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À travers le sang et la couleur : Soutine
Tout pourrait venir, à première vue, d’une scène mythique, d’une origine sanglante qui, malgré toute l’épaisseur de peinture que l’on pourrait poser pour à la fois la retrouver et l’oublier, ne pourra jamais échapper — ni au peintre, ni au spectateur hébété contemplant l’œuvre de Chaïm Soutine. Soutine évoque un souvenir d’enfance dans une lettre : la lame d’un couteau tranchant, avec précision, avec netteté, la gorge d’une oie. Il voit encore le sang jaillir en flots épais, rouge rubis. Et l’on pourrait s’arrêter là. Tout est déjà là. Mais non. Car, au beau milieu de cette boucherie, l’œil du peintre est attiré par autre chose : la joie qu’il lit sur le visage du boucher, en pleine action. La joie, l’horreur, la violence, la stupeur. Voilà ce que contient chaque tableau de Soutine. Il y a ce petit livre d’Élie Faure sur Soutine que je devrais relire, ou piller sans vergogne, tant je ne me souviens de rien d’aussi juste écrit sur cet immigré juif-lituanien venu à Paris, qui fut un temps protégé par ce grand homme, ce médecin humaniste. Un temps seulement. L’affection du peintre pour la fille de Faure mit fin, brusquement, à leur relation. J’aurais pu commencer par le début, par la naissance de Soutine à Vilna. Une approche calme, chronologique. Mais il me fallait un déclencheur. Une raison d’écrire maintenant. Cette raison, c’est un souvenir vif de 2013, une visite au Musée de l’Orangerie, à Paris. L’exposition s’intitulait : Soutine, l’Ordre du chaos. C’était la première fois que je voyais ses tableaux en vrai. Avant cela, seulement des reproductions pâles et glacées. J’ai découvert un frère. Pas un combat, mais une harmonie née du chaos. Une magnifique harmonie disloquée. La peinture était liquéfiée, coagulée. Dure et molle à la fois. Les rouges et les turquoises entraient en collision. Les blancs craquelés comme du plâtre sec. Comment expliquer une émotion sans la trahir ? J’essaie. J’essaie toujours. Je cherche par les mots à atteindre ce qui ne se touche qu’en silence. Mais puisque j’ai commencé, continuons. Alors que l’avant-garde parisienne s’éparpillait dans toutes les directions — comme toujours —, Soutine s’enfermait. Il peignait. Il ne voulait pas être dérangé. Marc Chagall, peut-être, était pareil. Peut-être Soutine espérait-il hériter de l’atelier de Chagall. Absorber la solitude, l’obstination que Chagall avait laissées derrière lui. Il ne l’a pas fait. Il a raté le moment. Alors, il s’est tourné vers Rembrandt. Il a peint de la viande. De la chair. Mais plus que de la chair. Il faut traverser le dégoût pour atteindre la grâce. Les quartiers de bœuf de Soutine l’exigent. J’imagine que, si j’avais eu la chance de le rencontrer, l’odeur m’aurait d’abord repoussé. Et pourtant, à travers cette odeur, peut-être aurais-je atteint le parfum du miracle. La peinture de Soutine me rappelle quelqu’un d’autre. Quelqu’un dont j’ai déjà parlé. Chomo. Un autre reclus. Plus récent. Tout aussi mort. Ils ne négocient pas. Ils sont repliés. Affamés. Indifférents. En contact direct avec le feu, la grâce, la vie, la terreur, le sublime. Leur seul axe est celui qui les relie à ces forces. Ils ont abandonné l’illusion des liens sociaux. Oui, quelque chose en eux me parle. Je t’écris cela rapidement ce matin. Parce qu’au fond, comme je l’ai dit, penser et écrire ne servent peut-être pas à grand-chose. Mieux vaut peindre. Everything could stem, at first glance, from a mythical scene, a bloody origin that, no matter how much paint one might apply to try to both recover it and forget it, will never escape either the painter or the stunned viewer contemplating the work of Chaïm Soutine. Soutine recalls a childhood memory in a letter : the knife's blade slicing expertly, cleanly, across the throat of a goose. He still sees the blood spurting out in thick, ruby-red jets. And it could stop there. Already, everything is there. But no. Because in the middle of the carnage, the painter's eye is caught by something else : the joy he sees on the butcher's face. In the act. Joy, horror, violence, and awe. That’s what you get in every Soutine painting. There’s that little book by Elie Faure about Soutine, which I should reread, or shamelessly pillage, because I remember nothing comparable being written about this Jewish-Lithuanian immigrant who came to Paris and who, for a while, found himself under the wing of that great man, the humanist doctor. Only for a while. The painter's affection for Faure’s daughter put an end to their relationship. Suddenly. I could have started at the beginning, with Soutine’s birth in Vilna. A calm, chronological approach. But I needed a trigger. A reason to write now. That reason is a vivid memory from 2013, a visit to the Musée de l’Orangerie in Paris. The exhibition was titled "Soutine, the Order of Chaos." It was the first time I saw his paintings in person. Before that, only pale, glossy reproductions. I discovered a brother. Not a battle, but a harmony made from chaos. A magnificent, disjointed harmony. The paint was liquefied, coagulated. Hard and soft at once. Reds and turquoises colliding. Whites cracked like dried plaster. How do you explain an emotion without betraying it ? I try. I do this all the time. I use words to