#été 2023 #05 | La mort de Vania

La proposition #05, telle que je la comprends, ajoute deux choses à tout ce qu’on a déjà ouvert avant : 1) un point d’intensité très court dans le temps (un instant qui bascule), 2) la démultiplication du récit par témoins (plusieurs voix, plusieurs métiers, plusieurs angles), de façon à faire sentir que “la réalité” n’est pas un bloc mais une somme de perceptions incompatibles. La compression, c’est ça : un événement qui dure peu, mais qui “prend” énormément de place parce qu’on le refracte, on y revient, on le reconstitue, on le contredit.

TÉMOIN 1 — MOI De Vania, je ne sais presque rien, et pourtant je le sais par cœur : c’est le paradoxe. On nous a appris à parler bas de lui, comme d’une anomalie qu’on tolère tant qu’elle ne fait pas de bruit. Un Russe chez des Estoniens, un homme qui vivait là “depuis toujours”, donc personne ne se souvenait vraiment du début. Un dimanche, ou un jour de semaine, je rentre du lycée, je vois la mob bleue d’Henri devant la maison, la vieille pourrie avec ses protège-mains dégueux. Dans la cuisine, deux verres à moitié vides sur la table. Je m’apprête à monter, je fais comme si la saloperie d’Henri n’était pas entrée dans mon oreille, et c’est ma mère qui dit, d’une voix neutre : “Faut qu’on te dise : Vania est mort.” Je ne sens rien sur le moment, ou je le cache, parce qu’eux guettent un signe sur mon visage. Mais derrière la phrase, ce qui remonte d’un coup, c’est la pêche comme prétexte, les bords de Marne, l’embarcadère face à une île, le grand saule, et ce silence à deux qui ne gêne pas. Et l’emblème au-dessus de son lit, dans la salle à manger : deux poignards encadrant une tête de mort, une plaque patinée, et trois livres en russe sur une étagère. Je me dis : j’aurais aimé garder ça. Et c’est là que le monde montre sa grimace.

TÉMOIN 2 — LA MÈRE Je l’ai dit comme on dit une chose qu’on ne peut pas rattraper. “Faut qu’on te dise : Vania est mort.” J’ai choisi la phrase la plus plate, la plus courte, parce que si j’en faisais une autre, je partais. Et je ne voulais pas partir devant mon fils et devant Henri. Henri était là depuis je ne sais combien de temps, depuis son accident, depuis sa moitié qui avait lâché, depuis ses blagues sales qui ne sont pas des blagues. Il avait posé ses verres comme il pose tout : en occupant la place. Je savais qu’il allait parler, je savais qu’il allait salir le moment, parce que c’est ce qu’il fait dès qu’un endroit menace de devenir humain. Vania, moi, je ne sais pas comment le dire : je l’ai connu adulte, je l’ai connu déjà installé, déjà là, pas comme un père, pas comme un mari, comme une présence qu’on contourne. Il avait ses silences. Il sentait parfois le tabac froid et un savon bon marché. Il ne demandait rien. Alors sa mort est arrivée comme arrivent les morts dans cette famille : sans récit, sans cérémonie intérieure, juste une information. Je l’ai dite vite, et j’ai eu peur, pas de la mort, mais de ce que ça allait déclencher : la cruauté d’Henri, le mutisme du père, et chez mon fils ce truc qui se ferme et qui ensuite te revient la nuit sous forme de rage.

