11 décembre 2019

Ils arrivèrent en novembre, je crois. Il commençait à faire froid et le jeune homme éprouva une faible satisfaction à enfiler le pull de l’année passée — celui à rayures noires et blanches qui, paraît-il, venait de Bretagne. Il sentait la lessive et la lavande ; avec lui, il se sentait en sécurité. C’est la mère qui alla ouvrir. Les deux hommes sur le pas de la porte venaient du Nord du monde, d’une terre dont il n’avait presque jamais entendu parler. Le plus grand, le plus jeune aussi, et donc celui qui lui parut d’emblée le plus sympathique, était Estonien. L’autre, un peu balourd, engoncé dans une doudoune bleue, portait des lunettes à verres épais ; il n’exprimait rien. Un Russe, apprit-on un peu plus tard. Le père était parti tôt le matin rencontrer des clients — Senlis, Lille, Gap : il ne savait plus. Ce dont il était sûr, c’est qu’il n’était pas là quand les deux hommes entrèrent pour la première fois. La mère les accueillit, les conduisit au salon, proposa du café ; lui, adolescent, baragouinait quelques mots d’anglais. Elle fit signe au jeune homme de venir l’aider. Il constata qu’elle portait une robe différente, plus éclatante, plus lumineuse ; elle avait dû passer chez le coiffeur : la racine d’habitude blanchâtre ne l’était plus. Tout était posé sur le plateau quand la sonnette retentit de nouveau. La grand-mère arriva avec son oncle. Ils avaient dû prendre un taxi : l’oncle se déplaçait mal depuis un AVC. Paralysé d’un côté, il passait ses journées, disait-il, à fabriquer des programmes informatiques pour se requinquer. Quand la vieille dame se retrouva devant Marc — il se présenta ainsi en lui tendant la main avec une déférence incroyable — elle prononça des mots qu’il n’avait jamais entendus. Une langue inconnue. Marc lui sourit ; son regard s’illumina, et celui de la grand-mère, d’ordinaire si grave, s’éclaira aussi. Le Russe semblait assoupi sur le canapé. Il n’avait pas quitté sa parka, comme quelqu’un qui ne tient pas à rester. Il avait tendu tout à l’heure une main molle ; le jeune homme guetta la réaction de la grand-mère. Elle le regarda froidement, sans ciller, et il crut même la voir se frotter la main sur la cuisse, comme pour la nettoyer aussitôt. Marc avait dû sentir cette froideur. Ses yeux bleus devinrent graves, puis un sourire revint. Il prononça une phrase dans cette langue chantante qui parut immédiatement mélodieuse au jeune homme : quelque chose de proche de l’italien, avec une profusion de voyelles. Il prit un gros sac posé près de lui et en sortit des présents emballés dans un papier sobre. Du thé et des conserves pour la grand-mère ; un jeu de poupées gigognes colorées pour ses hôtes. Quand il tendit au jeune homme son paquet, celui-ci le déballa vite : un magnifique jeu d’échecs en bois, chaque pièce décorée à la main, de couleurs chaudes et brillantes. La grand-mère remercia au nom de tous. De sa voix rocailleuse, elle laissa couler des mots, des phrases d’une beauté émouvante. Ils étaient venus en France pour réaliser un court métrage sur un des plus grands peintres et graveurs estoniens : Eduard Wiiralt, que la grand-mère avait connu dans sa jeunesse, quand, comme elle, comme tant d’autres, il avait fui le communisme pour s’installer à Paris. En fouillant les archives de Tallinn, Marc avait remonté la trace de l’artiste et trouvé quelques noms — dont celui de la grand-mère. Un rendez-vous avait été pris ; des autorisations demandées. Nous étions dans une autre époque : avant Gorbatchev, avant l’effondrement du bloc soviétique dont l’Estonie faisait encore partie. Quelques années plus tôt, la famille s’était cotisée pour offrir à la grand-mère et à Vania — son compagnon — un voyage en Estonie. Vania avait refusé. Son passé de “barin”, capitaine dans les troupes de Kornilov, l’en avait dissuadé : il disait que ce retour le ramènerait à de mauvais souvenirs. La petite dame était donc partie seule, sur Aeroflot. À peine arrivée, elle avait demandé à rejoindre son village natal, à quelques kilomètres de la capitale ; on le lui avait interdit : une base militaire s’y trouvait désormais. Elle s’était retrouvée dans une grande ville semblable à toutes les grandes villes, une ville qu’elle connaissait à peine, et ce voyage tant rêvé avait tourné au fiasco. « Small fish like rollmops », lança Marc en désignant un petit bocal sur la table, comme pour ramener la conversation au présent. Le jeune homme esquissa un sourire : l’homme faisait un effort pour s’adresser à lui. Puis la grand-mère et Marc s’isolèrent. La mère débarrassa les