reach what can only be touched in silence. But since I’ve begun, let’s keep going. When the Parisian avant-garde was tearing off in every direction, as it always does, Soutine locked himself away. He painted. He didn’t want to be disturbed. Marc Chagall might have been the same. Maybe Soutine hoped to inherit Chagall’s studio. To absorb the solitude and stubbornness Chagall had left behind. He didn’t. He missed the moment. So he turned to Rembrandt. He painted meat. Flesh. But more than flesh. You have to pass through disgust to reach grace. Soutine’s slabs of beef demand it. I imagine if I’d had the chance to meet him, the smell alone would have repelled me. And yet, through that smell, maybe I would have reached the miracle’s scent. Soutine’s painting reminds me of someone else. Someone I’ve written about before. Chomo. Another recluse. More recent. Just as dead. They don’t negotiate. They are curled inward. Starving. Unconcerned. In direct contact with fire, grace, life, terror, the sublime. Their only axis is the one that connects them to these forces. They have discarded illusions of social ties. Yes, something in them speaks to me. I write it to you quickly this morning. Because, in the end, as I said, thinking and writing may not be very useful. Better to paint.|couper{180}
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Chomo
À l’origine, il s’appelle Roger Chomeaux. Né le 28 janvier 1907 quelque part dans le Nord de la France, il meurt en 1999 à Achères-la-Forêt, en région parisienne. On décidera finalement de le qualifier de "sculpteur", puisqu’il faut bien ranger les choses quelque part. Je suis né un jour après lui — mais en 1960. Cette année-là, il expose pour la première fois à la galerie Jean Camion, rue des Beaux-Arts à Paris. C’est à la suite de cette exposition qu’il décide de quitter définitivement Paris pour la forêt de Fontainebleau. Son épouse a acheté là quelques hectares. Ils s’y installent. Chomo s’y retirera pour vivre, et peu à peu abandonner tout ce qui faisait, à l’époque, un "artiste reconnu". Écologiste avant la mode, il récolte le miel de ses abeilles — jusqu’à vingt ruches à cette époque. Il commence par détruire la forme conventionnelle du langage pour inventer une langue nouvelle, presque enfantine, fondée sur la phonétique. Une langue qui évoque, si l’on veut, la fameuse langue des oiseaux chère aux alchimistes. Quant aux matériaux, il délaisse le bronze, trop coûteux, ainsi que la terre cuite et le marbre qu’il pratiquait auparavant. Il s’oriente vers la récupération, cherchant ce qu’il appelle des "matériaux qui respirent". Il travaille alors le bois (ses fameux bois brûlés), les matières plastiques, la tôle, le béton cellulaire. Il dit sculpter ce dernier "comme on écrit un poème". Dans ce qu’il nomme son "village d’art préludien", il installe partout des pancartes, un peu à la manière de Cheval sur les murs de son Palais idéal. « Qèl anprint ora tu lésé sur la tèr pour qe ton Die soi qontan ? » Cette question de l’empreinte, du devenir de l’homme, le hante. Elle se répète, d’écriteau en écriteau, dans tous les recoins de son domaine. De bric et de broc aussi, les trois hangars qu’il construit pour abriter ses œuvres : le Sanctuaire des bois brûlés, l’Église des Pauvres, avec sa rosace spectaculaire faite de bouteilles de couleur, et le Refuge, recouvert de capots de voitures. C’est Clara Malraux qui attire l’attention du ministère des Affaires culturelles sur lui. Après une incursion dans la musique concrète, entre synthétiseur et poésie, Chomo devient cinéaste expérimental avec Le Débarquement spirituel, film réalisé avec Clovis Prévost et Jean-Pierre Nadau, dans lequel il se met en scène au milieu de ses œuvres. Il meurt en 1999, entouré de ses créations, veillé par sa seconde épouse. Dix ans plus tard, la Halle Saint-Pierre organise sa première grande rétrospective. Aujourd’hui, seuls les bâtiments subsistent dans la forêt. Ses œuvres transportables, elles, ont été déplacées — conservées ailleurs ou vendues. (Un Christ en croix, image torturée, est visible dans l’église de Milly-la-Forêt.) En revoyant les vidéos de Chomo sur YouTube, j’ai de nouveau été frappé par cette obsession que je retrouve chez les artistes que j’admire, et qui, de leur vivant, les fait souvent passer pour des fous. Amaigri, émacié, affûté comme une lame, son regard me traverse encore l’écran. Et chaque fois, je l’entends me répéter : "Arete de panser povre kon taka seulmant bausser" En 2013, une vente aux enchères sera organisée autour de son œuvre. illustration Chomo entre ses peintures et ses sculptures, devant l’Église des pauvres en construction, c. 1965|couper{180}
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Les fêtes
Je n'ai jamais aimé les fêtes. J'y ai détecté très tôt une férocité qui ne collait pas avec les belles images que les gens autour de moi désiraient montrer d'eux-mêmes. Même si, adulte, l'effroi premier m'en est passé et s'est transformé peu à peu en simple agacement, à chaque fois que je croise une fête quelconque j'ai tendance à bifurquer rapidement, à m'égarer comme on peut parfois par chance le faire dans les ruelles d'une Venise imaginaire. Les fêtes de fin d'année notamment sont un mauvais moment à passer. Alors pour aujourd'hui je vais faire du léger, et une fois les fêtes passées je reviendrai en meilleure forme Pour l'heure je vais m'enfouir dans un bouquin en attendant que ça passe Illustration : « Danse des Hassidim », série Dibbouk, 1924, par Samuel Cygler (Ziegler) © Photographie Grégoire Tolstoï / MAHJ|couper{180}
