Mini journal de 40 jours 1

compilation

Résumé

Pendant quarante jours, en 2022, un texte par jour est né, inspiré des propositions de l’atelier d’écriture du Tierslivre. À la relecture, l’évidence s’est imposée : trop longs pour le web, ces textes devaient muter. Il fallait élaguer, concentrer, distiller. En sont issus ces fragments resserrés — tropismes, élans intérieurs, surgissements sensoriels, glissements de langue. Chaque note tient du journal fictif, peut-être poétique, mais surtout d’un regard à vif qui capte les tensions souterraines du monde. Jour après jour, il s’agit de creuser dans la langue l’émotion informe, l’inquiétude trouble, entre mémoire fugace et perception immédiate.

Sommaire

Jour 0 · Jour 1 · Jour 2 · Jour 3 · Jour 4 · Jour 5 · Jour 6 · Jour 7 · Jour 8 · Jour 9 · Jour 10 · Jour 11 · Jour 12 · Jour 13 · Jour 14 · Jour 15 · Jour 16 · Jour 17 · Jour 18 · Jour 19 · Jour 20 · Jour 21 · Jour 22 · Jour 23 · Jour 24 · Jour 25 · Jour 26 · Jour 27 · Jour 28 · Jour 29 · Jour 30 · Jour 31 · Jour 32 · Jour 33 · Jour 34 · Jour 35 · Jour 36 · Jour 37 · Jour 38 · Jour 39 · Jour 40


Jour 0

…la ville, la rue , encore elle... et cette sensation — pas un souvenir, — un frisson ... quelque chose glisse, s’échappe... mais c’est là, .. ça devrait... ça pourrait… non, pas le marchand, il n’est plus là — la fille peut-être, ou son ombre... « Sophie », vraiment ?... non, Magali... pourquoi ça revient comme ça, brutalement, sans filtre...le reflet... c’était qui ? une version ... quelqu’un regarde... de l’autre côté… le sandwich... les cornets... ce serait simple, si... non... pas maintenant... pas cette fois... quatre euros cinquante, c’est cher pour un retour en enfance...revenir, ou pas...

Jour 1

…ça commence là, un geste, ça pourrait ne pas commencer… le pinceau ou l’odeur ou cette horloge qui refuse, refuse, non, pas aujourd’hui… et cette main ? celle-là, encore ? pourquoi toujours la droite… la gare, l’odeur, l’enfant qui regarde les autres… l’envie de fuir, ou de dormir, ou de disparaître…Camus cale mais ça tangue encore…la vie s’infiltre, s’obstine, frappe, insiste — comme si on l’avait appelée et ce nom, Meyer, même lui n’en est pas sûr…le monde parle, mais pas à moi…tout ça pour une goutte, une bille, un coq, un doryphore…rien, tout… et pourtant on écrit…

Jour 2

…elle arrive… elle va tout voir… elle est tout… peur… bras qui tremble… vide… elle n’a rien dit… elle n’a pas résisté… elle n’était peut-être même pas là ...lettre… miracle dans l’encre… rien ou presque… n’importe quoi… lis encore… et encore… peut-être que s’il a bon , tout changera…elle n’écrit plus comme avant… elle n’est plus comme avant… …ils s’embrassent… fuir… courir… ne pas pleurer…brûler tout… lettres et illusions… brûler… mais ne rien effacer…

Jour 3

… pourquoi cette image… pourquoi Carver…le petit bonhomme ne passe pas… et cette rivière noire, comme un souvenir…Yakuma, rien sur eux… silence dans les archives…le visage, les cheveux… pourquoi crépus ? pourquoi ce mot-là ? est-ce qu’on projette ce qu’on veut lire, même dans un marbre ? et cette route, les ombres, les obliques… pourquoi ça apaise ? place Clichy… soudain… transition absurde ou logique profonde ? la nonne… les têtes de nègre… et l’amour, tous les jours…c’était vrai ? ou une de ces phrases pour qu’on rie ensemble ?j’ai acheté ces livres… c’était ça, ma preuve…

Jour 4

…le sol d’abord… toujours le sol…il brûle… il grince… il retient… il prévient… le doigt sur le tapis… sentir… oui… là… c’était là…avancer… glisser… s’essuyer… s’équilibrer…rien n’est sûr, même pas le carrelage… marcher, encore… comme si…comme si ça pouvait suffire…faire le tour d’une ville /propreté… propreté après le marché…comme si on pouvait laver ce qu’on a porté trop longtemps… jusqu’à la grève… là, on comprend… il y a un prix… chaque banc, un abri… puis on repart… toujours… encore…