tasses. L’oncle attira l’attention du Russe dans le jardin, en baragouinant trois mots. Le jeune homme resta assis dans le salon à examiner son nouveau jeu d’échecs. Il ne comprenait pas un traître mot de ce qui se disait entre Marc et la grand-mère. Il fallut attendre le déjeuner : attablés, l’histoire se déploya enfin, racontée par la grand-mère dans un français approximatif. Elle n’avait jamais voulu perdre son accent. Elle s’y accrochait, physiquement, obstinément, au point de buter sur certaines locutions. Au lieu de dire “je vous emmerde”, par exemple, elle disait “je te merde” — et cette torsion de langue la propulsait, pour le jeune homme, au rang de rebelle splendide. Ils restèrent deux ou trois jours, pas plus. Marc recueillit ses informations, ses souvenirs : ces temps lointains où la diaspora russe et estonienne se retrouvait dans des appartements exigus, dans une pauvreté qui n’avait pas grand-chose à voir avec la misère. Même pauvres, comprit-il, ils étaient riches d’espoir, d’idées, d’art ; la plupart étaient des artistes, comme Wiiralt. Ce n’était pas si rose pourtant : le peintre, célèbre désormais dans son pays natal, était mort à Paris, achevé par le désespoir, la faim et l’alcool, dans un taudis. Après leur départ, le jeune homme se découvrit des origines nordiques, presque vikings, qui lui donnèrent une force neuve. Il se plongea dans la mythologie finlandaise, emprunta à la bibliothèque une traduction du Kalevala. En lisant ces vers, il lui sembla retrouver des traces d’une partie de son histoire à laquelle il ne s’était jamais intéressé : une lignée d’ancêtres, forcément héroïques, dont la trace se trouvait encryptée dans une poésie que presque plus personne ne parlait. Les Estoniens devinrent, dans son esprit, les dépositaires — plus ou moins conscients, comme lui — d’un héritage auquel on n’accédait plus qu’à travers des récits lointains, comme à travers une langue morte. Alors il se mit à marcher dans les bois, sur les collines, sur les vastes plateaux de maïs ou de luzerne. Il voulait se rapprocher du ciel, surprendre dans le vent de vieilles paroles oubliées, portées par les éléments. Une langue maternelle dont il n’aimait que quelques bribes, quelques souvenirs, et sur laquelle son cœur et son imagination allaient tisser — avec une mythologie familiale, avec l’histoire de ces artistes exilés morts loin de chez eux — une épopée nouvelle, pour prolonger ces vies, ces histoires, afin qu’elles ne disparaissent pas tout à fait dans l’oubli.


Ce qu’il faut comprendre, apprendre et réapprendre dans ce monde de plus en plus absurde, c’est la notion de “sens”. Le sens n’est pas unique. Le sens n’est pas celui que les autres exigent pour toi. Le sens se cultive. Il y a des saisons pour le faire naître en soi, et cela passe souvent par la jachère : l’abandon des terres, le froid qui gèle au plus profond, cette phase où le cœur se durcit. Mais il y a toujours un printemps. Et un renouveau des sens — qu’ils soient physiques ou psychiques, peu importe : tout cela fait sens. Parfois, on est bien loin de comprendre, et cela fait partie du sens aussi : perdre le sens, perdre le nord, perdre pied, c’est une seule et même histoire. Les arbres ne donnent jamais de beaux fruits comme après les jours les plus glacials, quand la sève se fige presque. L’arbre devient pierre un instant, et transmet ce qu’aucune pierre ne transmet seule. La pierre délègue à l’arbre la tâche de produire des fruits ; dans la pomme, dans le raisin, dans la prune, il y a à la fois un goût de silex et une lueur d’étoile. Ces choses sont là depuis toujours. Elles ne sont pas là “pour rien”. Alors ce monde que nous traversons aujourd’hui — ses absurdités, ses postures, ses surfaces — ne participe-t-il pas, lui aussi, à cette quête de sens ? Nous nous perdons dans le superficiel fabriqué par des ignorants animés par des buts égoïstes et pauvres ; et pourtant, même cette dérive peut finir par nous ramener vers quelque chose de plus juste, ne serait-ce que par saturation. Il n’y a pas un seul sens : il y en a autant qu’il y a d’étoiles, de fourmis, d’êtres humains. Il suffit de lever les yeux la nuit pour comprendre que ce sont ces conjonctions — ces constellations — qui serrent le cœur, qui réveillent la mémoire, et qui nous installent dans cet entre-deux où l’on ne sait plus s’il faut rire ou pleurer. Et voici la chose la plus étrange : quand tu trouves ton sens, ton sens à toi, il finit par rejoindre tous les sens, exactement comme il le fallait — comme cela a toujours été, comme cela sera toujours.

