Décembre 2019

1er décembre — Angoisse avant chaque exposition : un réflexe de rejet, comme si je devais me précéder moi-même. L’idée d’annuler apparaît, nette, presque raisonnable. J’ai accepté une exposition sur l’émigration, puis j’ai renoncé sans bruit. Mes journées prises par les cours, les commandes. Je me suis laissé retenir. L’inertie, je ne la combats plus. Une part de moi l’exige dès qu’elle juge un événement bancal. Puis l’évidence : le thème me touche. Exil, errance — c’est exactement ce que je peins depuis des années. J’ai le matériau sur mes étagères. De quel exil s’agit-il ? Mon chemin, c’est le temps. Ma vie et ses bifurcations. Combien d’années à chercher mon pays par l’écriture et la peinture ? Le « chez-soi » que je cherchais dans l’ailleurs n’a jamais quitté le fond. L’égarement n’était pas une erreur, mais le parcours nécessaire pour délimiter un territoire. Chaque page, chaque toile dessine la forme exacte de soi.

2 décembre — La seule peur qui mérite attention : la peur de la mort. On peut la maquiller, ça ne l’abolit pas. Je reviens aux figures doubles, aux passeurs : Janus, le moine zen, l’Auguste. L’action à l’endroit où conscient et inconscient se touchent. Hermès, Hermès Trismégiste né trois fois. Mourir pour renaître — Gilgamesh, Osiris, les Évangiles. Faut-il mourir plusieurs fois pour devenir une version plus juste de soi ? En peinture, l’équilibre n’est jamais un théorème. C’est le déséquilibre ajusté dont la somme produit une tenue nouvelle. Comme une vie : série de morts minuscules et de reprises. J’écris et je peins pour donner forme à ces petites morts.

Le désamour apparaît vite quand l’autre ne colle plus à la construction mentale. On bâtit du rassurant. Aimer suppose d’être prêt à découvrir l’autre autrement. La déception n’est pas un crime de l’autre : c’est l’effondrement de ce qu’on voulait qu’il soit. Ce sont les failles qui rendent humain, donc aimable. L’amour est profond, il faut des poumons d’apnéiste. Le problème, c’est notre incapacité à l’accepter tel qu’il est.

Autre vie : j’étais monté si haut, anges, archanges, regard d’amour infini. Perché. Je transmutais le plomb en or. Puis une fille m’a décroché : frigo, poubelles, samedi chez sa mère. Retour sur terre. Quand le couple a battu de l’aile, je suis parti avec un sac, un carnet, cette idée : retrouver l’altitude. Mais les anges ne répondaient plus. Alors j’ai lu. Les livres, tampon d’ouate entre la réalité et ma peau. Puis l’ennui, le vrai. Il m’a déperché net. C’est là que j’ai commencé à écrire. Une autre femme m’a déperché encore. Électrochoc. J’ai retrouvé un lit dans un autre pays. J’étais KO, mais content : j’avais traversé quelque chose.

3 décembre — Oscar, le squelette de l’atelier. Je l’avais rangé dans « meuble ». Elle est arrivée, empressement, mains rapides. Je me suis laissé faire. Par habitude, par lâcheté. L’homme qui recule. Elle a massacré les tirages. Nous sommes allés au cinéma. J’ai ronflé. Le lendemain, elle était là tôt. Magnifique, maquillée, sacs à chaque bras. Quand je suis revenu, l’atelier était un plateau. Elle en tulle et dentelle, Oscar démonté, recomposé au-dessus d’elle. Quand les Balcar ont crépité, j’ai compris : j’étais le figurant.

La première ekphrasis : le bouclier d’Achille. Homère y consacre cent trente vers. Le paradoxe : ce bouclier n’existe pas. Il ne tient pas dans la matière, mais il tient dans le texte. L’ekphrasis ralentit, détourne, suspend. La preuve qu’on vit aussi dans ce qui nous détourne.

Où commence l’art ? Là où ta culture commence. L’absence de références peut être une chance. Deux tentations : faire de l’art pour entrer dans l’histoire, ou faire de mieux en mieux ce que tu as à dire. Queneau l’a montré : ce n’est pas le sujet qui fait l’art, c’est la façon de le tenir. L’art brut : ce qui était déchet devient centre. L’art se renouvelle par ce qu’on voulait cacher. Un lieu de transmutation.

