Novembre 2019
1er novembre — Réveillé par une association étrange : torture et distraction. Double traction, écartèlement entre mouvement et inertie. Avec la société des loisirs, la distraction s’est élevée comme nécessité absolue. Les marchands l’ont compris et nous la vendent. Sans doute avons-nous inventé un bourreau 3.0. Il serait temps de rebaptiser la torture.
Même jour, quatre fragments sur un même malaise. Discipline : ce mot que je hais et envie à la fois. Je n’ai jamais su obéir qu’à l’art — qui n’est peut-être qu’une discipline maquillée. Peur et méthode : chez Sylvie et Alain, je comprends qu’on peut faire de sa peur une méthode. Alain a cartographié ses angoisses. Mon père, lui, était collé à une fatalité. Moi, j’ai foncé — autre forme de peur. Volonté : ce qui me manque. Cette lucidité que j’invoque n’est qu’une excuse à mon impuissance. Alors je fuis dans la colère, la généralisation, ou dans une mission qui transforme ma faiblesse en destin. Nuit étoilée : le vertige du cosmos qui bascule vers l’intime. Peut-on encore accepter les vieux rôles, homme/femme, mystère et domination ? Les mots se durcissent : féminicide. La parité est juste, mais le cœur du problème est ailleurs — dans la violence, le contrôle, la liberté de l’autre.
2 novembre — On confond simplicité et facilité. Le simple vient d’un labeur. L’autoroute paraît rapide, mais les routes secondaires demandent attention, intérêt — et c’est l’intérêt qui produit du plaisir en chemin. À Paris, sans argent, je ramassais les fruits après les marchés. J’avais honte, puis j’ai transformé cette pauvreté en matière romanesque, me croyant un personnage à la Miller ou Kerouac. Seul, on peut s’enfermer dans ce mensonge. La vie m’en a sorti avec M. : dix ans à jouer l’homme normal, à faire semblant d’être heureux. J’ai brûlé des carnets. Puis j’ai tout quitté pour la peinture, l’hôtel, la térébenthine. Avec le recul, je vois une chance dans cette instabilité. Le bonheur n’est ni dans l’être ni dans l’avoir : il se fabrique. L’argent n’est qu’un paramètre — rarement le cœur.
3 novembre — Entre tête et cœur, les échanges se brouillent. Quand l’une prend le pas, quelque chose de glacial se propage. L’inertie m’a souvent sauvé. J’ai toujours pensé que face à deux options, il faut en inventer une troisième : l’équilibre entre cervelle et cœur. La passion, chez moi, ne connaît pas de limite. Maîtriser ses passions m’a paru une ineptie. À presque soixante ans, je suis un enfant mal sevré. Alors remonte Christophe de Lycie : être à tête de chien, devenu christophorus. Figure qui dit que nous portons tous un enfant sur nos épaules. Cette envie de dessiner que je retiens — n’importe qui en rirait. Mais j’ai décidé de repartir, d’aller vers l’intérieur, là où ligne et forme ne demandent aucun écho. Retrouver la maladresse, la vie, le mouvement.
4 novembre — « L’univers est une illusion. » Comment maintenons-nous cette illusion si solidement ? C’est parce que nous imaginons le résultat à l’avance que les processus fonctionnent. Les Aborigènes parlent du Dream Time. Dans les rêves, penser suffit pour que les choses adviennent. Castaneda parlait de maintenir la conscience de ses mains pour s’enfoncer dans le sommeil. S’enfoncer dans un dessin, c’est traverser la paroi poreuse des rêves. Hier, je suis « tombé » dans le dessin, juste des vibrations, des hachures. Le dessinateur devient antenne. Le plus dur, c’est de rester là. Virus familial : départs, fuites, exils. Rester devant la feuille, fermer les écoutilles. Je ne veux pas faire un « beau dessin ». Les beaux dessins sont frappés de mutisme. Creuser l’intérieur de cette coquille de noix.
