10 novembre 2025
La maison avait une façade claire avec des volets toujours un peu fermés, une raideur tranquille qui convenait à la rue. On passait devant sans la remarquer, sauf les jours de marché, quand les marchandes accrochaient du linge au bord des camionnettes et que l’odeur de café brûlé venait de chez Duval, au coin. Dans l’entrée, il y avait un tapis élimé, un portemanteau de noyer et, posée sur une console, une boîte rectangulaire, laquée, qu’on n’ouvrait pas. C’était Marthe qui faisait visiter, un fichu sombre sur les épaules, un trousseau de clés accroché à sa taille. Elle disait que les chambres étaient modestes mais propres, que la cuisine donnait sur la cour, qu’on entendait à peine les cloches de Saint-Bernard, et qu’il y avait une seule habitude de la maison : —Ici, dès que tu arrives tu écris un nom sur un bout de papier, ça peut-être un sobriquet, un alias, un petit nom de l’enfance, un pseudonyme d’écrivan, un nom d’emprunt. Tu le mets dans cette boite et on ne t’embête plus avec ça. Elle disait ça simplement, sans mystère, comme on explique qu’on enlève ses chaussures dans un vestibule. Les locataires hochaient la tête. Ils arrivaient de partout, avec des valises souples et de petites carrières cassées. Un garçon timide qui se faisait appeler Polo à l’atelier, une secrétaire qui avait signé des poèmes sous le nom d’Héloïse, un serveur qui avait été « Nico » pendant deux étés sur la côte. Ils prenaient une feuille, écrivaient le nom à se défaire, pliaient le papier en quatre. Marthe ouvrait la boîte avec une clé fine, posait le feuillet à l’intérieur avec les autres. Elle disait : « Tant que vous dormez ici, la maison vous garde. Pas de cauchemars. Pas de portes forcées. Les voleurs ne passent pas le seuil. Vous verrez. » Et, de fait, on dormait bien. Le bruit de la rue s’arrêtait à la marquise, il y avait comme une tiédeur dans les couloirs. Les portes fermaient juste comme il faut, les robinets coulaient sans goutter, les soirs d’orage le toit tenait bon. Les habitants prenaient l’habitude de se croiser dans la cuisine, de se rendre de petits services, de ne pas poser de questions. À la Toussaint, après la soupe, Marthe essuyait ses mains, prenait la clé et disait d’une voix neutre : « C’est l’heure. » On la suivait dans l’entrée. Elle ouvrait la boîte, et il se passait quelque chose de léger, presque rien, une sorte de changement d’athmosphère. Et, dans les pièces, on reconnaissait des airs. La cuisine se donnait des manières de mère. Le torchon s’installait qu’on eût dit deux mains, la bouilloire lançait un petit sifflement rassurant. Le couloir prenait l’odeur d’un vestiaire, on l’aurait appelé Caporal sans même connaître l’histoire. Une chambre de l’étage avait quelque chose d’égaré, la fenêtre restait ouverte un peu plus tard, comme si quelqu’un cherchait un signal au loin : Perdue, on disait en souriant. On ne se plaignait pas. C’était même agréable, entre chien et loup, de sentir que les lieux avaient des allures, des caractères, et que ces allures vous tenaient au chaud. Les noms déposés ne servaient plus à personne, on avait bien le droit de les laisser courir dans les murs. L’hiver où elle est arrivée, la nouvelle, la pluie avait commencé tôt. Elle avait un manteau trop fin, des mains rouges, un carton à dessins sous le bras. Elle s’appelait, d’après les papiers, Éléonore Prat. C’était ce qui figurait sur la carte qu’elle tendit à Marthe en tremblant un peu. Marthe lui fit visiter et, avant de lui remettre la clé de sa chambre, elle répéta l’habitude de la maison. La nouvelle resta un moment à regarder la boîte. On aurait dit qu’elle n’avait pas ce genre de nom-là en trop, pas de surnom d’école qui colle, pas de pseudo de réseau, rien qu’un nom régulier, celui qu’on vous donne au guichet, sur les relevés, au travail. Marthe, pour l’aider, dit qu’on pouvait se séparer de n’importe quel sobriquet tant qu’on ne l’utilisait plus. La nouvelle hocha la tête. Elle s’assit à la console, prit le stylo, écrivit sans lever la main, d’un geste rapide, son nom en entier, tel qu’il apparaissait sur la carte. Elle plia le papier en quatre, comme on l’avait dit. Marthe, qui ne lisait jamais, glissa le feuillet avec les autres. On entendit la pluie sur la cour, la bouilloire qui commençait à chanter. Le soir même, Éléonore s’installa dans la petite chambre sur rue, la seule qui n’avait jamais pris d’allure à la Toussaint, ni Maman ni Caporal ni Perdue. Elle sortit deux tee-shirts, un pantalon, une trousse avec trois crayons, posa le carton à dessins sous le lit. Elle s’endormit vite, ventre creux, les mains glacées. Le lendemain, la maison ne la reconnut plus.