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10 décembre 2019

Il y a, dans l’impuissance, une forme de soulagement : laisser tomber l’effort qui ne servirait qu’à s’illusionner encore un peu. À certains moments, accepter son impuissance ressemble à une clé — non plus pour survivre, mais pour accéder à une vie réelle, quel que soit ce qu’on met derrière ce mot. Il se souvenait de tous ces instants où, par lâcheté, il avait dit “oui” simplement parce qu’il avait eu peur de ce qu’un “non” pourrait provoquer. Et de quoi avait-il eu peur, sinon d’apparaître tel qu’il était — dur, sans cœur, narcissique, égocentré ; solitaire, banal, au bout du compte. Il avait pourtant tout fait pour accepter cette solitude : des mois, des années à se fermer, à réduire les contacts avec le monde. Et la solitude, au bout d’un moment, lui avait ouvert un monde intérieur étonnant qu’il avait parfois, par faiblesse, ou pour vérifier qu’il n’était pas devenu complètement cinglé, eu envie de partager. Pas avec le plus grand nombre : quelques intimes, tout au plus, pour s’assurer qu’il ne fonçait pas droit dans un mur. La plupart étaient restés polis, avaient lâché un “ça te passera”, et il avait mesuré à quel point même les gens qu’on croit proches vivent à des années-lumière de soi. Dans sa jeunesse, cette impuissance avait déclenché déboires, colères, rages, ruptures ; puis le temps avait passé, il s’y était habitué. Il n’entretenait plus guère que des relations superficielles. La seule relation qu’il jugeait vraiment intéressante, c’était celle avec lui-même, et ça lui donnait déjà assez de fil à retordre. L’impuissance à rester trop longtemps dans le superficiel avait, par contrecoup, créé une sorte de pouvoir : un talent triste pour l’analyse et l’introspection. Un pouvoir qui contrebalançait l’abandon, se disait-il. Il s’était donc hâté d’abandonner la majeure partie de ce que les autres tiennent pour vital — important, nécessaire — afin de s’enfoncer en lui-même, et dans la pauvreté matérielle qui accompagnait sa chute (ou sa rédemption, selon le point de vue). Peu à peu, il avait vu monter dans sa bouche une foule de “je ne sais pas”, suivis de refus catégoriques. De temps à autre, il rechutait : la vie le tentait, il la suivait deux pas, puis il lâchait, se reprenait, esquivait, se libérait de ses engagements, pris par pure faiblesse. Les femmes lui parlaient souvent de cette impuissance. Non qu’au lit il fût totalement inerte : non. Mais une fois l’acte consommé — et, pendant l’acte même, sous le contrôle continu qui l’horrifiait — il ne croyait plus à l’idée de fusion. Il restait un singleton perpétuel, un électron arrimé à son atome personnel par la gravité de sa mémoire. Il ne pouvait entrer dans aucun événement, si insolite fût-il, sans revenir au déjà-vu. La peau épicée de celle-ci lui rappelait aussitôt toutes les autres peaux, leurs odeurs fades, leurs parfums bon marché ou coûteux mille fois reniflés — ce qui revenait au même. L’impuissance qui l’accablait, au fond, c’était l’impossibilité chronique de vivre une nouveauté sans qu’elle se relie à la digestion lente de nouveautés successives, désormais achevées, mortes, qu’il avait lui-même dû achever. Il se disait souvent qu’il était une sorte d’assassin ; à bout de course, il avait dressé en lui un tribunal : juge, procureur, avocats, jury. Le procès devenait interminable, sans cesse ajourné. La sanction pendante lui faisait penser à une épée de Damoclès confondue avec l’idée d’un cancer. Les jours les plus noirs, il se persuadait qu’il devait avoir un cancer : quelque chose qui le rongeait lentement, sûrement, punition d’avoir cédé, d’avoir laissé l’impuissance s’installer. Comme dans les vieilles fables de “sélection naturelle” : seuls les plus forts restent en bonne santé ; seuls les plus forts déchirent la chair rouge de leurs dents blanches et s’en repaissent. Il n’avait pas revu de dentiste depuis des lustres ; une grande partie de sa dentition s’était fait la malle, et il s’était progressivement mis à la purée. La viande l’écœurait, sa vue comme son goût ; s’il lui arrivait d’entrer chez le boucher, il finissait par détourner le regard de la bidoche étalée et, comme pour s’excuser, achetait un plat cuisiné — lasagnes, brocolis — puis détalait avec la rage et la honte mêlées au creux de l’épigastre. Quand il se rappelait l’époque où on le disait “bon vivant”, capable d’avaler une côte de bœuf sans vergogne et de boire des litres d’alcool aux festins dominicaux, entouré de copains, il restait pensif : ce personnage n’avait jamais été lui. Il se découvrait, non sans un rictus d’effroi, plus proche de saint Ignace de Loyola que de Rabelais — sauf qu’il n’avait rien d’un saint, pas plus que ce jésuite roué. L’impuissance venait d’une forme améliorée de l’ennui, qu’il croyait avoir dépassé et qui revenait à la charge. C’était le résultat d’une vie. Et, pour la première fois, il n’eut pas envie de résister. L’impuissance et la vieillesse, deux compagnes fidèles, lui proposaient soudain un havre de paix, semblable à ces pages baudelairiennes qui, jusque-là, l’avaient laissé hermétique malgré leur beauté : « Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde ! Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris, Il ferait volontiers de la terre un débris Et dans un bâillement avalerait le monde ; C’est l’Ennui ! — l’œil chargé d’un pleur involontaire, Il rêve d’échafauds en fumant son houka. Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, — Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère ! » (Charles Baudelaire, “Au lecteur”, Les Fleurs du mal.) Parce que c’était l’époque, parce que sa vie lui semblait confuse, parce qu’il se blessait sans relâche dans les relations qu’il tentait de tisser, parce qu’il fallait absolument qu’il y ait un “parce que”, il décida un matin que cela suffisait. Il alla au bureau de tabac du coin, acheta un paquet de Winfield rouges et un carnet à spirales. Le rideau de fer venait de se lever, la carotte rouge renvoyait des reflets sanglants sur les vitrines et sur la chaussée luisante : il avait dû pleuvoir toute la nuit. Il fut le premier client ; quand il sortit son gros billet, le buraliste prit un air contrit et demanda s’il n’avait pas plus petit. Sans un mot, il rangea le billet, tendit sa carte, passa le boîtier en “sans contact”. Il n’y avait qu’un seul bar potable dans le bourg ; il s’y dirigea. Il avait besoin de bruit, de vie, de quelque chose qui fasse écran. Il s’installa au fond de la salle, salua la patronne — une jeune femme sortie tout droit d’un Ingres : formes généreuses, chevelure noire, luisante, faux cils bon marché qui la reliaient tout de même au présent. « Et le jeune homme, il veut un café ? » lança-t-elle avec un sourire complice. Il devait être venu une ou deux fois : assez, en temps de crise, pour devenir un “habitué”. C’était jour de marché, il s’en souvint en voyant entrer les gars en cotte, les femmes en bottes fourrées. Il tendit l’oreille : il adorait les dialogues au comptoir. Les gens, souvent, déclamaient une poésie qu’ils ignoraient. Une langue simple, une économie de moyens étonnante, des silences flamboyants qui laissaient résonner les phrases. Peut-être, pensa-t-il, était-il temps de se remettre à écrire sur tout cela ; il caressa la tranche du carnet posé devant lui, sans conviction réelle. Il préféra plonger dans l’instant, l’habiter comme une scène “mythique” où le temps et l’espace s’abolissent. Une oasis surgie de nulle part : l’humanité née dans ce bistrot, divine et triviale à la fois, puisque l’éternité n’était peut-être que cet instant. Il posa ses lèvres sur le bord de la tasse pour mesurer la chaleur de ce café intemporel. Il était encore chaud. Et puis un bruit, plus fort que les autres, différent, un bruit qui n’avait rien à faire ici : un son de trompette. Sans savoir pourquoi, il sut que c’était Jéricho. Il se sentit partir, comme si la gravité l’avait lâché ; par paliers, il atteignit le plafond. Il n’était pas si étonné, et il s’en étonna. Il voyait la scène d’en haut ; il aperçut son reflet dans le grand miroir : le vieux assis au fond, c’était lui. Il eut du mal à se reconnaître, et pourtant quelque chose insistait : oui, c’était bien lui. Il toucha le plafond de l’index. La matière céda, comme du beurre. Il passa la tête, puis le corps entier, et se retrouva à l’étage, dans un appartement resté figé dans les années soixante, l’époque de sa naissance. Dans la cuisine, une jeune femme épluchait des légumes ; près d’elle, un petit garçon potelé, assis à une table couverte d’une nappe vichy, s’appliquait à faire un dessin. Il comprit — il le sentit d’un coup — que c’était lui. La panique surgit alors : l’idée qu’il était mort, d’un coup, en buvant un café dans un bar anonyme, comme un vieux con, l’électrisa. Il eut envie de frapper du poing, quelque part, sur quelque chose, mais rien n’était vraiment solide. Le monde commença à se dissoudre, lentement, comme la buée sur un pare-brise quand, la nationale passée, il rejoignait l’autoroute au volant de son vieux Kangoo jaune — qu’il ne pouvait d’ailleurs plus prendre depuis ce contrôle technique refusé. Malgré sa mimique douce, son attention à ne pas trahir celui qu’il croyait être, il ne retrouvait pas l’image de lui-même qu’il aurait voulu voir apparaître dans le regard vert de la jeune femme. C’était sûrement pour cela — car il faut une raison à tout, se disait-il — qu’il paya brusquement et l’entraîna vers la chambre d’hôtel. Dans l’escalier, il la fit passer devant lui, non par galanterie, mais pour profiter de ce spectacle un peu misérable : le balancement de sa croupe engoncée dans une jupe trop serrée, les talons aiguilles d’escarpins bon marché. Cela ne l’excitait pas ; il s’en voulut, puis, naturellement, il lui en voulut à elle. Il lui en voulut de l’avoir suivi, d’être assez naïve pour croire au scénario, et il s’en voulut encore d’avoir accepté “un dernier verre” avec tout ce que cela impliquait. Il l’avait rencontrée quelques jours plus tôt au supermarché ; il était passé à sa caisse parce qu’il y avait moins de monde : bête à pleurer. Puis il avait remarqué son chignon, ses yeux verts, et, plus bas, une mélancolie — réelle ou supposée — qui avait achevé le reste. Il lui avait donné rendez-vous le soir même ; ils étaient allés au cinéma. Il se souvenait de