni sur les mots ni sur les pensées pour échanger. Non pas que mes tableaux relatent quoi que ce soit, je crois que c'est l'ensemble de tous ces tableaux qui montrerait l'unité vraiment de mon propos quant à ce voyage intérieur. Ce travail continuera à s'affiner dans sa proposition, certainement à la fois quant à la notion d'espace dans lequel le faire exister et aussi quant à la sélection des œuvres. Le but étant de m'approcher au plus près de la clarté que je perçois à travers lui. Je suis aussi de mon époque, celle où l'attention ne dure qu'un déjeuner de soleil, où l'attention par un phénomène de zapping est attirée de tous côtés. Mon travail évoque ceci également, non pas en pointant du doigt ce phénomène comme néfaste, mais en essayant d'en tirer des leçons, des enseignements. Si l'attention devient vulnérable à ce point, c'est peut-être qu'elle n'est plus si utile qu'on l'avait imaginée utile jusque-là. C'est qu'il faut faire appel à autre chose pour s'orienter dans le monde. Le danger est toujours présent et le sera sans doute toujours en ce qui concerne le détournement d'attention vers un profit. Sans doute parce que la notion de profit et d'attention sont directement reliées. En tant que peintre, mon but ne peut être que le partage de mon travail de peintre, et si je dois parler de profit et d'attention, c'est pour vous attirer vers quelque chose d'intime que nous partageons tous, quelque chose de simple qui serait le plaisir de voyager, de découvrir, le plaisir de vivre, sans trop de tapage, disons-le, une célébration. La peinture, c'est mon pays, pour reprendre la phrase de Gilles Vigneault, ce voyage c'est aussi un voyage dans la peinture par elle-même, si je peux dire, étant donné la nécessité d'absence et d'oubli que j'ai peu à peu découverte afin de disparaître pour la laisser s'exprimer.|couper{180}