
( 40 jours / écriture quotidienne, à partir d’une proposition différente.
Patrick B. 2022 sommaire : Jour 1 · Jour 2 · Jour 3 · Jour 4 · Jour 5 · Jour 6 · Jour 7 · Jour 8 · Jour 9 · Jour 10 · Jour 11 · Jour 12 · Jour 13 · Jour 14 · Jour 15 · Jour 16 · Jour 17 · Jour 18 · Jour 19 · Jour 20 · Jour 21 · Jour 22 · Jour 23 · Jour 24 · Jour 25 · Jour 26 · Jour 27 · Jour 28 · Jour 29 · Jour 30 · Jour 31 · Jour 32 · Jour 33 · Jour 34 · Jour 35 · Jour 36 · Jour 37 · Jour 38 · Jour 39 · Jour 40
Jour 1
contrainte : une suite de blocs où chaque fragment commence par une image mentale, décrite de façon plastique, géométrique ou sensorielle sans narration, puis un : qui introduit la légende, l’ancrage, la révélation de ce que c’est, ce que ça dit, ce que ça cache. C’est un jeu de tension entre ce qu’on voit et ce qu’on comprend — ou pas.
Une enfilade de fenêtres blêmes, des rectangles répétés, identiques, sur un ciel sourd, un jour sans lumière : Rue entre Morillons et Dombasle, Paris 15e. Aucun nom. Il revient toujours. Pour voir s’il est encore là.
Une vitrine sans reflet, une surface trop propre, rien n’y accroche, tout y glisse : L’ancien marchand de couleurs. Disparu. Un salon l’a remplacé. Lisse. Anonyme. Aucune odeur ne filtre.
Un cri féminin traverse la rue, étouffé, tordu. Ce n’est pas pour lui. Il le reçoit quand même : « Sophie », dit la voix. Lui entend « Magali ». Une marelle effacée, des pigeons qui fuient. Un passé inventé.
Un paquet de cornets surprises, fanés, serrés dans un panier de fil plastique, papier jauni, transparents gondolés : Ils sont encore là. À la boulangerie. Rien n’a bougé. Il ne les prend pas. Il sait ce qu’il y trouverait : plus rien.
Une ombre dans le métro, visage tourné vers la vitre noire. Rien n’y est visible. Pas même soi : Il est reparti. Encore une fois. Mais il reviendra. Il manque un détail. Toujours un détail.
Jour 2
contrainte Un texte qui produise un effet de mouvement par son enchaînement fluide, sa syntaxe transparente, son progressif déploiement spatial.
Une goutte de sueur perle sur un index — minuscule bulle suspendue, prête à choir. L’index, droit, appartient à une main — elle-même rattachée à un bras qui prolonge un torse, vertical, planté dans une pièce étroite où l’air colle aux murs. Sur le sol, un linoléum d’une teinte impossible à nommer, entre beige vieilli et gris d’abandon ; un livre cale une table bancale — Camus, en service secondaire. La fenêtre, fêlée en haut à gauche, laisse passer le souffle discontinu du quartier : rumeurs lointaines, moteur qui tousse, radio oubliée dans une cuisine ouverte. Au bout de la rue, la gare laisse échapper ses voix synthétiques, appels au départ égrenés sur les haut-parleurs : voie B, train pour Lyon, quelques minutes de retard. La ville s’ouvre alors, vague tentaculaire, empilement de murs, de silences, de gestes répétés dans mille autres pièces identiques. Plus loin, le pays — formes floues, limites politiques approximatives, découpées comme à la règle sur un fond d’ignorance commune. Puis le continent, masse de terres grumeleuse posée sur une plaque tectonique agitée d’humeurs invisibles. Et plus loin encore : la planète, bleu passé, balancée dans sa rotation, minuscule, cabossée, accrochée à une étoile quelconque, dans un système qui n’a rien demandé à personne — et le cosmos tout autour, sans explication jointe, sans légende en marge, une énigme vaste, en suspens, comme cette goutte de sueur au départ de tout.
Jour 3
contrainte Créer une représentation mentale d’une façade ouverte, où chaque compartiment de l’espace contient un fragment de vie. C’est un texte de dissection urbaine, de curiosité partagée, un tableau mental à la Perec.
Dans la première pièce, un garçon, quinze ans peut-être, la tête contre la vitre d’un train. Il regarde le paysage défiler sans le voir. Dans ses mains, un livre entrouvert. Il ne lit pas.
Plus haut, dans une autre pièce, la lumière est jaune. Une fille, droite comme une statue, attend devant une maison basse. Dans la cour, un garçon l’enlace maladroitement. Leurs visages sont proches, mais il n’y a pas de baiser.
Un étage plus bas, une table en bois, un linoléum froid, une assiette de soupe. Une Gitane se consume dans un cendrier Cinzano. Un vieil homme boit un verre de blanc limé. La télé est allumée, personne ne la regarde.
Au centre, une chambre de pension. Un garçon, en uniforme, tente un demi-soleil à la barre fixe, en vain. Un pion passe entre les tables avec des lettres à distribuer. Le garçon ouvre l’enveloppe comme on ouvre un piège.
À gauche, dans une pièce étroite, un garçon relit une lettre au bord de la Viosne. Il marche. Il plisse les yeux. Il cherche un secret derrière les mots simples. Il s’accroche à cette idée-là comme à une corde lisse.
À droite, dans une autre pièce du même étage, il rédige une réponse. Il froisse. Il recommence. Il déchire. Il recommence encore. Une lumière faible tombe sur le bureau. Il gratte le papier jusqu’à ce qu’il ne reste que lui.
Plus haut encore, un atelier prêté. Un évier, un paquet de lettres. À dix heures trente, il craque une allumette. Le feu ronge l’encre, les plis, les souvenirs. Il regarde sans bouger. Les flammes lèchent l’évier. Rien ne crie.
Sur le toit, il y a la scène qu’il ne regarde plus : deux corps enlacés dans une cour de ferme. Elle rougit, confuse. L’autre garçon se retourne : un visage qu’il connaît, qu’elle avait dit détester. Il sourit, triste. Puis il s’en va.
Jour 4
contrainte
- transformer l’ordinaire en matière d’écriture par le regard, le cadrage, la précision.*
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Clatskanie, Oregon – Mémorial Raymond Carver Une dalle ovale posée sur une pelouse rase. À l’arrière, trois prunus en ligne, penchés légèrement vers l’est. Sur la pierre, une phrase gravée, en lettres droites : « Pourrais-tu te calmer s’il te plaît ? » À côté, un visage au trait épais, dessiné, pas photographié. Les cheveux crépus, blanchâtres. Derrière, deux bâtiments à toit plat, l’un mauve, l’autre vert kaki. Le ciel est bas, l’herbe mate. Aucun chemin ne mène directement à la dalle.
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Mississippi – Carver Middle School Une route monte, ligne droite flanquée de deux bandes d’herbe sèche. À gauche, une forêt basse, à droite des maisons basses aux volets blancs. Des fils électriques tracent des diagonales dans le ciel, cinq lignes nettes, tendues, qui croisent la verticale d’un poteau unique. Au fond, un bâtiment beige, toit brun, lettre noire sur fond blanc : Carver Middle School. Pas de voiture visible. L’ombre des arbres est précise : le soleil vient de l’est.
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Paris, Place Clichy – Librairie Carver (anomalie algorithmique) Sol dallé, jointures disjointes. Un bouquet de lilas posé à terre. Un homme debout, mains dans les poches, dos à une vitrine. Derrière lui, un parcmètre gris, une caisse en bois, un baluchon à carreaux bleus. Dans la vitrine : des rayonnages flous, reflet d’immeubles. Sur le mur à gauche, deux petites photos en biais, collées sur un faux marbre beige. Une femme en robe orange se maquille ou photographie, adossée à une paroi vitrée. Une autre passe, manteau rouge, foulard bleu. Une troisième disparaît, tête baissée sur son téléphone.
Jour 5
contrainte : « Raconter un trajet à travers une série de sols observés à ras du sol, sans monter au-dessus du niveau des pieds. Pas de narration, pas de sujet, pas de souvenirs. Juste les textures, les surfaces, les signes. »
Tapis râpé, laine écrasée, beige sale. Latte disjointe, clou rouillé, vibration sèche sous la semelle. Linoléum beige, taches de rouille, griffures de chaise, poussière stagnante.
Marche au carreau, seuil carrelé, fêlures noires dans la blancheur mate. Pavés inégaux, joints moussus, flaque longue. Traces de pneu, chewing-gum fossilisé, mégot incrusté.
Passage clouté, peinture usée, cratère de goudron à droite. Trottoir granuleux, gencives de béton, herbe fine dans les fissures. Déchets mous, débris secs, traces de pas vers l’arrêt.
Dalles polies, flaque de diesel, reflet de néon, traces de pas inversées. Métal strié, plaque d’égout, odeur montante, gras collant. Escalier, grain rugueux, bande podotactile, vis qui sonne sous le pas.
Carrelage du hall, beige rosé, lignes nettes, nettoyage récent. Sol mouillé, panneau jaune, triangle noir, pictogramme glissant. Goudron lisse, rainure blanche, démarcation piéton-vélo.
Surface vitrée, grille d’aération, résidu de chaussure. Plaque métallique, vibration sourde, lumière au ras du béton. Bord du trottoir, gorge d’eau pluviale, caniveau aux éclats de bouteille.
Bitume neuf, flamme du soleil sur les gravillons, biseau du jour en contrebas. Chaussée, vitesse, bord flou, arrêt brutal. Rien que sol. Sol qui glisse. Sol qui file.
Jour 6
contrainte Adopter un point de vue tournant (caméra à 360°) depuis des points fixes successifs dans un lieu clos, pour décrire exhaustivement les objets, volumes, lumières, détails — comme un balayage circulaire visuel, sans déplacement du corps, depuis un pivot intérieur.
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Entrée Carrelage crème, fêlures en étoile près du seuil. À droite, un porte-manteau métallique, trois patères vides, une écharpe roulée. Au sol, un tapis usé, ourlet décousu, bords relevés. Sur la gauche, un placard encastré, porte coulissante, miroir tâché. Face à l’entrée, la porte du salon entrouverte, éclat de lumière jaune, ombre portée.
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Salon – chambre de Vania Tapis bordeaux, motifs slaves, deux coins rongés. À gauche, un lit une place, drap bleu tiré, coussin carré, oreiller en creux. Au-dessus, icône orthodoxe, cadre doré, visage ovale, yeux clos. À droite, étagère en pin, rangées de livres impeccables, dos noirs, rouges, ocres. Table de nuit : réveil carré, verre d’eau, boîte de médicaments. Face à la fenêtre, rideaux fermés, plis réguliers, éclat d’une cravate glissée entre deux pans.
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Cuisine Sol lino beige, irrégularités au centre, taches sombres, zone collante. Meubles en bois verni, poignées dorées, éclats au bord. Plaques électriques, poêle grasse, couvercle bombé. Odeur suspendue. Oignons, ail. Vapeur sur le carreau. Sur la table : assiettes creuses, pain noir, bocal de cornichons. Chaises en métal tubulaire, l’une bancale, sous elle une boîte de conserve vide.
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Salle à manger – chambre de Valentine Parquet rayé, lignes obliques d’usure, un clou qui dépasse. Table ronde, napperon de dentelle synthétique, fleurs artificielles dans un vase épais. Machine à coudre Singer, housse en plastique semi-transparent, repose-pied en fonte. Buffet Henri IV, verres en cristal alignés, carafe vide, reflet de la fenêtre. Téléviseur à pièces, écran noir, fente métallique, poussière grise sur le sommet. Canapé replié, tissu marron, deux cravates posées, l’une en soie bleue, l’autre en laine.
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Fenêtre sur rue Vitre légèrement opaque, coins sales. Voilage blanc tiré à demi. Voitures lentes, trottoir mouillé. Un homme passe, veste grise, sans visage. Peupliers ou autre essence, feuillage mouvant. Ombre du rideau sur le sol, comme une vague stable.
Jour 7
contrainte Créer un inventaire fragmentaire, désordonné, affectif ou imaginaire autour des cartes, plans, atlas, guides. Ne pas produire un récit abouti, mais plutôt une boîte mentale, un vrac actif, un prélude à la fiction.
Un plan du métro de Tokyo, replié à l’envers, illisible, couleurs trop vives, lignes trop courbes.
La boîte à gants d’une Peugeot 504, carte Michelin 72 chiffonnée, coin arraché, date inconnue.
La carte de Gallipoli, quadrillage d’état-major, lignes rouges, cercles noirs, codes alphabétiques, aucune émotion — sauf au niveau des dents.
Un guide Hachette bleu foncé, titre doré effacé, pages ondulées par l’humidité, odeur de cave.