TÉMOIN 3 — HENRI Vous voulez que je vous raconte ? Je vais vous raconter : on me fait passer pour le salaud, mais c’est pratique, ça arrange tout le monde. Vania était un meuble. Voilà. Un meuble qu’on a toujours vu dans la pièce, et puis un jour il n’est plus là, ça fait bizarre, on regarde deux secondes, et on passe à autre chose. Moi, j’ai vécu là, moi, j’ai vu qui faisait quoi, moi j’ai pris sur moi. Et quand il est mort, vous croyez qu’il fallait faire quoi ? Mettre des bougies, écrire des poèmes, se prendre pour Tolstoï ? J’ai fait ce qu’il faut faire : débarrasser. J’ai vidé. J’ai trié. J’ai chargé. La déchetterie, c’est fait pour ça : les restes, les merdes, les trucs qui encombrent. Et j’ai tout balancé, oui, toutes ses affaires. Et quand le gamin a eu ce regard, je l’ai vu tout de suite : il voulait des souvenirs, il voulait son petit fétiche, sa tête de mort, ses poignards, ses conneries de Russes. Alors je l’ai prévenu, cash, parce que sinon il fait la morale, il pleure, il joue les sensibles. Je lui ai dit : “Je reviens de la déchetterie, j’ai balancé toutes ses affaires, tu pourras pas te masturber avec ses souvenirs.” C’est vulgaire ? Peut-être. Mais au moins c’est clair. Et derrière, qu’est-ce qu’il y a ? Rien. Un enterrement minable à Valenton, trois pelés, parce que les autres bossaient. Moi aussi j’aurais préféré bosser.

TÉMOIN 4 — LE PÈRE On ne rate pas l’école pour ça. C’est aussi simple. On ne se fabrique pas des exceptions en cascade, sinon après c’est la foire. Vania n’était pas de la famille. Vania était là, voilà tout. Il a vécu sous le même toit, oui, mais ça ne donne pas des droits. Les droits, c’est l’effort. Les droits, c’est ce qu’on tient. Je n’ai pas pleuré à la mort de Vania, et je n’ai pas demandé qu’on pleure. On enterre, on continue. J’ai dit qu’il allait au lycée et qu’il n’irait pas au cimetière. Si chaque fois qu’un adulte meurt on suspend tout, on ne fait plus rien. J’ai connu des morts plus proches. J’ai connu des morts qui coûtent. Vania, c’était le type qui traînait avec sa pêche, ses silences, ses histoires de guerre qu’on ne vérifie pas. C’est triste, oui. Tout est triste. Mais la tristesse ne donne pas des diplômes. Et quand je vois ce garçon monter dans sa chambre, fermer la porte, mettre sa musique à fond pour se faire exploser la tête, je me dis : voilà, c’est ça le problème. Il cherche une raison. Il cherche une scène. La vie ne te donne pas des scènes, elle te donne des journées, et tu te lèves.

TÉMOIN 5 — LE TYPE DE LA DÉCHETTERIE Je me souviens du tas. Les gens disent toujours “j’ai balancé”, comme si les objets disparaissaient par magie. Non. Ça arrive ici, ça pèse, ça cogne, ça traîne, ça prend la place. Il est venu avec une bagnole chargée n’importe comment, un type grand, pas bien fini, le visage fermé, l’air de quelqu’un qui veut en finir. Il a jeté des sacs sans regarder, comme si regarder allait lui faire du mal. Il y avait des vieux papiers, des fringues, des livres en langue étrangère — ça, je l’ai vu, parce que ça saute aux yeux : alphabet qui n’est pas le nôtre. Il y avait aussi un truc métallique, une plaque, un truc avec une tête de mort ou un dessin sombre, je ne sais pas, je n’ai pas pris dans les mains. Lui, il a ri, un rire mauvais, et il a demandé où ça allait, “ferraille ou encombrants”, comme si c’était la question de sa vie. Je lui ai dit : ferraille là, le reste là. Et il a tout balancé. Après il est reparti vite, sans se retourner, comme ceux qui viennent jeter une maison, pas seulement des objets. Nous, on voit ça tous les jours : les gens croient qu’ils jettent des choses, mais ils jettent des morceaux d’eux-mêmes, et ça ne marche pas, ça ne marche jamais, ça revient autrement.