Vider la maison de mon père. Il vivait comme un moine bouddhiste. Mais un gros camion pour tout déménager. À son enterrement, moins de dix personnes. J’ai conservé des souvenirs, des meubles, des tableaux de ma mère. Tout cela m’envahit. Comme chez Kafka : un cadavre qui grandit jusqu’à tout remplir. Peut-être faudrait-il louer un camion, tout jeter. Les tuer une dernière fois, sans hésitation.
5 novembre — Nous croyons savoir, mais il nous manque la connaissance de ce pourquoi nous désirons savoir. Quand on pense au désir, on tombe non sur le manque, mais sur une absence. Le manque suppose qu’un « quelque chose » le comble ; l’absence révèle une présence qu’on fuit. Il faut aller loin dans l’art pour sentir les deux. Tout livre, tout tableau n’est qu’un emballage pour mettre en perspective cette présence de l’absence. Dans l’acte de créer — progéniture ou œuvre — il y a un effacement. Qui voudrait-on sauver, et de quoi ?
Gamin, je me réfugiais au fond du lit avec une lampe de poche pour dévorer des livres de contes. Chaque année, un nouveau : relié, couverture blanche, filigrane doré. Cette émotion m’a donné envie de fabriquer des histoires. Spectateur privilégié, puis marionnette de l’auteur tiré de la boue. Au bout de cette course, je vois un ogre effrayant qui pourrait avaler tous les restes enfantins. La compassion se dégonfle.
6 novembre — Giacometti, expulsé du surréalisme pour avoir dessiné des portraits. Deux verbes importants : dessiner et exposer. En dessin, peu de chemins praticables. La copie, ou trouver en soi le modèle. Cette seconde voie demande courage et naïveté. Les autodidactes ont cette impossibilité de rentrer dans un moule. L’exigence — cette impeccabilité — pousse le dessinateur à corriger sans fin. Les plus acharnés sont les vrais artistes. Bon nombre ont un double parcours du combattant. Mais le talent rencontre les autres, tôt ou tard. N’oublions pas : on dessine.
Le style. Curieusement, le mot me ramène au stylo, à la plume de l’école, à la maîtresse dont je voulais l’affection. L’envie de plaire comme moteur. Mais sous cette envie se cachait l’envie de m’exprimer — interdiction familiale. Les « tais-toi », les coups de ceinture. Mon père en costume gris, irréprochable dehors, tyran cruel dedans. À Saint-Stanislas, le film sur le père Kolbe : j’ai sangloté sans savoir pourquoi. La notion de sacrifice résonnait. Le style instille, distille, creuse la chair et la mémoire. Un style comme une lame de Tolède, forgée par les flammes que l’écriture provoque. Il me faut accepter mon style désormais.
7 novembre — Même dans ta solitude, tu maintiens cette idée qui ne tient pas. Tu attendais reconnaissance et amour. Mais regarde cette errance créée tout seul, à partir d’une idée de toi qui n’est pas toi. Comme en dessin : accumulation de signes sans tenue. La vérité, c’est que tu aimes t’égarer. Puis tu t’inventes chamane, clairvoyant. Peut-être est-il temps d’effacer. Pas pour faire un « beau dessin », mais pour ôter ce qui n’est pas toi. N’est-il pas temps de regarder le vide en face ? Ce n’est que toi, rien que toi, toujours.
Le canal était noir. Je n’apercevais pas les perches. J’avais choisi de perdre mon temps : j’avais préféré. Sans le savoir, cette préférence était l’augure d’une pêche médiocre. Déjà j’installais des remparts contre la présence de l’absence.
Il y a plusieurs années, mes tableaux ne me convenaient pas. Accumulation de couleurs, cacophonie. J’ai brûlé mes carnets. Puis un jour, j’ai pris le tube de blanc et effacé de larges pans. Le blanc envahissait, le vide me plaisait. Exposition « Errances » : voyageurs dans un brouillard blanc. Mouvement opéré en moi comme sur les toiles. J’avais constitué un personnage Arlequin, bigarré, pour « paraître ». En l’apercevant en miroir, je n’ai eu d’autre choix que remettre du calme. Je me suis rapproché du vide. J’avais dépensé tant d’énergie pour le combler. Mais ce vide est peut-être le liant qui maintient tout ensemble.