Si je n’apparais plus sur les réseaux, si je ne publie rien, ne partage rien, est-ce que quelque chose se désagrège sans que je n’en soies conscient. Quelle part de lui se désagrège vraiment se demande t’il, sinon celle-fictive qu’il avait construite patiemment durant des années.
Irait-il jusqu’à oublier son propre nom, celui tout autant fictif de l’état-civil.
Est-ce que te nommes toi-même quand tu es seul dans le noir. Est-ce que tu utilise ce prénom, celui dont on t’affuble, que tu n’as pas choisi. --Tu as toujours des idées à la con mon pauvre vieux. Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire de nom, de prénom que tu pourrais choisir.
--Autrefois j’aurais voulu que l’on m’appelle Philippe. --Tu n’as qu’à dire que tu t’appelles Philippe qu’est-ce que ça peut bien faire.
--Mais tous les gens que je connais diront que ce n’est pas mon vrai nom. --histoire de borgne au royaume des aveugles.
--c’est quoi l’identité, à quoi ça tient, à quel mensonge... --Tu penses qu’innombable tu seras plus dans le vrai ?
L’obsession de s’enfuir le réveille la nuit, il pense que ses rêves sont des prisons.
--Celui-là si on ne l’enferme pas, il déborde de la casserole, du lait qui bout.
---Laissez-moi, allez-vous en, partez, disparaissez, laissez-moi tranquille
--Une fois j’ai dit : je vous tuerai tous. Je ne veux plus voir personne. Puis je suis monté à la salle-de-bains, dans la glace aucun reflet, j’avais disparu enfn, c’était bien.
D’autres m’ont parlé de tout ce que j’allais rater de me conduire ainsi. J’ai senti cette peur qu’ils avaient tous de rater quelque chose, j’ai noté ça dans un coin de ma tête, c’était une bonne arme, ça pourrait servir.
Cette femme assise a disposé les cartes d’une certaine manière devant elle, c’était une torah mais tout le monde a dit non on ne dit pas comme ça on dit tarot, et là encore tu as vu quelque chose disparaître dans un recoin de la pièce. Ils ont même allumé la lumière pour que tu sois bien sur que l’ombre avait disparue. Tu ne les as pas crus. Tu ne leur as pas dit.
Tu as refabriqué une ombre en urgence.
Pour continuer
Carnets | Atelier
30 novembre 2025
Un tel se demande si écrire un journal est un travail. La question m’agace, je la tourne en dérision, mais elle reste là. Si ce n’est pas du travail au sens de l’administration, qu’est-ce que c’est ? Une manie, une hygiène, un exercice de survie ? Je crois que je continue ce journal surtout pour ne pas avoir à répondre. Tant que j’écris, la question reste en suspens ; si j’arrêtais, il faudrait décider si j’abdique ou pas. En revenant sur 2019, je vois ce que le journal fabrique concrètement : des questions laissées en plan qui se redressent à chaque relecture. Des phrases, des scènes, des reproches qui reviennent vers moi comme de petites figures qu’on a mal finies et oubliées dans un coin. Chaque mois, j’en reprends une, j’enlève un peu de poussière, j’ajoute trois mots, et elle se remet à marcher. Mon “travail”, c’est ça : entretenir ce petit peuple de questions plutôt que les laisser se figer. Si je devais le dire autrement, je prendrais une journée précise. Ce dimanche, par exemple, au lieu de répondre à la première réflexion désobligeante qui pointe — une remarque de plus sur ma façon de vivre, de travailler, ou de ne pas travailler justement —, je claque la porte, je descends à l’atelier, j’ouvre le cahier. J’aurais pu envoyer un texto à S., dérouler “ceci, cela, encore ceci et cela”, comme je l’ai déjà fait cent fois. Je sais que ça ne servirait qu’à rejouer la scène à l’identique. Alors j’écris ici. C’est une autre manière de tenir : déplacer la dispute de la bouche vers la page. Vu de l’extérieur, ce n’est pas du travail. Pourtant, de l’intérieur, ça y ressemble : ça revient, ça presse, ça fait mal par moments, et si je laisse passer trop de temps, ça se bloque. Si je dois parler de travail, je pense plutôt au travail d’un accouchement : des contractions régulières qui empêchent que tout