TÉMOIN 6 — “LA BLONDE” Ils disent “sa blonde” comme on dit “son problème”. Ils ne veulent pas dire mon nom, parce qu’un nom rend les choses réelles, et ils préfèrent que Vania reste flou, que tout reste flou. Oui, je l’ai revu avant sa mort. Oui, il était encore vert, comme vous dites, et c’est ça qui a fâché tout le monde : qu’il ait gardé une part à lui, qu’il n’ait pas entièrement obéi au décor familial. Il ne racontait pas sa vie, il n’expliquait rien, il avait cette pudeur-là, ou cette ruse. Il parlait peu, mais quand il parlait, on sentait que ce n’était pas pour remplir. Il m’a dit une phrase, je m’en souviens : “Ici, on me tolère.” Il ne se plaignait pas. Il constatait. Je lui ai demandé ce qu’il voulait qu’on fasse pour après, pour ses affaires. Il a haussé les épaules. Il n’attendait rien. Il avait déjà compris que personne ne garderait rien, que tout finirait dans un trajet, un coffre, une benne. Ça ne lui faisait pas peur, je crois. Ce qui lui faisait peur, c’était d’être absorbé vivant, d’être réduit à une anecdote. Alors oui, quand j’apprends qu’ils ont tout jeté, je ne suis pas surprise. Et quand j’apprends qu’il n’y avait presque personne à Valenton, je ne suis pas surprise non plus. La surprise, c’est seulement qu’un gamin, lui, pleure. Parce que pleurer, dans cette famille, c’est déjà désobéir.

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Carnets | été 2023

# été2023 #15 | Lyrisme

De ces régions du souvenir qui nous murmurent de rester sur leur seuil ressurgit une lecture d’Herman Broch : ce devait être La Mort de Virgile. Ce moment de lecture, semblable à aujourd’hui par sa luminosité automnale, les bruits étouffés de la rue, se mélange et se diffuse dans l’idée presque paisible du dimanche matin. Et du seuil où je me tenais — comme je m’y tiens en y songeant — l’idée d’écrire un texte lyrique à propos de ma mère m’était soudain venue. Le rideau de tulle bon marché, à la fenêtre entrouverte, en tremble encore et précise le décor de cette réminiscence. Il y a plus de dix ans, à cette époque, que nous ne nous étions vus ; et vingt ans ont passé depuis sa disparition, au moment où j’écris ces lignes. Entre les deux, nous nous sommes rencontrés quelques semaines : le temps d’apprendre qu’elle était malade, qu’une convalescence n’était plus à espérer. J’avais donc acheté, quelques semaines avant de renouer, un gros cahier d’écolier sur lequel j’avais noirci les pages d’un seul jet, emporté par cet élan pathétique qui avait pénétré en moi comme une tache d’encre traverse un épais buvard. Mais je n’étais pas satisfait. Évidemment que non. Le lyrisme y débordait tant que sa fausseté me creva presque aussitôt les yeux. Il faut préciser à quel point j’étais alors jeune, ignorant, et par conséquent prétentieux. Pas moins de cent cinquante pages de doléances, de rage, d’amour maladroit, avec pour seul fil rouge ce regard gris-bleu m’échappant obstinément. Une mère semblable à une ville, à demi interdite. L’air frais de ces prémices d’automne ne tempéra pas mon ardeur à me jeter dans l’ouvrage. Je crois avoir passé trois jours sans presque rien manger ni boire ni dormir, tant je redoutais de perdre en cours de route cette étrange énergie d’écrire. J’étais comme possédé par le fantôme de Broch tenant Virgile par le bras. Par le rythme, le souffle surtout de sa syntaxe, ses sonorités que, maladroitement, dans mon emportement, je plagiais. Il en fut presque toujours ainsi de mon rapport à la lecture, puis à l’écriture : une affaire d’envoûtement, un abandon à l’autre. Cela dura des années, presque toute une vie, en fait. La mort de ma mère me libéra temporairement de cette malédiction. Le fait qu’on l’incinérât eut une brutalité folle. Il paraît, d’après mon père, que c’était son souhait. Mais nous fîmes tout de même graver un petit marbre de quarante centimètres sur quarante, avec son prénom, son nom, sa date de naissance et de fin, en lettres d’or (en était-ce vraiment ? le doute me vient, car déjà mon épouse et moi étions assez légers d’argent). Cette plaque devint un lieu de pèlerinage, un lieu presque rassurant pour notre famille, si disloquée fût-elle. Mon père s’y rendait chaque jour après avoir baladé le chien et fait ses courses chez Lidl. Il déposait même, chaque semaine, des fleurs, pendant des mois. Puis les choses se tassèrent. Les visites s’espacèrent. La vie est ainsi faite. C’était le début de l’automne. C’est toujours, en ce début d’automne, que je repense à ma mère. Elle est née au début d’octobre. Je crois que le souvenir s’associe plus à la naissance qu’à la disparition — en février. Est-ce que l’automne est un terreau plus fertile au lyrisme que février ? Peut-être. En tout cas, j’ai retrouvé ce gros cahier, tout écrit à la main, sans espace, sans respiration, sans pause, sans chapitre, sans prologue ni fin : un long texte à l’encre qui dort dans un carton depuis presque vingt-cinq ans. Si j’approche mon nez des pages, je sens bien quelque chose, mais je n’ai nulle envie de le définir. C’est un gros cahier semblable au souvenir que je conserve de ma mère : un demi-mystère. Et l’ouvrir, ce serait prendre assurément en plein visage toute une insignifiance du monde et des êtres — probablement fictive, mais dont on se rassure souvent, par lâcheté, en la nommant la réalité.|couper{180}