Jour 5

…cette marche, une seule, pas trois… peupliers ou pas ?…il faudra bien que ce soit des peupliers …l’odeur… elle est là… elle devance tout… pirojkis, salive…les livres… la poussière absente… l’ordre… le désordre…icône… poignards… ils parlent entre eux, ces objets…la lumière ? éteinte… toujours… on parle… ça rit… les cravates… elles sont partout…retenir les images, les odeurs, les sons

Jour 6

…les cartes, toujours ces cartes… papier froid, lignes mortes… non, ce sera non mais pourquoi… pourquoi revenir, encore et encore toujours à elle, cette carte… cette peau…Gallipoli… ne pas y penser … non… la vérité vraie sera là, Wikipédia le dit…c’est plus simple… moins sale…mais l’odeur du sang… le bruit… les cris…le dégout des cartes…puis par surprise en aimé une…une seule…trop…vouloir croire…vouloir oublier…ou l’inverse…la malle… le ruban… les nuits sans fin… le silence plus fort que tout bruit …non, ce n’est pas une histoire…c’est un refuge… ou un piège…

Jour 7

…supermarché… comment il s’appelait déjà ?… pas important… douloureux surtout…laque rouge… mauvaise idée… mais il fallait changer…il fallait que quelque chose change…pas rester… se tenir toujours prêt à partir…pas de meubles… pas de liens… juste ce qu’il faut…la photo… oui… tenir quelque chose…le croire...la matière… les bains… le temps suspendu…Anselm Adams… Yellowstone…autre chose que les quais… le gris…les peupliers…le Leica… juste lui… pas de pile…comme si moins de technologie c’était plus de vérité…et ce désir… de partir… toujours aussi vif.

Jour 8

…panne… comme d’habitude…marches… vingt… vingt-sept… déjà… le bruit… tout se mélange…Banque… chambres de bonnes…mais qui habite encore là ?…les œils-de-bœuf regardent…le tapis rouge… les tringles dorées… pour qui ?… pour quoi ?…le bar… le flipper…le bruit de la tasse… ça résonne encore…Mitterrand… toujours lui…et ce génie… qui veut s’envoler… mais reste coincé…les pianos… les guitares…tout est là… en vitrine…reflet, lumière, passé…la Roquette… encore rugueuse…mais plus pour longtemps…ça change… ça avale…le makrout… le sucre...le banc… les lunettes… les faux hasards le métro… attendre…s’asseoir…partir…pas vraiment…

Jour 9

…le sourire… pourquoi il souriait ?… comme un gosse… comme s’il savait… comme s’il riait… de nous…le corps… les gaz… l’odeur… je voulais partir… mais j’ai tendu la main…l’autre… le chiropracteur… le costume… pourquoi lui ? pourquoi là ? pas maintenant… pas ici…mon frère… la fleur… ratée… pas fait exprès…non, je sais…les noms… connus… morts…et moi ? bientôt ?…on mange… on parle… on projette… comme si…comme si rien n’était arrivé…

Jour 10

…ne pas savoir…Pierre Valdo… Sans-Soucis… Ferrer…quel intérêt … ou bien…à moins que peur d’être trop intéressé ...chaque lieu… chaque durée… un chiffre, un nom…mais pas une histoire…la cave… les textes… perdus… jetés… comme ça…les tomates…elles ne poussent pas… et toi quand grandiras-tu ?…ces noms…ces noms anonymes ce sont au final des lieux anonymes, pas des non-lieux.

Jour 11

…il s’approche… trop près…non… pas ça… pas encore…il voit… il sait… il va m’enfiler de sa détresse…comme un gant…et moi…je n’aurai pas le cran…de dire non…mais je pars… je pars ! là, tout à coup…le billet… le serveur… la porte…je marche…cinq fois à gauche…je marche encore…je me perds… je m’invente…rue après rue…je me décolle de moi…et là, enfin…le silence…le mystère intact…

Jour 12

…c’est lui…c’est lui ?… vraiment lui ?…il surgit… et moi ?…je souris pas… je fais semblant…normal… conversation… réflexe…il parle…Castaneda…encore un illuminé ? non… peut-être pas…tape…qu’est-ce que…non mais… attends…tout vacille…tout s’élargit…je suis là… je suis partout…il me montre… je vois… je vois tout…et puis…le retour…la ride… le souci… le soulagement…deux hypnoses…pas fait pour ça…faut revenir...faut que tout tienne encore debout...