Un souvenir : la carte de l’Île au trésor. Le X. Le trait pointillé. La légende écrite à la plume. Le rêve de creuser.
Une malle en bois sombre, coins métalliques, serrure tordue. Dedans : feuilles, cartes, coupons, lettres, pliées, repliées, certaines collées.
Carte postale de Samarkand, jamais envoyée. Carte touristique de Paris avec flèche « Vous êtes ici ». Faux.
Une carte dessinée à la main sur peau de gazelle. Reliefs stylisés. Inscriptions inconnues. Une ligne bleue. Des points rouges.
Piri Reis. Palais de Topkapi. Fragment retrouvé. Encombrement de légendes. Invention ou réalité ? Peu importe.
Un guide Baedeker, tranche rouge. Une ville disparue. Un itinéraire à suivre au doigt. Le doigt tremble.
Un double fond. Une carte roulée. Une attache en rafia. Une impression de chaleur, comme si le cuir respirait encore.
Un rêve de longitude exacte. Une erreur de latitude. Un rivage inversé. Des lettres effacées par la sueur.
Le mensonge des cartes : ce qu’elles cachent. Ce qu’elles prétendent révéler. Les frontières dessinées à la règle, comme des balafres nettes.
Une salle d’état-major. Une main gantée. Un compas. Une décision.
Un ticket d’entrée pour la BNF : L’âge d’or des cartes marines, exposition virtuelle, pas de contact, pas d’odeur, mais des larmes.
La topographie comme mémoire traumatique. Chaque pli une cicatrice. Chaque annotation un refus d’oublier.
Un atlas sans index. Un plan sans échelle. Une carte sans nord. Exactement ce qu’il me faut.
Jour 8
contrainte Un texte en descente continue, sans remontée ni arrêt, dans des espaces souterrains (réels, rêvés, imaginaires), chaque fragment ou image doit donner l’impression de pénétrer plus profondément, de basculer un peu plus dans l’étrangeté, le silence, le fantastique latent.
Une clé. Un badge. Une porte qui se referme doucement dans un chuintement étanche. L’ascenseur est là. Miroir gris, lumière verte, flèche rouge : bas.
Couloir. Silence feutré. Moquette marine. Pas absorbés. Une odeur de vieux cuir, bois ciré. Bureaux déserts, fauteuils larges, tables en verre, lueurs de veille bleues.
Un escalier discret, métal mat, sans numéro. Mur lisse, peinture grise. Un palier plus bas. Plantes fanées, revues économiques, vases vides. La moquette change. Marron, râpée, ligne noire au centre. Les portes sont closes. Pas de nom. Pas de sonnette.
Encore en bas. Le béton affleure. Froid. Les lumières réagissent au mouvement. Un néon claque. Odeur d’humidité. Un papier jauni au mur, "local technique", déchiré. Une odeur de savon industriel, d’eau stagnante. Sifflement d’un tuyau. Plus bas encore.
Trappe. Échelle métallique. Gants obligatoires. Poussière. Grille coulissante. Une alarme muette clignote. Dessous : parking désaffecté. Sol luisant. Reflet trouble des pylônes. Une voiture seule, bâchée. Une traînée de liquide brunâtre. Le silence devient dense, organique.
Un escalier de secours. En colimaçon. Rampes poisseuses. Odeur de fer rouillé. Des traces sur les murs. Descente lente, régulière. La lumière vient d’un point très loin en bas. Orange sale.
Sous-sol B7. Couloir étroit. Voute en béton brut. Tuyaux apparents. Inscriptions techniques illisibles. Porte en acier entrebâillée. Derrière : un sas. Et au fond, une lourde plaque gravée.
Un couloir carrelé, style clinique années 60. Les murs perlent. Un bip intermittent. L’air est plus lourd, plus humide. Une lampe clignote sans logique. Une forme en plastique couvert d’un drap blanc.
Escaliers en pierre. Usés, glissants. Traces noires sur les bords. Un soupirail ouvert au ras du sol, juste de quoi voir la base d’une colonne. Colonne noire, veinée. Odeur marine.
Encore en dessous. Crypte. Voûte basse. Murs suintants. Des inscriptions effacées, en alphabet inconnu. Au centre : bassin carré, vide. Une pierre plate au fond. Une fente. Un frisson.
Une autre trappe. Ancienne. Bois clouté. Elle grince. En dessous, l’eau. Noire. Lisse. Une passerelle métallique rouillée, fine comme une lame. Elle conduit à un escalier hélicoïdal immergé.
Marche après marche. L’eau monte. Jusqu’aux genoux. Jusqu’à la taille. On continue. Plus d’air. Plus de lumière. Juste la sensation de descendre.
Au bout : un sol de verre. En dessous, le regard de Méduse. Immobilité. Vertige. Un battement sourd.
On continue.
Jour 9
contrainte Une suite de points urbains discontinus, chacun visité par un protocole arbitraire (sortir du métro, du bus, marcher, etc.), sans lien logique entre eux, pour fabriquer une autre image de la ville par sauts fragmentaires, en s’en tenant à ce que l’on perçoit sur place, avec intensité de détail mais sans fil narratif.
1. Terminus Bastille Escalator hors service. Montée lente, pieds qui frottent les marches de pierre. À mi-chemin, le grondement des rames en bas se mêle aux klaxons en haut. Sortie. Face à la Banque de France, coupole ardoisée, œils-de-bœuf fermés, noirs, pas de rideau. Trottoir d’en face : lever les yeux, calculer la hauteur, suivre la symétrie des fenêtres. À droite, bar-tabac : flipper, bruit de vaisselle, café tiède. Miroirs, carrelage beige, un homme seul, lunettes sur le nez, cravate desserrée. Mitterrand en une des quotidiens. Dehors, le génie de la Bastille semble vouloir fuir, mais la colonne le retient.
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Arrêt Nation – sortie avenue du Trône Chaleur en nappe sur l’asphalte. Deux colonnes, deux lions, circulation lente. Odeur de kérosène, de goudron frais. Une vendeuse de glaces, robe à fleurs, regard vide. Des cris d’enfants dans un square enclavé. Les bancs sont chauds. Un homme dort là, béret sur les yeux, bouteille de soda vide à ses pieds. Une valise oubliée à moitié ouverte, remplie de livres de poche, certains sans couverture. Un tram passe, vide. Le temps est en boucle, il ne se passe rien, mais tout insiste.
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Métro Louise Michel – sortie place Charras Façades 70s, briques rouges, baies vitrées. Centre commercial étouffé, rideaux à moitié baissés. Odeur de friture sucrée. Un homme parle seul devant la vitrine d’un opticien. Une école maternelle dans le dos, cris flous. Le ciel est bas, strié de câbles. Une vieille dame s’approche de la borne Velib, pose son cabas, touche les écrans, repart sans vélo. Une publicité arrachée, ne reste qu’un mot : ÉCHAPPER.
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Ligne 3 – arrêt Saint-Maur Trois marches, un couloir, une grille. Soleil horizontal. Rue animée, fourmillante, mais l’oreille ne capte que la répétition : boulangerie, boucherie, kebab, pressing. Une femme fume accroupie contre le mur de la laverie. Un graffiti : JE T’ATTENDS PLUS. Un homme entre dans une boutique de fripes avec un landau vide. Une guirlande lumineuse reste allumée en plein jour. Le bruit des freins d’un bus, comme un râle.
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RER D – arrêt Le Vert de Maisons Sortie lente dans un no man’s land de béton. Un parking vide, un Lidl fermé, un chat errant. Panneau publicitaire renversé, flèche vers rien. Le ciel sans détails. Une pluie fine commence. Une cabine téléphonique sans combiné, sans câble. L’arrière d’un entrepôt, tagué, rongé. Un camion garé là, moteur éteint, mais encore chaud. Rien à faire ici. Mais il faut attendre le train suivant. Alors on reste.
Jour 10
contrainte Une succession de figures prises dans la ville en mouvement, chacune aperçue, captée, imagée, puis abandonnée, sans suite, comme une série de miniatures romanesques.
1. Le vieil homme du tram D Assis au bout du wagon, il tenait une boîte de chocolats entre les genoux. Pas un paquet neuf, non, une vieille boîte en métal cabossée, années 70, un enfant blond y riait encore. Il ne regardait personne, mais surveillait la boîte comme s’il y avait dedans un cœur battant. Il descendait à Debourg, sans se retourner.
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Femme verte, Lyon Part-Dieu Tout en elle était vert : manteau, sac, ongles, même l’écharpe, un vert de mousse mouillée. Elle tournait en rond dans le hall, silhouette nette au milieu du flou. Elle consultait son téléphone, remettait son écharpe, vérifiait un sac, puis recommençait. Un homme l’a rejointe, ils se sont serré la main. Trop poliment pour de l’amour.
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L’homme au mégaphone, Bellecour Il criait en allemand. Aucun accent. Un mégaphone à piles et des tracts mal découpés. Il dénonçait l’Union européenne ou les extraterrestres, je n’ai pas compris. Ce qui m’a frappé : ses chaussures. Très propres. Comme cirées pour un entretien. Il avait dans les yeux une sorte de fierté tragique. C’était peut-être son dernier discours.
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Sur le parvis de Perrache Elle mangeait un sandwich debout, avec rage. Une fille de vingt ans ? Trente ? Difficile à dire. Son sac au sol, large ouvert, un doudou dépassait. Elle mordait dans son sandwich comme dans un poing. Un jeune homme est passé, elle a fait semblant de ne pas le voir. Il a dit quelque chose, elle n’a pas répondu. Elle a continué de mâcher.
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Le gardien du parking République Assis dans sa guérite vitrée. 23h13, pluie fine. Il lisait un polar, à la lumière d’une lampe à pince. On aurait dit une scène de théâtre. Il avait le visage parfaitement calme, détendu comme un moine. Derrière lui, les caméras clignotaient. Je suis resté là un moment. J’ai cru qu’il allait lever les yeux. Mais non.
Jour 11
contrainte Écrire non pas ce dont on se souvient bien, mais ce qui résiste au souvenir, ce qui échappe ou est devenu trou noir, trou de mémoire, lieu oublié, temps dissous. Créer un texte sur ce manque même, et en faire matière littéraire.
Je n’ai pas cherché à savoir qui était Pierre Valdo. Pourtant j’ai habité cette maison, dans cette rue qui portait son nom, pendant 554 jours. Avant, j’étais à Tassin-la-Demi-Lune. 35 jours. En provenance de Paris.
Je ne me suis pas demandé pourquoi De Nuit était le nom d’une rue de la Croix-Rousse. J’y ai vécu 345 jours.
J’ai été négligent. Je ne sais toujours pas d’où vient ce nom : Sans-Soucis. Pourtant, j’y suis passé deux fois par jour pendant 1250 jours ouvrés, plus quelques week-ends. De 1997 à 2000. Croix-Rousse > Sans-Soucis. Parfois à pied.
Je n’ai pas su qui était Henri Pensier, alors même que j’ai vécu une année dans cette rue, en 2003. J’étais revenu de Suisse. J’avais repris le même boulot, avec les mêmes collègues. Ce n’était ni à faire ni à refaire. Et j’ai laissé un gros carton de textes dans la cave. Le proprio a dû le foutre à la benne. Tant pis.
Je ne sais pas qui étaient les Archers de la rue des Archers, angle Zola, Presqu’île. J’y ai vécu deux ans. J’y ai fêté mes 50 ans.
Je me suis fichu de savoir qui était Ferrer. Sa rue longe l’Yseron à Oullins. La rivière déborde souvent. Là, nous avons été heureux trois ans. J’ai essayé de faire pousser des tomates. En vain.
Je n’ai jamais su qui était Laurent Nivoley. Pourtant, au 8 de cette rue, il y a la maison que nous habitons aujourd’hui.
Jour 12
contrainte Écrire depuis un état de perdition. Non pas raconter comment on se perd, mais partir d’emblée perdu, comme chez Kafka ou Jacques Abeille. Le monde est déjà flou, le lieu incompréhensible, les repères effacés.
Tout est de la faute de la distraction.
J’étais dans ce café — il allait fermer — et je traînais. Pas envie de rentrer. Alors je l’ai regardé. Machinalement. Et lui, bien sûr, il a vu ça. Il a tout compris.
Il s’est levé. Il est venu s’asseoir. Juste en face.
Et là : « J’ai tout perdu ! » qu’il me hurle.
-- Tout quoi ? j’ai répondu, histoire de me donner une contenance.
-- Tout, absolument tout ! Tu comprends ?
C’était intenable. Lui, sa voix, sa tête. Et les serveurs qui nous fixaient. Moi, j’étais dans un état… Ce type, c’était ma caricature. L’image de ma propre fragilité.
