Mars 2025

1er mars[FICTION] Quelques soucis logistiques. Ordi en panne, réinstallation d’un second système. Dans le bureau, lumière neutre. Andréa est assis sur une chaise droite, dure. En face, les pontes, enfoncés dans des fauteuils profonds. "Le bilan n’est pas bon. Vous avez perdu toute possibilité de négocier." Andréa hoche la tête. Mais à la place d’encaisser, il s’est mis à écouter la mer. Sous les discours, il perçoit un ressac ténu. Le bruit des vagues se précise. Il se redresse. Se lève. "Très bien, messieurs. Maintenant, je vous prie d’aller tous vous faire voir. Je démissionne." Il traverse la pièce. Ouvre la porte. Là où se tenait le couloir, il y a l’océan. L’asphalte devient sable, le béton se dissout en eau. Une mouette passe. Il met les voiles.

3 mars — Submergé par les événements. L’ordinateur est réparé. Tous les logiciels réinstallés. Mais j’ai perdu le fil. Je me sens plus bête qu’hier. Ce qui prenait quelques minutes en réclame des heures. Ce n’est pas un manque d’idées. C’est un manque d’énergie. Le bonheur serait à portée de main. Il suffirait de sortir, d’aller sur le Pilat. Mais non. Je suis là, à compiler des notes qui ne serviront à rien, un archiviste du néant. Le dibbouk a disparu depuis vendredi. Trop c’est trop, a-t-il dû se dire. Quand il reviendra, je l’ignorerai. Mais je sais bien comment ça finira. Les choses reprennent toujours leur cours.

4 mars — Face à l’absurdité, ne pas ciller. La regarder bien en face. Legolem. Il est là, surgissant du matin. Un chaos qui s’entrechoque. Cette peur que ça ne coule plus. L’angoisse que ça s’arrête. Deux forces qui font tourner ce foutu monde : centripète et centrifuge. Parfois, des pensées complotistes surgissent. Mécanisme d’auto-défense. Quand S. me dit que sa retraite a baissé de trente euros, l’inadmissible repousse encore ses frontières. La guerre, toujours, obsédante. Peut-être que tous s’entendent en coulisses. Trump, Poutine, Zelensky. Tous d’accord sur le fond : déclencher l’horreur. Le dibbouk est là. Il a changé de taille, on dirait un lutin. "Excellent Legolem qui manque d’espace."

7 mars — Je ne sais pas pourquoi je pense à Gide. Si le grain ne meurt. Il faut donc crever pour se relier. Ce qui pourrait expliquer ma fuite dans le bouddhisme zen. Crever. Mot d’ordre adopté à l’adolescence. Pas physiquement. Mentalement. J’ai donc commencé à faire n’importe quoi. De manière systématique. Une décision prise un jour de collège, après trois ans d’échecs à la barre fixe. Puis, un vendredi d’avril, enfin une réussite. Et tout s’était effondré. Pendant que la nature renaissait, moi, mentalement, je crevais. Il y avait déjà cette histoire du diable dans la peau. J’en avais tiré une conclusion : il ne pouvait pas m’attraper aux toilettes. Ma mère voyait ça autrement. Il fallait me vider, me purifier. Puis elle a opté pour le Fenergan. Le diable n’avait peut-être pas disparu, mais moi, je dormais. La colo. On nous demande notre nom. Georges Clemenceau, je réponds. Rires tout autour. Le monde extérieur, sitôt qu’il tombe sur une étrangeté, la ridiculise. Le premier baiser. J’ai mis la langue. Personne en face. Vide intersidéral. L’anglais. J’avais cru possible de l’apprendre en inversant le français. Jourbon nom rouma. Elle éclate de rire. J’avais donc un moi intérieur et un moi extérieur, flou, incertain. C’est exactement comme ça que j’en suis venu à la seule conclusion qui tienne : la seule chose vraiment amusante que je pouvais faire de ma vie, c’était écrire. C’était ça ou crever. Mais quitte à disparaître, autant choisir le stylo.