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Le net et le flou
Il se peut que des relations intimes s'établissent, poussées inconsciemment ou pas au travers d'un contexte plus général que cette petite bulle dans laquelle je réside. Des relations intimes se tissent entre les notions de net et de flou dans la peinture et dans le dessin. Une fatigue de la suggestion sera apparue progressivement cette année dans ma peinture et peu à peu cette fatigue se sera étendue à cette notion d'abstraction qui aura pendant longtemps mon "cheval de bataille". Cette fatigue est dûe probablement à un tiraillement très ancien logé au plus profond de ma personnalité et qui rejoint cette hésitation continue, ce manque de confiance maladif entre le net et le flou que j'aurais aimé parvenir à réunir ensemble, sans doute en vain. La difficulté que j'entrevois aussitôt c'est d'avoir à choisir un camp. Et c'est exactement la même difficulté que j'éprouvais jadis lorsque je me posais la question de la mort de mes parents. Lorsque je marchais le long de la voie ferrée qui me conduisait à la gare de Valmondois pour prendre mon train qui me mènerait à la pension où je resterai enfermé durant toute une semaine, je m’interrogeais déjà sur la notion d'amour, de préférence. Est ce que, me demandais je, si j'avais a établir un choix, préférerais je voir disparaître ma mère ou mon père ? Dans le fond les deux sont toujours associés dans mon esprit à ces deux notions de net et de flou. Mon père dans toute sa sauvagerie, sa férocité, son entièreté était bien net tandis que ma mère louvoyante et prise dans la longue cohorte de ses états d'âme m'apparaissait comme un être flou, sur lequel j'avais bien des difficultés à pouvoir "compter". Je ne parvenais jamais à résoudre cette énigme bien sur. Et plus tard à la fin de mon adolescence quand une ultime dispute nous sépara, je quittais la maison familiale emportant avec moi le même questionnement entre le net et le flou, toujours incapable de choisir entre les deux. L'obligation de survie dans laquelle je me suis retrouvé aussitôt m'a pourtant rapidement fait comprendre la nécessité du choix entre ces deux concepts. Suite aux innombrables jobs alimentaires que j'ai du exercer l'aridité, la netteté tranchante de la réalité à ce moment là devait poursuivre dans une certaine mesure mon attachement pour les coups que mon père me donnait et au delà de ces trempes, de ces humiliations, de ces insultes, je ne cessais d'entrevoir le confort rassurant d'une position claire, jamais ambiguë.J'avais besoin de la rudesse de l'existence elle-même tandis que sitôt la porte des logis de fortune refermée le soir, je m'attablais pour écrire, ou pour peindre et là je me livrais tout entier au flou artistique comme pour compenser un manque également. Au delà de la cellule familiale, il y a aussi l'époque et l'air du temps. L'alternance politique gauche droite et désormais l’émergence de plus en plus forte des extrêmes me permet également d'entrevoir comme une redite magistrale de ces notions de net et de flou, et la fatigue générale est sans doute aussi dûe en grande partie à l’énergie qu'il faut déployer pour ne pas sombrer ni dans le "je m'en foutisme", l’abstentionnisme, ou l'engagement, le militantisme effréné. Peu à peu le flou semble envahir de plus en plus de domaines, sans que l'on ne s'en aperçoive. La définition des mots eux mêmes utilisés par les média comme des slogans perdent aussi souvent leur sens premier pour n'être plus que des outils au service du flou général, de la suggestion, du conditionnement à telle ou telle opinion. Alors dans ce cas il se pourrait bien qu'un trait net dépourvu d'hésitation en dise long sur celui qui choisit de dessiner ainsi. Dessiner de façon nette les choses est une forme d'engagement, une résistance face au flou qui peu à peu envahit le monde entier. En photographie la mode est de plus en plus au flou, au bougé, pour suggérer l'idée de mouvement. La photographie de cette façon rejoint la peinture abstraite. Il y a quelques années j'aurais pu adhérer à cette mouvance mais j'éprouve désormais dans certains domaines un trop grand besoin de netteté. L'illustration que je te propose pour ce texte est une image de Sylvain Rolhion , un ami Facebook dont j'ai pu voir les travaux de près dans une exposition. Sylvain photographie beaucoup de primates, d'animaux, avec une netteté extraordinaire et cette netteté me va bien, je la trouve fabuleuse. Il photographie aussi des bâtiments à Saint-Etienne, cette ville qui pour moi a des couleurs sombres, au bord du noir parfois. Mais la netteté de ses cliches redonnent aux ombres, aux noirs une noblesse, une élégance proche de la lumière. De la même façon qu'un Soulage fait surgir le jour de la nuit la plus noire.|couper{180}
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La bonne fréquence