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Carnets | été 2023

# été2023 #14 | Depuis la cuisine traversante

La chatte entre dans la cuisine au moment où j’appuie sur le bouton du volet électrique. Depuis que nous avons abattu le mur de séparation entre une salle à manger minable et une cuisine pas terrible, nous disposons d’une grande pièce, correcte et traversante. Pendant six ou sept ans, le sol est resté d’origine : des carreaux portugais, probablement. Puis nous avons profité d’un afflux intempestif de fonds pour refaire les sols, et d’une fuite d’eau à l’étage pour refaire les plafonds, via un dédommagement octroyé gracieusement par l’assurance de la maison. La maison, nous l’apprîmes au moment de signer chez le notaire, date de 1850, une année commune commençant un mardi. On peut noter aussi, à partir du 6 janvier, le début du voyage de Léopold Panet dans le Sahara occidental, ainsi que son arrivée, à Mogador au Maroc, un jour du mois de mai. Dans un panier sous l’escalier, on peut observer des courgettes datant du marché de dimanche passé. Elles auront bien résisté aux sept derniers jours passés là à végéter. On ne peut pas en dire autant des carottes, achetées le même jour dans une euphorie encore estivale et dépensière : elles paraissent désormais vidées de leur superbe, rabougries, inutilisables. Les poivrons posés ça et là, au hasard, dans le même panier ne valent guère mieux. Des rides ridicules à la surface de leur peau il y a peu si fraîche, si verte, si brillante : la ruine de leurs courbes anciennes, presque arrogantes, pétantes de bonne santé, renforce, par intermittence, tout ce week-end, l’affreuse sensation du temps qui passe et dont on ne sait jamais vraiment quoi faire. Entre le riz nature et les pâtes, j’hésite une bonne dizaine de minutes tout en observant les va-et-vient de la chatte. Puis je réagis en m’emparant de la tablette : je me précipite sur YouTube et sur les vidéos d’une influenceuse mexicaine dont les ongles violets mobilisent mon attention, tandis qu’elle tranche, dans un replay éternel, un oignon sur le teaser de sa chaîne. Pendant une bonne heure, je fais le compte de tout ce qui me manque pour pouvoir préparer des meal preps pour toute une semaine. Puis je me décide : ce sera les pâtes. Cependant, je verse du riz dans une casserole et le couvre abondamment d’eau froide afin qu’il cuise plus vite, quand ce sera le bon moment. Puis je me souviens des hauts de cuisse de poulet dans le réfrigérateur. Il y en a cinq bons morceaux. Difficile décision à prendre : vais-je en manger trois au déjeuner et deux au dîner, ou l’inverse ? J’évacue temporairement la question et parviens, sans difficulté majeure, à placer le plat au four, thermostat 180°, pour quarante-cinq minutes. J’allume ensuite la télévision et tombe sur la série Stargate SG-1 avec plaisir et culpabilité. Depuis mon canapé, je peux voir l’heure tourner à la pendule ronde accrochée par un clou au mur de la cuisine traversante. C’est la sonnerie du four qui me réveille quarante-cinq minutes plus tard. Il n’y a presque plus d’eau dans la casserole prévue pour les pâtes. Je reste stoïque : à quoi bon se lamenter ? Je la remplis d’eau à