se fige, qui forcent quelque chose à sortir au lieu de se calcifier dans la tête. Tant que j’écris, je ne suis pas complètement affalé. En dessous, il y a la colère. Pas une colère spectaculaire, pas celle qui casse des assiettes, mais une chose sourde qui refuse de mourir. Il a fallu du temps pour accepter ce mot sans le maquiller : oui, c’est vrai, ma colère est tenace. Et rien que le fait de le dire la rend déjà un peu moins absolue. Le journal sert aussi à ça : donner une forme à ce qui, sinon, sortirait en injures, en silences lourds, en portes claquées sur les autres plutôt que sur moi. Plus tard, S. a reçu pour son anniversaire deux fois le même livre : le Goncourt des lycéens, sans doute parce que sa dernière pièce a été très prisée. En ce moment elle vient d’être jouée à La Réunion, cette semaine à Villeurbanne. Tout ça s’inscrit bien dans l’air du temps : il faut dériver la colère, la violence vers des faits concrets, appuyés par des chiffres, des dossiers, des débats. Le théâtre, la littérature surfent sur la vague. Je ne dis pas ça pour déconsidérer qui que ce soit ; je me fais simplement la réflexion à mi-voix. L’an prochain, on aura peut-être des œuvres sur les animaux de compagnie, les abattoirs, une gastronomie à base de farine d’insectes. Les sujets changent, la même colère cherche des issues “présentables”. Ce que je redoute, en filigrane, est assez banal : la forme d’abdication qui guette tant de corps passé un certain âge. S’affaisser devant la télé, hurler contre des marionnettes, avoir peur de tout, remplir son assiette pour ne plus rien sentir. Le journal ne me rend pas meilleur que ceux-là, il m’évite juste de me raconter que je n’y suis pour rien. Au lieu de crier sur l’écran, je note ce qui remue. On pourra bien dire qu’écrire est une thérapie, je n’ai plus envie de discuter le mot. À ce stade, tout le monde se soigne comme il peut : accepter un boulot à la chaîne, porter des charges d’un rack à l’autre, se montrer, se vendre, parler pour les autres dans un micro, tout cela aide à supporter quelque chose qu’on ne veut pas regarder en face. Le journal est une de ces béquilles, je l’assume : la mienne consiste à tracer une carte approximative de ma vie, de mes pensées, de mes ratages, pour vérifier que je n’ai pas encore tout refermé. Pendant longtemps, j’ai pris goût à déranger : écrire pour piquer, poster pour provoquer, parler pour mettre les autres mal à l’aise. C’était ma manière de ne pas voir que ce qui m’intéressait vraiment, c’était de me déranger moi, de déplacer mes propres meubles intérieurs. Alors, écrire un journal, est-ce un travail ? Oui, mais pas celui qu’on déclare au fisc. C’est un travail d’accouchement modeste, une façon d’accueillir la colère sans la jeter à la figure de tout le monde, et de retarder un peu l’abdication. Pour le reste, la question reste ouverte : ai-je jamais été rangé, et ces “autres” que j’invoque sans cesse, le sont-ils vraiment plus que moi ?|couper{180}
Carnets | Atelier
29 novembre 2025
[...] Ça montre un homme qui voit très clair dans la logique du prestige contemporain – même à petite échelle – et qui en est profondément écœuré. Il a compris que l’aura d’un artiste ou d’une figure publique est un capital constitué par les autres, par des « petits épargnants » d’attention et d’argent, et que la tentation est grande de les « siphonner » via goodies et dérivés. En même temps, il sait qu’il n’est pas complètement extérieur à ce système, qu’en tant que peintre il pourrait – ou a déjà commencé à – jouer ce jeu. L’homme de 2019 est donc pris entre une lucidité critique forte et une position inconfortable : il juge ce commerce symbolique, s’y sent impliqué, et cherche une figure comme Diogène pour valider son dégoût et sa volonté, au moins en paroles, de s’en tenir à distance.