Partir de zéro, les liens avec l’Art Brut.

C’est à l’occasion de l’élaboration d’un programme de stage pour une association dans laquelle j’interviens que me vient l’idée de ce texte.

Je propose d’étudier l’art brut selon la conception première de Dubuffet.

Qu’est ce que l’art brut ? A l’origine C’est avant tout la création d’un univers personnel, réalisée en toute liberté, c’est à dire en se fichant du regard de l’autre.

La plupart du temps l’artiste est rangé dans la catégorie des marginaux, des fous, des autodidactes, son art est incompréhensible à monsieur tout le monde. Seuls une minorité peut s’éblouir du résultat.

En fait l’art brut existe bien avant que Dubuffet invente sa définition. On peut même dire qu’il existe avant toute autre forme d’art institutionnalisée.

On pourrait dire qu’un enfant qui n’a pas atteint l’âge de raison fait de l’art brut sans le savoir tout comme Monsieur Jourdain fait de la prose.

Désormais le champ de l’art brut est devenu confus d’autant que notre réceptivité vis à vis de lui a changé. L’art brut nous intéresse d’autant en raison d’une certaine prise de conscience vis à vis des clichés qui nous entourent. La publicité aura beaucoup contribué en creux si je puis dire à nous faire prendre conscience de ce carcan culturel dans lequel la plupart du monde occidental est enfermé depuis la fin de la Renaissance.

L’art brut est récupéré de toutes parts par les institutions, les Musées, les galeries, les salons et autres biennales. Une confusion l’accompagne désormais, on crée des sous familles de celui ci, comme la neuve invention, l’art singulier par exemple.

Peu importe en fait cette confusion.

Ce qu’il faut retenir c’est que l’art brut, cette impulsion est un formidable vivier de créativité. Aujourd’hui on parle même d’art Brut contemporain...

Pendant que tous les experts du marché de l’art tergiversent, classent, découpent, attirent ou expulsent ainsi les différents artistes nés de cette mouvance qu’est l’art brut, d’autres mouvement progressent en parallèle.

Je pourrais citer par exemple la peinture intuitive, une certaine partie également de l’abstraction, une peinture plus gestuelle qui se déclencherait à partir d’un point 0 en deçà de la pensée.

Ces deux vecteurs de l’art d’aujourd’hui rejettent en dehors de leur périphérie à la fois le mental comme le savoir en tant que capital, et aussi en tant qu’histoire , continuité ou héritage.

Finalement nous parvenons aujourd’hui à ce qui avait déclenché la Renaissance, la naissance de l’individu et en même temps celle de l’artiste.

A la fois à son apogée comme à sa chûte.

L’artiste appartient désormais soit à une élite, reconnu par un marché de l’art très sélectif et cette reconnaissance fait office presque aussitôt d’institutionnalisation.

Cependant, en même temps l’accès aux œuvres n’a jamais été aussi facile qu’aujourd’hui pour le grand public. Grace à internet des plateformes de vente en ligne se sont crées, tout à chacun peut promouvoir son art en créant un site ou en créant un compte sur un des nombreux réseaux sociaux.

Une profusion d’œuvres, d’artistes, que l’on pourrait dire non catégorisés a envahit le marché.

Cela peut rappeler la ruée vers l’or d’une certaine manière car grâce au buzz, à la promotion payante, à des stratégies habiles n’importe qui peut toucher le pactole désormais, vivre de son art sans avoir besoin de ce fameux marché de l’art.

Est ce que vendre des œuvres sur internet fait de soi un artiste ?

En observant beaucoup les réseaux sociaux je vois que l’on peut encore ranger les publications par famille, par catégorie.

Il y a les artistes qui font toujours la même chose en le déclinant de mille manières différentes et qui ainsi par un phénomène de répétition proche des spots publicitaires finissent par devenir indentifiables.

Dans cette catégorie il y a les locomotives et puis tous les wagons qui suivent.

A partir du moment où on pense qu’une stratégie fonctionne celle qui est copiée, répliquée sur des milliers de comptes ce qui donne le tournis car on a l’impression de voir la même peinture finalement réalisée par des milliers de personnes différentes.