Et bien sûr, il n’allait pas me lâcher. Je le savais. Il voulait déverser. Déverser en toute sécurité. Parce qu’il avait compris — que je n’allais pas l’envoyer paître. Parce que j’allais culpabiliser.
-- Ah, la bonne heure, tu m’écoutes ! a-t-il soupiré.
Et c’est là que j’ai agi. Je me suis levé, j’ai brandi un billet de 10, hélé le serveur. Mécanique parfaite. Puis, direction rue Saint-André des Arts. Pas un regard en arrière. Rue de Seine, à gauche. Disparu.
À partir de cette rencontre absurde, ma vie a basculé. J’ai commencé à me perdre dans la ville. Volontairement. Scientifiquement.
Ma stratégie ? Tourner cinq fois à gauche, marcher 500 mètres, bifurquer. Recommencer. Une méthode. Presque une chorégraphie.
Et plus j’affinais l’art de me perdre, plus je me libérais. La peur de se perdre devient supportable à force d’exercice. Comme entrer dans une eau glacée. À la fin, on y prend goût.
Et puis un jour, je n’ai plus eu besoin des rues. Ni de la ville. J’étais si bien perdu que je pouvais les inventer. Les noms, les carrefours, les mystères.
Et tout revenait. Intact.
Jour 13contrainte : Fragmenter radicalement le réel. Saisir la ville non pas comme décor continu, mais comme une succession de blocs autonomes, d’objets à regarder séparément, comme dans un plan de cinéma B-roll.
Carré de lumière sur la vitre.
Cendrier émaillé, bleu sale, deux mégots.
Gobelet vide renversé. Café figé au fond.
Voix. Pas la sienne. Celle de la terrasse d’à côté.
Feuilles en spirale, aspirées par l’ombre.
Rayure sur la table.
Râpe du bord de chaise contre l’anorak.
Main levée. Trop blanche. Trop sûre.
Mouvement de tête — trop sec — pour dire « tu vois ? »
La voix qui dit Castaneda. La bouche qui dit Castaneda.
Les pigeons s’ébrouent. Le sucre tombe.
La chaise grince.
Le corps recule.
La tape dans le dos.
L’air qui reste après.
Mur de façade, bulle de condensation au coin d’une vitre.
La bouche rit. Les yeux ne rient pas.
Le froid qui revient. La ride au front.
La même rue. Mais tout décalé.
Hypnose numéro deux.
Ciel bas.
Tic-tac sur une montre qui n’est pas à toi.
Jour 14
contrainte : il s’agit d’écrire depuis une couleur, à la manière de Christophe Tarkos, en s’appuyant sur sa manière de faire surgir une matérialité du réel uniquement à travers l’insistance, le rythme, l’attention sensorielle.
Noir et blanc, noir et blanc, noir et blanc. La couleur est venue d’abord. Une pellicule couleur, 36 poses, un appareil acheté à crédit chez Prophot, boulevard Beaumarchais. Le départ pour l’Irlande. Cork, Galway, les verts infinis, le vent dans les haies, les maisons basses, un vert humide, un vert peluche, un vert algue, un vert menthe fanée. Puis retour. Et alors, noir et blanc. Une décision. Le Nikormat reste, mais les pellicules changent. Tri-X, 400 ASA. Noir et blanc.
Le laboratoire dans la cuisine. Cuves, cuvettes. Jaune pour le révélateur, rouge pour le fixateur, bleu pour l’entre-deux. Lumière rouge. Odeur de vinaigre, de produit, de secrets. Le noir déclenche la lumière. Le blanc retient l’image. Et le reste ? Le reste est nuance, le reste est travail, le reste est échelle de gris.
Les visages ressortent en noir et blanc. L’âme, dit-on. Moins de distraction. Plus de vérité. Les mains, les rides, les regards. Les villes aussi : Paris, Quetta, Bercy. Qu’importe. Le noir et blanc avale les noms. Le Leica au poing, silencieux, sans moteur, sans miroir. On marche. On cadre. On attend. Click.
La photo du soldat brûlé. Hôpital de Quetta. Peau grise, trous sombres, croûtes noires. Pas de rose. Pas de chair. Juste des éclats d’argent. Un tirage mat, un format carré. Un silence. La brûlure ne parle pas la langue des couleurs. Elle parle celle du contraste.
Noir et blanc, parce que la couleur ment. Trop d’effets. Trop de beauté. Noir et blanc parce que c’est une décision. Une discipline. Une manière d’écrire. Parce que la couleur n’était pas à sa place. Parce que la couleur était trop belle pour ce qu’on avait à dire.
Et maintenant ? Noir et blanc encore. Dans la tête, dans les souvenirs, dans les toiles parfois. La couleur existe, oui, mais on ne s’y fie pas. On la regarde venir, prudents. Noir et blanc pour filtrer. Noir et blanc pour construire. Noir et blanc, comme un langage avant le langage. Noir et blanc, comme une promesse de vérité.
Jour 15
contrainte Partir d’un objet précis : le trousseau de clés, comme point d’ancrage.
D’en faire émerger un personnage, une situation spatiale, temporelle, affective, presque existentielle.
D’accumuler des éléments concrets (à la manière de Tarkos dans Anachronisme ou Poème de l’enfance), liés à l’identité, l’administration, le domestique, le quotidien.
De travailler dans une écriture cumulative, avec une tension narrative construite par la profusion, la précision, la liste.
Je suis assis à la table de la cuisine. Le trousseau de clés est posé là, juste à côté du bol vide. Une grande clé, un pass, une plus petite avec un bout de plastique rouge, une clé de boîte aux lettres que j’utilise rarement. La clé du garage je ne sais plus laquelle c’est. Un petit mousqueton rouillé les rassemble, plus pour dire que pour tenir. Je les regarde, je me demande laquelle aurait ouvert sa porte, là-bas, à Vallon-en-Sully.
Je me suis souvenu de cette plaque, pas vraiment en marbre, posée à même le sol. Je crois que je la vois encore, mais ce que je vois surtout, c’est tout ce qu’il a fallu pour la trouver. Le plan griffonné par l’employé de mairie, la pochette plastique avec les papiers du cimetière, l’adresse barrée, réécrite. Dans la boîte à gants, les indications, le plan, la carte IGN, le livret de famille, la carte d’identité, celle du décès avec le numéro de concession, le reçu des pompes funèbres. À la maison, j’avais tout mis dans une enveloppe kraft : extrait d’acte de décès, certificat d’inhumation, la liste des ayants droit.
Je me demande s’il aurait gardé tout ça lui. Probablement pas. Le genre à n’avoir jamais sur lui que ses clés, un briquet, et quelques pièces. Et encore. Pas de carte bleue, pas de papiers, pas de permis. On disait toujours : un voyou gentil, mais un voyou quand même. Pas la peine de lui demander ses papiers, il n’en avait jamais.
Je revois cette bouteille de bière, verte, plantée comme un vase de fortune au pied de la tombe. Une marguerite, ou une pâquerette, plantée dedans. Une autre main que la mienne. Quelqu’un que je ne connais pas. Quelqu’un avec son propre trousseau, ses propres souvenirs, ses propres papiers. Peut-être une femme, une sœur, un ami perdu de vue, un compagnon de nuit, de route, de cellule.
Sur la table aussi, il y a l’enveloppe blanche avec le double des clefs de chez lui. Je l’avais prise dans le tiroir du buffet, avec les autres, les anciennes, les clés sans serrure. C’est celle-là, la clé de son appartement, je crois. Mais je ne suis même plus sûr. La serrure a été changée depuis. Par qui ? L’agence ? Un cousin ?
Je me dis que j’ai une liste, moi aussi. Une autre forme de trousseau. Une liste d’adjectifs, une litanie que je trimballe depuis toujours : imprévisible, insupportable, violent, drôle, charmeur, menteur. Une liste qui ne sert à rien, qui ne ferme aucune porte, n’ouvre aucun accès.
Le problème avec les morts, c’est qu’ils changent de serrure sans prévenir.
Jour 16
contrainte Capturer un moment de confrontation à la ville, à un fragment du réel qui provoque une réaction immédiate et inarticulée — "C’est quoi ?"
Ne jamais désigner directement ce que l’on voit : le texte se développe dans le flou, le bégaiement, la perplexité.
Refuser la ponctuation, ou n’en faire qu’un usage minimal, pour suivre une logique d’enchaînement mental, rythmique, hypnotique.
L’important est la sensation brute, la désorientation, l’accumulation d’une interrogation avant les mots, ou malgré eux.
c’est quoi ce bras juste un bras un bras qui dépasse à peine un bras et un doigt une bouteille tenue par une main attachée au bras c’est quoi ce bras là c’est tout ce que je vois tout ce que je crois voir depuis le haut du pont mais quel pont c’est quoi ce pont je ne sais pas ou je ne veux pas savoir c’est quoi ce bras cette main ce doigt cette bouteille ce reste d’homme c’est un reste un fragment quelque chose une chose humaine peut-être ou pas ou plus peut-être c’est flou et ça reste là ça tient là c’est fiché dans l’image mentale que je ne lâche pas que je ne peux pas lâcher que je n’arrive pas à lâcher
alors je descends je descends j’ai vu ça et je descends je dois descendre je ne peux pas ne pas descendre c’est quoi ce besoin c’est quoi ce geste ce mouvement cette décision de bifurquer de chercher l’escalier de descendre encore je descends je veux voir je veux savoir ce que j’ai vu ce que j’ai cru voir ce que je crois avoir vu je veux voir si c’est encore là ou si c’est moi c’est moi peut-être c’est moi que j’ai vu je veux me voir je veux me rejoindre me retrouver me comprendre c’est flou
je reconnais cet endroit je crois je suis passé ici souvent avant autrefois avant toi avant que je sois avec toi ici là maintenant sur ce pont ou sous ce pont je ne sais plus si c’est moi au-dessus ou en dessous et lui c’est moi ou un autre ou un autre moi ou un moi autre je ne sais plus c’est flou je suis flou c’est flou flou flou
c’est quoi cette ville qui laisse faire ça ces ponts ces dessous ces oubliés ces bras ces bouteilles ces morceaux de corps qui surgissent qui dépassent à peine qui disent tout sans rien dire c’est quoi cette ville qui regarde pas qui marche au-dessus qui traverse et regarde pas jamais pas une fois jamais jamais sauf moi sauf moi aujourd’hui sauf moi ce jour
je vais jusqu’en bas jusqu’à l’eau jusqu’au quai je m’assois je prends sa place ou ma place ou une place que je reconnais que je me reconnais une place qui me ressemble je m’assois et je tends le doigt comme lui comme moi comme un autre doigt tendu pour rien pour personne ou pour celui qui viendra pour celui qui descend lui aussi qui verra lui aussi ce que j’ai vu ce que j’ai cru voir ce que je suis peut-être ce que je suis encore
c’est quoi ce pont c’est quoi ce moi c’est quoi ce toi que j’attends que j’espère c’est quoi ce monde où il faut descendre pour se reconnaître c’est quoi cette ville qu’on traverse sans rien voir c’est quoi cette ville
Jour 16
contrainte Point de départ : l’expérience de l’écriture dans une ville donnée.
Contexte narratif : quelqu’un qui écrit dans une ville, souvent étrangère, sur un temps long (bourse, résidence), avec bistrots, bibliothèque, trajets, atmosphères, rythmes.
Structure attendue : introspection au présent du processus d’écrire, ancrée dans un temps, une ville, un rythme de vie réel, parfois fictionnel.
Écho implicite : Nevermore de Wajsbrot — la narratrice ne traduit pas Virginia Woolf, elle s’immerge dans les effets mentaux de l’écriture dans une ville étrangère, puis glisse vers une narration dédoublée, trouble, hantée.
Tonalité : mélancolique, lucide, réflexive.
Si j’écrivais non, ce serait à Paris, ville fendue de part en part par le doute. Une ville où je m’étais donné pour seul luxe ce refus : celui de ne pas céder tout de suite, pas tout à fait, à ce qu’ils appellent la vie normale. Si j’écrivais non, ce serait depuis les bibliothèques, les cafés, les rues où j’ai habité, arpenté, traversé à 17 ans comme on écrit un premier mot sans savoir si quelqu’un va le lire.
On ne croyait pas que j’écrivais. Pas vraiment. Il aurait fallu une preuve. Un livre dans une vitrine. Mon nom dans un journal. Un vernissage, des verres, des gens. C’est ça qu’ils imaginent, ceux qui me sont proches. Écrire, peindre : chimères. Il faut leur pardonner. J’étais comme eux, avant. Avant de comprendre que les verbes comptent plus que les noms. Que "peindre", "écrire", vivent mieux sans majuscule. J’avais juste un sac. Dedans, toujours les mêmes livres, un carnet, parfois deux. Les lieux s’effaçaient, les pages restaient.