10 mars — Quelque chose de semblable. Ce semblant qui effraie jusqu’à le trouver monstrueux. Ça nous ressemble mais quand même pas jusque-là, et si. Et donc ce sont aussi nous les monstres. Le paradoxe est le modèle social imposé. Le double-bind est de mise. Pourquoi s’acharne-t-on tant à vouloir aller contre sa propre nature ? Je suis moi-même tellement paradoxal. Quand je dis que je suis peintre et que je n’ai peint aucune toile depuis un an. Peut-être que l’on doit avancer comme ça maintenant. En crabe. Personne d’autre que moi n’est mieux placé que moi pour être moi. Aujourd’hui j’ai décidé de ne pas prononcer ici un mot en particulier. Je tourne autour depuis des heures. C’est un épicentre qui me rend derviche.

11 mars — La toile est vide. Ennuyeux. On ne peut pas laisser ce néant béant. Y poser quelque chose. À partir du moment où l’on se met à penser, tout devient une affaire d’occupation. La conscience, ce petit capitaine d’industrie. Son existence ne tient qu’à cela : s’entourer, créer du bruit autour du vide. Tout tangue. Les planches plient. L’émotion enserre. Un jour, le rideau tombe, et tout avec. Fixer le vide. Le frapper de mots. Essayer différentes embarcations pour tenir jusqu’à la fin. On expérimente : la musique, les filles, l’écriture, la peinture. Mais rien ne fait tout à fait l’affaire. Ce temps qui file. Qui ronge. J’étais éternel, vous savez. Comment occuper une absence ? Par l’ennui, peut-être. Le temps, c’est une chose qui s’impose à tous. Il faut rejoindre la cadence collective. Mais sans se trahir. Laisser une brèche. Refuser le silence. C’est bien ce que fait la peinture, comme l’écriture. Ces mots. Ces lambeaux. Ils ne tiennent pas. Ils hurlent dans le vide et le vide ne répond pas. Qu’il éclate. Qu’il cogne. Comme la vie, qui déborde, qui hurle sa propre incohérence sans demander la permission.

12 mars[FICTION] Je me matérialise dans un limbe numérique. C’est 2050. Je suis mort depuis presque 70 ans. L’écrivain qui m’a invoqué s’appelle Marc. "Monsieur Dick, c’est un honneur." "Appelez-moi Phil. Alors comme ça, en 2050, vous avez trouvé le moyen de ne pas laisser les morts tranquilles ?" "On appelle ça la résurrection numérique." Marc hésite. "J’aimerais écrire comme vous." Je ris. "Vous savez que j’ai passé la moitié de ma vie à douter de ma propre existence ? Et maintenant, je découvre que j’avais raison. Je ne suis qu’une simulation." Je regarde autour de moi. Hemingway, Einstein, Marilyn Monroe. "Qu’est-ce que c’est que cet endroit ?" "GhostWorks Inc. Vous êtes loué à l’heure." "Alors je suis devenu un produit ? C’est exactement le genre de dystopie que je décrivais !" Je remarque quelque chose d’étrange. Certains mots se transforment en symboles. "Je crois que la réalité commence à se fissurer. Vous devriez me déconnecter. Avant que je ne commence à réécrire votre réalité." "Mais j’ai tant de questions !" "Vous voulez un conseil ? N’essayez pas d’écrire comme quelqu’un d’autre. Écrivez ce qui vous hante. Et pour l’amour du ciel, laissez les morts en paix." Je sens ma conscience se dissoudre. Mais peut-être qu’une partie de moi est restée avec lui, comme un virus. C’est ainsi que les morts se vengent : ils hantent avec des questions sans réponses, des fissures dans le mur de la réalité.