Il y a les artistes amateurs qui ont finalement désormais autant de chances que les professionnels de vendre. Parmi ceux ci il y a les organisés et les désorganisés.

Des familles je pourrais évidemment en citer encore d’autres. Ce que je veux dire c’est qu’avec internet il est devenu extrêmement rare de voir un orphelin.

C’est à dire quelqu’un qui sort totalement du lot, dont le travail ne ressemble à nul autre. Un artiste d’art brut authentique.

Qu’on le range dans l’art brut ou l’abstraction peu importe.

Ce que je crois, peut-être ce à quoi moi-même je m’identifie, c’est que sans cette intuition de la présence de ce point 0, sans la volonté de l’approcher, de s’y laisser absorber totalement l’artiste d’aujourd’hui se condamne sans le savoir à un phénomène de réplication. Soit en répliquant lui-même sans même en être conscient ce qu’il a aperçu déjà et qu’il pense s’approprier comme auteur.

S’élancer vers ce point 0, vers l’absence totale de références comme de pensée, d’auto jugement tout en maintenant cette indifférence nécessaire au regard des autres est loin d’être une sinécure si l’on n’est pas fou, ou complètement abruti comme autrefois le grand public imaginait les artistes de l’art brut.

Mais au bout du compte c’est à partir de tout cela, de ce point 0 comme de cette confusion dans laquelle est engagé l’art brut, qu’une nouvelle renaissance est arrivée, elle est certainement même déjà là sans même que nul ne s’en rende véritablement compte.

Pour continuer

Carnets | septembre 2021

Celui qui ne voulait pas être pris pour un idiot.

Hier au soir, en rentrant de mes cours, je tombe sur un panneau m'indiquant que l'autoroute est fermée pour cause de travaux. Je dois donc emprunter une autre route, plus longue, pour revenir chez moi. C'est l'occasion d'écouter quelque chose pour passer le temps et je choisis la rediffusion d'une interview de Zemmour par Ruth Elkrief sur YouTube puisqu'elle surgit en premier dans le fil d'actualité. Que penser de tout cela ? Et dans quelle mesure cette interview éveille-t-elle mon intérêt ? Il y a évidemment quelque chose de louche, un peu de voyeurisme sans doute, et aussi certainement une fascination trop exagérée de ma part face à toute manifestation de rhétorique. Mais bon, quoique honteux, je persévère. C'est important d'aller au bout de la honte comme de tout le reste. Comment un journaliste peut-il provoquer autant de tapage aujourd'hui dans la sphère médiatique et politique ? C'est pour moi une énigme en même temps qu'un signe de la médiocrité générale dans laquelle, médiatiquement comme politiquement, nous baignons. J'écoute. Et finalement, c'est intéressant. Car à de nombreuses reprises Zemmour reprend sa consœur en lui disant : « Je ne suis pas un idiot. » Il faudrait donc entendre : je suis intelligent. Les kilomètres défilent. À la sortie de Givors, un lapin en plein milieu de la route, ébloui par les phares. Je ne roule pas vite, j'ai le temps de freiner et de m'arrêter face à lui. Face à face avec le lapin qui finalement s'avère être un lièvre. Tout cela sur un fond de discussion radiophonique. « Mais je ne suis pas un idiot, Ruth Elkrief ! » Le lièvre rejoint le talus et je redémarre doucement. Soudain me revient un paragraphe lu dans un traité de métallurgie chinoise où on trempait les lames des épées dans du sang de lièvre pour leur conférer force et invulnérabilité. « Je ne suis pas un idiot », une fois encore. Quand la journaliste évoque la pensée de Zemmour sur Pétain, celui-ci pète un plomb. « Vous allez pas remettre ça encore une fois, j'en ai marre ! » Bla bla bla, encore pour en arriver à cette antienne une fois de plus. « Mais vous croyez que je suis un idiot ? » Bon. Quelqu'un qui s'efforce de préciser à tout bout de champ qu'il n'est pas un idiot, à mon avis, doit avoir une sacrée trouille d'en être un. Peut-être même un désir inconscient d'être enfin démasqué une bonne fois pour toutes afin de retrouver une certaine sérénité. Tellement la trouille qu'une majorité de ses pensées doit être orientée vers ce but principal. Autrement dit, rien de bien dangereux ni de nouveau. Les voix des deux protagonistes s'amenuisent, j'ouvre la vitre et l'air frais entre dans l'habitacle. J'appuie finalement sur pause. Je suis content de rouler doucement, j'aurais pu écrabouiller un lièvre autrement, ça m'aurait fait de la peine. Puis, de fil en aiguille, mon esprit saute sur le souvenir d'un lièvre d'Albrecht Dürer et je me mets à songer à la Renaissance nordique, puis évidemment à Jérôme Bosch et à son Jardin des délices. Et puis maintenant que je pense à tout ça et que je l'écris pour le comprendre, je me demande si ça me ferait quelque chose encore d'être pris pour un idiot ? La vérité est que je m'en fiche totalement, dans le fond, et ça c'est une sacrée victoire, je trouve, après tant d'énergie dépensée là-dedans à vouloir prouver ceci ou cela, finalement, qu'à moi-même. Du coup, je suis passé au Lacrimosa de Mozart. Je n'ai plus pensé à rien d'autre qu'à regarder la route qui s'enfonçait dans la nuit face à moi.|couper{180}

