nom remis en relation
Dans une vieille maison, l’encre refuse d’adhérer. Une voix derrière la cloison prononce le nom d’une vivante pour tenir à sa place. Rendre au mort son nom devient la seule manière de rester.
On m’avait demandé d’inscrire mon nom sous la vitre jaunie du hall. J’ai tracé « Lise Arnoult » et l’encre n’a pas voulu prendre : elle s’est rassemblée en perles, a glissé, s’est dissoute comme sur une peau grasse. J’ai posé la paume contre le verre pour mieux voir : un froid net m’a remonté l’os du radius, un froid d’atelier, précis, sans poésie. Le papier me refusait. La maison aussi. On m’a donné la clef du troisième sur cour, un couloir étroit, des vitres ondulées qui creusent la lumière, une armoire profonde contre la cloison mitoyenne. La concierge, pâle, m’a dit de “repasser demain, l’humidité joue des tours au registre”. Le lendemain, même manège : mon nom s’effaçait au ralenti, laissait une buée de graphite sans lettres, puis plus rien. J’ai tenté le crayon gras, le feutre indélébile, l’entêtement n’a rien produit sinon ce goût métallique qu’on garde après avoir mordu sa langue. La nuit suivante a commencé la pente. Dans la cloison, juste derrière l’armoire, quelque chose a prononcé mon nom en le taillant. « Li—se », un s repris et reposé, « Ar— », puis « —noult », accroché comme un hameçon. À chaque syllabe, l’armoire a rendu un son de gosier, souple, presque honteux. Une odeur de linge humide a glissé dans la pièce, ténue d’abord, puis plus dense, comme si on venait de tirer un drap encore mouillé d’un coffre fermé depuis des années. J’ai touché le mur du plat de la main : la poussière y collait, grasse, et laissait sur mes doigts un film froid. Le jour, l’immeuble assurait sa comédie d’habitudes : bois qui prêche, pas mesurés, tuyau vertical en cour, voix de voisinage. Pourtant, des retraits minuscules se sont mis en place, nets, secs, administratifs. La sonnette, où la concierge avait inscrit « L. Arnoult » au marqueur, s’est retrouvée vierge au matin, plastique lisse sans trace de fibre. Ma boîte aux lettres, rectangle de plastique ordinaire, a brillé comme neuve. À la poste, on a renvoyé mes courriers “absent — inconnu à l’adresse indiquée”. Sur mon bail, une rature pâle traçait à travers mon patronyme une gomme délicate qui ne froissait pas la feuille. La concierge a haussé les épaules : “Vous avez pris le troisième sur cour. L’appartement d’à côté a été muré il y a longtemps. Le monsieur n’avait pas d’héritiers, on a effacé son nom. Ça arrive.” Le mot “effacé” a laissé dans la bouche la même râpe que la poussière du mur. La nuit, la répétition a gagné en adresse. Ce n’était plus un enfant qui épelle : c’était une bouche qui prend, une pratique. Le « Lise Arnoult » prononcé derrière la cloison avançait avec cette jubilation froide qu’ont les machines quand elles ont trouvé la cadence. À chaque reprise, mon nom se tenait un peu moins dans le monde : une voisine m’a croisée sur le palier sans me saluer, puis s’est excusée parce qu’elle croyait l’appartement vacant. Vacant. Le mot ouvre des bouches dans la trame du réel. J’ai voulu opposer du papier à la maison. Je suis allée au cadastre, plafond lézardé, guichets vides, tables qui sentent la craie. On m’a donné deux liasses à consulter, gants blancs, poussière qui sonne comme un drap qu’on secoue. Dans la première, une lettre de 1931, main ferme, réclamait “la restitution du nom de M. A. Roussel au registre”. Dans la seconde, un tampon ovale de 1954 rayait ce même nom “pour irrégularités” sans motifs. Entre les deux, pas de mort. Rien, un trou propre. J’ai repéré plus bas une mention qui n’était d’aucune main officielle : “Mur à établir. Nom à effacer.” Le papier a claqué entre mes doigts au moment où je l’ai reposé. Le goût de fer est remonté. Je