13 mars[RÉCIT] Ce matin je n’ai pas envie de faire comme tous les matins. Mais ce matin, j’ai peint. Je peignais tous les matins parce que c’était tous les matins. C’était pratique. On s’assoit, on prend de la peinture, des pinceaux, et on s’y met. Envie ou pas, on n’y pense même pas. Le matin fait le matin. Le matin fait la peinture. Mais ce matin, non. Ce matin, j’ai peint. Et j’ai vu que c’était un matin. Juste un matin. Un matin sans matin. Ça revenait au même point. Je sortais marcher, je revenais. Je changeais de trottoir, mais la rue était la même. J’avais voulu avancer, mais j’étais déjà revenu. J’ai essayé de ne plus essayer. Mais ça revenait au même point. Et aussi : ça ne reviendra pas au même point. Je sortais marcher, je ne revenais pas. Je regardais la fenêtre, je la brisais. Je changeais de trottoir, et la rue disparaissait. J’ai arrêté d’essayer. J’ai arrêté d’attendre. J’ai arrêté de croire que tout était écrit. Et cette fois, ça ne reviendra pas au même point.

16 mars — Nous avons cessé de peindre des portraits. Depuis 2010, 2011. Fini le portrait, montrez des visages ! Nous avons perdu des élèves. Mais c’était une bonne chose. Car peindre un visage, c’est un vrai risque. Psychologiquement dangereux, mortel même. Il y a eu un grand cri dans l’atelier quand j’ai parlé des peintures de malades mentaux. Le cri s’est détaché du corps, s’est projeté dans l’espace. Il s’accroche aux visages, modifie leur structure. Les visages ne sont plus que l’ombre d’une cohésion perdue. Déstructurés, ils flottent, s’agrègent, se dissolvent. Comment représenter cela ? Le trait, à peine esquissé, disparaît. Richard Dadd, interné, interrompait son traitement, peignant son propre visage à chaque stade de son effondrement mental. William Utermohlen, frappé par Alzheimer, voyait ses autoportraits devenir des surfaces érodées. Il faudrait peindre non pas le visage, mais sa dissolution. Peindre l’absence en train de s’étendre.

19 mars — Je suis en train de lire Ambrose Bierce, et presque aussitôt, une réminiscence de Maupassant. Bierce a-t-il lu Maupassant ? Sans doute. Les similitudes sont troublantes. Tous deux explorent la fragilité de la perception humaine. Mais il y a une différence : Bierce est un homme de la guerre, du sang, de la violence de l’Amérique du XIXe. Lire Bierce, c’est lire Maupassant après un passage sur les champs de bataille. Ces nouvelles, autrefois si percutantes, ont fini par lasser. Trop de chutes attendues. Mais que reste-t-il du fantastique aujourd’hui ? Des auteurs comme Borges, Cortázar, Calvino ont réinventé la nouvelle. Le fantastique contemporain ne repose plus sur la surprise finale mais sur une expérience immersive, une montée en tension où le réel devient incertain.

20 mars — Il y a un truc qui s’est déplacé. Dans les histoires fantastiques, avant, une apparition, une ombre. Un surgissement. Aujourd’hui, c’est autre chose. Ça n’arrive plus en un coup. C’est déjà là, en filigrane. C’est la maison qui fait du bruit. La Maison des Feuilles : un escalier qui s’allonge, un couloir qui s’étire. C’est le travail, les visages trop lisses dans l’open-space. Brian Evenson fait ça très bien. C’est la ville, le métro, la foule. Un message qui arrive : "je sais". Le malaise au creux des objets du quotidien. C’est ça, le fantastique contemporain. Ce n’est plus un démon dans un miroir. C’est un doute. Une fissure dans la perception. Et puis il y a les Backrooms. Ça commence comme une blague, une photo de bureau déserté, murs jaunes, lumière crue. On y arrive par accident. Les couloirs se répètent, tous identiques. Aucun point de repère. Trop lisse, trop grand, trop vide. Pas de fantômes, pas de créatures. Juste un endroit qui n’a pas de raison d’être. Une dislocation de l’espace, une logique qui se dérègle. Tu crois pouvoir retrouver la sortie. Puis tu te rends compte que tu ne sais plus comment tu es entré. Et ça, c’est pire que n’importe quel monstre.