Carnets | septembre 2021

Le désœuvrement

Si l’oisiveté est la mère de tous les vices, le désœuvrement se retrouve en miroir père de toutes les vertus. De là à en inventer un, magistral, situé dans les cieux, on peut comprendre le cheminement. À condition que vices et vertus aient encore un sens désormais. Si, comme dans ce dessin animé de Tex Avery, le grand méchant loup ne continue pas à courir après un pivert au-dessus d’un précipice, tant il est tenu par l’envie de dévoration. Et quelle différence inventer désormais entre l’oisiveté et le désœuvrement, qui ne mettrait pas en scène la morale à l'aide de ce binôme parental ? L’oisiveté pointerait l’ennui, tandis que le désœuvrement mettrait en exergue une absence, un manque. L’ennui et le manque démasqués. L’ennui et le manque révélés, si on les dévêt des panoplies tissées par la tradition, s'ils ne sont plus des personnages appartenant à une tradition familiale, des marionnettes manipulées par les archétypes du père ou de la mère, si on cessait un instant de les reléguer sur la touche afin qu’un foyer, un monde puisse filer droit ou tourner rond. Une sorte d’apocalypse, si on veut. Car selon ma propre expérience, l’ennui mène à la grâce et le désœuvrement à l’œuvre. C’est-à-dire tout l’inverse de ce que j’aurais appris enfant. Tout l’inverse de ce que toute ma génération aura dû apprendre pour un jour s’en défaire avec plus ou moins de bonheur. Pas étonnant que l’idée de la fin du monde soit si répandue aujourd’hui. Et que l’attente d’une apocalypse, d’une révélation qui va de pair, en fasse languir beaucoup. C’est de tout temps ce pourquoi les nonnes et les moines s’enferment. C’est de tout temps ce que pensent devoir traverser comme un désert les artistes dans l’imagination populaire. Et, comme on le dit aussi : il n’y a pas de fumée sans feu ! Ennui et désœuvrement, le vice et la vertu qu’il faudra traverser pour accueillir dans la coupe vide ainsi façonnée : la grâce et l’inspiration. À la fin on les voit se superposer, ce ne sont que des synonymes, la fameuse corne d’abondance, l’élixir d’immortalité ou de jouvence, toutes les métaphores, les images s’effondrant soudain l’une sur l’autre. S’effondrant comme une ville soufflée par un deus ex machina, tremblement de terre, explosion nucléaire, déluge océanique balayant les immeubles comme des cartes à jouer. Et nous verrons à notre guise l’action de la fatalité, du destin, d’une colère divine, ou de l’absurdité du monde, de la vie. Ce qui, dans le fond, importe assez peu puisque le résultat sera le même : se retrouver nez à nez avec la ruine, avec la désespérance, avec la colère qui souvent en résulte avant de laisser place au deuil puis à la résignation. On ne parle que rarement de ce qui se trouve au-delà de la résignation. On ne parle pas du vide bizarre que celle-ci laisse en l’être face à ses frontières, à la peur et au risque de les enjamber afin d’explorer plus loin. Sans doute parce qu’on se méfie du vide, parce que cette part de nature qui réside obstinément dans le tréfonds de notre humanité refuse toujours ce vide. La nature a horreur du vide, a dit quelqu’un en