Je notais dans les trains, dans les parcs, dans les arrière-salles des cafés de la rue Quincampoix ou de la Verrerie. J’aimais Pompidou, cette clarté studieuse, l’idée d’un havre où le temps se tord un peu pour t’en laisser. Mais souvent, je n’écrivais pas. Je pouvais, mais je ne le faisais pas. Il suffisait que ce soit possible. Il suffisait que ça tienne à ça, un seul geste retardé. Une résistance.
J’avais 17 ans. Je ne voulais rien posséder. Ni abonnement, ni portable, ni ordinateur. Surtout pas d’ordinateur. Le copier-coller, je disais, c’est déjà la fin. Mais je mentais un peu : j’en voulais un. Pas maintenant. Plus tard. Quand le désir ne serait plus un piège. Je résistais. Par principe. Par pauvreté aussi. Par peur d’être emporté. Et pendant ce temps-là, j’entassais des feuilles, des classeurs, des mots maladroits.
Je faisais des boulots à la con, juste pour survivre. L’énergie que ça prenait, il fallait bien la voler quelque part. Alors je volais. Du temps. De l’air. Du silence. J’essayais de sauver un peu de cette journée, d’y loger une ligne, un croquis, un pas de côté. Il fallait que ça serve à quelque chose. Ne serait-ce qu’à rester vivant autrement.
Et eux, autour de moi, ils me regardaient. Ils demandaient : mais c’est quoi écrire, c’est quoi peindre ? Ils ne le demandaient pas vraiment. Ils savaient déjà que ce n’était pas pour eux. Une chimère. Une perte de temps. Moi, je répondais quand même. J’écrivais, je peignais. Même si ça faisait sourire.
Je revenais plus tranquille quand j’avais sauvé une phrase. Pas une grande. Une ligne. Un geste. Un doute bien formulé. Quelque chose arraché à l’idiotie du monde. C’était déjà ça. Une atmosphère. Une ambiance. L’ambiance, toujours, que je tentais de construire à défaut d’une œuvre. Une ambiance intérieure. Une ambiance pour résister.
Jour 17
contrainte : Chaque fragment doit faire entre 70 et 90 mots maximum.
Chaque texte doit être autonome, c’est-à-dire qu’il doit fonctionner indépendamment des autres.
On doit y percevoir une présence corporelle, une situation de travail, un rapport de pouvoir ou de domination (sociale, genrée...).
L’écriture doit privilégier la densité, la compression, l’allusif, l’incisif — à l’image du style de Fabienne Swiatly dans Elles sont en service.
Le prisme du féminin est central (le livre originel est un hommage aux figures féminines invisibilisées ou assignées).
Le regard porté sur ces figures est politique, mais sans démonstration : c’est par le fragment, la scène, le détail juste, que surgit la critique ou l’hommage.
Elle fait le plus vieux métier du monde. Plus toute jeune. On boit le café aux Lombards, pas loin de son bureau. Elle appelle tout le monde mon chéri, parle comme Gabin, comme Audiard. Chaque matin, elle m’invente une ville natale : Morbihan, Clermont, Marseille. Je souris. Derrière la gouaille, je vois une pudeur. Un reste de secret. « Ça reste entre nous, hein ? » dit-elle. Et chaque fois, j’acquiesce, comme si c’était la première.
Elle est presse à imprimer, taille-douce. L’homme la conduit, l’écoute, la bichonne. Il connaît sa matrice, ses cliquetis. Vingt ans ensemble. Demain ils se quittent. Progrès oblige. La Marinoni sera brisée. L’homme, vidé. Il ne restera que la Bullocks Pat, énorme, bruyante. Des hommes grimperont sur ses montants, lustreront ses dents, surveilleront ses mâchoires. Et au pied du jeune receveur, les affiches tomberont, plus lourdes, moins tendres. Une autre cadence, un autre monde. Il faudra bien suivre.
Dans les bureaux du Centre Européen de Commerce et de je-ne-sais-plus-quoi, elles sont trois. Brunes, jupes courtes, poitrines retouchées. Le patron les choisit selon des critères bien à lui, hors compétence. Chaque matin, l’une soupire, ajuste sa jupe, entre chez lui. Durée indéterminée. Leur bêtise paraît désespérante, mais la vie, le boulot, tempèrent ce jugement. À la machine à café, elles rient trop fort. On se tait quand elles passent. Le pouvoir, ici, porte des talons.
Elle est nue, entre deux âges. Un corps qui accroche l’œil, échappe aux normes. Fesses sur serviette bleue, elle pose. Immobile sous les regards, sous les mains qui tracent, crayonnent, soupèsent. Elle ne sourit pas. Se tourne, se tord, s’allonge, oblique. Trois quarts, de dos, à demi assise. Habitude ou pudeur, difficile à dire. Puis elle se rhabille, sans un mot. Cinq euros la séance, apéritif compris. Rue Sainte-Catherine, à Lyon. Un soir comme un autre.
Elle est au rayon liquides, Grisot de l’Isle-Adam. Le patron lui tourne autour. Deux mots, un sourire, elle sait faire. Elle est là depuis trop longtemps. Elle chante. On lui a dit qu’elle avait du talent, elle y a cru, elle ferait un disque. Deux ans ont passé. Elle est toujours là. Elle chante moins. Parfois, elle sourit, tristement. Le patron tourne autour de la nouvelle, à la poissonnerie. Rien n’a changé. Elle s’en va, sans se retourner.
Elle fait l’amour au téléphone, cent francs la carte bancaire. Elle est aussi grand-mère. Quand ça sonne, elle lève un doigt, bouche fermée. Sa belle-fille comprend, emmène les enfants. Plus un mot, juste ce manège muet, rodé, précis. Elle se racle la gorge, décroche. Voix douce, aguicheuse. Après, elle reviendra, servira le goûter. Personne ne dit rien. Personne ne sait vraiment, ou alors tout le monde fait semblant.
Elle, grande, noire, belle comme un cœur, vient d’arriver à Lyon. Tutoiement facile, mais règles strictes. Le boulot, c’est le boulot. Directrice ou pas, elle doit rendre des comptes. En réunion, elle sait : pas de question quand le DG de Paris vient faire son show. Elle a le cul entre deux chaises, oui, mais elle s’accroche. On salue son élégance, sa manière de ménager la chèvre, le chou, et le reste du troupeau.
Elle a longtemps intrigué pour ce poste sur le site de Lyon. Puis les bonjours ont changé. Plus froids. La direction se fichait d’elle, elle l’a compris. Elle a parlé de reconnaissance, de manque de respect. Elle répétait que c’était injuste. On ne la reconnaissait plus. Elle s’est mise en maladie. Elle n’est jamais revenue. On a déplacé son nom sur la porte. Puis on a retiré son nom. Puis on a oublié son nom.
Marie Blacher, Chanas. Midi quinze. Elle est seule derrière le comptoir. Elle piétine. Coiffe bleue, tenue réglementaire. Presque invisible. Sa voix nasillarde guide les clients. — Tomate mozzarella ? — Bouteille d’eau ? Le sandwich est froid. L’échange, encore plus. 6,90 euros sans-contact. Le client repart vite. Elle ne sourit pas. Il ne dit pas merci. Elle non plus. Il y a peu de monde, peu de sandwichs. Et encore moins de regards. Elle est là. Et pourtant personne ne la voit.
Dimanche, 14h30, Mornant. Elle tient la permanence à la Maison de Pays. Une bénévole. Un chemisier boutonné jusqu’au cou, mains tachetées, doigts tremblants au-dessus du clavier. — C’est l’enfer, ces machines. Elle sourit, une chaîne glisse de son col, une croix au bout. Elle dit que le directeur va venir, que lui saura. Elle ne sait pas quoi faire, mais reste là. Présente, assise, à son poste. Le silence pèse entre elle, l’écran noir, et les tableaux aux murs.
Jour 18
contrainte : Thème central : le trajet du retour, qu’il soit quotidien ou exceptionnel, proche ou lointain dans le temps, dans un lieu actuel ou disparu. Ce qui compte, c’est qu’on rentre chez soi.
Objectif d’écriture :
Écrire le récit d’un trajet retour, d’un point A vers chez soi.
Ce trajet devient une accumulation de perceptions, une suite de détails et de micro-événements qui composent une narration fragmentaire mais fluide.
Ce n’est pas un journal, ni un récit introspectif, ni un récit au passé, mais un texte en présent du regard.
*Références littéraires évoquées :
Jean Rolin (Le pont de Bezons, Zones, Savannah)
Georges Perec (Espèces d’espaces)
Claude Simon, Danielle Collobert
Forme :
Narration fluide, sans effets, avec une accumulation de notations concrètes.
Pas de psychologie : la subjectivité passe uniquement par le choix des détails, pas par le commentaire.
Ancrage dans le réel, mais avec effacement progressif du "je"
Heureux qui s’est retrouvé un matin rue Jobbé Duval, sans préméditation, entre la boulangerie en haut de la pente et le parc Georges Brassens dont les grilles étaient encore fermées. Pas de raison valable pour y revenir, pourtant les pas y ramènent parfois, détournant les itinéraires convenus. Au coin de la rue Dombasle, la silhouette du 15 bis s’impose comme une évidence, aussitôt oubliée. La porte ne s’ouvre pas, il n’est plus question d’entrer. Devant le seuil, un bref flottement. Le regard glisse sur les boîtes aux lettres, s’attarde sur l’interphone. Puis rebrousser chemin, dériver jusqu’au marché du livre ancien, longer les pelouses paisibles où paissent des fantômes d’agneaux et de bœufs.
Un samedi, la porte du 15 bis était ouverte. Dans le couloir, deux glaces — on disait encore glaces, pas miroirs — reflétaient un homme mal rasé, regard cave, épaules basses. On aurait attendu un enfant, on croisa un inconnu. C’est à ce moment-là que le trajet s’interrompt. Retour à la rue Dombasle. Le distributeur de chewing-gums a disparu. Le corps s’allège, le pas s’accélère. Convention, puis ailleurs. Et plus tard, parfois, un autre retour : rue des Poissonniers, 18e arrondissement. Mêmes effets. Autres seuils. Le trajet, toujours, s’achève devant une porte close.
Jour 19
contrainte : Décrire un lieu public d’attente, figé dans le temps, où la contrainte d’attendre révèle — par la précision des perceptions, l’immobilité des corps et l’absence d’enjeu narratif — une allégorie du réel, dans l’esprit radical et descriptif du Dépeupleur de Beckett.
La porte s’ouvre. On dit : « Entrez. Attendez là. » Le couloir mène à une salle vide, très vaste, au sol gris, aux murs blancs sans ouverture. Autour, des chaises. Toutes identiques. Alignées avec exactitude, espacées à distance régulière. On s’assoit. D’autres sont déjà là. Assis. Têtes basses. Mains croisées ou à plat sur les cuisses. Personne ne parle. Personne ne bouge. Rien sur les murs, pas de montre, pas de fenêtre. Le silence pèse. Il n’y a rien à faire. L’air est tiède. Odeur de poussière propre. On baisse les yeux vers ses chaussures. On regarde celles des autres. Des noires, des beiges, une paire blanche, sale. On compte les chaises. Une libre. Puis plus aucune. Quelqu’un respire fort. On lève les yeux. On baisse la tête. Une femme passe. Un homme la suit. Ils ne parlent pas. Ils ressortent. Personne ne les regarde. Une autre femme arrive. Elle s’assoit. À la place vide. Puis plus rien. Rien d’autre que le gris, les têtes baissées, l’attente.
Jour 20
contrainte : Écrire un texte entièrement composé d’interactions, de transactions ou de gestes d’échange, dans ou avec la ville, en s’inspirant du mot « donne », à la manière du poème de Christophe Tarkos.
Objectifs : Le texte ne décrit pas un lieu ou une situation extérieure, mais l’interaction elle-même devient matière poétique et narrative.
Ce « donne » peut être un geste, un mot, une demande, un échange, matériel ou symbolique.
C’est à la ville qu’on prend ce « donne » : dans les transports, les rues, les marchés, les silences ou les regards.
Le mot « donne » (ou ses dérivés : donner, donné, se donne, etc.) doit structurer l’ensemble, soit de façon visible, soit en filigrane.
Aucune forme imposée : liberté complète de ton et de forme, mais le texte doit faire corps avec cette idée d’échange.
L’intention cachée : le « donne » comme conjuration du réel, un fragment de réponse à l’obscurité contemporaine, un geste de partage ou de refus de la violence du monde.