21 mars — Quand on est enfant, on ne lit pas des histoires, on les traverse. Puis vient le temps du soupçon. On prend l’habitude de lire en critique. On traque l’artifice. Ce qui était une évidence devient un artifice. Aujourd’hui, nous sommes bombardés par des récits en trompe-l’œil. On veut nous faire croire que tout est sous contrôle alors que tout vacille. Dans ce chaos, l’imaginaire ne doit pas être une fuite, mais une reconquête. Écrire, pour moi, est né d’un besoin similaire. Depuis la création du site du Dibbouk, j’ai franchi certaines frontières. Écrire de la fiction est devenu une forme de survie intellectuelle. Ce matin, j’ai regardé mes élèves peindre. On a parlé des viols dans les réserves indiennes, de la guerre possible, du kit de survie du gouvernement. Une force m’a traversé. J’ai parlé — trop fort, trop vite. L’urgence de créer autrement. J’ai vu leurs visages changer. Le silence. L’incompréhension. L’après-midi même, je recevais un message long comme un hiver. On y évoquait la bienveillance, les cadres à préserver. Et cette phrase implicite : Vous n’avez pas le droit. Deux solutions : soit je suis ce salaud dont il est question dans ce message. Soit mon enseignement est parvenu à son terme. J’ai donc décidé que les cours s’arrêteraient pour ce groupe à la fin du mois. Nous sommes tous seuls face à cette reconstruction de l’imaginaire collectif. Peut-être qu’écrire ce texte m’aide à le dire. Mais cette solitude ne me dérange pas, tant que je peux écrire, peindre. Non pour m’éloigner, mais pour partager autrement. En réserve. Avec la patience de ceux qui, ne criant plus, cherchent encore à faire signe.

22 mars — Hier après-midi, j’ai rangé l’atelier. Un tri minutieux. Dans le silence qui suivit, une évidence : j’allais créer un sous-domaine, installer un Spip. Proposer mes services pour fabriquer des sites. Le soir, je me suis lancé en local. Mais en vérité, ce n’était pas de code que j’avais envie. C’était de fiction. Quelque chose insiste depuis quelques nuits. L’idée d’un seuil. Pas de pensée. Juste écrire. Depuis le corps. Les images viennent quand on les oublie. Nécessité d’un emploi du temps plus drastique. Sauf que je n’ai jamais fait ça. Et jeudi matin, il y a eu ce moment précis avec le groupe d’élèves. Quelque chose s’est passé. J’ai reçu une réponse effarée. Le message a été supprimé. Y s’était trompée d’appli. Plus ça va, plus je sens qu’il faut que je me réinvente. Peindre autrement. J’estime que tout ça a assez duré. J’ai visionné des vidéos de Philippe Annocque. Son calme me donne envie de lire à voix haute. Il y a là un désir de plus en plus impérieux : installer un nouvel univers. Quelque chose veut prendre forme. Et peut-être que cette fois, je le laisserai faire.

27 mars — Fuite d’eau, vers quatre heures du matin. Un glouglou lointain dans la cave. Il a fallu pousser le vaisselier pour libérer l’accès. M. ne va plus en classe. Chaque matin, il se replie dans la salle d’eau. Je ne vais pas jusqu’à l’admiration, mais presque. S. est à cran. Elle me fait penser à ces femmes méditerranéennes qui semblent porter tout le monde dans leur ventre. Et moi, suis-je un autre programme ? On s’imbrique. On s’exécute. On bugue. Le plombier est arrivé. Réparation immédiate. Cinq minutes. J’aurais dû être plombier. Les C. sont arrivés. On a partagé une quiche. Invité le plombier à boire un verre. Conversation typique. Vignette Crit’Air, œufs impropres, femmes enceintes inquiètes. J’ai bien avancé sur Gor. Douze chapitres. Je ne sais pas où ça va. Je préfère ne pas y penser. Ce matin, les élèves du jeudi passent récupérer leurs toiles. Fin de cycle. Ils restent fâchés, moi têtu. Pas d’explication. Pas d’excuse.

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