Jour 13

…c’était après…non… avant…couleur ?… non…trop… trop…beau… donc faux…le rouge… tapi…le vert… dévorant…le noir… là…comme un abri… une chambre noire…les mots défilent… les noms…frottent… brûlent…la peau de l’homme…le lit…la photo… elle existe ?…elle n’existe pas ?…je cherche…mais je sais…je ne veux pas…je veux garder l’image… floue… intacte…ne pas tirer ce négatif-là…ne pas l’éclairer…laisser l’ombre…

Jour 14

…irrespectueux…oui… peut-être… mais…il manque… il manque quelque chose… les mots… les mots à moi… pas lui…cette fleur ?…dans une bouteille ?…quelqu’un… d’autre…je croyais savoir…je croyais que c’était ça…mais il y a d’autres listes…d’autres voix…et la mienne, si petite…et puis…la route…le pain…le rire…c’est fini, on dirait…

Jour 15

…là… juste là… un fragment… une main…quelque chose de connu… trop connu…tu n’étais pas là —c’est pour ça que j’ai regardé en bas…ce regard…ça glisse…ça aspire…descendre… mais pourquoi ?pourquoi vouloir le voir entier ? je le connais déjà…non ? pas lui ? moi ? moi, c’est sûr…et ce doigt… levé comme une injure, ou une invitation…viens, si t’oses…mais reste là-haut, surtout…reste bien propre… reste avec les toits et les toi…

Jour 16

tu continues non mais tu continues quand même malgré leur rire malgré toi qui te moques aussi parfois tu dis "j’écris, je peins" comme une défense un mot de passe une absurdité aussi qu’est-ce que tu veux prouver ? on ne prouve pas on continue tu marches tu griffonnes tu regardes sans cesse mais tu n’es jamais assez sûr de toi ce que tu veux c’est peut-être juste : respirer ne pas étouffer c’est tout un souffle un souffle de travers, peut-être, mais un souffle.

Jour 17

Elle dit mon chéri, mais pourquoi ? Cacher. Elle se cache. Toutes se cachent. Sous la jupe, le mot patron. Dans la gorge, le chant, tu parles. Rien ne sort, sauf la monnaie. Et la croix. Pourquoi la croix ? Pour tenir, oui. Là. Encore. Encore un jour.

Jour 18

Ce n’était pas la première fois. — Pourquoi revenir ? — Les pieds y vont seuls. — Pas d’enfant dans le miroir ? — Juste lui. Moi. Lui. — Pas triste ? — Non. Allégé, même. — Et la bubble gum ? — Partie. Comme le reste. — Poissonniers ? — Une autre boucle. Une autre porte. Une autre moi ?

Jour 19

Attendre…On n’a pas dit combien de temps. Ils ne disent jamais.La porte… glisse… elle grince à peine…Et là, les chaises. Encore des chaises.Alignées. Comme des dents. Comme des soldats. Il faut s’asseoir ? On s’assoit. On attend. On ne sait même plus quoi. Le sol. Gris. Moquette ? C’est là qu’on regarde. C’est tout ce qui reste.Les chaussures. Les pieds. Pas les visages, non. Trop intime. Trop risqué. Les jambes, peut-être. Juste un peu. Des bouts de gens. Et puis… plus de place. Ils sont tous là. Comme moi. Comme nous. Et on attend. Pas le droit de demander. Même pas de vouloir. On attend comme on respire. Quand ils disent on vous rappellera… on comprend qu’il ne faut pas espérer. Mais on se lève quand même. Et déjà, d’autres… Nos chaises ? Non. Pas nos chaises. Juste des chaises. Encore.

Jour 20

À un moment donné ça a basculé juste la bouche —ça sort —pas prévu —le flic, la fille, le boléro —tout ça dans la bouche ça donne un coup dans la canette ça claque ça continue le tempo… à l’intérieur rester dans le tempo ne pas s’arrêter — surtout pas rester offrir le bruit...on s’est regardés — rien à dire rien à perdre mais un truc est passé la fille ? le flic ? personne n’a dit non personne n’a ri puis —le silence le soir la dispersion ça ne dure jamais mais c’était là à un moment donné

Jour 21

La nuit souffle. Il ne faut pas se souvenir. Ou alors juste assez. 21 = 3. Pas pour rien. Rien n’est jamais rien. Le tiers surgit. Toujours au mauvais moment. Ou au bon. C’est pareil. Un ticket plié. Un cube. Deux cubes. Une tour. Pourquoi pas une prière ? Qui osera dire que ce n’est pas utile ? Désobéir. Encore. Encore. Chaque jour. Un non. Un léger décalage. Suffit. Ils disent sérieux. Ils veulent raison. Mais j’ai mon bateau. Il prend l’eau. Et c’est parfait. Je rejoue. Je me planque. Je fuis les règles. Je donne mes propres additions. 3 + 3, ça va aussi. Ça va très bien.