Ça va donner mais quoi c’est encore à voir, à deviner peut-être, puis ce jeune type passe, il fredonne à un moment donné sur un air connu, un bout de Ravel ou autre chose, pas certain, juste une boucle lancinante, et ça me donne soudain envie de l’accompagner, bouche en percussion, ta-rata-ta, ça claque bien, ça vibre, c’est pas donné de faire ça juste avec la bouche, sans honte, sans frein, et le moment donné devient une sorte d’instant tenu, suspendu, jusqu’à ce que le flic dise stop, contrôle, donne tes papiers, alors je m’arrête, mais dans ma tête ça continue, le rythme, le souffle, et là une fille donne un coup de pied dans une canette, un vrai shoot, elle s’en donne à cœur joie, ça rebondit, ça passe près du flic qui me rend mes papiers sans mot, on se regarde, ils se regardent, personne ne parle, et le garçon a tourné l’angle de la rue, sa voix se perd dans un murmure à un moment donné, on reste là un peu, et puis la canette revient, on se la donne de pied en pied, on relance, moi je montre comment faire le bruit de bouche, ta-rata-ta, on se le donne pour de vrai, puis la scène s’effiloche, la fille, le flic, quelques autres s’éloignent, et moi, je donne ma langue au chat, il fait presque nuit, on s’est tous donnés la permission de rentrer chez soi.
Jour 21
contrainte : Écrire à partir d’un protocole simple et concret, une action répétée dans l’espace public qui, en agissant sur le réel, produit un récit transformé — non pas pour mieux voir, mais pour déranger l’ordinaire et en révéler une part invisible.
Chaque jour, à l’aller comme au retour, je plie un ticket de métro. Une seule consigne : le transformer en cube. Petit, régulier, à peu près stable. Il me faut les deux mains. Parfois, les plis cèdent, la matière résiste. Mais j’insiste, toujours, jusqu’à former ce cube approximatif.
Je le glisse dans ma poche. Chez moi, je l’ajoute aux autres. Ils s’empilent. Une tour de gestes minuscules, inutile pour tout le monde sauf pour moi. J’y lis une chose comme une prière matérialisée. Ce n’est pas de l’art, ce n’est pas politique. C’est peut-être un refus discret. Une obéissance inversée.
Le réel ne bronche pas. Mais moi, je sais que j’ai déposé un contre-signe. Une marque. J’agis là où on ne m’attend pas. Il y aura cent cubes. Deux cents. On ne saura pas pourquoi. Moi non plus, à vrai dire. Mais ils seront là. Et moi, avec eux.
Jour 22
contrainte : Choisir un minuscule fragment du réel urbain (votre "timbre-poste"), et en faire le compte rendu fragmentaire, éclaté ou tourbillonnant, comme un journal d’observation traversé de variations, incidents, saisons, dérèglements — où le temps tremble, accélère ou ralentit.
1er juillet, 6h.
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L’atelier s’ouvre sur la cour. Le coq chante. Les néons hésitent, puis s’allument. Le mur blanc de dix mètres expose onze tableaux sans signature. Formats variés, couleurs mêlées. Devant, un meuble en bois et des étagères : mannequins d’étude, pinceaux, câbles, appareil photo, rubans, cartes postales. L’ordre s’use doucement.
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Le même matin, dans l’atelier de menuiserie : machines à bois, meubles sur tréteaux, le journal titre sur l’indépendance du Congo. Un homme entre. Le froid pique. Il est tôt, mais il faut déjà vernir, charger.
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Un jeune homme traverse l’écurie, lumière mince par les fentes du bardage. Odeur de cuir, de crottin. Il s’assoit, allume une cigarette, lit un pulp américain. À midi, l’écurie brûlera. Les chevaux fuiront. Le garçon, lui, disparaît. On retrouvera son nom bien plus tard, griffonné sur une traduction improbable.
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Une femme traverse la cour. Les tableaux sont emballés, empilés. Le peintre est mort. L’entreprise du musée des œuvres inachevées viendra les chercher. Elle éteint la lumière. Une dernière fois. Puis referme la porte.
Jour 23
contrainte : *Écrire un texte où l’on traverse la ville en ligne droite, sans s’arrêter.
Le texte doit incarner une progression continue, et traverser successivement des strates urbaines, des couches de réel.
S’inspirer de la démarche de Zbigniew Rybczyński : traversée frontale, radicale, libre.
Accepter que cette traversée soit fantastique, irréelle, absurde ou mythique.
Important : c’est l’effet de "coupe" dans le réel qui compte — les couches sociales, les espaces, les corps, les obstacles, les symboles, les impressions. Il partit sans se retourner. Pas même le temps de refermer la porte. Quelque chose en lui avait cédé net — un claquement intérieur, irréversible. Trahi, une fois de trop. Il dévala les sept étages comme on se jette d’un pont.
Il est sorti sans claquer la porte, le corps en avant, le cœur en vrac. Devant lui : la Bastille. Il ne regarde ni à droite ni à gauche, coupe les lignes, traverse les flux, feinte les phares. Les pneus crissent, les bras se lèvent, les voix hurlent, mais lui passe. Il traverse. Rue du Faubourg-Saint-Antoine : rideaux baissés, enseignes fanées, visages flous à travers les vitrines. Il traverse. À Nation, le carrousel tourne vide, les pigeons l’observent d’un œil fixe. Il traverse. Des haies, des clôtures, des squares : il fend, il fend tout droit. Le bois de Vincennes se lève devant lui. Il entre. La lumière tombe à pic. L’air sent l’eau croupie et la mousse. Les cygnes le frôlent. Il passe. Il ne s’arrête pas. Pas encore. Il traverse. Les arbres s’ouvrent sur une plaine. Il coupe. Il file. Les barres de Créteil, les friches, les périphéries. Il traverse. Toujours plus droit, toujours plus loin. Jusqu’à ce que la ville se taise. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à traverser. Alors seulement, il s’assoit. Pas pour se reposer. Pour regarder le vide en face.
Jour 24
contrainte : Établis un récit compact, centré sur un lieu ou un déplacement urbain précis, en y intégrant — de manière sensible, littéraire ou fictionnelle — la masse invisible mais omniprésente des flux de données qui traversent et façonnent cet espace.
Café. 8h42.
Brouhaha, tasse, cuillère, table d’à côté. Notification : j’aurai un peu de retard. Doigt glisse, écran s’ouvre.
Table d’à côté, une femme — autre notification : Votre nouvelle carte de sécurité sociale est disponible — arnaque ?
Serveur passe, tablette en sangle, tapote, esquive, collecte. Clic, clac, plateau.
Mail : nouveau document disponible dans votre espace client. Suppression. Poubelle. Nettoyage. Rangement mental.
Effacer pubs, messages lus, non lus, trop lus. Comble l’attente. Optimisation.
Ticket de caisse dépasse de la soucoupe : 2,50 €. Carte. Sans contact.
Notification : papo cible venir accident Cambronne te rap. Pause.
Imaginer l’accident. Rechercher. Google. Cambronne. Pas de réseau. Frustration.
À droite, femme boit café. Regarde son téléphone.
Comment fait-elle sans réseau ?
Jour 25
contrainte : revenir sur les lieux d’un fait divers oublié, comme un visiteur du lendemain, pour constater l’absence de traces, et faire récit de cette disparition dans le réel, sans jamais nommer directement le fait divers, à la manière du photographe Bruno Serralongue.
Il fait doux, l’air sent la pluie évaporée. Louis s’arrête au coin de la rue. Il n’est pas revenu ici depuis des années. Le restaurant a changé de nom. Nouvelle devanture, nouveau logo. On ne reconnaît plus rien.
Il s’avance. Devant lui, la façade blanche et lisse, refaite. Aucune plaque commémorative. Pas de trace. Seulement un vague sentiment de trop bien repeint, de propre trop récent. Il reste quelques secondes devant la vitrine. Il regarde à l’intérieur. Un jeune couple mange des sushis. Un serveur passe l’aspirateur sur le seuil.
Il se souvient d’un cri. Il se souvient des pompiers. Du silence qui a suivi. Il avait sept ans. C’était en bas de chez lui. Il était seul dans l’appartement, sa mère était partie au travail, mission d’intérim, loin, à l’autre bout de la ville. Il avait hurlé. Depuis, il ne dort plus très bien.
Il fait le tour du pâté de maisons. Cherche une inscription, une marque, un détail. Rien. Même les arbres ont changé. Sur son téléphone, il cherche l’adresse exacte, l’archive d’un article. Rien ne remonte. Aucune mention. C’est comme si cela n’avait jamais eu lieu.
Il prend une photo. Simplement la vitrine, à la verticale. Pas pour se souvenir. Pour attester. Qu’il est revenu. Que le lieu existe. Et qu’il n’a rien dit.
Jour 26
contrainte : - Partir du lieu du texte précédent, celui que décrit dans la consigne #25 — un appartement, une rue, un événement disparu, l’inquiétude d’une mère, l’amnésie d’un fils. - Y greffer une histoire racontée, qui n’est pas la vie complète d’un personnage, mais un fragment, un épisode, avec une étrangeté ou une singularité, comme l’« histoire du tueur de mots » chez Perec. - Travailler une forme qui ne soit pas trop classique : une syntaxe vive, une langue souple, à la manière du LXXIV de La vie mode d’emploi, ou de certains fragments des « Machines à ascenseur » — plus de souffle, plus de rythme, moins de linéarité. - Enfin, que cette histoire racontée donne du sens au lieu, ou le transforme à nos yeux.
1.l’histoire du passant qui tourne au coin de la rue
Il y eut un boum, le passant hélas ou heureusement avait déjà tourné au coin de la rue.
2.l’histoire du photographe qui ne tirait rien de positif de ses négatifs.
Au moment précis où la bombe explosa le photographe venait de refermer sa fenêtre après avoir photographié un pigeon. Il eut un petit espoir, très fugace d’avoir photographié la scène mais non comme d’habitude il ne vit apparaître dans le bain de révélateur que la silhouette approximative d’un pigeon prenant son envol, encore flou.
3.l’histoire de l’homme qui ne voulait pas vieillir trop vite.
Au moment du boum il se regardait dans la glace et il vit avec horreur une nouvelle ride.
4.l’histoire de la femme qui ne voulait pas chanter
Au moment de l’explosion tout le monde la priait avec insistance de chanter, elle ouvrit la bouche à peine une seconde puis la referma.
5.l’histoire d’un adolescent qui s’entraîne à jouer jeux interdit
La chanterelle peta net de façon tellement synchrone avec l’explosion que l’adolescent fit un bond dans sa mansarde , 5 points de suture.
6.l’histoire de Martine intérimaire heureuse d’avoir été appelée pour une mission
Elle commencerait demain, elle le savait depuis deux jours et depuis deux jours elle était heureuse, l’explosion la cueillit ainsi alors qu’elle se souriait a elle même.
7.l’histoire de Louis le fils de Martine
Louis avait copie sur un copain à l’école le matin meme, aussi quand il regarda par la fenêtre l’explosion, les corps déchiquettes, la fumée tout lui sembla être la conséquence de son méfait, c’était forcément à cause de lui.
8.l’histoire du chat qui avait du flair
Une minute avant que la bombe n’explose un chat gris qui marchait normalement dans la rue accéléra le pas puis se mit à courir comme un dératé.
9.l’histoire de l’homme qui rate tous les événements importants du quartier
Il s’apprêtait à déménager au moment meme où un bruit assourdissant fit voler en éclats toutes les vitres de la rue. Mais il n’habitait pas dans cette rue là. Il referma sa malle avec détermination et s’assit dessus pour pleurer.
10.l’histoire de la femme qui voit toujours tout
Ce coup là ce fut une première dans sa vie, elle ne vit rien car elle était en train de raconter à une voisine de palier ce qu’elle avait vu la veille.
Jour 27
contrainte : Écrire un texte où un personnage est sculpté uniquement par une succession de questions multiples et croisées, posées par des voix diverses, sans y répondre, à la manière de Nathalie Sarraute, pour faire émerger sa vérité par la pression du questionnement.
Ils parlent à trois. À deux, vraiment, car le troisième, Louis, n’est pas là. Ou plus là. Mais il s’invite. Il les hante.
-- On ne le reconnaît plus, dit le père. -- Il n’est pas si différent, nuance la mère. Il lui faut du temps, à nous aussi.
Mais Louis les entend. Ou ils croient qu’il les entend. Peut-être qu’ils parlent pour lui.
Louis, mordant : « Que je sois là ou non, vous continuez, n’est-ce pas ? Toujours à tourner autour de l’essentiel. Ce n’est même pas une question de reconnaissance, c’est bien pire. »
Le père s’accroche aux souvenirs : « Ce déménagement, tu te souviens, La Grave ? Et cette histoire de montre... »
La mère corrige : « Ce n’était pas la sienne. Celle de la petite Magnard. Il s’est trompé d’objet. »
Louis réplique : « Vous n’avez jamais compris. Ce n’était pas la montre. C’était tout ce qu’elle symbolisait. Le départ. Le manque. Le vide. Ce foutu trou que vous refusez de nommer. »
Le père se défend : « On a toujours fait au mieux. »
La mère soupire : « Toujours les mêmes mots. »
La tension monte. Les bras s’agitent. Les rancunes éclatent.