suis rentrée avec ce vieux nom dans la bouche comme on rentre avec une tête d’allumette qu’on n’ose pas frotter : Abelard Roussel. La nuit suivante, j’ai plaqué l’oreille contre la cloison. Mon propre nom me revenait dans une cadence posée, mastiquée, déjà usée par l’usage. On peut se repaître de chair, on peut aussi se repaître de noms. La maison mangeait. Si l’appartement muré parasitait mon inscription pour se fixer, c’est qu’il n’avait plus la sienne. Et s’il n’avait plus la sienne, c’est qu’on la lui avait retirée. La logique tenait. La fatigue aussi. J’ai acheté une lampe, une pince, un marteau. J’ai vidé l’armoire, démonté ses planches, frappé au plâtre à la recherche d’un battant peint cent fois, d’un gonds oublié. Le plâtre a cédé avec ce bruit de pain rassis qu’on brise, puis le bois a répondu, grave, comme une basse qu’on accorde. L’odeur est sortie, nette, froide : linge rance, métal, suie tenue. La pièce derrière n’était pas un volume vide : c’était un souvenir enfermé. Une table basse et lourde avec, au centre, un cercle plus clair où un bol avait vécu ; sur le chevet, une marque ovale, reste d’une montre retirée chaque soir ; au clou du mur, l’absence pesante d’un chapeau. Les rideaux pendaient comme des peaux sans bêtes. Le lit étroit gardait non pas le creux d’un corps allongé mais la courbe tassée de quelqu’un assis, qui attend, et tient son nom comme on tient une fiole. La poussière déposée sur la table avait cette lourdeur qui vient quand la matière accepte d’être nommée. J’ai su que si je prononçais “Abelard Roussel” dans cet espace exact, quelque chose se produirait. Le vrai nom n’est pas une formule jetée au hasard : c’est un outil que l’on applique à un lieu précis. Le lieu répond. Je me suis assise. La chaise a craqué comme un bois qui se souvient de la sève. J’ai posé les paumes à plat, et j’ai dit : “Abelard Roussel.” Le plancher a répondu, creux, un battement de gosier qui remonte par les lambourdes. J’ai répété : “Abelard Roussel.” La poussière est devenue lourde dans ma bouche, j’ai senti les grains sous la langue comme une farine froide. À la troisième fois, une pointe de sang m’a perlé au nez et a laissé sur la peau un trait net et tiède qui a refroidi tout de suite. Dans le hall, quelque chose inscrivait pour moi en différé : Lise. Ar. —noul—. Le papier prenait par impulsions, par vagues, pas d’un bloc. Le “t” n’est pas venu. Je l’ai entendu pourtant, claquer dans ma bouche. Le papier l’a refusé. Il l’a refusé pour toujours. Dans la chambre murée, une voix qui n’était pas la mienne a tenté une dernière fois “Li—se Ar—noult”, avec cette fringale qui m’avait tenue la nuit, puis la flamme a cligné : on coupe un tirage, la flamme baisse d’un coup, c’était cela. J’ai dit “Non. Ici, c’est vous.” Et j’ai répété encore “Abelard Roussel”, jusqu’à ce que les gonds cessent de respirer comme des branchies, jusqu’à ce que l’odeur de linge humide se retire par à-coups, jusqu’à ce que la poussière devienne sèche et simple, poussière de maison et plus poussière de nom. Dans le couloir, un pas est passé, un seul, pesant, avec cette gravité que les morts gardent au talon. Il a traversé jusqu’au palier, puis rien. En bas, sous la vitre, mon nom tenait à demi : “Lise Arnoul”. La concierge a dit “Ah, vous voilà enfin, je vous cherchais partout hier”, et ses mains pâles ont glissé sur le verre avec cette compétence qu’ont les doigts qui manipulent des papiers depuis trente ans. J’ai gardé le silence. Je suis restée deux mois, par économie et par défi, à vivre dans ce troisième où l’armoire refusait désormais de plaquer contre la cloison — comme si elle respectait un passage — et où les nuits redevenaient simples, à ceci près qu’un craquement de lit revenait parfois, net, sec, administratif, au moment où l’on