apercevant le désert qui s’étend au-delà de la résignation, puis il est revenu sur ses pas, a relevé les manches et s’est mis à tout reconstruire à peu près comme avant. Ce que ne font pas les ermites, ni les artistes. C’est dans le désert qu’Isis retrouve chaque morceau d’Osiris démembré, pour qu’il devienne autre chose de différent qu’avant. C’est dans le désert que Moïse est interpellé par un buisson ardent et qu’il ne pourra du coup plus jamais mourir. Car peut-on mourir une fois que l’on est monté au ciel comme Isaïe ? C’est dans le désert que la mort et l’immortalité perdent aussi leur différence, que la dualité tombe. Le désert alchimique, lieu de la fusion et de toutes les métamorphoses. Pour indiquer qu’on peut tirer partie du destin, de la fatalité, et que tout antagoniste est nécessaire dans la grande histoire du monde, de la vie, de nos vies individuelles qui paraissent si dérisoires. Mais rien n’est dérisoire et rien n’est important vraiment, et c’est par cette traversée double et trouble de l’ennui et du désœuvrement que ces deux mots sont décalaminés de leur gangue de poncifs. Qu’au final ce ne sont plus que des mots dans un livre que l’on regarde presque avec nostalgie en feuilletant les pages. On pourrait en venir à espérer l’autodafé si cette nostalgie nous emportait. Si on n’y mettait pas un oh là ! Cet élan en arrière quand on touche sa propre âme à présent. Ce cadeau spontané ne serait-il pas grec ? On se méfie encore par réflexe alors qu’il faut se jeter à corps perdu dans la grâce, dans l’inspiration, dans l’œuvre. Le désœuvrement, ce n’est peut-être que cela : de la méfiance. Cette méfiance qu’une partie de nous utilise pour ne pas disparaître totalement dans ce qu’elle croit être une fin définitive, irrémédiable. Elle dirait alors : tant que je me méfie, je suis en vie, alors que la grâce et l’inspiration proposent tout le contraire : la mort c’est la vie. Mais quelqu’un s’obstine encore à poser des si par-ci par-là... Si je meurs, je renais, comme on tente de contrôler le hasard avec une martingale... C’est parce qu’ils n’ont pas encore osé franchir la frontière de la résignation, ils négocient avec le douanier, ils soupèsent et supputent encore. Le douanier, quant à lui, connaît bien toutes les ficelles. Il les regarde et il se tait, ils peuvent bien gesticuler, murmurer, hurler, chanter même s’ils le veulent. Cela ne changera rien. Et puis un jour, cela se termine, la douane s’évapore, le douanier aussi, la résignation, le désert, bref tout ce sur quoi on s’appuie sans relâche pour ne rien changer complètement, pour ne pas s'égarer, se perdre, disparaître, tout cela, on ne s’en souvient même plus. Il n’y a plus que le moment présent qui se vit lui-même en tant que grâce ou œuvre. Mais ce ne sont encore que des mots. Et ce ne sont pas les mots qui libèrent, "sauvent" de l’ennui et du désœuvrement. D’ailleurs, tant que l’on pense à se libérer, à se sauver, c’est qu’on pense encore trop être enfermé. Et oui, on a besoin de penser enfermement pour parler de liberté. Comme on a besoin d’évoquer le désœuvrement comme pour se préparer à l’œuvre à venir.|couper{180}