cette lueur de joie, à peine masquée sous une coquinerie affichée, et il s’était dit qu’elle approchait la quarantaine, seule, peut-être avec un ou deux gosses, à ce moment où l’on hésite encore entre se dégourdir et reconstruire quelque chose. Il ne se souvenait plus du film ; il pensa que c’était précisément ce genre de détail qu’un inspecteur de police exigerait pour vérifier un alibi. Il se demanda si, au fond, il ne faisait pas tout pour qu’on l’arrête et qu’on l’enferme une bonne fois pour toutes. Il introduisit la clé ; la porte s’ouvrit en grinçant sur la petite chambre. Rideaux tirés, chaleur suffocante : le patron poussait la chaudière pour compenser l’isolation. Mobilier et papier peint des années cinquante. Il fit le vœu que les cafards — montés de la cave d’une épicerie africaine — ne viennent pas trop tôt. Ils s’assirent sur le lit. Il nota qu’il était doué pour imiter l’embarras. Sauf qu’il ne rougissait pas ; elle, oui. Et c’est peut-être cela qui déclencha la suite : la rougeur sur son visage, le trouble dans son regard, un trouble animal qui se propagea vite. Ils se retrouvèrent nus sous les draps ; elle implorait qu’il l’embrasse, et lui, comme pour éviter de penser, s’acharna à la toucher, compulsivement, trop bas, trop vite, comme s’il fallait forcer l’accord. Elle restait sur son registre sentimental ; il se lassa. Il la bascula, expédia l’affaire, et, dans le mouvement, une odeur de friture mêlée à un parfum bon marché lui monta au visage ; il jouit de façon intempestive. Il se retira aussitôt, alla se laver, jeta le préservatif dans la poubelle. Puis, face à elle, il dit qu’il devait se lever tôt, qu’il était crevé, qu’à un de ces jours. Il la vit se décomposer. Le sourire se figea, le regard s’assombrit. Elle se métamorphosa en harpie, l’insulta : il l’avait “trompée”, il avait joué la comédie de l’amour. Quand il referma la porte, il colla l’oreille au bois pour écouter ses talons s’éloigner dans la cage d’escalier. Il hésita entre satisfaction et sauvagerie. Il attrapa la bouteille de whisky, neuve, et se mit à danser nu au milieu de la chambre.|couper{180}

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09 décembre 2019

Il avait beau fouiller sa mémoire, il ne retrouvait pas le plaisir enfantin des périodes de Noël. Ou alors il se demandait si ce plaisir n’avait pas été, dès le départ, quelque chose d’inoculé par l’entourage : un goutte-à-goutte commencé à la Toussaint, qui finissait par faire passer l’obligation pour une évidence. Il y avait la lettre au Père Noël, surtout : l’exercice supposé joyeux qui, chaque année, se transformait en mur. Non pas l’embarras du choix au sens euphorique, mais une paralysie : comment lister des désirs quand, au fond, il n’avait besoin de rien ? Il l’avait compris très tôt, de façon confuse puis irréfutable : l’obtention ne réglait rien. Pire, elle scellait l’affaire, comme une sanction venue de nulle part. Une panoplie de Zorro, par exemple : la projeter, la réclamer, l’attendre, puis l’avoir… et sentir presque aussitôt que l’objet, déjà, se vidait. Les cadeaux étaient souvent bon marché, ils se dégradaient vite ; mais le mécanisme était plus rapide encore que l’usure matérielle : le souhait, l’obtention, puis l’évanouissement, ce glissement du merveilleux vers le banal. L’objet du désir devenait une coquille : il restait la forme, et l’événement s’était retiré. On lui reprochait alors son manque d’attention, son indifférence aux objets ; il savait que c’était une lecture facile. Qu’il s’agisse de présents ou de choses utilitaires, sa relation avec elles trahissait autre chose : une manière d’exister en décalé, comme si tout perdait du poids dès qu’il y attachait un peu d’importance. Les mots eux-mêmes avaient fini par lui donner cette sensation : des lieux désertés. Chaque mot nouveau, enfant, il le tournait entre deux doigts comme une loupe, cherchant à l’intérieur une trace de vie ; et il ne trouvait le plus souvent qu’une apparence, variable selon les bouches, chargée d’intentions moqueuses ou blessantes, rarement stable, rarement sûre. À force, ce qu’on nommait chez lui “je-m’en-foutisme” s’était collé à sa peau comme une étiquette, alors que la chose grave était ailleurs : il avait l’impression d’être dans une dimension parallèle où les êtres et les objets, dès qu’il tentait de leur donner du poids, devenaient des bulles — ils montaient, s’allégeaient, filaient vers un plafond invisible, et crevaient sans bruit. On avait tout essayé pour le “ramener” : secouer, frapper, punir, enfermer, imposer. Il avait compris que certaines attentions venaient d’un endroit sincère, et il avait appris à mimer : la joie, la peine, la colère, l’amour, tous ces mots que les autres prononçaient comme s’ils allaient de soi. Il jouait le jeu, parfois quelques jours, parfois quelques semaines. Puis l’étrangeté revenait, d’un coup, et détruisait ses maigres efforts. Noël, comme toute fête collective, le plaçait alors dans un no man’s land : d’un côté l’indifférence et la solitude, de l’autre le royaume des faux-semblants. Et, dans cette hésitation, il retrouvait exactement ce mur : l’impossibilité d’écrire sa lettre, l’impossibilité de