4 décembre — Picasso ne parle pas au grand public. Il parle à ses pairs, souvent des morts. Il revisite la grande peinture, cherche du code. Chez les Le Nain, ce qui l’intéresse : les maladresses comme ouvertures. Picasso ogre : il dévore ce qu’il aime. Une urgence obscure, un mouvement obsédant qu’il essaie d’arrêter toile après toile. Peindre ressemble à une corrida silencieuse. L’urgence est le taureau, la toile l’arène. Chaque reprise, une passe nécessaire pour ne pas être dévoré.

Entre opacité et transparence. Au XVIIIe, règle de tenue : parler légèrement des choses graves, sérieusement des choses légères. Le rococo travestit la gravité. Aujourd’hui, les réseaux ont rendu la vie trop transparente. Ça produit l’inverse : désir d’opacité, de petits clans fermés. À l’atelier, nous travaillons cette tension : ce qui laisse passer, ce qui retient.

5 décembre — Tu l’utilises à tire-larigot, ce mot : « normal ». Tu tournes là-dedans, tu ne t’en sors jamais. Cette normalité ne t’a jamais convenu. Elle n’existe pas. Tu ne sais plus comment tout a commencé. Tu es mort très vite. Une colère a tout balayé. Foudroyé. Cette rage, un tsunami intime. Tu reviens à coup d’oubli. Tu reconstruis un « toi » pour entrer dans la norme. Ta première œuvre : un mensonge élaboré. Moins douloureux que le rien. Tes parents ont « aidé » : coups, insultes, humiliations. Tu as pris sur toi. Tu as menti pour survivre. Aujourd’hui, quand tu regardes tous les subterfuges, tu as de la peine. Tu t’installes chaque jour à ton bureau — si proche du mot « bourreau ». Tu laisses venir les mots, tu espères remonter le fil, abandonner l’idée de normalité, revenir chez toi.

[FICTION] À la 999e tentative, il n’avait toujours pas compris. Buté, chancelant vers un bar de Suresnes. Nabucho l’accompagne. Nuit d’hiver, rue vide. Chez Didine. Bistrot plein, deals, putes, AC/DC. Didine : cheveux crasseux, blouson noir, santiags, points bleus sur les phalanges. Le buté l’asticote. Didine sort avec un pique à saucisses. « Qu’est-ce que tu veux, connard ? » Ils se fixent. Arrêt sur image. « Vas-y. Tu crois que tu me fais peur ? » Didine avance la pointe. « T’es fini. Allez, casse-toi. » Nabucho paie, attrape le buté. Ils sortent. Dehors, la neige commence à tomber.

6 décembre — « Tout peut servir » : il ne jette rien. Ça a commencé chez le grand-père Robert, maître en stockage. Carcasses de voitures dans les champs, rouille, œuvres. Le père, lui, déteste les vieilleries. Et le petit-fils au milieu : jeter ou conserver. Il ne choisit pas. Il stocke dans une vieille caisse. Plus tard, ferme vendue, maison vendue. L’enfant devient homme. Doit vendre la maison familiale. Il vide, rapatrie meubles, linge, livres. Tout épars dans les dépendances, au grenier. Dans sa jeunesse, il déménageait sans cesse, laissant tout. Sur le tard, il achète une maison. Tente une synthèse. Il a accumulé énormément. Chaque matin il s’en délivre : il écrit, puis déchire ou brûle.

Au Montana, un homme parle d’organisation. « Pour retrouver les choses, il faut savoir où elles sont. » Il revoit l’appartement avec P. Le meuble de pharmacien, dizaines de tiroirs. C’est lui qui avait voulu l’acheter. À la séparation, elle avait tout embarqué. Pas le reste : le meuble. Comme si elle lui avait volé un organe. Au moment de franchir le fleuve, il décida de lui pardonner.

« Tu n’as pas le sens des priorités. » C’était juste : il mettait des parenthèses partout. Elle avait ce don : ranger, ordonner, classer. Lui, non. Elle l’avait sorti du pétrin. Il tenta de comprendre ses priorités. Sa vie se découpait en parties. Sauf que lui vivait de routines. Café, clope, réfléchir à ce qu’il allait peindre.

