Bien des minutes plus tard, alors que j’étais sur le point de disparaître dans cette nouvelle journée, je me suis souvenu que je n’avais rien écrit sur la journée d’hier. Ce serait alors une journée perdue, une journée pour rien, une journée comme tant d’autres que, pour rien au monde, je n’aimerais revivre. Pourtant, tout avait commencé par l’arrivée d’un camion devant le portail de notre maison. C’était la livraison de bois, cette cargaison qui devait nous permettre de passer l’hiver.
Le camion effectuait sa manœuvre pour déverser les rondins dans la cour, et moi, pendant ce temps, je comptais mentalement le nombre de cheminées dans la maison. Je les énumérais une à une, comme si le simple fait d’établir cette liste pouvait m’occuper l’esprit et m’empêcher de voir la montagne de travail qui m’attendait. En un clin d’œil, le souvenir de ces foyers m’a fait traverser les deux étages et toutes les pièces de la maison. Puis, tout à coup, il y avait de nouveau ce tas monumental dans la cour.
Le chauffeur a refermé les grilles derrière lui, et j’ai vu le camion repartir vers la scierie de La Grave, laissant derrière lui ce monticule de bois, un silence ensuite comme un défi.
À cette époque, j’avais environ sept ans. J’avais déjà cette manie d’accorder une attention particulière aux petites choses du quotidien, mais je ne les écrivais pas encore. Elles restaient enfouies quelque part, peut-être dans mon corps.
Parfois, elles remontaient vers la surface de la conscience , une sorte de capillarité le long des parois tremblantes des rêves ou des cauchemars, mais jamais sous forme de mots. Ces souvenirs, je ne le savais pas encore, finiraient par réapparaître bien des années plus tard, au détour de l’écriture.
Je me souviens encore du poids de la brouette remplie de rondins. Chaque trajet jusqu’à l’appentis, au fond du jardin, était une épreuve. Il fallait empiler le bois avec soin, sur plusieurs strates, jusqu’à ce qu’il forme une muraille vertigineuse. Le bois était humide, moussu, visqueux , et nous savions qu’il deviendrait encore plus lourd si nous n’agissions pas avant les pluies. Alors, on me confiait la tâche de travailler avec cette sorte d’urgence. Il fallait soulever, déposer, rouler durant de longues minutes, puis décharger, aligner , accumuler. Sans savoir que, bien plus tard, ces efforts resteraient inscrits quelque part, non pas dans une mémoire immédiate, mais dans le corps. Des années après, je peux encore sentir les ampoules sur mes paumes, les éraflures sur mes mollets, mes genoux, la fatigue de mes bras, et l’odeur entêtante du bois humide, simplement en repensant à ces journées.
Cette mission, répétée chaque fois à l’entrée de l’ hiver, était une tâche banale. Pourtant, elle laissait en moi des marques plus profondes que je ne l’aurais imaginé. Aujourd’hui, je vois cela différemment. Peut-être qu’une partie de l’écriture commence là, dans cet entrepôt qu’est le corps tout entier , là où les souvenirs s’accumulent sans être conscients d’eux-mêmes. Et un jour, ils ressortent, non pas sous forme de simples réminiscences, mais transformés : en listes de doléances, en inventaires de nostalgies, ou encore en rage, rarement en joies ou satisfactions à coucher sur une page blanche. Sans doute que le peu de joies et de satisfactions qu’on en retient est aussi une sorte de moteur trompeur de l’écriture.
Bien des années plus tard, et presque surpris d’avoir écrit ces quelques lignes, je me demande pourquoi ce souvenir particulier a ressurgi aujourd’hui. Désormais, je ne commande plus de bois. La maison où je vis est chauffée au gaz de ville. J’approche de mes soixante-cinq ans, et je ressens de plus en plus cette impression étrange que ma vie s’est écoulée comme un rêve. Cette idée m’obsède, le jour comme la nuit. Les années, que je pensais avoir empilées comme ces tas de bûches destinées à nous réchauffer, m’échappent. Dans mes rêves, je revois souvent ce tas de bois. Il s’effondre sous son propre poids, comme si sa hauteur vertigineuse n’avait été qu’un équilibre fragile, une illusion. Une ivresse éprouvée par le vertige en lui-même. Le temps s’écroule avec lui. Ce qui paraissait solide et continu se brise en fragments. Et ces fragments, je ne peux les relier les uns aux autres que par une sensation : celle de l’effondrement. Une chute, lente mais inéluctable, où je comprends que toutes ces années que j’ai cru accumuler en briguant une sorte de méthode, une autobiographie, un livre, n’étaient en réalité qu’un mensonge. Un tas de bois ordinaire, en apparence, mais dont la fragilité m’échappait.