se laisser prendre. Quand il écrasa sa cigarette, ce fut une fulgurance : ces intuitions qui arrivent comme des offres trop complètes, vol + hébergement + alcool compris, et qui, pour cette raison même, sentent le piège. Mais il n’y avait rien d’autre qu’un cendrier au cul noirci, et cette petite violence du geste : tirer, tirer encore, puis réduire à de la cendre. La vie, pensa-t-il, ressemblait souvent à ça : quelques bouffées plus ou moins goulues, puis l’écrasement final, et le reste qui s’accumule. La journée avait commencé comme les autres, par cet entraînement à la morosité dont il tirait une substance difficile à nommer — et pourtant, dehors, la brise poussait les nuages, ouvrait un bleu tranquille au-dessus des toits ; des oiseaux passaient, écrivant dans l’air des mots qui ne lui étaient pas destinés, ou qui ne l’étaient plus. Il avait renoncé à déchiffrer les langues extérieures pour s’attacher à la sienne, à la suivre dans ses frémissements, ses silences, ses respirations. Sa langue était un animal : endormi la plupart du temps, mais vivant dans les rêves et les cauchemars, indifférent à ses attendrissements dès qu’il cherchait à les convertir en récompense. Il en savait quelque chose : c’était son troisième chat. Le premier, l’enfance. Le second, plus de vingt ans de vie. La troisième, presque cinq ans déjà. Son épouse avait choisi le nom, parce qu’au début il avait refusé, ou plutôt il n’avait pas su investir ; le deuil de l’animal précédent avait laissé une fatigue dans sa capacité d’attachement. Il l’avait trouvée bête, sans mystère, une boule de poils faite pour jouer et manger. Et puis il y eut la seconde portée, et quelque chose bascula. Il avait voulu garder un chaton — lui laisser au moins ça, mener jusqu’au bout son expérience de mère — mais son épouse avait déroulé la liste : frais, contraintes, vacances, “raison”. Il avait cédé. La culpabilité était venue plus tard, au moment exact où la chatte comprit qu’on lui enlevait ses petits. D’abord un : elle le chercha partout, sous les meubles, sous les tapis, poussant ces cris qui déchirent, et lui, chaque fois, recevait ça comme une lame. Il essayait de la prendre dans ses bras ; elle se dégageait, griffait, mordait, repartait, folle. Quand le dernier quitta la boîte en carton, elle passa du désespoir à une sorte de catatonie ; elle ne mangea presque pas pendant des jours. Et dans son regard, à lui, il ne lut rien d’autre que sa lâcheté : il venait de trahir l’animal, comme il avait trahi tant de gens — à commencer par lui-même, à commencer par sa langue. Tout ce que cette langue aurait pu porter — récits, poèmes, romans — dormait aussi dans un carton, muet, lourd, fermé. Les mois passèrent. On la fit stériliser ; elle prit du poids ; elle dormit beaucoup, sur une chaise, pendant qu’il peignait. Elle réclamait parfois une sortie, parfois des croquettes, puis repartait. Le soir, il la laissait grimper sur les toits. Il entendait ses cris, ses feulements, les ébats nocturnes avec les matous du quartier, et cela réveillait en lui quelque chose de proche : une sauvagerie interne, un besoin de liberté, une envie de passer outre les limites du langage ordinaire, et ces catégories usées de vrai et de faux, de merveilleux et de banal. Avec le temps, leur relation s’était stabilisée dans une aridité acceptable : pas de grand théâtre, pas d’illusion. De temps en temps, la chatte venait sur ses genoux ; il la caressait ; elle se tournait un peu pour qu’il frotte le ventre. Quelques minutes, une parenthèse, rien de plus — et c’était exactement ce qu’il apprenait à faire avec sa propre langue : la laisser exister, ne rien lui soutirer, ne rien exiger, juste tenir ce bref accord. C’était devenu un rituel : quand, à bout de fatigue, il se décidait enfin à rejoindre le lit conjugal, tard dans la nuit ou juste avant l’aube, il s’allongeait à côté d’elle avec une sensation de chaleur et de sécurité — sensation qu’il balayait presque aussitôt, comme s’il ne fallait pas trop s’y attarder, pour pouvoir tomber. À ce moment-là, son esprit se vidait comme un lavabo dont on soulève la bonde : les pensées tournaient, puis s’inversaient, aspirées par le pôle magnétique de l’oubli, entraînées dans les canalisations de quelque chose d’inconnu. Et chaque fois qu’il franchissait cette frontière, de la journée vers le sommeil, il pensait à sa propre disparition : au dernier moment, à ce qui précède la fin. Ce qui le surprenait, c’était la forme de jouissance que cela pouvait prendre : une liberté brusque, inouïe, à laisser derrière lui son histoire, ses rôles, son identité, tout ce paquet de “moi” qui se cogne aux vitres de la réalité qu’il s’invente. Il ne restait plus qu’une conscience aiguë du rien qui le composait — et ce rien, paradoxalement, lui paraissait plus tangible que tout ce qu’il avait été ou possédé dans l’existence diurne. Le rien regardait le rien. Puis même cette conscience s’effilochait : le temps et le lieu perdaient leur sens, des sons et des luminosités passaient comme des bribes, et il s’enfonçait, apnéiste expérimenté, dans le sommeil. Il aurait voulu que la mort soit ainsi : un grand nettoyage, un décrassage ultime de la