[...] -- ? [...] Parce que cette réalité lui tombe pile là où ça fait le plus mal : son orgueil et sa honte. est-ce que ça ne casse pas le fantasme d'exception : Il aime se raconter qu’il est du côté de l’art, de la recherche, de l’ivresse “propre”. Or ce système de micro-aura dit l’inverse : tu as un nom, tu as des gens qui te suivent, donc tu es aussi une boutique potentielle. Ça le renvoie à Dali–Lanvin, Gainsbourg–billet, le peintre qui devient logo. Il découvre qu’il n’est pas “hors système”, mais dedans. ne pas oublier Saint-Antoine mon petit bonhomme, la tentation : Elle le met face à sa propre tentation. Ce qui lui dégoûte, ce n’est pas seulement les autres qui lancent des goodies, c’est le fait qu’il sent très bien qu’il pourrait le faire lui aussi. Qu’il pourrait monétiser son aura, flatter un “petit fan-club”, vendre des morceaux de lui. Il ne supporte pas cette part de lui qui, quelque part, a envie d’être désirée et d’en vivre. Qu'est ce qui va rester de sacré si tu piétines ça aussi : va t'il piétiner sa représentation sacrée de l’art. Pour lui, la peinture, l’écriture, c’est lié à quelque chose de grave, de vital, presque chamanique. Donc voir ça : ramené à des “produits dérivés”, des “fonds de tiroirs”, c’est comme voir profaner un lieu qu’il tient pour sacré. Il préfère la figure de Diogène dans son tonneau à celle du créateur avec boutique en ligne. La réalité c'est que les choses n'existent plus sans prix, la valeur est devenue le prix. Les “petits épargnants”, ce sont des gens qui donnent temps, argent, attention. Il sait ce que c’est que manquer. L’idée de vivre en pompant leur manque (de sens, de beauté, de lien) lui est insupportable. Il y voit une forme de prédation affective et économique. Et, derrière tout ça, il y a sa vieille haine de lui-même. Plus il comprend le mécanisme, plus il se voit comme quelqu’un qui pourrait y céder. Donc la lucidité tourne en auto-dégoût : “je ne vaux pas mieux”. D’où ce ton : pas seulement critique, mais presque nauséeux. [...] donc nous y voici : si le péché c'est l'erreur , on peut dire que lui péche pas pure débilité, il ne veux pas comprendre les règles de ce jeu ( je ), la vérité c'est qu'il veut inventer les siennes. L'idéaliste rejoint le dictateur. après ça comment se taire le plus profondément possible, s'enterrer dans le silence, se pétrifier en silex, granit. [...] et ce n'était pas tant le honte que le dégout auquel il fait face Plus tard dans ma messagerie [...]Y a-t-il sur Substack trop de verbiage de gens qui semblent avoir un inexplicable besoin de partager leur journal intime ? Certes. et un peu plus loin : Vous êtes actuellement un abonné gratuit à Angle mort, par Steve Proulx. Pour profiter pleinement de l'expérience, améliorez votre abonnement. Ce mépris pour les journaux intimes m'agace , d'où l'explicable raison : pas un radis à ton bidule. Un peu plus tard, découverte de textes de Kafka par l'intermédiaire de F. Ce qui répond à une enigme, notamment pour l'année 1916 qui s'arrète dans le Journal, édition du Livre de Poche à octobre. Les dates se poursuivent dans Cahiers in-octavo (1916-1918) traduits de l'allemand par Pierre Deshusses|couper{180}
Carnets | Atelier
28 novembre 2025
Aller au bout de ces relectures n’a rien d’héroïque, c’est juste épuisant. Revenir sur ces textes est peut-être une erreur, mais ce qu’ils me renvoient, en creux, est cohérent : pendant des années, j’ai avancé avec une manière bien rodée de me mettre en scène, que je le veuille ou non. Maintenant que je vois ça, je peux enfin me prendre en grippe pour de bonnes raisons. Mais aussitôt une autre inquiétude arrive : je sens bien qu’il y a en moi quelque chose qui se frotte les mains devant cette crucifixion, qui se dit que ce spectacle-là aussi peut servir. Me traiter de con, de lâche, d’aveugle, c’est encore une façon de me placer au centre, côté victime lucide. Je pourrais décider que ce texte est bon, que ce texte est mauvais, que le type de 2019 mérite d’être cloué au mur : au fond, ça ne change rien si l’objectif secret reste de me faire remarquer, même en négatif.|couper{180}