Jour 22

Encore un matin la même heure la même pièce et pourtant non ça change ça glisse on appuie la lumière hésite ils sont là les tableaux ou pas ils regardent ou s’en vont le garçon le feu la trace dans un livre il est passé où ? tu l’as vu, toi ? les tiroirs les pinceaux les chiffres les dates ça recommence encore un atelier un autre quelqu’un toujours ouvre une porte et regarde un peu puis referme sans bruit

Jour 23

Fuir. Non… partir. Elle. Encore elle. Pas de sac. Pas de bruit. Bastille. Ligne droite. Folie douce ou rage lente ? Génie d’or — il me regarde ? Cinémas démolis. Pourquoi ça me serre ? Rue, encore rue. Toujours ligne droite. Et si…Et si c’était une délivrance ? Pas d’amour. Du respect. Oui. Respect. Puis… la faim. Odeon. Vaugirard. Cinq francs. La ville s’étire. S’accélère. Mes jambes aussi. Je deviens… quoi ? Guépard. Serpent. Je ne vois plus qu’un seul point. Le bord. Le bord du monde.

Jour 24

brouhaha tasses tintements doigts sur la vitre /notification /notification /encore effacer ? conserver ? attendre quoi exactement ? le regard vacille… la table d’à côté ? encore elle ? toujours elle ? supprimer c’est gagner du temps ? et si l’idée surgissait ? non trop de messages /trop de gestes /trop peu d’attention le serveur passe /ne passe pas /esquive la femme ? son café /le ticket /le prix le sans-contact comme un sans-corps Cambronne ? accident ? chercher /chercher /rien et puis la voix— vous avez du réseau ? non mais elle sourit et dans ce sourire… un monde entier ?

Jour 25

hurlements la nuit / le corps qui refuse de dormir / Mathilde / dans la cuisine / ou debout, immobile l’ascenseur en panne / sept étages / la voix de la mère / toujours plus forte / Champigny / moins cher / plus sûr la rue nettoyée / le trottoir sec / comme s’il n’avait jamais plu / jamais saigné/ Louis / des années plus tard / un écran / Google Earth / glisser la souris / cliquer / rien /le nom / oui le nom / retrouvé dans le désordre / mémoire mousse / mémoire champagne/ il tape / attentat / bombe / Mitterrand / il appuie sur entrée / et rien/ rien / rien alors c’est peut-être faux / ou peut-être trop vrai / alors il doute / doucement / longtemps

Jour 26

boum / tourné / déjà tourné / il était passé / passé / c’est ça le mot /clic / obturateur / mais trop tard / rien / pigeon flou / comme d’habitude / le front / la glace / ride ride ride / trop tôt pour ça / trop tard pour l’effacer/ elle aurait pu / aurait dû / une note peut-être / mais / silence / corde cassée / explosion / panique / douleur / si ce n’était pas l’une c’était l’autre / sourire / à soi / fragile / pas eu le temps / tout a sauté / tricherie / punition divine ? / tout se mélange / culpabilité d’enfant / chat pressé / instinct / un frisson dans la fourrure / personne n’a vu / mais lui savait / encore raté / toujours ailleurs / les événements passent / lui aussi / elle / la voyante / cette fois non / parlait trop / raté pour une fois

Jour 27

plus là ? plus le même ? / et moi, là ou pas là, vous parlez quand même / autour / toujours autour / montre cassée / pas sa montre / tu confonds toujours les objets et les signes / mais moi je sais / c’est le départ, pas le verre brisé / on a fait au mieux / au mieux ? / toujours cette phrase / toujours ce rapiéçage / t’es pas toi / tu n’as jamais été toi / tu voulais ressembler à ton père / tu t’es caché dedans / fleurs fanées / bouquets de trahison / mensonges en forme de tulipes / c’est pas de l’amour / c’est de l’ordre / tout payer pour ne rien voir / combat / crochet / mots qui font saigner / plus vivants morts que vivants ensemble / moi je pars / je glisse / la ville me mange / vous restez là à remuer les ruines