Peindre est toujours un voyage dans l'inconnu. Sur la feuille de papier de format modeste, j'étale des lavis de brou de noix en écoutant de la musique tandis qu'au dehors la pluie tambourine sur la verrière de l'atelier. Je n'ai pas d'idée préalable, juste cette envie de peindre et de commencer avec presque rien juste pour voir où les événements, les accidents, me mèneront. J'ai bien sur encore à l'esprit cette volonté d'égarement qui ne me lâche pas, elle se sera encore renforcée ces derniers mois après toutes ces tentatives avortées de chercher un sens en amont à ma peinture. Cette entrave j'ai fini par la considérer utile et j'ai aussi renoncé à m'en culpabiliser. J'en suis presque parvenu à me dire qu'il fallait que je passe par là, par cette obsession du sens pour parvenir à la limite de l'épuisement. Curieusement cette limite correspond à la limite de l'année, bientôt nous passerons la frontière de 2020, un nouveau monde s'ouvre comme à chaque fois. Dans cet interstice qui permet à la fois de regarder des deux cotés la figure de Janus prend tout son sens. Je mesure tous les efforts de 2019 et j'entrevois l'abandon probable comme seule piste valable de 2020. Abandonner comme jeter du lest et se désentraver sans remord ni regret. Mais je ne tomberai pas dans le piège des fameuses "bonnes résolutions". Non je préfère plutôt me dire après tant de tempêtes, de naufrages, d'errances vaines, que je suis aguerri au mauvais temps, que j'ai appris à faire avec et qu'il ne peut me déranger plus désormais qu'il ne l'a déjà fait. Ce que j'abandonne ce sont mes dernières résistances, celles qui m’empêchaient encore hier à obtenir une pleine confiance dans le peintre que je suis. J'abandonne sans doute aussi les frontières du mental tout en les remerciant de m'avoir tant aidé par la fatigue, l'éreintement dans lequel je me suis enfermé par peur d'accepter cette évidence d'être peintre. Le rouge s'est tout de suite imposé après le brou de noix. Une envie de saturation proche de l'idée de surdité. J'ai posé couches sur couches dans l'attente de la fréquence exacte qui déclencherait l'émotion. Pour la sublimer, lui servir d'écrin la complémentaire verte la borde presque noire par endroit. Une fois le tableau sec je l'ai regardé dans tous les sens pour voir dans quelle orientation un sens pourrait éventuellement faire écho à la fréquence et à l'émotion. C'est à la verticale qu'il me parle le plus. Etrangement j'y vois une façade rouge dans la nuit presque noire avec une petite porte noire tout en bas. C'est par cette petite porte noire dans mon enfance que je fuyais le monde en me réfugiant tout au fond des combles de la maison près d'un trou qui communiquait avec la cave. J'étais capable de rester là durant des heures, à ne penser à rien, recroquevillé sur moi-même à écouter battre simplement le cœur du monde à la fois effrayé et paisible, tiraillé gentiment entre ces deux manières d'interpréter les choses.|couper{180}
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Non
https://youtu.be/hmRPECd9Yig C'est un tout petit mot de rien du tout en apparence, un mot que j'ai longtemps refusé d'employer pour ne blesser personne. Mais à force il a commencé à prendre un poids fou. Cela a commencé par des problèmes d'articulations je crois bien. En me levant le matin il me fallait un palan. Et puis les difficultés se seront accumulées peu à peu comme la poussière que l'on ne combat pas courageusement, la poussière s'accumule et au final on est souvent obligé d'employer les grands moyens pour retrouver des surfaces propres à l'intérieur de chez soi. Aussi un matin, j'ai commencé timidement à essayer de dire non. Mais comme je n'étais pas habitué je ne savais pas employer le dosage correct, et puis je suis comme ça, passionné, quand je trouve un truc nouveau j'ai toujours tendance à en abuser pour mieux parvenir à l'ennui, pour y parvenir plus vite , pour mieux m'en libérer au final je crois bien. tout ce qui me titille les neurones au final se transforme en cage et je suis le loup à l'intérieur qui veut sortir. Un matin j'ai dit non, je n 'irais plus travailler dans cette boite. Ça m'a énormément surpris évidemment, je ne m'y attendais pas du tout. Et puis une fois propulsé dans l'air de la chambre ce refus a commencé à revêtir sa propre existence. C'était désormais un fait irréfutable, et je ne pouvais plus revenir en arrière. Mon épouse au début a bien tenter de me raisonner un peu mais comme elle se heurtait à l'étrangeté de ce fait, elle aussi, elle a découvert une impuissance inattendue chez elle à pouvoir utiliser la logique pour me convaincre d'y retourner. C'était extraordinaire en y repensant la puissance de ce non qui déclenche un court circuit dans la mécanique conjugale bien huilée de ces dernières années. Nous ne nous y attendions pas. Ce n'était absolument pas prévu. Cependant qu'on ne savait pas du tout encore si cela allait être une bonne ou une mauvaise chose. On s'est rapidement dirigé vers les conséquences comme toujours plutôt que de s'attarder sur la raison principale. Qu'allions nous devenir focalisait bien plus que ce qui avait pu se passer. Suite à ce premier non, j'ai du prendre de l'assurance, et j'ai osé en dire d'autres. Non je n'ai pas envie d'aller déjeuner avec ta mère. Non je n'ai pas envie de regarder cette série policière que j'ai déjà vue 5 fois Non je n'ai pas envie de sortir pour rencontrer ces amis avec qui je n'éprouve aucune affinité. Non non non... et petit à petit quelque chose que j'ignorais totalement de moi a finit