s’endort. Je sais ce que la logique propose : retrait du bois, dilatation des pièces, circulation de l’air. La logique n’habite pas seule les maisons anciennes. À la poste, mes lettres n’étaient plus refusées ; sur la boîte, on lisait clair “L. Arnoul” ; l’agent du cadastre m’a confirmé que l’appartement muré demeurait “sans occupant”. J’ai remonté une dernière fois. Dans la chambre, la poussière reposée avait perdu sa graisse et reprenait sous la main ce grain banal qui ne colle plus. L’ovale plus clair sur la table brillait doucement, comme brillent le soir les visages qu’on nomme enfin. J’ai retroussé un peu le rideau, l’air est entré avec une odeur d’eau et de pierre. J’ai senti sous ma langue un petit vide, rien, la place exacte du “t” qui me manquait. Je n’ai pas tenté de l’ajouter. On n’appelle pas une lettre comme on appelle un chien. Je suis redescendue. Le hall, avec ses processions de noms inscrits par des mains oubliées, avait repris son ordre. Un coin du vitrage laissait passer un souffle froid. La concierge a tourné une page, on a entendu le bruit propre du papier qui change de règne. Je suis partie plus tard. Dans la rue, l’orme calciné à l’angle tenait debout comme tiennent debout les colonnes que la mer a oubliées. J’ai pensé que les noms ressemblent aux amarres : ils retiennent si l’on sait où les nouer ; ils étouffent si l’on se les serre autour des poignets. La nuit, maintenant que je vis ailleurs, il m’arrive de prononcer “Arnou—” et de laisser l’air finir sans moi. La maison garde une syllabe. J’en garde un battement. C’est un marché sans signature, un règlement en marge. Quand je passe devant un registre sous verre, il me remonte dans l’os le même froid d’atelier et, sous la langue, la farine sèche d’un mot bien posé. Si je crois à quelque chose, ce n’est pas aux liturgies : c’est à ce poids minime que possède un nom dit en face, dans le juste lieu, à la bonne vitesse. Ce poids-là ne relève ni des anges ni des juristes. Il habite les planchers, les fibres, la poussière, et parfois il saigne un peu au moment d’agir. Alors on sait que l’outil a pris. On n’obtient jamais tout. On arrache juste assez pour respirer. Le “t”, lui, reste là-bas, dans la vitre, comme une dent que la maison a voulue. Ça suffit.
Pour continuer
fictions
L’Inventaire des débris
I. La farce On nous promet un tri sélectif par rayons X. La comète 3I/ATLAS arrive avec ses prophètes de comptoir qui annoncent le grand nettoyage des fréquences. Dans ma mansarde, je ne me sens pas très vaillant. Si le Jugement dernier ressemble à un audit de site web, je suis condamné d’avance. J’ai passé la matinée à fixer mon terminal. Plutôt que de confesser mes fautes, j’ai relancé un script de vérification sur la rubrique 189. C’est ma manière de négocier : ranger ses liens pour ne pas avoir à ranger sa vie. J'imagine l'astre me demandant des comptes sur mes guillemets. Le ridicule est une défense comme une autre. II. La pause À qui faire croire que tout cela m'amuse ? Cette légèreté est une politesse inutile. C’est le geste de celui qui brosse le pont du Titanic. On s’enivre de lignes de code pour couvrir le craquement du sol. Si ATLAS est vraiment ce miroir déformant, elle ne verra pas mes erreurs de syntaxe. Elle verra un homme qui a peur de n’être qu’une donnée obsolète, un bruit de fond dans une fréquence qu’il ne comprend plus. Le rire s'arrête ici. Derrière le curseur, il n'y a plus de script, seulement l'attente. III. Fréquences On attendait l’Apocalypse avec des trompettes, elle arrive peut-être avec un simple changement de phase. Si ATLAS scanne les cœurs, elle y trouvera surtout des débris : des scripts à moitié finis, des colères de terminal et cette fatigue de décembre qui n'en finit pas. Comment affronter ? Il n’y a pas de posture. Juste ce geste, un peu idiot, de cliquer sur « Enregistrer ». Peut-être que le tri ne porte pas sur la valeur des hommes, mais sur leur capacité à supporter le bruit. Le bruit des prophètes, le bruit des machines, le bruit de nos propres pensées qui tournent en boucle. À la fin, il ne restera pas de la littérature, seulement une fréquence. Une note longue, tenue, au milieu du chaos. J'ai relancé la boucle sur la rubrique 189. Le terminal a répondu une ligne vide. C’est peut-être ça, la réponse. Texte et illustration : Gemini Flash|couper{180}
