Il ne faudrait pas plus que quelques phrases et un tableau pour que l’envie soudaine de changer de prénom me prenne.

Sans doute vers six ou sept ans. Je ne retrouve pas la date exacte. Juste cette atmosphère d’automne, le tapis de feuilles jaunies sur lequel je progresse, mon cartable au bout du bras.

Ces quelques phrases sont issues d’un poème du grand Victor Hugo :

« … Dans les terres, de nuit baignées,
Je contemple, ému, les haillons
D’un vieillard qui jette à poignées
La moisson future aux sillons.

Sa haute silhouette noire
Domine les profonds labours.
On sent à quel point il doit croire
À la fuite utile des jours.

Il marche dans la plaine immense,
Va, vient, lance la graine au loin,
Rouvre sa main, et recommence,
Et je médite, obscur témoin,

… L’ombre, où se mêle une rumeur,
Semble élargir jusqu’aux étoiles
Le geste auguste du semeur. »

Et le tableau est réalisé par un peintre qui s’appelle Jean-François Millet, dont mon arrière-grand-père possède une copie accrochée au mur de sa chambre. Le Semeur, de Jean-François Millet.

Deux événements qui se télescopent, se chevauchent et finissent par se confondre dans ce prénom d’Auguste. J’aurais adoré que l’on m’appelle ainsi. Soixante-deux ans après, voilà comment je revois ces choses.

Des années plus tard, tout à fait fortuitement, je travaille sur le scénario d’un film dont le sujet principal est la complicité et l’apparente opposition entre Monsieur Loyal et le clown Auguste.

Bizarre, vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre.

Des journées entières à explorer des fonds documentaires dans les bibliothèques de la ville. Auguste peu à peu prend forme et devient un personnage de plus en plus étrange, de plus en plus fascinant. Je remonte loin dans le temps, chez les chamans tibétains, chez les Esquimaux, et je découvre que le rire, la clownerie, est utilisée sans modération pour extirper les mauvais esprits des corps et des cervelles dérangées.

Pourquoi je ne m’appelle pas Auguste, bon sang ? Je connais toutes ces choses, elles sont inscrites profondément en moi depuis des cycles innombrables.

Faire rire pour toutes les situations, n’est-ce pas ce que je fais depuis toujours ? Ce n’est pas gentil, comme on pourrait le penser parfois. Ce n’est pas méchant non plus. C’est juste déstabilisant. C’est juste pour aider à faire un pas de côté, changer de point de vue.

Quelqu’un se tord de douleur devant toi et se plaint ; tu te jettes au sol et tu te roules le plus furieusement dans tous les sens devant lui, en exagérant bien comme il faut, et le voilà qui se met, malgré lui, à rire.

À moitié Grock, à moitié Milton Erickson. Cela a toujours été mon truc. Par le biais de la caricature, du grotesque, de la clownerie.

La seule chose qui a changé, c’est la conscience de ce mécanisme. J’en ai été parfaitement inconscient jusqu’à mes soixante ans. Juste parfois une petite intuition de rien du tout. Un éclair dans la nuit, et encore, dans les lointains.

Ce faisant, bien sûr, j’ai semé un tas de trucs, comme le type de ce fameux tableau. En regardant en arrière, parfois, je me suis dit : « Ah la la, j’ai semé une de ces merdes dans la vie d’un tel, d’une telle », et je ne me sentais pas bien fier. Je ne suis pas fier de tout ça non plus, je n’exagère pas. J’ai juste été un instrument apparemment burlesque dans un cirque sans spectateur.

Et aujourd’hui, que les voiles se déchirent, que je commence à percevoir tout là-haut les étoiles comme s’il s’agissait des feux de la rampe, j’ai envie de peindre en rouge une demi-balle de ping-pong. De bien prendre le temps de me confectionner mon nez rouge une bonne fois pour toutes.

Puis de sortir enfin au grand jour dans la rue et de dire : « Bonjour les petits enfants, c’est Auguste ! Je m’appelle Auguste. Et toi, comment tu t’appelles ? »

En plus, je sais sourire désormais. Le but ultime semble atteint, tout va donc très bien.