par arriver en plein jour. Je devenais peu à peu un personnage que je n'avais jamais vraiment apprécié. Ce qu'on appelle communément un "beauf". Envie de rien, toujours ronchon, s'opposant par le seul plaisir de s'opposer. Dire non dans une certaine mesure déclenchait quelque chose d’extrêmement libératoire et, en contrepartie, j'observais cette chose que je devenais peu à peu, cet espèce de monstruosité marchant sur deux pattes et dont je n'avais pas d'autre définition que celle immédiate de "pauvre type". En même temps ou parallèlement si l'on veut j'ai commencé à faire ce que j'aimais c'est à dire peindre et ce de plus en plus dans l'espoir que peut -être vendre des toiles serait une issue logique. Et pour ne pas être dépendant, j'ai ouvert un cours de peinture, afin de ramener un peu d'argent chaque mois. Je ne pouvais pas bénéficier d'une quelconque pension puisque j'avais démissionné sur un coup de tête comme on dit généralement. Au début quand je dispensais mes cours ce devait être effroyable pour les élèves car mon obsession du "non" s'était propagée jusque dans la peinture. Non cela manque de contraste, non ce ne sont pas les bonnes harmonies de couleurs, non le format que tu utilises n'est pas adapté à ton sujet et systématiquement je convainquais chacun de tout détruire et de recommencer. Néanmoins le nombre d'élèves s'accrut d'autant que je déployais des trésors de férocité. Allez savoir ce qui peut bien se passer dans la tête des gens ? Cela a duré ainsi quelques années et mon affaire de cours de peinture devenait de plus en plus florissante. Au final j'ai du prendre un plus grand atelier pour recevoir les gens qui arrivaient de plus en plus nombreux. Et puis ce que je considérais comme improbable parce que je refusais plus ou moins que ce soit une certitude, est arrivé. Mon père est décédé. Son décés a eut de multiples conséquences sur notre vie. Bien sur nous avons soudain pu bénéficier d'une somme conséquente et inespérée dans la situation matérielle dans laquelle nous vivions. Nous étions locataire à cette époque et le loyer était vraiment une folie et mon épouse à son tour venait de démissionner d'un job qu'elle occupait depuis plus de 25 années. Bien que les cours rapportent assez d'argent l'amputation de nos ressources par le paiement du loyer mensuel nous préoccupait, il y avait ce risque perpétuel de ne plus parvenir à pouvoir honorer nos dettes. alors nous avons décidé d'utiliser l'argent hérité de la vente de la maison paternelle pour acheter une maison en Isère. Nous n'aurions jamais plus à payer de loyer, nous aurions un chez nous véritable enfin. Nous pourrions être un peu soulagé ou rassuré sur notre vieillesse à venir. J'ai réouvert un nouveau cours de peinture dans cette nouvelle ville. J'ai continué à peindre et peu à peu j'ai commencé à exposer de plus en plus. Peindre avait toujours été pour moi une sorte d’exutoire, et je peignais ce qui me passait par la tête, sans rechercher une cohérence, ou établir de "collections". C'était une façon de respirer surtout. Quand il a fallu commencer à penser à vendre je me suis interrogé sur la façon dont il fallait s'y prendre. Je me doutais bien qu'il ne suffisait pas d'aller montrer des tableaux pour trouver par miracle des clients. J'ai par mégarde comme on reprend une cigarette après des années de sevrage, réutiliser le oui . tu veux exposer dans un café associatif ? Oui tu veux exposer dans le trou du cul du monde ? oui tu veux exposer dans une mairie et boire des verres de mauvais blanc avec des gros cons qui rigolent en reluquant tes toiles ? oui Tu veux participer à ceci ? oui Et à cela tu as essayé qu'en dis tu ? ben oui j'ai ainsi dit oui tellement de fois au cours de ces 24 derniers mois que ça a finit par me donner le tournis. et puis j'ai pris des engagements à longs termes en plus pour enfoncer le clou bien proprement. Dans un an mais oui Dans deux ans mais pas de poblème Et là d'un seul coup je viens de me reveiller ce matin et la première chose qui me vient à l'esprit c'est ce petit mot de 3 lettres C'est sorti d'un coup j'ai regardé mon épouse et j'ai dit Non je n'irais pas à cette énième expo et voilà tout. Elle n'a rien dit elle a juste osé un préviens les quand même... Et j'ai haussé les épaules en allant dans l'atelier pour allumer une nouvelle cigarette.|couper{180}
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14 décembre 2019
Il reprenait conscience peu à peu. La nuit avait été agitée, il n’avait trouvé le sommeil que durant quelques heures. Il ne parvenait pas à se rappeler s’il avait rêvé. L’article qu’il avait parcouru sur les rêves, quelques jours auparavant, lui assurait pourtant que c’était une très bonne chose de ne pas se souvenir : la lessiveuse avait fait le job, peu importe que la conscience soit impliquée ou pas. Il tenta de mettre un peu d’ordre dans ses idées en se remémorant toutes les priorités de la journée à venir. Mais l’envie d’un café fort le propulsa hors du lit et puis, tout n’était-il pas inscrit sur l’agenda ? Il n’aurait qu’à le consulter tranquillement en déjeunant. Pourtant, au moment de s’en emparer, il songea à tout autre chose et l’oublia. Un coup d’œil par la porte vitrée de la cuisine lui rappela que c’était toujours l’hiver : des petits paquets de neige s’étalaient un peu partout dans la