Jour 28

vendre ? / pas vendre ? / juste un geste / mais pas neutre / pas rien / le rien fait du bruit / je donne / je donne un tableau / je dis : tiens / et en moi ça grince / ça ne veut pas / pas tout à fait / il y a un vide sur le mur / on le regarde / on ne sait plus / si c’est le mur / ou l’âme / je veux donner sans retour / mais le monde réclame / quelque chose / un geste / un retour / une forme / des livres / reçus / poèmes / quelqu’un a su / rééquilibrer / le monde / pas l’achat / mais l’alliance / le monde bancal / une torsion dans la lumière / on le sent / sous la peau / un monde oublié / acheter ? / pas acheter ? / objet ? / sujet ? / friction / tension / signe / je croyais que c’était rien / c’était tout

Jour 29

Rouge / plus là / disparu / comme elle ? Ultra / révolution / trop / trop c’est trop Encre à lèvres / bouche pieuvre / ça déborde / ça fait peur / Confort / semi-mat / 12 heures / et après ? / et si ça coule ? Elle veut pas ça / pas clinquant / pas tape-à-l’œil / elle déteste les slogans / Et si c’est elle sur la barricade ? / drapeau dans une main / lèvres dans l’autre ? 94,90€ / pour un bouquet / plus cher que le rouge ? / moins risqué / Choix / drôle de mot / pas vraiment un choix / une dérive / Mais elle verra / c’est ce qui compte / elle saura / elle saura peut-être

Jour 30

Venise… rien… juste… odeur d’eau… bruit flou… où étais-tu vraiment ? Pourquoi toujours ce garçon — ce bon garçon — que je n’ai pas su être ? Il aurait su. Moi non. Aqua Alta… Peggy… Giacometti… souvenirs d’un autre. Moi j’étais ailleurs… en moi, pas dans la ville. Istanbul… chaleur poisseuse… pas même un mot exact… Une Gorgone. Une stupeur. Une division. Le Bosphore, pas un pont, une faille. Café râpe la langue… silence… sueur. Et moi ? Où suis-je ? Lisbonne… suis-je allé ? Pessoa m’a tout pris. Je n’ai rien vu sauf par ses yeux. La mer. La tour. Les portugais ne font pas de bruit. Moi non plus, je crois.

Jour 31

Des couleurs… coulures… des spirales — tournent ou tombent ? Bleu ? C’est la nuit ou l’œil qui se ferme ? Pas de son, non, rien… sauf les phares, les fesses, les peaux, les phares encore, Et cette goutte — tu l’as vue, toi aussi ? — sur sa gorge, la robe qui colle. Un homme, un briquet, un souvenir d’homme ? Marcelo ? Peut-être. Des odeurs — là, là — si fortes… pas que la ville. Et le volcan ? Oui, là, en bas, il dort. Mais pas moi. Non, moi, je regarde encore. Avant de tomber.

Jour 32

-- La ville, tu dis. Mais laquelle. Et le nom, il est passé. Il est revenu. Il s’est effacé ? -- Peut-être juste un mot. Ville. Comme un flou. -- Et Hamelin. Puis Brême. Et la fuite. Toujours la fuite. -- Et les prénoms… Ondine. Niels. Michel. -- Les noms de ville qui brillent mais ne disent rien. Que des rêves, que des marges. -- Tu les dis. Tu ne les reconnais pas. Tu les avales. -- Mais elles étaient là, pourtant. Non ? -- Non. Ou pas encore.

Jour 33

-- Le feu… rouge, orange, vert… -- Tu as traversé, ils n’ont rien dit… ils ne disent plus jamais rien. -- Tu étais seul, mais comme eux, tu t’es tu. -- Et ce regard… ce regard qui n’a pas eu lieu… -- Pourquoi cette marche… pourquoi à pied ? -- Parce que tu sais. Tu sais qu’il faut ça. Le frottement, la crasse, le trottoir. -- Tu ne fuis plus. Tu reconnais. -- Ce n’était pas Sodome, non… juste un fantôme. -- Tu es revenu. Tu as perdu quelque chose, mais pas toi. Pas encore.

Jour 34

-- Tu t’allonges. -- Le plafond te regarde. -- La tâche là-haut… tu la connais déjà, tu ne sais pas comment. -- Tu entends, mais tu ne veux pas entendre. -- Tu avales les bruits. Ils ont un goût. -- Pourquoi ça a ce goût-là ? -- Une glissade dans la langue. Une mémoire du lait. Ou du sang. -- Ça tourne. Tu pourrais monter. Tu pourrais rester. -- Surtout ne pas nommer ce qui commence.