Louis encourage : « Vas-y, maman, cogne. Fais-lui sentir ce qu’il n’a jamais voulu entendre. »
Le père, blessé : « Pourquoi être restée, alors ? Victime commode, non ? »
La mère, tranchante : « Tu voulais être un homme comme ton père, mais tu n’as été qu’un rôle, une imposture. »
Louis, spectateur attendri : « Quelle scène ! Quel théâtre ! Si j’étais encore là, je vous embrasserais. Mais je suis ailleurs, digéré par la ville, un lambeau dans les entrailles d’un monde souterrain. »
Rideau. Silence.
Jour 28
contrainte : Choisir un objet acheté par votre personnage (même anodin), et déplier tout ce que cet achat convoque de symbolique, de tensions sociales, de désirs, de contexte urbain, économique ou affectif, en suivant la manière fragmentaire et ironique d’Emmanuelle Pireyre.
Acheter, vendre. Ou pas.
Je n’ai pas réfléchi. Pas cherché à polir. C’est sorti de là où les mots, d’habitude, n’arrivent pas. Une zone d’analphabétisme intime, disons. Un terrain en jachère.
Acheter, vendre : ce ne sont pas de simples gestes. Ce sont des pactes. Des renoncements réciproques à l’absolu. Une trêve entre deux prétentions.
Quand je désire un objet, que se passe-t-il entre moi et ce désir, puis entre moi et cet objet ? Quand j’achète, est-ce une satisfaction ? Quand je n’achète pas, est-ce une victoire ? Une défaite ? Qui gagne ? Qui perd ? Moi ? L’objet ? Le monde ?
Peindre, c’est pareil. Je désire un tableau. Je le peins. Chaque coup de pinceau est une tractation. Une transaction entre l’image désirée et l’image réelle. Et à la fin : que faire ? Vendre ? Donner ? Garder ?
J’ai donné des tableaux. Pensant que c’était beau. Noble. Généreux. Je n’avais rien compris.
Donner n’est pas neutre. Donner, c’est faire vaciller le monde. Car tout don appelle son contre-don. La monnaie, aujourd’hui, sert à ça : rétablir un équilibre. Ce n’est pas anodin.
J’ai vendu. J’ai été heureux. Puis j’ai vu le vide sur le mur. Et j’ai douté. Était-ce trop ? Pas assez ? Et si j’avais floué l’autre ? Le doute vient avec l’argent. Pas avec le monde.
Une fois, j’ai offert un tableau. Pour sortir du cercle. Et j’ai reçu des livres de poésie. La personne savait. Elle a rétabli l’ordre. Pas un simple échange : une magie. Une géométrie sacrée.
Qu’a-t-on créé, elle et moi ? De l’amitié ? Un pacte secret ? Une cérémonie ? Je ne sais pas. Mais je sais que le monde n’a pas été oublié. Nous avons agi avec lui.
Ce texte, cette réflexion, n’est pas une naïveté première. C’est une naïveté finale. Une clairvoyance. Celle qui sait que le monde se meurt de notre paresse, de notre oubli, de notre désir de remplir sans comprendre.
Jour 29
contrainte : Inventer un texte à partir d’un objet ou d’un ensemble d’objets (comme dans un catalogue), pour explorer la vie quotidienne et ses contradictions, en révélant par le détail l’empreinte sociale, économique et symbolique de notre rapport au monde.
Par les caprices d’un algorithme, il se retrouva sur le site de Dior. Et là, entre les visuels glacés et les promesses lisses, il lut.
« Rouge Dior Ultra Rouge est le premier rouge à lèvres très haute tenue au confort d’une encre à lèvres. »
Première réaction : pourquoi "encre" ? Pourquoi pas simplement rouge ? Depuis quand la bouche est-elle une imprimerie ?
Il poursuivit. "Formule ultra-confortable", "haute pigmentation", "semi-mat lumineux", "12 heures de tenue" — avec astérisque, bien sûr, le petit clou dans le cercueil du miracle. Vingt sujets testés. Vingt femmes, sans nom, sans âge, sans lèvres.
Et puis cette phrase : "une véritable révolution dans l’histoire du rouge à lèvres."
Révolution, vraiment ? Elle, il l’avait toujours imaginée en Marianne rétive, au milieu des barricades — mais le mot "Ultra", là, sonnait faux, rappelait les ultraroyalistes. Quelle drôle d’association : sans-culotte et aristo dans un tube Dior. Paradoxe en série, maquillage politique.
Il referma l’onglet, puis le cœur un peu serré, en ouvrit un autre. Des fleurs.
Moins prestigieux. Moins dangereux aussi. Il pensa à leur âge — soixante-dix ans bientôt — à ce qu’on veut encore prouver, ou ne plus avoir à prouver.
Il choisit un bouquet : Paradis blanc.
Trois tailles, trois prix.
Il prit le plus grand.
94,90 €.
C’était cher.
Mais elle verrait.
Il avait pensé à elle.
C’était tout.
Jour 30
contrainte : Rédige des fragments narratifs à partir d’une phrase-titre (comme un incipit en gras), sur le modèle du Promeneur solitaire dans la foule d’Antonio Muñoz Molina, pour explorer librement un motif personnel, un souvenir ou une idée à travers un paragraphe autonome.
Que reste-t-il de Venise ?
Quelques bouffées d’odeur — une eau tiède, croupie, une moiteur entêtante — deux ou trois sons, des fragments d’images mal collées. Une ville toute entière réduite à une poignée de sensations faibles, vacillantes. Est-ce la faute au temps, à l’usure du souvenir, ou simplement à mon absence d’attention, à cette manière d’être toujours à côté de soi-même ?
Je pourrais encore me répéter les reproches que je connais par cœur : tu n’es jamais là où il faudrait, tu ne sais pas vivre l’instant, tu ne retiens rien, tu n’aimes rien — mais à quoi bon ? Je n’étais pas ce garçon rêvé, ce double merveilleux capable de vous guider avec assurance entre les ruelles du Ghetto et les toiles de Max Ernst. Celui qui aurait su tout, tout vu, tout retenu. Celui qui, botté et armé d’un parapluie, vous aurait conduit sur la place Saint-Marc sous l’Aqua Alta en récitant les noms des chiens de Peggy Guggenheim.
Mais ce garçon-là n’est plus. Ou peut-être n’a-t-il jamais existé.
Et Venise, elle, s’enfonce doucement. Peut-être n’en restera-t-il bientôt que cela : quelques noms mal retenus, quelques odeurs floues, une fatigue sourde.
Istanbul ? Une Gorgone de pierre dans une salle souterraine, une chaleur de nuit qui vous colle la chemise au dos. Le marc de café raclant le palais, la lumière rasante sur le Bosphore. Je n’y ai rien noté, rien photographié. Était-ce Byzance ? Constantinople ? Une seule ville, ou trois à la fois, que je n’ai jamais réussi à saisir ?
Lisbonne ? Je l’ai traversée dans les pas d’un mort. Pessoa m’a servi de guide, de prisme, d’écran. Une seule image me revient : la tour de Belém, et mes pieds dans l’eau, quelques heures volées à l’effacement.
Je voyage comme on rêve à moitié. Sans notes, sans photos. Une mémoire en ruine.
Mais peut-être qu’il n’y a que ça à dire, justement.
Jour 31
contrainte : Décris un film muet purement mental et fantasmatique, qui se déroule dans une ville — surtout de nuit — sans chercher à représenter le réel, mais en explorant visuellement, sensoriellement et mentalement la projection de ce film intérieur.
Tout d’abord : un bougé. Un défilement liquide, lavé de magenta et de cyan, comme si la ville ne se donnait à voir que filtrée, émulsionnée, traversée de phosphorescences flottantes. Des ocres allégés de blanc se dispersent, des spirales s’enroulent ou se fuient, tandis que s’effilochent des reflets et s’animent des ombres aux lisières du visible.
C’est la nuit qui commence, avec sa matière dense, son gigantisme discret, légèrement bleutée en hauteur. Le rythme s’interrompt, vacille, se suspend — rougeoiement d’un feu, déambulation clignotante des néons et des enseignes. Un feu tourne à l’orange. Une foule compactée sur les trottoirs, transitoires, silhouettes aimantées vers des rectangles de béton. Leurs ombres s’écrasent sur les façades, happées par les vitrines. Un écran de portable flotte, émet une lumière blanche, s’approche d’un visage, d’une oreille.
Pas de son. La ville est muette.
Une déflagration sourde dans les tympans encore comprimés par la pression du voyage. Tunnels, éclaircies, viaducs qui plongent, rocades enlaçant d’autres rocades. La matière du béton, de l’acier, l’architecture d’un chaos doux, fluide. Tout s’enchaîne au ralenti, comme un vieux film muet.
Et la chaleur moite. L’odeur organique, impudique, épaisse : transpiration, sexe, ail. L’air vibre du vol des vespas. Elles vont par deux : à l’arrière, des filles aux cheveux longs, calées à califourchon, têtes nues, cuisses mates, la lumière des phares dessinant des profils en creux.
Face à moi : une femme. La cinquantaine sophistiquée, une Sophia Loren du Rione Sanità. Une goutte de sueur, minuscule, perle le long de sa gorge, s’évanouit sous l’échancrure nylon d’une robe à fleurs.
Un briquet claque. Flamme brève, battement du pouce. Une lumière mord sur un visage : Marcelo peut-être, ou un autre ouvrier, silhouette suspendue, en transit entre fatigue et désir.
Dehors, le ciel s’élargit. Pulsations des satellites, veille des étoiles. En bas, clignotements des fenêtres, quartiers dispersés, immeubles grêlés, pavillons. Puis un relief : le Vésuve. Des fumerolles tremblent comme des lignes de crayon sur un fond de gris de Payne. La nuit s’étire au loin sur la baie.
Parfums d’orange, soupçon de talc. Le talc d’Azura, celui qu’elle portait. Il flotte, suspendu.
On s’assoupit doucement. Et tout cela continue, sans nous.
Jour 32
contrainte : Rassemble les images mentales de villes lues dans les livres de ton enfance jusqu’à aujourd’hui — ces noms, fragments, ambiances qui résonnent en toi comme une bibliothèque intérieure, partielle, lacunaire, mais fondatrice.
Quel fut le premier nom de ville lu dans un livre ? Tu peines à t’en souvenir. Peut-être n’était-ce même pas un nom, mais ce simple mot : « la ville ». Prononcé par le narrateur d’un conte, comme une promesse vide, une forme encore inassignée. La ville — comme un champ à ensemencer d’images, de toits, de clochers, de venelles où circulaient, déjà, tes fantômes.
Mais qu’imaginais-tu, alors, enfant, dans le creux de ce mot ? Une ville sans nom ou toutes les villes à la fois ? Difficile de suivre ce fil, ténu, fragile, ce chemin de retour qui vacille dès qu’il frôle d’autres lectures, d’autres villes traversées plus tard. Car il faut garder le front clair, mais la vigilance haute : ne pas glisser trop vite dans un souvenir contaminé.
Ville comme dans le conte du rat. Le rat des villes, le rat des champs. Et voilà qu’à peine effleuré, le souvenir saute, roule, traverse le Rhin, te projette à Hamelin. Hamelin, c’est la peur des âmes bien rangées face à la dissonance. La ville se dissout, se désaccorde — déjà Brême s’approche. Les animaux y forment un chœur fragile, le coq, l’âne, l’exil, la fuite, le désir de musique. L’âne surtout, qui t’allait si bien : bête de somme et de rêve.
Copenhague serait la prochaine escale, logiquement. Mais la mémoire n’obéit pas. Elle se cabre. Elle préfère te souffler un prénom : Ondine. Et déjà tu entends le clapotis d’Andersen. Mais Copenhague n’est pas dite dans le conte. Non, rien. Rien qu’un battement de queue dans l’écume.
Niels Holgersson, peut-être ? Lui, sur son jars, survole la Suède. Mais s’y arrête-t-il ? Les villes s’impriment-elles en lui ? Ou fuit-il, comme toi, toute idée de géographie, toute injonction scolaire ? Tu ne sais même pas citer une ville suédoise hors Stockholm. Et déjà tu t’en veux — ou tu t’absous.
Et Michel Strogoff surgit. Le verre s’éclaire. Nijni Novgorod ! Et derrière, une chaîne : Gorki, Marco Polo, le cœur battant de l’Asie. Tu cours de mot en mot. Des noms comme des talismans : Zanzibar, Samarcande, Bagdad. Shambhala, cité mythique, roi secret du monde invisible. Est-ce là que se cachent les villes vraiment aimées ?