cour, sur le carrelage de la terrasse, sur le rebord des pots de lauriers et sur la bordure de la jardinière qu’il avait construite l’été dernier sur une injonction conjugale. Elle dormait toujours. Il s’était levé sur la pointe des pieds pour ne pas la réveiller. Il éprouvait le même plaisir à se retrouver seul dans la cuisine, à déjeuner dans le calme et le silence. Il jouissait littéralement de ces courts instants où il pouvait se retrouver dans une liberté sans témoin, où personne ne viendrait le déranger. Il était libre la plupart du temps, pensa-t-il, mais dans la journée le risque d’être dérangé se trouvait démultiplié. Depuis qu’il commençait à exposer régulièrement, depuis qu’il postait des images de ses tableaux sur les réseaux sociaux, il devenait la cible de toutes les sollicitations. Au début, il avait éprouvé un plaisir narcissique — légitime — à les recevoir. Parfois plusieurs appels par jour, de n’importe quel coin de France, pour lui proposer de venir montrer son travail. Parfois un journaliste qui voulait “à tout prix” faire un article. Parfois, lorsqu’il ouvrait sa boîte mail, il découvrait l’augmentation sensible des invitations : grands salons nationaux, internationaux. Une matinée par semaine, il épluchait tout ça : notifications, likes, commentaires, réponses à rendre, témoignages d’amitié — intéressés ou non. Tout cela le flattait. Puis peu à peu il constata que cette notoriété naissante, si elle avait quelque chose d’enthousiasmant, dissimulait un aspect négatif : la plupart du temps, ces sollicitations n’étaient pas gratuites. Il repensa à la phrase d’Andy Warhol — ce quart d’heure de gloire promis à chacun — et hocha la tête, parce qu’il y était : à ce fichu quart d’heure. Il en ressentait l’excitation, mais il mesurait déjà les conséquences possibles de cette excitation. Il ne tombait pas complètement dans le piège. Sa sauvagerie naturelle, son besoin vital d’indépendance et de liberté étaient passés, depuis quelques années, en tête de liste. L’important restait de continuer à travailler, de peindre, de ne pas se laisser déstabiliser par le décorum, le superficiel, l’inutile. Il avait d’ailleurs délégué beaucoup à son épouse concernant la communication : c’est elle qui répondait la plupart du temps aux sollicitations. Il lui transférait tout ça : après tout, c’est elle qui exigeait qu’il sorte de l’atelier pour aller exposer. Il fallait faire bouillir la marmite ; c’était le postulat de départ quand il avait commencé à exposer davantage et qu’elle avait compris qu’il ne s’en sortirait pas tout seul. S’il n’avait tenu qu’à lui, il aurait considéré qu’il faisait déjà assez de compromis en dispensant ses cours, en se déplaçant de lieu en lieu pour les ateliers auxquels il s’était engagé. Dans son for intérieur, l’argent n’avait jamais été une priorité ; le temps, en revanche — le temps à prendre pour ne rien faire, ou pour faire — lui paraissait la seule richesse, le seul capital. Et ce capital, il en avait dilapidé plus d’un demi-siècle. Il ne voulait pas gaspiller ce qui restait. “On ne sait jamais quand tout va finir, quand tout va s’arrêter”, se disait-il. C’était devenu une obsession. L’idée de la mort accélérait ses choix profonds. Ces choix, pourtant, n’étaient pas toujours en accord avec ceux de son épouse, qui, elle aussi, parlait de plus en plus de “profiter de la vie”. Voyages dans des pays chauds, coiffeur, soins, massages aux pierres chaudes — tout ça, il pouvait le comprendre. Et c’est aussi pour cela qu’il avait fini par accepter ce boulet qu’était devenue, peu à peu, cette notoriété. Il lui semblait qu’il était parvenu à une époque où la notoriété — qu’il avait confusément recherchée de mille manières, mais qu’il appelait alors reconnaissance, amour — il en avait moins besoin pour lui-même que pour apaiser les inquiétudes de son épouse. Après tout, ne lui donnait-elle pas enfin tout ce dont il avait besoin : patience, reconnaissance, affection véritable ? N’était-ce pas cela, l’amour ? Et elle savait aussi lui dessiner, trivialement, les limites de cette notoriété, afin qu’il ne se perde pas dans un orgueil démesuré. Quand il s’envolait un peu trop haut, elle lui rappelait les années de galère traversées ensemble. Alors il se souvenait aussi de son courage : elle avait continué à partager sa vie. Il avait été insupportable — pour lui-même, pour les autres — il l’était encore, et elle aurait eu mille occasions de partir, de baisser les bras, de ne pas “perdre son temps”, comme il avait eu coutume de le lui dire lorsqu’il touchait le fond et qu’il ne comprenait pas sa patience. Mais elle était là. En se servant un autre café, il eut envie d’explorer encore cette histoire de notoriété. Il pensa à ces “amis” qu’il s’était faits en ligne : d’autres peintres, sympathies tissées au gré des publications. Certains développaient des stratégies flirtant avec le commercial : marketing, offres, promotions à l’approche des fêtes. Il ne pouvait pas leur en vouloir. Après tout, son problème à lui n’était-il pas d’avoir érigé l’art en discipline monacale, intellectuelle, presque religieuse — une forme d’intégrisme ? Toute sa vie, ses victoires et ses échecs, se résumaient peut-être à cela : il avait toujours sublimé les choses, toujours mis la barre trop haut. Il repensa à cette femme qui produisait des toiles