Jour 35

-- Un trait. Juste un trait. -- C’est tout ? -- Oui, mais pas celui-là. Pas celui que tu crois. -- Pas celui que je crois ? -- Il est là pourtant. -- Non, pas encore. -- C’est dans le poignet ou dans l’épaule ? -- Peut-être dans l’idée. -- Je croyais que c’était simple. -- C’est trop simple. -- Alors c’est compliqué ? -- Non. C’est un piège. -- Je n’ai rien compris. -- Parfait. Tu peux commencer.

Jour 36

-- C’est pas l’île. -- Pas tout à fait. -- Elle a changé. -- Elle bouge ? -- Elle respire. -- Elle saigne ? -- Non. Elle avale. -- Et nous ? -- On attend. -- Qui ? -- La barque. -- Trop tard. C’est une arche. -- Tu veux dire… ? -- Oui. Le voyage. -- Jusqu’à quand ? -- Jusqu’à ne plus savoir qui on était. -- Même Courbet ? -- Surtout lui.

Jour 37

-- Tu dis pèlerinage. -- Oui. Mais ce n’est pas vraiment un lieu. -- C’est un point ? -- Non. Un geste. -- Lequel ? -- Revenir. Même sans but. -- Tu veux dire écrire. -- Écrire c’est le corps. Qui revient. Qui répète. -- Et le sens ? -- Se perd. Se retrouve. Parfois pas. -- Et les morts ? -- Ils attendent. -- Où ? -- Dans la stèle. -- Quelle stèle ? -- Celle qu’on écrit chaque jour.

Jour 38

… tohou … ce mot… toujours ce mot… le sentir dans la bouche, pâteux, goulu… gouffre sans fond… pourquoi ce vertige chaque fois qu’il revient… comme une cloche, sourde, trop sourde… et puis le “ma”… le “mon”… le serré des mâchoires… la morsure possessive… le “grrrr” au fond de la gorge… pas la ville… pas vraiment… juste la peau des choses… ce que ça cloisonne… ce que ça retient… la peur de l’autre – pas peur, pas peur, mais… si quand même… pas lui, pas eux, pas ceux-là… tu vois bien non ? … toujours cette idée de tenir… contenir… classer… nommer… c’est à moi, voilà, c’est à moi… comme un cri d’enfant… ou d’animal… ou des deux… à la fin… fatigue… tellement fatigué de poser des bornes… poser des murs… poser des “non”… mais si tu les enlèves… si tu les fais tomber… qu’est-ce qui reste, hein ?… l’horizon peut-être… mais si flou… si loin…

Jour 39

file d’attente… étouffement… ce mot : « cool »… une injonction, encore une… comme si être cool était un devoir… comme si… et cette affichette… ridicule… ou révélatrice ? … chaleur… besoin de café… et puis soudain… c’est parti… glissement… pas physique… un autre plan… ça remue dans le ventre… une lumière verte ? Non, plus bleue… puis plus rien… … Castaneda… le tonal… le nagual… Freud qui fume, Jung qui recommande, Hitler qui a vingt ans… tout s’efface ou s’incruste… les couches… les strates… les barbes, les cheveux, les tentacules… c’est vivant ? Ça respire ? Ou c’est moi qui délire ? … ce lien entre exégèse et hypnose… ce vertige de vouloir tout comprendre… tout ordonner… même la masturbation aurait une visée morale, vraiment ?... ou est-ce encore un écran ? … à la fin… juste ça… vider la corbeille… et ça apaise… cette absurdité… ce clic… ce petit clic qui remet le monde droit… ou presque.

Jour 40

la forme… pas dire mais traverser… flèche… tangente… le mot se dérobe… on dirait qu’il fuit… qu’il désigne autre chose… boulangerie… Jobbé-Duval… couteau à dents… bruits… mais pas violence… non… attente… c’est ça… attente du cri… du mot… du bonbon… du secret… grand-mère… voix… gestes… billot… père… couteau… trancher… c’est pas une image… c’est le monde lui-même qu’on ouvre… qu’on racle… jusqu’au silence… table… sous la table… chaleur… laine… nappe… voix assourdies… petits orgasmes de motifs… dragons… théière… le Siam ou la Corée… mensonge tendre… père tueur à gage… drôle de coco… pourquoi on rit ? … écrire c’est ça… revenir… racler… s’égarer… et puis s’arrêter… juste là… sur le mot juste… ou presque.