Le dharma : « rester ferme ». Une piste contre l’impermanence. Durant une sieste, il eut des rêves : bribes de vies antérieures. Impression de s’être réincarné des milliers de fois dans une seule vie. Le monde entier lutte contre l’impermanence. Lui avait toujours aimé l’impermanence. Le cerisier : blanc et rose le matin, fleurs à terre le soir. La seule chose qui ne changerait jamais, c’était l’impermanence du monde et des êtres.

7 décembre — Il finissait toujours par retrouver la même rive. Entre les deux, l’océan ne comptait pas. Ce presque rien n’était-il pas l’équivalent de cet océan qu’il négligeait ? Il revit la grande table familiale, nappe blanche. Il était seul face à elle. Une table dans l’attente, débarrassée de tout convive. Il remplaça « table » par « planète ». Puis il se souvint de Castaneda : tonal et nagual. La métaphore ne lui appartenait pas. À quelqu’un d’autre, à une autre époque. Il avait été prétentieux de croire qu’il pourrait s’échapper de cette table. Le temps était cet océan qu’on traverse sans s’en rendre compte.

Le mot diable ne prend jamais de majuscule. Comme si l’adversité était si commune. Sans elle, qui serions-nous ? Il se rasait devant le miroir de la salle de bains qu’il venait de construire. Le tablier avait répété que le plaisir naît de l’adversité dépassée. Le miroir renvoyait un visage vieilli. Vingt ans, soixante ans, d’un coup. Il pensa à son ami, brouille depuis des mois. Son épouse avait invité l’ami, lui avait « imposé » E. « Ça me dérange. » Il avait hoché la tête. Erreur. « Tu n’es jamais avec moi. » Un incident minuscule avait pris des proportions. En jetant les poils, une phrase remonta : « Tu as le diable dans la peau. » Sa mère disait ça. Il sourit, revit les sales coups. Tristesse : le cercueil dans le four. Après, couscous succulent. Comme jamais.

9 décembre — Il ne retrouvait pas le plaisir enfantin de Noël. Ou alors : quelque chose d’inoculé par l’entourage. La lettre au Père Noël, exercice qui se transformait en mur. Comment lister des désirs quand on n’a besoin de rien ? Il l’avait compris tôt : l’obtention ne réglait rien. Une panoplie de Zorro : l’attendre, l’avoir, puis sentir que l’objet se vidait. L’obtention, l’évanouissement, glissement du merveilleux vers le banal. Les mots aussi : des lieux désertés. À force, « je-m’en-foutisme » collé à sa peau. Alors qu’il avait l’impression d’être dans une dimension parallèle où les êtres devenaient des bulles. Il avait appris à mimer : joie, peine, colère, amour. Noël le plaçait dans un no man’s land. L’impossibilité de se laisser prendre.

Quand il écrasa sa cigarette : fulgurance. Quelques bouffées, écrasement final, reste qui s’accumule. Sa langue était un animal. Son troisième chat. Il l’avait trouvée bête. Puis il y eut la seconde portée. Il avait voulu garder un chaton. Son épouse avait déroulé la liste : frais, contraintes, raison. Il avait cédé. Quand on enleva les petits, la chatte les chercha partout, cris déchirants. Dans son regard, il ne lut que sa lâcheté : il venait de trahir l’animal, comme tant de gens, à commencer par lui-même, par sa langue.

Rituel : rejoindre le lit conjugal, tard. Son esprit se vidait. Chaque fois, il pensait à sa propre disparition. Une jouissance à laisser derrière lui son histoire, ses rôles. Il ne restait qu’une conscience du rien. Et ce rien, plus tangible que tout. Il s’entraînait : chaque soir, chaque matin, répéter ce lâcher-prise. Apprentissage du bord.

Chaque matin, il enfilait une armure. Seul, il était prince ; dès que l’autre apparaissait, il devenait gueux. Incapable de choisir une version de lui-même, il avait décidé d’être les deux à la fois. Quand l’hiver arriva, il se demanda s’il verrait le printemps. La sonnette : un colis. Feutres commandés sur un site chinois. Joie légère. Quatre-vingts feutres, doubles pointes. Il resta devant la profusion, promesse intacte. Puis il referma l’étui, le posa sur une étagère. Se retrouver avec les outils le paralysait. Projets, rêves, manque d’élan.