8 novembre — En conduisant vers la banque, je me suis demandé combien d’orgasmes j’avais vraiment vécus. Le premier, tardif, vers quarante ans. Jusque-là, contrôle permanent, même au lit. Ce jour-là avec M., nous avions fumé un joint. Après des années de guerre, une infinie tendresse nous tomba dessus. Tous les interdits disparus. L’immensité de l’univers. Cette nuit-là, pas de sommeil. Nous nous racontions, en riant comme des enfants.
Métaphore du caillou devenant diamant. Envie, jalousie, admiration, ennui. Puis abandon final. La lumière sourd de toutes parts, sans raison ni but. La cause et la nécessité de tout diamant artistiquement taillé.
9 novembre — Poème : « Tout porte à croire, / Mais rien n’est sûr. / M’aimeras-tu encore demain, / Comme je t’aime aujourd’hui ? » Cet entre-deux pour être Un. Présence ou absence ? Nos absences respectives rempliront nos regards, redonnant à nos vingt ans l’amer secret des espérances.
12 novembre — Dans les couloirs, ça remonte : « Qu’est-ce qu’on va devenir ? » Cette perpétuelle inquiétude qui expulse tout. Cet élan pour fuir les tranchées du présent. Et ça repart, comme en 14. On ne peut pas savoir. À force de cavaler vers les lendemains, on abrutit l’avenir. On l’étouffe dans l’œuf. « Qu’est-ce qu’on va devenir ? » C’est déserter.
15 novembre — J’ai pris l’habitude d’écrire chaque jour, souvent chaque nuit. Le jour et la nuit se confondent. Je me creuse moins la tête. Il suffit d’ouvrir une page, poser un mot, tout s’écoule. Écrire m’aide à tenir, me resserre avant de m’éparpiller. Parfois utile, parfois inutile. Je ne sais pas pourquoi je passe par l’écriture plutôt que par la peinture. Je me dis que je ne suis ni dessinateur ni peintre. Que j’ai emprunté un personnage. Ces jours-ci : quoi dessiner, quoi peindre ? Un vide encore. L’écriture est une pelle ou une pioche. Qui creuse et comble. Un aveu.
17 novembre — La nuit existe. Elle est en nous. On peut éclairer, elle ne disparaît pas. Elle était là au début, elle sera là après toute lumière. Territoire sans limite. La barbarie qu’on lui attribue n’existe pas vraiment. Elle agit en plein jour, sous un soleil aveuglant. La nuit gomme les couleurs, les sentiments personnels. On perd nos repères. À moins de lever la tête vers les constellations. Ces lumières, témoins de leur disparition, traversent la nuit pour guider les voyageurs.
24 novembre — Écrire un livre, tâche de fond. J’y ai renoncé, faute de forme. Roman, essai, nouvelle, autofiction — je tentais de rapprocher ma production d’une forme rassurante. La question revient en voyant la quantité de textes. J’écris au jour le jour, comme un paysan va aux champs. Parce que c’est son quotidien. Parce que sans cela, il ne peut pas vivre. Un paysan vit de peu. De l’amour de son travail, d’eau fraîche, et d’une régularité têtue.
28 novembre — Cette station-service chez Hopper. Seule. Presque vide. « Gas ». Un mot court, brut. Lumière diffuse, rien ne bouge. Hopper ne montre rien, il suggère. La scène prise trop tôt ou trop tard. Un refus subtil de raconter. Il peint l’interstice, le battement vide entre deux actions. Ce qu’on ignore, ce qu’on oublie. Et c’est ce qui inquiète. L’événement est suspendu, juste hors champ. La tension dans la lumière. Dans l’ordinaire trop scruté. Hopper n’est pas réaliste. Il est au-delà. Il peint ce que nous fuyons : le banal, l’ennui, l’attente. Il peint notre vie. Celle que nous ne regardons jamais.