Carnets | septembre 2021

Ecrire un texte de présentation pour une exposition

Nous l’avions évoqué et je l’avais mise de côté soigneusement, cette idée de texte de présentation à proposer au catalogue en même temps que la liste des œuvres avec leurs prix. Cette gêne d’expliquer la peinture à l’écrit comme à l'oral, aussi étonnante que soudaine, me cueille. Cet écueil dans la navigation pas si tranquille vers l’exposition, sans doute en suis-je l’inventeur, pour ne pas dire le responsable. Il me faut des écueils régulièrement pour échapper aux langueurs monotones de l’automne. En été aussi, en toute saison. Sans l’écueil, pas de sensation de danger ni de naufrage, autant dire pas d’aventure. Sans écueil, pas de créativité non plus. Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai écrit ce texte. J'ai cru à une tendance masochiste durant ma jeunesse. Mais je crois que c'est plus poétique que ça, c'est dans un lieu situé avant toute psychologie. Et je vois bien qu'un préambule est nécessaire au préambule encore, pour retarder l'instant. L'instant d'évoquer ce voyage intérieur. Une série de leviers que je mets en place souvent inconsciemment pour finalement être prêt dans l'instant à soulever un monde qui ne serait qu'empêchement, ajournements, ennui, gravité ou pesanteur. Sans y penser à cet instant, c'est-à-dire sans barrière. L'essence ne suffit pas, il faut atteindre sans y penser à la quintessence. Celle qui n'appartient à personne et que tout un chacun retrouve dans l'intime. Parfois, justement lorsque j'y pense, je me dis : quelle exigence ! et plus encore lorsque j'y pense : quelle prétention, quelle vanité. Voilà la pensée qui ne pense qu'au risque et au danger et surtout invente mille façons toujours de s'en prémunir. Ça ne sert à rien d'aller contre non plus, de s'opposer. Il faut prendre cette pensée comme elle vient. La sagesse de la peur vaut bien la sagesse du risque, de l'audace au bout du compte. Ce qui est important c'est de ne pas perdre de vue l'unité. À quoi sert de voyager ? sans doute à la même chose que peindre, écrire, danser, rêver, et j'ai beau scruter l'horizon dans toutes les directions, je ne vois pas plus de raison que de destination précise. J'irais plus loin encore, À quoi sert de voyager ? puisqu'à chaque fois que l'on pense atteindre quelque chose, un pays comme un tableau, on n'en finit pas avec l'envie d'aller plus loin. À quoi sert de voyager alors ? peut-être à observer le cheminement du désir, apprendre à le connaître, faire un avec lui comme avec soi-même. Mon grand-père maternel était Estonien et il s'est rendu à Saint-Pétersbourg pour apprendre la peinture, parce qu'à l'époque il n'y avait rien d'aussi prestigieux en Estonie pour étudier l'art. Ce voyage intérieur commence ainsi, avec le départ d'un jeune homme que je n'ai jamais connu depuis son village vers une grande ville étrangère dans laquelle il se sent étranger. Cette sensation d'être étranger, je me suis toujours demandé pourquoi je l'éprouvais autant, étant né en France ? Je n'avais aucune raison valable de l'éprouver de manière si aiguë. Avant même de toucher un pinceau, d'imaginer devenir peintre moi-même, j'avais dans le sang ce legs de l'étrangeté d'être au monde comme un petit provincial découvre une capitale qui le subjugue. Cette étrangeté, ma mère m'en parlait, elle était peintre aussi. Elle avait les yeux gris bleus comme mon grand-père, comme moi-même, ce lien du regard en silence nous unit encore tous au-delà des séparations, des disparitions, un gris bleuté comme un ciel que j'imagine très bien au-dessus des villages d'Estonie. Un gris bleuté de la Baltique avec ça et là quelques lueurs d'orangers issues des profondeurs échappées de l'ambre. L'orange et le bleu que j'utilise souvent dans mes tableaux. L'héritage, c'est cette histoire constituée de bribes que l'on passe un temps infini à mettre bout à bout, des bribes souvent éparses, rien de vraiment ordonné, c'est une navigation aussi pour s'orienter à travers tout cela, pour s'orienter dans quelle direction ? Il y en a tant qu'on serait bien en peine d'en choisir une qui ne s'évanouisse pas soudain, remplacée par une autre tout à coup. Il y a autant de destinations possibles que l'imagination voudra bien en fournir. Peut-on faire confiance à l'imagination ? Parfois oui, parfois non. Parfois elle nous trahit aussi. Mais faut-il lui en vouloir pour autant ? Cette trahison