10 décembre — Dans l’impuissance, un soulagement. Accepter son impuissance ressemble à une clé. Il se souvenait des « oui » par lâcheté. De quoi avait-il eu peur ? D’apparaître tel qu’il était : dur, sans cœur, solitaire. La solitude lui avait ouvert un monde intérieur étonnant. Les femmes lui parlaient de cette impuissance. Il ne croyait plus à l’idée de fusion. Singleton perpétuel. L’impuissance, c’était l’impossibilité de vivre une nouveauté sans qu’elle se relie au déjà-vu. Il se disait assassin. Tribunal dressé en lui. Les jours noirs, il se persuadait d’avoir un cancer. Il n’avait pas revu de dentiste, sa dentition s’était fait la malle. La viande l’écœurait. Pour la première fois, il n’eut pas envie de résister. L’impuissance et la vieillesse, havre de paix. Baudelaire : « C’est l’Ennui ! — Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère ! »

Il décida que cela suffisait. Acheta un paquet de Winfield, un carnet. Se dirigea vers le bar. Besoin de bruit, de vie. Jour de marché. Il adora les dialogues au comptoir. Poésie qu’ils ignoraient. Peut-être était-il temps de se remettre à écrire. Il posa ses lèvres sur le bord de la tasse. Puis un bruit : trompette. Jéricho. Il se sentit partir, atteignit le plafond. Il n’était pas si étonné. Il toucha le plafond : la matière céda comme du beurre. Il se retrouva à l’étage, appartement figé années soixante. Une jeune femme épluchait. Un petit garçon dessinait. C’était lui. Panique : l’idée qu’il était mort. Le monde commença à se dissoudre.

[FICTION] Chambre d’hôtel. Il l’avait rencontrée au supermarché. Yeux verts, mélancolie. Rendez-vous, cinéma. Elle approchait la quarantaine. Il introduisit la clé. Mobilier années cinquante. Ils s’assirent. Il était doué pour imiter l’embarras. La rougeur sur son visage déclencha la suite. Ils se retrouvèrent nus. Il s’acharna, compulsivement. Odeur de friture, parfum bon marché. Il jouit de façon intempestive. Il dit qu’il devait se lever tôt. Elle se décomposa, se métamorphosa en harpie. Quand il referma la porte, il colla l’oreille. Il attrapa la bouteille de whisky, se mit à danser nu.

11 décembre — Ils arrivèrent en novembre. Deux hommes du Nord. Le plus grand, Estonien. L’autre, Russe. La grand-mère prononça des mots dans une langue inconnue. Marc sourit. Il sortit des présents : thé, conserves, poupées gigognes, jeu d’échecs magnifique. Ils étaient venus pour un film sur Eduard Wiiralt, peintre estonien que la grand-mère avait connu à Paris. Diaspora russe et estonienne, pauvreté, espoir, idées, art. Wiiralt mort à Paris, achevé par le désespoir. Après leur départ, le jeune homme se découvrit des origines nordiques. Il se plongea dans le Kalevala. Il se mit à marcher dans les bois, sur les collines. Voulait surprendre dans le vent de vieilles paroles oubliées. Prolonger ces vies, ces histoires, afin qu’elles ne disparaissent pas dans l’oubli.

Le sens n’est pas unique. Le sens se cultive. Il y a des saisons. Cela passe par la jachère : abandon, froid, cœur qui se durcit. Mais il y a toujours un printemps. Parfois on est loin de comprendre, et ça fait partie du sens : perdre le sens, le nord, pied. Les arbres donnent de beaux fruits après les jours glacials. Nous nous perdons dans le superficiel, et pourtant cette dérive peut nous ramener vers quelque chose de plus juste. Il n’y a pas un seul sens : il y en a autant qu’il y a d’étoiles, de fourmis, d’êtres humains. Ces conjonctions, ces constellations serrent le cœur. Quand tu trouves ton sens, il finit par rejoindre tous les sens.

12 décembre — Hypnose. Image d’un éléphant attaché à un épieu. Puis licorne entourée d’une clôture fragile. Tapisserie du thérapeute. Sentiment d’insignifiance. Il imagina un dessin : milliers de personnes sur des îles, attachées à un axe dérisoire. Les idées le traversaient. Il se demanda si la thérapie était bénéfique. Il s’endormait, perdait le fil. Il y gagnait une apesanteur, une ouate. Il repensa à l’éléphant, à la licorne, continua son chemin.