Il faut tendre plus encore l’oreille. Car ces villes écrites, ces syllabes de papier, contiennent en germe l’éclosion de toutes les villes à venir. Elles déversaient déjà des couleurs, des odeurs, des lumières — bien avant que tu n’y poses le pied. Avant même qu’elles existent autrement qu’en toi.
Et c’est peut-être cela qui reste : cette fusion première, où les villes n’étaient encore que sensations. Avant qu’on les range, qu’on les documente, qu’on les photographie. Avant qu’elles ne deviennent simples décors pour les vieilles histoires que tu ressasses.
Jour 33
contrainte : écrire un texte dans lequel chaque phrase exprime ou culmine sur le mot "inquiétude" ou "effroi", en travaillant la montée de tension urbaine, dans une ville où les strates mentales et sociales révèlent leur part d’angoisse ou de peur sourde.
Chaos des villes. Rouge. Orange. Vert. Le feu clignote. Le carrefour tournoie. Donner la priorité à celle ou celui qui s’engage, sûrs de leurs bons droits. Barbarie des villes.
On s’en fout du droit, connard, on prend le gauche.
Bondir. Tuer. Tenir. Patienter. Se taire.
Laisser passer l’inquiétude. Rester humain. Ou pas. Quelle importance ? C’est la routine désormais. La routine pour résister à l’effroi.
Métro Bastille. Sauter le tourniquet ? Un jeu d’enfant. Ne pas payer. Regarder les passants ne pas regarder. Trop peur de s’en manger une. Pour qui ? Pour quoi ? Pour rien.
Continuer. Coûte que coûte. Marcher droit dans l’inquiétude.
Observer les dos voûtés, les cous en tension, la fatigue tordue dans les chairs. Silhouettes en apnée, silhouettes rongées par l’effroi.
Depuis Barbès. Remonter à Pigalle. Puis Blanche. Avec un peu de chance jusqu’à Clichy. Rien qu’un bout de nuit.
À vingt ans : adrénaline.
À quarante : inconscience.
À soixante : calme.
Plus de métro. Plus de bus. Trop cher le taxi. Le pas ferme. Ne rien fixer.
Néons. Enseignes. Reflets d’averse.
Reflets des visages dans les flaques. Prostituées. Travestis. Clopes à la sauvette.
Lumière des phares, ombres tordues sur les murs.
Tu avances. Tous les sens en alerte. Comme à vingt ans.
Mais aujourd’hui tu souris. La mort te fait moins peur. La vie aussi. Tu domines l’inquiétude. Tu n’es plus la proie de l’effroi.
Un fantôme. De dos. Au coin de la rue. Tu t’arrêtes. Statue. De sel.
Tu souris. Ce n’était pas la prostituée mésopotamienne, foudroyée pour impiété.
Juste un fantôme banal.
Tu as regardé en arrière.
Tu as dépassé l’inquiétude. Et l’effroi ? Il est resté derrière toi, penaud.
La boulangerie. Tu veux ton pain. Plus de portefeuille.
La boulangère te dit : demain. Pas de problème.
Tu remercies. Tu sors.
Sur le trottoir tu réalises : plus de papiers. Plus de carte.
Moins de toi-même.
L’inquiétude s’élance. La panique attend.
Tu observes tout ça de loin. Comme un film.
Tu allumes une cigarette. Tu marches.
L’effroi, cette fois, ne t’aura pas.
Jour 34
contrainte : Raconte un moment que tu as vécu dans le monde réel mais dont tu savais, au moment même où tu le vivais, que ce n’était pas réel — sans chercher à l’expliquer ni à en conclure.
La chambre — quatre mètres par trois, rien de spectaculaire. Un lit, une table, une armoire. La table, peut-être, plus large, plus ronde que dans d’autres chambres, voilà tout. Le papier peint : banal. Le lino : bombé, familier, usé comme il faut. Dans un angle, près de la fenêtre, un lavabo de faïence, griffé de quelques éclats — témoins discrets de chutes passées, rien d’agressif. La fenêtre s’ouvre sans difficulté. Elle donne sur des façades, des rues, des bribes de ville.
Une chambre où l’on pourrait vivre, travailler, sans avoir à gommer ce qu’on voit autour de soi. L’imagination peut s’y déposer sans lutte.
Allongé sur le lit, on fixe le plafond. On choisit un point. Pas au hasard : une tache, une fissure, une salissure minuscule. On s’y attarde. On le regarde jusqu’à ce qu’il ne soit plus un point mais un trou. Puis on ouvre les oreilles. C’est une opération lente, sans tri : bruits de ville, tuyauterie, cris d’enfants ou d’oiseaux, conversations tronquées. On les avale tous. Comme une cuillerée d’huile. On n’aime pas. Ce n’est pas fait pour être aimé.
Mais parfois, sans prévenir, le goût s’invite. Quelque chose relie l’oreille et la langue. Un petit frisson de cohérence. Ne pas chercher la grâce : elle se méfie des chercheurs. Elle tombe quand on ne s’y attend plus.
Alors, peut-être, on décrira autrement. Peut-être même qu’on lèvera un peu du sol. Une lente élévation, imperceptible. Pas d’extase. De l’endurance. Le secret est dans la lenteur. Et dans l’acceptation de la chambre — n’importe laquelle.
Jour 35
contrainte : transformer un espace quotidien (ici, l’atelier) en une métaphore vivante de la ville en perpétuelle transformation — exactement comme Kafka le propose dans son texte initial.
Dans notre atelier de peinture on peint continuellement à partir des idées que nous propose le professeur. Hier, vendredi, l’idée du jour était de peindre entre les pensées. Nous nous sommes donnés rendez-vous vers 9h30 et nous avons peint jusqu’à 17h00. Il s’agit en premier lieu, de bien comprendre l’idée proposée, ce qui n’est jamais aussi simple qu’on pourrait le penser. Ainsi le matin nous nous sommes concentrés sur le trait, au crayon, puis à l’encre de Chine. C’est assez rebutant de commencer une journée de peinture en dessinant ou peignant des traits. A première vue, rien d’exceptionnel à dessiner ou peindre un trait. On se dit que tout le monde sait le faire, on se dit tout un tas de choses justement sitôt qu’on nous demande de faire une chose aussi puérile, enfantine, que de dessiner ou peindre un trait. Mais l’important, ce qu’il conviendra de bien retenir n’est peut-être pas le geste en lui-même, mais toutes ces pensées qui naissent comme des réflexes aussitôt qu’on est prié d’effectuer un tel geste. Que dit notre professeur, il faut le noter, car presque aussitôt cette parole énoncée, aussitôt que chacune des cervelles absorbe cette parole , semble se modifier, elle s’enfonce en chacun de nous, au début doucement, imperceptiblement, pour se métamorphoser bizarrement, créant une sorte d’écart sur le papier, à la fois entre nous et part rapport à son origine. on le voit nettement, et après réflexion, il semble que ce soit une constante naturelle qui revienne à chaque fois que le groupe se reforme, ici dans l’atelier.
On pourrait comparer un trait à bien des choses, ou bien, sitôt que le mot trait sera prononcé il serait convenable pour ne pas perdre notre idée, de lister toutes les pensées qui surgissent immédiatement quand on prononce ce mot. On pourrait se demander où commence et finit un tel trait sur l’espace du papier, est-ce un trait isolé en plein milieu de l’espace ? Est-ce un trait qui traverse bord à bord l’espace de la feuille et dont l’origine comme la fin nous échapperont. Le début et la fin d’un trait. D’ailleurs pour revenir au trait isolé sur la surface blanche sommes nous certains que l’origine et la fin ne continuent pas derrière la feuille comme s’il s’agissait de la partie visible d’un fil de couturière lorsqu’elle coud un ourlet par exemple. A ce moment on pourrait imaginer les deux brins se prolongeant derrière la feuille de papier, traversant la nappe, le bois de la table de travail, puis continuant au travers la dalle de béton, et plus profondément encore sans qu’on ne puisse imaginer vraiment de fin. On peut lister facilement à condition bien sur de vouloir se donner la peine toutes ces questions qui ne nous viennent, non pas spontanément,mais juste parce que le professeur, par un mot ou deux, nous conduit ainsi à nous questionner. Quel est le debut, la fin d’un trait comme s’il se parlait a haute voix…Ou encore on peut réduire encore plus le champs de la question en écoutant une autre formulation. Comment commencer à dessiner un trait. Est-ce ce qu’on part d’un geste net du point de contact du crayon avec la feuille dans une direction pour que le trait soit comme une fuite éperdue, une fuite hors du point. Ou bien ne vaut-il pas mieux d’être circonspect, voire d’effectuer un imperceptible mouvement vers l’arrière du point de contact avant de sentir dans la main, le poignet, l’épaule, le corps tout entier une volonté de mouvement qui entraînera le trait à suivre -en toute autonomie, on peut aussi le penser, son petit bonhomme de chemin. Si on s’interroge avant d’effectuer ce tout premier trait sur sa nature de trait, conviendrait il qu’il soit de la même intensité sur toute la continuité de son parcours ou au contraire ne pourrait on pas imaginer qu’il puisse procurer une sensation de sensibilité, qui le transformerait ainsi à notre image, en être vivant. Ne peut-on imaginer qu’il en aille des traits comme de toutes choses. Qu’ils puissent être des être vivants ou morts. On comprend assez vite ainsi qu’il y a un véritable travail à effectuer sur soi-même avant même de s’emparer d’une feuille, d’un crayon, et dessiner un trait. Il faut faire le tour de la question.Observer surtout ce que déclenche une phrase aussi simple en apparence. Dessiner un trait. Certains parmi nous pensent tout de suite comprendre ce qu’il faut faire et ils dessinent un trait comme ils ont toujours eut l’habitude de dessiner un trait. Facile se disent ils. Puis ils relèvent la tête et sont étonnés d’être seul à avoir terminé alors que nous n’avons pas commencé, parce que nous pressentons que si le professeur nous demande de faire un trait ce ne sera, cela ne pourra être jamais aussi simple qu’on l’imagine. Nous commençons à connaître la musique depuis le temps que nous venons peindre ici. Les nouveaux venus tombent systématiquement dans le panneau. Ils prennent la consigne à la lettre, on leur demande de dessiner un trait , ils dessinent ce trait puis relèvent la tête en disant c’est donc tout, c’est juste ça… régulièrement nous en voyons se lever, ranger leur matériel puis s’excuser. Désolé je crois que ce cours, ce stage ne me convient pas, quand ils daignent toutefois se confondre un peu en excuses car nous en avons aussi vu qui, sans un mot, prennent la porte, on ne les revoit jamais. Comment pourrait-on leur en vouloir, car même si le professeur est bienveillant, qu’ il plaisante, qu’il crée souvent des digressions, entraînant ainsi notre attention sur tel ou tel point qui ne semble avoir aucun lien avec l’exercice en cours, nous savons désormais rester vigilants, derrière l’apparence débonnaire, décontractée de son enseignement il y a un plan. Un plan qui d’ailleurs s’effectue en dehors de sa volonté de professeur, avec le temps nous avons finit par comprendre qu’il improvise son plan à chaque instant. Une idée nait, qui en crée plusieurs autres, toute une arborescence se mettant ainsi en place selon la durée du cours ou du stage. On pourrait facilement imaginer cet atelier de peinture comme une ville en construction perpetuelle…Cela aussi peut effrayer quand on y pense.
Jour 36
contrainte :Il s’agit de traverser un cimetière (réel, imaginaire ou symbolique), et d’y faire parler les morts ou de leur adresser la parole, dans la veine de La mastication des morts de Kermann ou du Discours aux animaux de Novarina.
Le vent est tombé. Sous les pieds, l’herbe craque, sèche, sans doute un rivage. L’eau clapote doucement, pas un oiseau, juste ce bruissement hypnotique. Le ciel hésite encore entre jour et nuit. L’île — une esquisse d’ombre dans le bleu marine — flotte au loin comme un souvenir qui tarde à revenir.
À ma gauche, des silhouettes en suspens. Leur profil, découpé dans une lumière presque liturgique, ne dit rien. Böcklin, Giger, Courbet — chacun figé, chacun à sa place, comme dans un musée sans murs. Plus loin, Zademack, mains jointes derrière le dos, mal à l’aise. La barque n’est pas encore là.
C’est Dali qui se retourne, cligne de l’œil, sort sa montre. Une montre à gousset molle, comme il se doit. Les minutes dégoulinent entre ses doigts et tombent, muettes, sur l’herbe. Il se penche, confidentiel :
-- Zademack. Un imposteur. C’est lui qu’il faut interroger pour savoir l’heure d’arrivée du passeur.
Zademack soupire. Il murmure : "La barque ne viendra que lorsque nous serons tous là."