fictions
L’asile
Un homme lit Dostoïevski dans un asile. Chaque jour, il tourne la même page, vérifie la présence d'une clé invisible. Quand la violence explose, elle vient de là où personne ne regardait.|couper{180}
fictions
oscar
Reprise décembre 2025 Au début, elle riait quand je lui lisais mes phrases à voix haute. Pas par moquerie. Elle riait parce qu'elle trouvait ça drôle, la manière dont je tournais autour d'une idée pendant trois pages pour finalement dire quelque chose de très simple. « Tu compliques tout », elle disait. Elle avait raison, bien sûr. Mais à l'époque, ça me semblait une qualité. C'était il y a six mois. Une éternité, dans une histoire comme la nôtre. Maintenant je ne dormais plus. Le matin, elle partait travailler vers huit heures et je faisais semblant de dormir encore. Quand elle rentrait le soir, j'étais devant l'ordinateur avec trois lignes d'écrites et vingt pages de notes qui ne menaient nulle part. « Tu as avancé ? » elle demandait. « Un peu. » Elle hochait la tête. Elle ne demandait jamais à lire. Nous ne faisions plus l'amour depuis plusieurs semaines. L'âge de notre relation — six mois — aurait dû nous rendre insatiables. Mais je me couchais tard, très tard, après qu'elle s'était endormie. Je cherchais des mots. Je trouvais d'autres mots qui me cachaient les premiers. Des mots parasites, des mots brillants, des mots qui formaient des phrases que je notais dans un carnet : « Le ridicule, c'est le nom poli qu'on donne à l'impuissance. » J'avais trouvé ça lumineux. Je l'avais même recopié au propre. Le problème, c'est que je collectionnais les formules sur l'impuissance au lieu d'affronter l'impuissance réelle. Mais ça, je ne le comprendrais que plus tard. Un soir, elle est rentrée avec un sac de courses et elle a dit : « J'ai croisé ton éditeur. Il m'a demandé comment avançait le roman. » J'ai fermé l'ordinateur. « Qu'est-ce que tu lui as dit ? » « Que tu travaillais beaucoup. » Elle a posé les courses sur la table de la cuisine et elle est allée dans la chambre. J'ai entendu la porte de l'armoire. Le bruit des cintres. Puis plus rien. Quand je suis entré, elle était assise au bord du lit, les mains sur les genoux. Elle regardait le mur. « Il faut qu'on parle », elle a dit. Mais nous n'avons pas parlé. J'ai dit que j'étais fatigué, qu'on en reparlerait demain, et je suis retourné devant l'écran blanc. J'ai entendu l'eau couler dans la salle de bain. Puis j'ai entendu autre chose, un bruit étouffé que j'ai fait semblant de ne pas reconnaître. Le lendemain matin, quand je me suis levé, il y avait un mot sur la table : « Rendez-vous 18h, atelier. Apporte l'appareil. » L'atelier, c'était son studio de photo au sous-sol de l'immeuble. Elle y allait parfois pour des projets personnels. Je n'y étais descendu que deux ou trois fois. Un espace blanc, trop éclairé, avec des toiles au fond et des projecteurs sur pied. Et Oscar, bien sûr. Le squelette pédagogique qu'elle avait récupéré je ne sais où. « Tous les squelettes s'appellent Oscar », elle m'avait expliqué un jour. « C'est la règle. » À dix-huit heures, je suis descendu avec le Nikon. Elle était déjà là. Elle avait disposé les lumières différemment, plus rasantes, presque théâtrales. Oscar était décroché de sa