mémoire, de toutes les identités successives, avant l’entrée dans l’énigme, avec l’insouciance d’un nouveau-né repassant la frontière entre l’être et le néant. En attendant l’épreuve vraie, il s’entraînait : chaque soir, chaque matin, répéter ce lâcher-prise, comme on rédige un brouillon et qu’on le recommence, non pour l’améliorer, mais pour s’approcher de l’essentiel. Il souriait parfois à cette discipline involontaire : il n’avait jamais été aussi assidu avec quoi que ce soit. À l’école, il écrivait ses dissertations sur un banc, dans la cour, juste avant la cloche ; il vivait déjà dans cette habitude qu’on appelle aujourd’hui procrastination. Mais il savait, lui, ce que c’était : il lui fallait l’urgence, la pointe du dernier moment, pour sentir ce qu’il devait dire — et, à sa manière, il continuait : chaque nuit, même geste, même chute, même apprentissage du bord. Chaque matin, il enfilait une armure. Au début elle lui avait paru lourde ; avec le temps elle s’était allégée, comme si la peau s’y habituait, comme si le poids devenait normal. Il n’en sentait vraiment l’entrave que dans les conflits, sur les pentes abruptes de l’émotion : là, l’armure se rappelait à lui et révélait le hiatus entre ce qu’il s’imaginait être au fond — une sorte de noblesse intérieure, une tenue — et la réalité triviale des interactions quotidiennes. Seul, il était prince ; dès que l’autre apparaissait, il devenait gueux, lourdaud, et il sabotait lui-même cette noblesse par une blague, une incompréhension affichée, une colère empruntée, tout ce qui pouvait le ramener au sol. L’absence de confiance en lui avait fini par se transformer en absence de confiance envers le monde entier. Et puis il s’était installé dans cet entre-deux, dans ce bâillement : incapable de retrouver l’origine de ses mensonges, incapable aussi de choisir une version de lui-même, il avait décidé d’être les deux à la fois — prince et gueux — et de laisser chacun parler quand il en avait envie, sans arbitrer, sans trancher. Quand l’hiver arriva, il se demanda, comme chaque année, s’il verrait le printemps. Silencieusement, il envoya ce souhait à l’univers, demandant pardon — encore — pour son inaptitude à croire. Dans son présent, il pataugeait, construisant des projets qu’il ne menait pas à terme, imaginant entre le présent et l’avenir une ligne tortueuse qui changeait sans cesse au gré des événements. C’est à ce moment-là que la sonnette retentit. La pluie commençait à tomber ; la factrice, sous son poncho trempé, lui tendit un colis et repartit aussitôt, pressée, vers sa motocyclette. Il ouvrit le paquet : il se souvint qu’il avait commandé des feutres sur un site chinois des semaines plus tôt. Une joie légère arriva, la joie de l’idée — de ces projets qu’il avait conçus au moment de cliquer “acheter”, quand tout semblait encore possible. Il déballa le papier bulle : quatre-vingts feutres, rangés dans un étui noir, doubles pointes, fine d’un côté, biseau de l’autre. Il fit glisser la fermeture éclair et resta un instant devant la profusion, comme devant une promesse intacte. Puis il referma l’étui et le posa sur une étagère. Et c’est là que quelque chose se renversa : se retrouver avec les outils le paralysait. Les images rêvées d’il y a quelques semaines existaient encore, mais elles ne poussaient plus. Il retourna à la cuisine, se demanda ce qu’il préparerait pour le déjeuner, et la journée passa — semblable à tant d’autres — dans cet entre-deux : projets, rêves, et manque d’élan pour les faire naître.|couper{180}

Carnets | Atelier

07 décembre 2019

Il avait beau chercher à s’évader d’un point de vue, il finissait toujours par retrouver la même rive. Celle qu’il atteignait ressemblait à celle qu’il venait de quitter. Entre les deux, l’océan ne comptait pas : quelle que soit son étendue, il suffisait de penser qu’on l’avait traversé. Pourtant ce territoire — qu’il associait confusément à l’élément liquide, peut-être parce qu’il s’agissait de se “couler” d’un point de vue à l’autre — devait bien avoir son importance. Il repensa à ses anciennes facultés de contrôler ses rêves, perdues depuis des années. Il se souvenait du passage entre la marche, la course et le vol. Et il retrouva ce “presque rien”, cet “imperceptible” grâce auxquels, d’un léger coup de talon, il comprenait qu’il pouvait décoller. Ce presque rien n’était-il pas l’équivalent de cet océan qu’il négligeait, pressé de voyager d’un point de vue à l’autre ? Il alluma une cigarette et sortit dans la cour. La nuit était glaciale, mais les étoiles se voyaient au-dessus de la petite ville : ici l’éclairage public s’éteignait tôt, et l’économie faisait aussi une nuit sans pollution lumineuse. Il venait de lire un article sur René Guénon, citations à l’appui. Le style emberlificoté de l’auteur rejoignait l’ésotérisme du sujet. Plus jeune, il aurait été plus fervent ; maintenant, tout ce qui se présentait sous forme de complexité lui signalait une perte de temps. Il chercha quelque chose de simple, quelque chose qu’un enfant comprendrait. Alors il revit la grande table de la salle à manger familiale, la nappe blanche, la vaisselle du dimanche. Il était seul face à elle. Tout le