nouveau, résigné. Quand tout est prêt, bien sûr je n’ai plus faim. La lumière pénètre à flots dans le grand salon et redonne un peu de lustre à la patine des meubles. Par moments m’assaille gentiment l’idée d’une promenade à effectuer coûte que coûte vers un but quelconque, comme aller cueillir dans la forêt des champignons. Puis je songe à la jauge du véhicule dans l’orange, et refuse d’envisager la possibilité de m’y rendre à pied. L’idée me fatigue d’avance. Même changer de chaîne, allongé sur le canapé, me semble soudain un effort au-dessus de mes moyens. L’envie de faire l’amour, un instant, me traverse l’esprit, autour de 18 h, comme souvent au terme d’une journée désespérante. Ce qui, je l’ai compris avec le temps, n’est qu’une fuite que l’inconscient échafaude rapidement pour espérer me mouvoir dans une direction quelconque. Ce stratagème est éculé. Avec l’âge, je résiste facilement désormais : je ferme les yeux, je m’endors. Sur le coup de 20 h, j’ai faim, mais je ne bouge pas du canapé. Je ne cherche plus à zapper quand je me retrouve devant la télévision : j’accepte le destin, je le subis plutôt bravement. Quel que soit le programme, je reste coi. C’est un enseignement appris à la source même de ma vie. Autrefois, j’essayais de changer de chaîne pour tromper l’ennui, mais chassez le naturel, il revient au galop. À 20 h 30, nous échangeons quelques mots par téléphone, mon épouse et moi. Le silence ensuite n’en est que plus épais : je le note sur une page de mon carnet. C’est d’ailleurs la seule chose valant vraiment le coup d’être notée de tout le week-end. Il y a dix-sept épisodes dans la saison 7 de Stargate SG-1. Parfois certains se suivent, d’autres pas. À 21 h, profitant d’un passage aux toilettes, j’appuie sur le bouton du volet électrique des fenêtres donnant sur la rue, puis sur l’interrupteur du plafonnier. La cuisine immense s’éclaire brutalement, et je dois plisser les yeux. Une astuce pour que les épisodes défilent plus vite est l’avance rapide, si la télécommande est en bon état. Sinon on saute trop vite, cinq épisodes d’un coup. On éprouve alors une frustration qui provient à la fois du mauvais état des piles, de la médiocrité de construction de l’objet, et de la répétition métaphorique de l’échec : il suffit d’un objet dysfonctionnel pour que ça revienne. En gros. Un sursaut de résistance vers 21 h 45 : je m’empare de la tablette et je continue le récit intitulé « La salle de bain » de Jean-Philippe Toussaint, commencé la veille, samedi, vers la même heure, et bien sûr entraîné par la même velléité combattive. La mise à jour de l’iPad pour installer la dernière version d’iOS 17 brise mon élan littéraire. La chatte sort de la cuisine par la porte que je laisse ouverte sur la cour. Nous n’avons échangé aucun mot de toute la journée. Nous sommes seuls. La faim m’oblige à me lever du canapé. Je découpe un bon morceau pour l’offrir à la bête, qui ronronne et renifle la bidoche dans sa gamelle de fer-blanc. Je mange debout un morceau de haut de cuisse et quelques pâtes, le tout réchauffé brutalement au micro-ondes. J’entame la saison 8 de Stargate SG-1 en m’enfonçant assez calmement dans une sorte de désespérance dominicale.|couper{180}