Alors les langues se délient. Un jeu : raconter ce que le Grand Khan aurait demandé juste avant l’oubli. Une question sur les villes du futur. Réponses : horizontales, verticales, circulaires, tentaculaires. Une cacophonie joyeuse de visions. Le Khan, sans ses atours, reste muet, désarmé.
Et puis — le bruit discret des rames. On s’attendait à une barque. C’est une arche. Monumentale. Sur le pont, le passeur. Silhouette coupée net contre le ciel. Silence.
Des trappes s’ouvrent. Des fantômes en sortent, en ordre. Tablettes, stylets. En rang par deux.
-- Ton nom. Et ça grave.
Toc toc. Tac tac. Le bois des noms sur les tablettes.
Courbet : "Courbet."
On le fait attendre. Il grogne, mais reste.
Tout le monde monte. Même Hitler. Un murmure d’effroi parcourt l’équipage. Personne ne conteste. Trop tard. L’île approche. Les cyprès grandissent. Ils ne sont plus végétaux. Ce sont des tours, des organismes. Muscles, veines, matière étrange et vivante. Et ces ombres — encore — glissant entre les parois.
La nuit tombe d’un coup, comme une trappe. Seule la masse noire des cyprès reste visible. Aspirant tout. Les siècles. Les hommes. Les couleurs.
Et nous.
Jour 37
contrainte :Il s’agit d’écrire à partir du mot pèlerinages, en laissant libre cours à ton imaginaire, en convoquant une mémoire littéraire, personnelle ou fictive — et peut-être, comme Flaubert à Combourg, faire l’expérience du décalage entre attente et réalité.
Ville, ville multiple, éclatée — succession d’avenues, de carrefours, de vertiges. Une rotation rapide, une centrifugeuse où les repères se perdent, se brouillent. Et pourtant, en son cœur, un point fixe. Un centre silencieux. C’est là que ça bat. Le lieu du retour. Pas un lieu marqué, ni même remarquable. Un abri, un creux, un nid.
Brindilles, boue, paille — à peine plus que rien. Une racine, un tubercule, un fruit de terre. Pas de monument. Pas d’adresse. Rien qu’un souffle, un besoin.
On l’a quitté depuis longtemps ce lieu-là. Mais il revient. Ou plutôt, il attend. Comme nous l’attendons. Comme on attend une permission de rêver. Et le rêve, ici, ne s’invente pas : il se retrouve, par éclats. Par attention.
C’est un exercice, oui. Un jeu. Mais aussi un pacte : celui de revenir, même si l’on sait qu’il n’y a plus rien. Même si les morts ne sont plus là. Même si la ville s’est effacée. Le rituel persiste. Car le corps se souvient du chemin.
Marcher, écrire, chaque jour. Ne pas relire. Surtout ne pas relire. Car relire, c’est figer. Or, le pèlerinage, c’est le mouvement. L’effort d’aller. De retrouver ce qui fut une matrice. Un repli. Un bercement. Une enfance, peut-être. Ou un masque de soleil sculpté dans une pierre d’Avignon.
Cette stèle. Vingt centimètres. Un visage ancien, un sourire de biais. Le centre exact de tout ce qu’on cherche. Pas un lieu. Une trace.
Jour 38
contrainte : Écrire un texte en inventoriant les figures de la frontière, qu’elles soient géographiques, sociales, linguistiques ou symboliques — à la manière de Perec dans Espèces d’espaces, notamment ses trois dernières pages consacrées aux "frontières", pour explorer ce que ces lignes de séparation révèlent de nous, des autres, et de notre rapport à la ville.
Au commencement, il y avait le souffle. Un souffle posé à la surface d’eaux informes, épaisses, sans reflets. Et la terre, dit-on, était tohou – chaos sans fin, hurlement sans écho.
Dans les livres saints, on trouve trace de ce vide. Un cri dans le désert. Une solitude hurlante. Et déjà, une promesse d’habitation : il ne l’a pas créée tohou, disent-ils, mais pour y loger des êtres – à la prunelle fragile, balbutiants, rageurs.
À partir de là, ça déborde.
Frontières de la langue, bulles de peau, plis d’organes, zones d’ombre, recoins. Mémoire bordée d’oubli, sexe bordé de honte, courage bordé de trouille.
La frontière : ligne, faille, morsure. À peine visible, parfois visible trop. En Suisse, elle serpente dans les vallées. Ailleurs, c’est un mur. Une idée. Une peur. Une balafre.
Le territoire se construit dans le rejet. L’autre, toujours en trop. L’autre, toujours un peu trop là. Nid contre nid. Île contre île. Chaque terrier marqué, chaque trou numéroté.
Les mots aussi : bord, marge, lisière. Cloison. Limite. Être à bout. Être borné. Être limité. Et toujours la même pulsion de cercle, de centre, de point fixe autour duquel danser, baver, s’étrangler.
Alors viennent les rituels. Assiette à droite. Rond de serviette. Centre-ville. Centre du monde. Ma ville. Mon bar. Mon ascenseur. Mon drapeau. Ma haine.
Et la guerre.
Présenter armes. Former faisceau. À vos rangs. Gagner du terrain. Ou tomber dedans. Champ d’honneur. Champ de boue. Tranchée ou tombe. Toujours dans un ici gît.
Tout est là : l’inventaire des noms, des choses, des races, des classes. Un dictionnaire de la séparation.
Et pourtant, au loin, dans un flou tremblé, surgit parfois une ligne d’horizon. Mouvante. Incertaine. Un entre-deux-mondes. Peut-être une échappée.
Mais pour l’instant, reste ce lexique. Reste ce chant brut, à bout de souffle. Une prière sans dieu. Un psaume pour une apocalypse qui ne dit pas son nom.
Jour 39
contrainte : Évoquer un souvenir d’enfance en ville, à la manière de Walter Benjamin, comme un retour sensoriel et lacunaire où les objets, lieux et gestes deviennent les dépositaires d’une mémoire fragmentaire.
Ce que je cherche, c’est l’image d’un départ. Pas une image que j’ai vue, pas une image que je retrouverais dans un album, mais celle, déformée, presque effacée, d’un départ vécu. Quelque chose d’imprécis, de flou comme un rai de lumière sous une porte entrebâillée, dans le noir d’une pièce qu’on refuse à l’enfant mais où il sait, sans le savoir encore, que le monde s’apprête à basculer. Départ donc, mais aussi retour, car toute énigme d’enfance se boucle, tôt ou tard, sur un retour – même illusoire.
Il y avait dans mon enfance une chambre blanche, haut perchée, au septième étage d’un immeuble de la rue Jobbé-Duval. Rien d’exceptionnel. Un appartement parisien avec ses moulures, ses couloirs, ses placards. Mais un centre secret, un foyer de silence : la table de la salle à manger. Refuge parfait. On y rampait, s’y installait, dos contre les lattes du parquet, les yeux sur les pieds sculptés. De là, tout devenait décalé, filtré, autre. On écoutait, surtout : les voix, les bruits de couverts, les silences, les tensions suspendues à chaque tranche de pain.
La boulangerie, justement, était à l’angle de la rue Jobbé-Duval et de la rue des Morillons. On y allait pour le pain, bien sûr, mais pas seulement. J’y allais pour ces cornets de papier journal que tendait parfois le boulanger à l’enfant. On les froissait, les défroissait avec lenteur. Dedans : un bonbon, un petit jouet. Une surprise pauvre, mais inépuisable. Il ne me reste rien de ces objets. Mais l’acte, lui, est resté, comme une énigme.
Et toujours ce retour – celui du père, celui du couteau qui tranche le pain, celui des gestes mille fois répétés. Le couteau à dents, le billot raclé, les insultes parfois, les cris : mais tout cela fondu dans une même attente. Il y avait du sacré dans ce pain, dans ce tranchage du pain, dans ce bruit qui résonnait longtemps, comme un écho de sabre.
Dehors, sur le trottoir, d’immenses bobines de métal traînaient. Bobines de câbles oubliées là, monstres de bois et de fer, sur lesquelles on montait comme sur des chevaux. On les retrouvait un peu plus loin, vers la place de la Convention. Le manège, les chevaux de bois, la barre à tenir, la Tour Eiffel qu’on voyait parfois entre les immeubles. Tout un circuit mental s’établissait, un circuit d’images, de traces, de répétitions.
La théière dans le buffet vitré. Venue de Siam ou de Corée, disait-on. Offerte, affirmait la grand-mère, par le père, pour un anniversaire. Elle brillait, elle fascinait. Mystère d’un pays lointain, d’un homme lointain. On savait peu de choses de ce père. Qu’il avait fait la guerre. Qu’il avait été là, puis plus là. Qu’il était comme un tueur à gages, une ombre, une figure de film noir. Peut-être exagérait-on, peut-être pas.
Et toujours, au cœur de tout cela : la langue. Ou plutôt, le refus de la langue. Le sentiment qu’on parlait une langue étrangère, qu’on avait choisi de ne pas s’y fondre. Avoir le diable dans la peau, disaient-ils. Une forme d’opposition radicale, née avant même le langage, comme une force contraire. Un enfant prématuré, en couveuse, recevant une langue étrange, autre, maternelle mais dissociée.
Tout est là. Ces départs et ces retours, ces figures enfouies, ces objets persistants, ces mots qui résonnent encore dans le vide. Il ne s’agit pas de reconstituer l’enfance, mais d’accepter ce qui s’en élève, par bribes, par fantômes. D’en faire, comme Benjamin, une cartographie secrète. Un atlas urbain et mental, où chaque détail – un pain tranché, une bobine, une nappe, une théière – devient territoire. Et où l’on revient, encore et encore, pour ne rien conclure, mais pour entendre, à travers la faille du souvenir, la ville et l’enfance respirer ensemble.
Jour 40
contrainte : écrire un texte de synthèse ou une table des matières personnelle en t’inspirant de Walter Benjamin (Paris, capitale du XIXe siècle) ou Kenneth Goldsmith (New York, capitale du XXe siècle), et en t’appuyant sur les 39 textes précédents comme autant de fragments à relier dans une arborescence ou un projet.
Il y a toujours, dans l’écriture, une visée oblique, un angle d’entrée qui refuse la frontalité. On avance de biais, comme une flèche arrachée à un carquois muet. Ce qui est visé n’est jamais tout à fait là, mais on soupçonne un battement, un secret, quelque part dans la forme.
Langue d’épicier, langue de comptable. Il faudrait traverser cette langue-là. L’effilocher, comme on déchire un vieux bas de soie, pour atteindre l’autre. Celle d’avant. Celle d’après. Celle du doute. Car l’enjeu, on le sent, n’est pas de dire mais de poser la question juste, ou mieux : de laisser la question prendre forme, à défaut de réponse.
Est-ce une histoire d’enfance ? Pas vraiment. L’enfance arrive plus tard, à la tangente. Par une bande, comme au billard français. Ce n’est pas le souvenir mais le choc de la bille blanche.
On aurait dit d’un enfant possédé. Le diable dans la peau, disait la grand-mère. Un mot de superstition pour dire la fêlure d’un refus originel : celui du langage reçu, hérité, commun. Une volonté ancienne, souterraine, de ne pas parler la langue qu’on lui tend. De ronger la main, plutôt.
Et puis l’incubateur. La couveuse. Le langage des blouses, des femmes de ménage, des machines. Langue première, déjà étrangère.
Le retour, ensuite. Appartement du quinzième, rue Jobbé-Duval. Le silence. Le regard de la mère, belle, distante. Elle a vingt-quatre ans. Le père est une ombre, un tueur à gages, un homme de Corée. Mais ne pas s’égarer. Le secret est ailleurs.
Peut-être dans un mot : boulangerie. Un mot banal, mais dans sa prononciation même, une faille. Quelque chose glisse. Les miches, les boules, le couteau à dents, la tension du geste. Une scène primitive ? Peut-être.
Et cette scène revient : cornets de papier journal, bonbons cachés. Une attente. Une dissimulation. Une langue enrobée de sucre. Trop douce. Dangereuse.
Les objets s’animent : bobines géantes, billots raclés, balances faussement justes. Le monde est un inventaire de traces, de vestiges d’un savoir d’avant les mots. Le couteau sait. Le bois sait. Le tapis sait. Le sous de la table sait.
Et la théière du Siam. Cadeau du père, dit la grand-mère. Encore un écran. Un faux souvenir. Le réel ne tient qu’à un fil, et ce fil est de fer. Comme la Tour Eiffel, comme les outils, comme le mot "faire".
On aurait pu devenir chaudronnier. Ou bien poète. C’est la même chose, sans doute.
On gratte le billot jusqu’à l’os du sens.
Et ce qu’on cherche, au fond, c’est peut-être seulement : un peu de lumière entre les mots, une surprise au creux d’un mot commun, une vérité au fond du creux d’un cornet de papier.
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