monde, ou presque, avait disparu. Aucun plat sur le dessous-de-plat au centre. Était-ce avant le repas, ou après ? Et si c’était après, le ménage avait-il déjà été fait, les miettes balayées, une mise en place recommencée ? La table était là, et tout ce qu’il pouvait imaginer sur l’avant ou l’après n’avait aucune importance. Il y avait cette certitude inquiétante : une table dans l’attente d’un repas, débarrassée de tout convive. Il s’amusa à remplacer “table” par “planète”. La planète serait là, tournant sur elle-même, filant comme un manège de foire accroché au soleil par un fil invisible. Des civilisations y auraient vécu, puis disparu, comme ces convives qui lui revenaient à l’esprit. Il nota que la gravité d’une absence définitive de civilisation laisserait la même sensation que cette table vide. Puis il se souvint de Castaneda, dont il avait adoré les livres dans sa jeunesse : tonal et nagual. Et il se souvint — avec une déception immédiate — que Castaneda aussi utilisait l’image d’une table revêtue d’une nappe. La métaphore ne lui appartenait pas : c’était une réactivation, un souvenir emprunté. À quelqu’un d’autre, à une autre époque : lui, lisant ce qu’un autre avait écrit, l’interprétant déjà. Avec un point de vue pris dans son temps, dans un courant d’idées, dans un climat économique et politique. Il en conclut qu’il avait été prétentieux, jadis, de croire qu’il pourrait s’échapper de cette table pour explorer les alentours. Ce qui le rassura un instant, c’est que Dieu lui-même, pas plus que lui, ne pourrait s’en échapper. Tant qu’il y aurait des hommes regardant la table — tant qu’il y aurait une table — nous serions tous conviés à imaginer un repas passé ou à venir, et c’était à peu près tout. Le temps des repas partagés n’était qu’un épisode anecdotique : un piège, une illusion. Le temps aussi était cet océan qu’on traverse sans s’en rendre compte, pour passer d’un point de vue à l’autre. Et, quand il y pensait, ce n’était pas si différent de ce qui se passe dans les rêves. Un chat, sur le toit gelé, miaula faiblement, dégringola élégamment de l’échelle. Il ouvrit la porte : l’animal se faufila à l’intérieur avec un ronronnement sauvage. Le mot diable ne prend jamais de majuscule, contrairement à Dieu. C’est une chose banale, sur laquelle on ne s’attarde pas. Comme si l’adversité était si commune qu’on ne la regardait plus — regarder au sens strict : la regarder vraiment, pour ce qu’elle est. Sans elle, pourtant, qui serions-nous ? Sans cette force qui nous modifie à mesure qu’on la traverse ? Il se posait la question en se rasant, devant le grand miroir de la salle de bains qu’il venait de construire. Une salle de bains neuve. Ça n’avait pas été simple : il n’avait pas l’âme d’un bricoleur. Il avait passé un temps fou à chercher des tutos pour le carrelage, pour le plan de travail, les vasques. Et le pompon : la baignoire d’angle. Le tablier, surtout, avait eu l’air de lui répéter — comme par malice — que le plaisir naît de l’adversité dépassée. Maintenant que tout était en place, il éprouvait une satisfaction enfantine : tourner les robinets, sentir sous la pulpe du doigt le jet d’eau presque brûlante. Le miroir, lui, renvoyait autre chose. Un visage vieilli : poches sous les yeux plus creusées, poils drus gris et blancs qu’il n’avait pas encore rasés. Le temps du narcissisme effréné était passé, et ces dernières années avaient filé plus vite que toutes les autres. Un claquement de doigts : vingt ans, soixante ans, d’un coup. Il se demanda si l’adversité jouait un rôle dans la perception du temps. Est-ce qu’on ralentit le temps en accumulant les difficultés ? Est-ce que les résoudre modifie la sensation même du temps ? Il pensa à son ami, qu’il n’avait pas vu depuis des mois à cause d’une brouille. Rien de grave, au départ — et pas vraiment de lui, mais de son épouse. Elle avait invité l’ami à dîner, et lui avait “imposé” E. « Ça ne te dérange pas que je vienne avec E. ? » -- Et comment que ça me dérange, avait-elle lâché. Puis, tout de suite après : « Tu te rends compte, il est gonflé, il nous impose sa nana. » Il avait hoché la tête, mollement. Et au moment même où il le faisait, il comprit qu’il commettait une erreur. Il aurait dû dire : qu’est-ce que ça peut faire ? Couper net. Mais il avait préféré la paix, là, tout de suite. Ensuite il avait invoqué la fatigue. Lâcheté — ce fut le mot qu’elle utilisa. Il s’était contenté d’acquiescer, complice, puis de s’éloigner comme un traître. « Tu n’es jamais avec moi. » Et : « Tu n’es jamais là où l’on t’attend. » Si ça n’était pas une des formes de l’adversité… Un incident minuscule, pour lui, avait pris des proportions qui le dépassaient. Il posa une serviette chaude sur son visage, ramassa les poils autour de la bonde du lavabo. En les jetant, une phrase d’enfance remonta : « Tu as le diable dans la peau. » Sa mère disait ça souvent. Il sourit, revit les sales coups qu’il lui avait faits. Et la tristesse revint d’un coup : le cercueil entrant dans le four crématoire. Après, il s’en rappelait maintenant, ils avaient mangé un couscous, dans un restaurant que connaissait son père. Un couscous succulent. Comme jamais.|couper{180}