onctueuses, colorées, mélange de joie et de férocité, et qui acquiesçait à toutes les propositions. Il la voyait exposer d’un bout à l’autre de la France, dans toutes sortes de lieux, souvent payants. Elle devait être à la retraite, avoir plus de moyens. Cela n’enlevait rien au courage qu’il lui lisait : une opiniâtreté de bulldozer. En apparence seulement, car il décelait parfois dans ses publications un peu d’amertume, de fatigue, de désabusement. Il vit passer, fugace, l’image d’un cuisinier de Top Chef : “je ne lâche rien”. Il y avait aussi cet autre peintre, pour lequel il éprouvait une affection presque paternelle, et qui prenait la peinture comme chemin vers la foi, ou comme preuve de celle-ci. Il l’avait vu sauter le pas, courageusement — témérairement ? — en quittant un travail stable pour s’engouffrer dans cette “vie d’artiste” où l’on dit qu’il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Il avait noté chez lui une rage qu’il connaissait si bien, dissimulée sous une patine de politesse, parfois de professionnalisme exagéré, naïf. Il voyait aussi cet autre ami, reclus dans un village du Vercors, peintre de grand talent, exposé dans de nombreux musées, mais dont la douleur de n’être pas suffisamment reconnu — ou plutôt d’être écarté pour ses positions récalcitrantes face au marché de l’art — semblait entamer par moments son immense vigueur. Il se demanda ce qui comptait vraiment : quelle pouvait être la motivation réelle de ces personnes qu’il venait de revoir, mentalement. Publiquement, on entendait toujours le même discours : “l’envie de partager son art”. C’était une politesse, un code, pour éviter de dire : si je ne vends pas, je vais m’épuiser ; je vais crever ; je n’ai que ça pour vivre ; parce que ma folie, mon courage, ma paresse m’ont finalement conduit là pour tenter d’exister. Il se demanda combien de temps pouvait durer, pour chacun, cette illusion de sincérité qu’il avait repérée — et qu’il avait fini par répudier en lui. Il fallait plus que ça pour continuer à peindre. Peindre vraiment. La notoriété pouvait même être un frein définitif si l’on n’y prenait garde, un miroir aux alouettes — expression des “vieux” omniprésents depuis son enfance. En rangeant sa tasse dans le lave-vaisselle, il se demanda s’il n’était pas devenu l’un d’eux. Et s’il n’attaquait pas la notoriété, ce matin-là, pour se rassurer : contre ses pertes, ses échecs, et la perte de sa jeunesse. C’est un peu avant 1900, en 1895, au 62 boulevard de Clichy à Paris, dans le cabaret des Quat’z’Arts, que débute Gabriel Randon, qui devient Jehan-Rictus, et dont un poème — Le Revenant — le rendra célèbre. C’est l’époque du Chat Noir, d’Aristide Bruant, de Lautrec, de Degas ; et déjà, lorsqu’on écoute les chansons du colosse au chapeau noir et à l’écharpe rouge, on se rend compte que le gouvernement de l’époque n’est pas mieux que celui d’aujourd’hui, et que la misère règne pareillement dans les rues pavées du vieux Paris. Si qu’y r’viendrait, l’Agneau sans tache ; Si qu’y r’viendrait, l’Bâtard de l’Ange ? C’lui qui pus tard s’fit accrocher À trent’-trois berg’s, en plein’ jeunesse (Mêm’ qu’il est pas cor dépendu !), Histoir’ de rach’ter ses frangins Qui euss’ l’ont vendu et r’vendu ; Car tout l’ monde en a tiré d’ l’or D’pis Judas jusqu’à Grandmachin ! Lorsqu’il y repensait, il se revoyait jeune homme, grimpant les pentes de la Butte, avec l’insouciance et la légèreté que l’espoir en l’avenir procure de vigueur. Il n’y avait pas autant de monde place du Tertre pour appâter le chaland à coups de fusain et de Poulbot recopiés, sérigraphiés, et dans le café de l’angle — dont il avait perdu le nom — il entendait encore le coup de klaxon résonner quand Jojo le gitan était content d’avoir grappillé un ou deux billets. Alors la pompe ronflait de plus belle, les doigts bagués couraient sur les manches de palissandre, et les guitares manouches reprenaient les standards increvables de Django. Quarante ans après, en reprenant Les Soliloques du pauvre, aux pages jaunies et écornées, il le respira comme on respire un air de lilas au printemps : avec cette nostalgie, et ce petit quelque chose venu d’on ne sait où, qui vous met un pied dans l’éternité. Ça devait méchamment barder dans la tête du pauvre Jehan, se dit-il, pour écrire ce très long — trop long — poème sur le retour imaginé du p’tit Jésus dans les rues de Paname. Un peu comme dans sa tête à lui, aujourd’hui. Et il fut satisfait de constater que les choses, au fond, ne changeaient pas autant qu’on le croit. Le bonheur, la paix, n’appartenaient pas au siècle : ils appartenaient à la grotte, à la piaule, au grenier, à la cave — ces endroits secrets. Il feuilleta le livre, s’attarda sur cette façon d’évoquer le monde, pleine d’apostrophes, d’argot, d’ellipses dont le sens s’est perdu. Et c’est exactement comme cela qu’il trouva la paix, ce soir-là : sur le fauteuil Voltaire dépenaillé, en revisitant doucement un Montmartre intemporel, en prononçant tout bas quelques strophes des Soliloques du pauvre. Il se rappela les mains amputées d’un célèbre guitariste, se revit jeune ne sachant pas quoi faire de ses dix doigts, puis le sommeil l’accueillit.|couper{180}
Carnets | Atelier
13 décembre 2019