potence, allongé sur le fond blanc. « Je vais faire une série », elle a dit sans me regarder. « Tu photographies. » « Une série sur quoi ? » « La mort. La proximité. Je sais pas. » Elle portait une robe légère. Elle a commencé à se déshabiller. J'ai détourné les yeux, ce qui était absurde puisque nous avions vécu ensemble pendant six mois, puisque j'avais vu ce corps des dizaines de fois. Mais quelque chose avait changé. Ce corps nu n'était plus le même. Il était devenu une proposition, un langage que je ne savais plus lire. Elle s'est allongée contre le squelette. Sa peau contre les os. Sa tête près du crâne. Sa main gauche sur les côtes, comme une caresse. « Vas-y », elle a dit. J'ai regardé dans le viseur. J'ai fait la mise au point. C'était beau, d'une beauté dérangeante. La courbe de son dos, la ligne de sa hanche, et puis cette chose morte, blanche, articulée. On aurait dit qu'elle baisait avec Oscar. Ou plutôt : qu'elle baisait avec l'absence, avec le manque, avec tout ce que je n'étais plus capable de lui donner. Ça aurait pu être moi, j'ai pensé. Le squelette. Ce qui reste quand on a tout brûlé. L'idée est revenue plusieurs fois, par bouffées. Je l'ai chassée. J'ai continué à photographier. Des gestes techniques, anodins. Cadrer, régler, déclencher. Le bruit du déclencheur couvrait autre chose, un bruit sourd que je refusais d'entendre. Elle a changé de position. Elle s'est mise sur le côté, face à Oscar, son visage près du sien. Les yeux fermés. Sa main pendait vers moi, paume ouverte. J'ai pris plusieurs clichés. La lumière était bonne. Ensuite elle s'est relevée sans un mot. Elle a remis Oscar à sa place, l'a raccroché à la potence avec des gestes méticuleux. Elle a enfilé un pull — pas la robe, juste un pull gris trop grand qui lui descendait à mi-cuisses. « Tu pars quand ? » elle a demandé. Je n'avais rien dit. Je n'avais rien décidé. Mais elle savait. « Je ne sais pas. » « Tu y penses depuis combien de temps ? » « Quelques semaines. » Elle a hoché la tête. Elle a éteint les projecteurs un par un. Dans la pénombre, je ne voyais plus son visage. « Ce que tu veux, c'est écrire sur l'amour », elle a dit doucement. « Pas aimer. » Elle a ramassé la robe par terre. « Moi je te demande juste d'être là. En face de moi. C'est tout. » Elle avait raison. Mais je ne l'ai pas dit. J'ai serré l'appareil contre moi et je suis remonté. Cette nuit-là, j'ai regardé les photos sur l'écran de l'ordinateur. Elles étaient magnifiques. Troublantes. Je me suis dit que je pourrais écrire quelque chose là-dessus. Une nouvelle, peut-être. Sur un photographe et son modèle. Sur l'intimité et la distance. Sur les gestes techniques qui nous protègent de nos émotions. J'ai ouvert un nouveau document. J'ai tapé quelques phrases. Puis je les ai effacées. Je suis parti trois jours plus tard. Elle n'était pas là. J'ai laissé les clés sur la table de la cuisine, à côté du carnet où j'avais noté toutes mes belles formules sur le ridicule et l'impuissance. Les photos, je ne les ai jamais regardées à nouveau. Elle ne me les a jamais réclamées. Elles sont quelque part dans un disque dur, dans un dossier que je n'ouvre pas. Un silence partagé. Une scène figée entre deux personnes qui avaient oublié comment se parler. Vingt ans plus tard, je sais ce qui s'est brisé ce jour-là. Ce n'était pas l'amour. C'était plus simple et plus grave : elle m'avait tendu la main, paume ouverte, et j'avais choisi de regarder la lumière à la place. J'ai fini par écrire des livres. Plusieurs. Certains ont même eu du succès. Mais aucun ne parlait de cette scène dans l'atelier, d'Oscar, de cette main tendue que j'avais cadrée si parfaitement avant de l'ignorer. Ridicule. Grotesque. Les mots que j'avais trouvés à l'époque. Maintenant j'en ai un autre : lâcheté.|couper{180}