[FICTION] Route de Lausanne à Sion. Rencontre forum. Poitrine imposante. Regard lassitude et naïveté, bleu profond. Bistrot. Elle l’emmena chez elle. Appartement chromos, bibelots. Imagination chuta. Ils parlèrent. Vie de merde. Puis lèvres se rejoignirent. Elle l’entraîna. À califourchon, cheveux sombres, épaules pâles. Seins énormes jaillirent. Impression de baiser la Terre-Mère. Puis une phrase : « J’avais un amant qui me demandait de venir nue sous mon imperméable. » Il ne vit plus seins mais mamelles. Il prétexta travail. Route comme chemin de croix. Douche, rasage. Nouvelle journée merdique.

Psychanalyse. « Si les gens écrivaient leur vie, chute de la psychanalyse et joie des éditeurs. » Il prit une voix enfantine, l’implora de « l’allonger ». Elle le toisait, yeux verts, sans sourire. « Si tout le monde couchait sur le papier sa vérité, sept milliards de romans. » Son regard glissa vers la pendule. « Je suis d’accord pour que vous vous allongiez. Trois fois par semaine. » Il sentit quelque chose glisser. Au fond du fauteuil Ikea, il cherchait une position fœtale.

13 décembre — Un homme au fond de moi que je ne parviens pas à mettre au monde. Dès que je m’approche, il s’évanouit. Pur fantasme. Pourtant ça revient. Comme un bouchon quand le poisson mord. Je vois la séparation à chaque choix : routes, conséquences, homme qui marche. Comme si nos vies se déployaient dans des dimensions parallèles. Il y aurait un homme né de mes meilleurs choix, dans une strate du multivers. Peut-être existe-t-il aussi le pire, dans une strate noire. Ai-je le pouvoir de choisir la route ? Ou jeu de hasard, casino ? Vision pessimiste : impasse, mur du son. Puis je repense à la tapisserie, dame à la licorne. Notre attachement aux cinq sens, notre isolement. Le sixième panneau : invention d’un sixième sens, le cœur. Le cœur, axe du monde. Tous les hommes que je suis peuvent perdre ou gagner : cela n’importe pas. Tout finira par nourrir la profondeur infinie du cœur du monde.

Effondrement dont parlent Maître Eckhart et les soufis. Interviews avec Viallat. Profondément touché. Viallat : « Quand on a une idée, on ne la lâche pas. » Cette phrase résume ce que je refuse encore : le chas de l’aiguille. Deux ans que je n’ai rien peint qui m’enthousiasme. Je peins machinalement, avec régularité. Beaucoup disent « réussies ». Mais moi je sais : loin d’avoir réussi. De la merde ou du flan. Ces toiles prouvent que j’ai été capable de m’attacher au mât, écouter les sirènes. Les sirènes sont mortes. Il faut lâcher cette curiosité insatiable. Lui, il a trop d’idées. Quel courage faudrait-il, quel effondrement pour ne plus laisser d’espace à la distraction ? Il faut creuser une idée comme on creuse un trou pour s’y enterrer.

La sincérité. Depuis cinquante ans, la peinture n’était qu’un prétexte : obtenir reconnaissance. Réaliser de jolies peintures canalisait ma volonté d’être aimé. Je m’y mettais quand je ressentais le vide. À dix-huit ans, photographie. Choc des diapositives d’Irlande. La pellicule restituait sans l’émotion. La photographie m’excluait du décor. Puis quinze ans à tourner autour du pot. Encore des années pour comprendre. Qu’est-ce que la sincérité, la réalité, quand rien n’est stable ? Énigme, souffrance. J’imaginais être le seul à n’être pas sincère. Je me regardais : imposteur, tricheur, menteur. J’avais abandonné tant de choses. La confiance en l’autre, en moi. J’ai été menteur et sincère — autant que les autres. Chaque tableau est une médaille à deux versants. Les deux servent la peinture, pas le peintre. La sincérité est un pinceau qui a perdu ses poils. Je préfère l’obstination et la régularité.

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