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Carnets | été 2023

# été 2023 #13 | Points cardinaux de l’imaginaire

A l’Orient, la poussière d’or flotte dans l’air d’Anatolie. On peut presque distinguer, surgissant des brumes de chaleur, une caravane de roués levantins qui, au passage d’Erzurum, s’enfonce vers la Perse, un instant escortée de chiens. Et si l’on sait plisser les yeux en direction de l’Ararat, on devinera l’Arche échouée du dernier déluge. À la frontière, l’oreille se dresse à la rencontre des langues étranges, le farsi et l’ottoman, en quête de sonorités communes mais, hélas, en vain. Aucune ressemblance entre ce vocable ouralo-altaïque qui rassemble en son sein le turc, le hongrois et le japonais, et la langue persane, tout aussi indo-européenne que le français et le sanskrit. Au Sud, c’est la porte d’Orléans, la nationale 7, et bien sûr l’automobile qui file est une 2CV. On n’imagine pas avoir besoin de chauffage en empruntant la route en hiver. Le projet d’aller dans le Midi élude l’idée même d’une possibilité de froid. Mais c’est sans compter sur le principe de réalité, et les bouleversements climatiques. Et si, depuis Valence, on s’était arrêté sur le bas-côté pour s’emmitoufler d’un plaid, laissant passer les énormes camions qui éclaboussent de neige les vitres embuées. On tâtonne, on se plaint de la mauvaise fortune, on se désespère un peu que le froid nous surprenne aussi bêtement. Puis, à force de s’arrêter boire de petits cafés brûlants dans la chaleur des établissements routiers, on rencontre un homme savant qui dit que le véhicule possède un système de chauffage, bien sûr : qu’il faut juste positionner le petit levier comme il se doit — et il joint le geste à la parole. Avignon, à l’aube, est sertie dans une lumière d’or et d’ocres clairs. La vieille papauté dort encore ; on l’imitera bientôt dans un lit moelleux, on l’espère. Au Nord, l’Antarctique et ses solitudes glacées suent le mystère, provoquent une poussée d’exotisme. On imagine tous les possibles : des béances obscures, des tunnels s’enfonçant sous la banquise afin de rejoindre une terre creuse, et les innombrables poupées russes que sont tous ces mondes imbriqués les uns dans les autres, avec leurs races, leurs mœurs, leurs soleils. Jules Verne et Lovecraft sont emmitouflés de peaux d’élans, de caribou, d’ours blanc. L’un fume la pipe, l’autre mâchonne une allumette. Dans l’air pur, les aboiements sont nets : chiens de traîneau, malamutes, huskies de Sakhaline et leurs rejetons alaskans, greysters à poil court. À l’Ouest, Billy the Kid et Jesse James dévalisent des banques ; des billets virevoltent encore dans l’air poudreux sous les lourds nuages empâtés de blanc de plomb d’Eugène Boudin. Celui-ci croque une pomme, assis contre un tronc : son œil noir ne rate rien des ciels et, pendant qu’on y est, s’évade. L’Amérique, la Normandie, la Bretagne, l’Irlande. Des troupeaux de chevaux sauvages défilent à l’amble sur la lande, s’approchent dangereusement des falaises, par-dessus la mer d’Iroise. Puis arrive encore dix-sept heures : c’est l’heure du pub. La musique vous hèle, tout comme l’avant-goût des breuvages amers et moussus. Enfin, depuis la solitude des grandes étendues de tourbe noire, on entend claquer les semelles de ses propres godillots sur le gravier des chemins creux, pile poil au milieu d’une averse et d’un éblouissement solaire. Plaisir, dans ce crépuscule occidental, de rejoindre les humains, retrouver quelques mœurs ainsi qu’une tenue.|couper{180}

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