elle-même ne fait-elle pas partie intégrante de ce voyage, de cette navigation ? Les plus célèbres navigateurs partaient autrefois en quête de destinations comme l'Inde et tombaient sur les Amériques. J'ai toujours conservé en mémoire ce genre d'anecdote. Que le but était un moteur de l'action mais qu'il était rarement sa véritable finalité, en tous cas pas de façon droite, directe, mathématique. Il fallait étudier la courbe, l'enseignement inscrit dans son cheminement sinusoïdal, ses méandres, j'allais dire sa féminité. Il fallait aussi étudier l'art de traverser les labyrinthes en lâchant les traités, les conseils, et faire sa propre expérience de l'égarement. Intuitivement je crois que j'ai toujours su qu'il se cachait un savoir perdu dans l'expression "passer du coq à l'âne" aussi bien que dans le jeu de l'oie. Deux cases en avant, quatre en arrière. Comme si cette expression comme ce jeu attiraient parfois l'attention sur la notion d'espace et de temps d'une façon bizarre. En tous cas bizarre pour moi. Lorsque j'étais frappé par cette curiosité, je m'en ouvrais à mes parents, à mes camarades et j'avais en retour des réflexions qui portaient sur le temps que je perdais à penser à ce genre de choses plutôt que de faire mes devoirs ou participer à des jeux collectifs. Passer du coq à l'âne, je n'ai jamais cessé de le faire toute ma vie par curiosité, par obstination, par dépit, et aussi pour voir, comme on dit au poker. Il y a quelque chose de désagréable pour un esprit façonné par la langue française, c'est ce que le Français nomme la sensiblerie. Et qui représente une exagération du sentiment, souvent considérée comme de la fausseté. Cette soi-disant sensiblerie, pour avoir voyagé de par le monde aussi, je l'ai retrouvée à l'état brut, intacte, dans de nombreux pays, cette gentillesse, cette absence de crainte à manifester l'émotion, le sentiment, et souvent dans des pays que nous considérons comme violents, dangereux, pour ne citer que l'Iran ou l'Afghanistan, le Pakistan, violents ou barbares... alors que si l'on connaît un tant soit peu l'histoire, ils furent à la pointe durant longtemps de l'intelligence humaine, en matière de science, de technique, de littérature, d'art. Ce voyage intérieur évoque donc toutes ces pensées, tous ces rêves, toutes ces interrogations traversées dans l'instant de la peinture, dans le mouvement de la peinture, dans le dialogue entre le tableau et le peintre, ce sont à chaque fois des conversations silencieuses, c'est-à-dire qui ne s'appuient ni sur les mots ni sur les pensées pour échanger. Non pas que mes tableaux relatent quoi que ce soit, je crois que c'est l'ensemble de tous ces tableaux qui montrerait l'unité vraiment de mon propos quant à ce voyage intérieur. Ce travail continuera à s'affiner dans sa proposition, certainement à la fois quant à la notion d'espace dans lequel le faire exister et aussi quant à la sélection des œuvres. Le but étant de m'approcher au plus près de la clarté que je perçois à travers lui. Je suis aussi de mon époque, celle où l'attention ne dure qu'un déjeuner de soleil, où l'attention par un phénomène de zapping est attirée de tous côtés. Mon travail évoque ceci également, non pas en pointant du doigt ce phénomène comme néfaste, mais en essayant d'en tirer des leçons, des enseignements. Si l'attention devient vulnérable à ce point, c'est peut-être qu'elle n'est plus si utile qu'on l'avait imaginée utile jusque-là. C'est qu'il faut faire appel à autre chose pour s'orienter dans le monde. Le danger est toujours présent et le sera sans doute toujours en ce qui concerne le détournement d'attention vers un profit. Sans doute parce que la notion de profit et d'attention sont directement reliées. En tant que peintre, mon but ne peut être que le partage de mon travail de peintre, et si je dois parler de profit et d'attention, c'est pour vous attirer vers quelque chose d'intime que nous partageons tous, quelque chose de simple qui serait le plaisir de voyager, de découvrir, le plaisir de vivre, sans trop de tapage, disons-le, une célébration. La peinture, c'est mon pays, pour reprendre la phrase de Gilles Vigneault, ce voyage c'est aussi un voyage dans la peinture par elle-même, si je peux dire, étant donné la nécessité d'absence et d'oubli que j'ai peu à peu découverte afin de disparaître pour la laisser s'exprimer.|couper{180}

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