Il y a un homme, quelque part au fond de moi, que je ne parviens pas à mettre au monde. Je l’aperçois de temps à autre et, dès que je m’approche un peu de lui, il s’évanouit. Alors je me dis que j’ai rêvé, tout simplement, que j’ai pris mes désirs pour des réalités. Cet homme-là n’est que pur fantasme : il n’existe pas, n’a jamais existé, et n’existera jamais. Pourtant ça ne me lâche pas si facilement. Ça revient à la charge, régulièrement. Comme un bouchon, un flotteur quand le poisson mord : il coule brusquement, puis il remonte, cependant que je n’arrive plus à ferrer aussi facilement qu’autrefois. Je n’arrive pas à pêcher cet homme aussi bien que je pêchais les petits poissons de mon enfance, avec l’insouciance de l’enfance, avec cette prétendue innocence — ou naïveté, comme on dit. Parfois je vois très bien la séparation qui s’opère à chaque choix : toutes ces routes que propose chaque décision et leurs conséquences, et sur ces routes j’aperçois l’homme qui marche plus ou moins droit. Il y a cet homme intelligent, posé, pondéré, qui fait presque aucune erreur, et qui continue sans encombre son chemin, comme si nos vies — chacune de nos vies — se déployaient dans des dimensions parallèles et bifurquaient à chaque circonstance, à chaque fois que nous interprétons ces circonstances, ces événements, chacun à notre manière. Et bien sûr, j’ai longtemps cru qu’il pouvait exister une bonne et une mauvaise manière d’interpréter, comme de réagir ; j’ai longtemps cru qu’il pouvait y avoir de bons et de mauvais choix. Ainsi il y aurait un homme né de mes choix, celui qui les aurait interprétés de la meilleure façon possible, et qui, dans une strate du multivers, jouirait enfin du bénéfice que toutes mes pertes, mes renoncements, auraient occasionné. Car nul doute que tout soit interdépendant, que le bonheur des uns se construise sur le malheur des autres — je veux dire : sur ce que l’on interprète comme tel, à tort ou à raison, puisque tout n’est qu’affaire de pesée, d’équilibre, d’harmonie. Dans ce cas, suis-je si mal loti que je l’imagine ? Peut-être existe-t-il aussi le pire des hommes, celui qui s’est encore plus avili que moi dans une strate de basse fréquence, noire et glaciale. Peut-être que lui n’a choisi d’interpréter que la mauvaise part des choses, et que les conséquences de ses choix auront été la colère, la haine, le meurtre, la trahison. Ai-je été l’homme que je considère bien meilleur que je ne le suis en ce moment ? Le serai-je jamais ? Ou alors serai-je un jour cet homme qui a chuté si bas qu’il a perdu toute dignité et toute foi ? Ai-je vraiment le pouvoir de choisir la route que j’emprunte, par la seule acuité de mon regard, par mon discernement posé sur chaque décision ? Ou bien tout cela n’est-il qu’un jeu de hasard, une sorte de gigantesque casino dont on sort riche ou fauché, peu importe ? Cette vision pessimiste, je l’ai traversée bien des fois, et elle ne m’a mené qu’à une impasse, une sorte de mur du son : une constance de Planck. Et puis tout à coup je repense à ce texte que j’ai écrit récemment, celui qui fait référence à une tapisserie, à la dame à la licorne. Cette image raconte notre attachement aux cinq sens et notre isolement : la solitude de chacun sur son île, enchaîné par l’habitude de considérer la réalité. Comment se libérer de cet enfermement qui semble pourtant si dérisoire, sur cette tapisserie réalisée en six panneaux, si je me souviens bien ? Le sixième panneau, le dernier acte, c’est l’invention d’un sixième sens, symbolisé par le cœur. Le cœur serait alors l’axe du monde, l’origine et la fin de toute chose ; le comprendre serait la clef de l’énigme. Dans ce cas, tous les hommes que je suis “en même temps” peuvent bien perdre ou gagner selon l’interprétation de leurs cinq sens : cela n’importe pas vraiment, puisque tout finira par nourrir la profondeur infinie — apparemment inhumaine, incompréhensible — du multivers, ou de l’univers : le cœur du monde. Cet “effondrement” dont parlent souvent Maître Eckhart et les grands soufis, il y repensait après avoir écouté une série d’interviews avec le peintre Claude Viallat. Il avait été profondément touché par les propos du vieux Nîmois quand celui-ci racontait son parcours compliqué avec la peinture. Cette agitation qui l’obligeait à s’emparer des œuvres des autres pour s’appuyer sur elles et pouvoir créer, il la comprenait trop bien. Et puis, à un moment, la voix de Viallat s’était brisée légèrement quand il avait dit : « Quand on a une idée, on ne la lâche pas. » Cette simple phrase résumait tout ce que, lui, refusait encore de faire, et dont il commençait pourtant à sentir l’importance : le chas de l’aiguille, qu’il interprétait encore comme une défaite, une résignation. Cela faisait bientôt deux ans qu’il n’avait rien peint qui puisse vraiment l’enthousiasmer. Il peignait machinalement, au gré de ses pulsions, avec une régularité qui, à elle seule, aurait pu lui indiquer qu’il était en route vers quelque chose. Car qu’il fasse beau ou mauvais, qu’il soit en forme ou pas, il ne se passait plus une seule journée sans qu’il aille travailler à l’atelier. Peu à peu, il avait restreint ses activités à une forme d’essentiel encore mal taillée. Il sentait qu’il devait être présent là, et nulle part ailleurs. Attaché à cette régularité, il avait produit un grand nombre de toiles que beaucoup de visiteurs déclaraient “réussies”. Mais il ne prêtait plus vraiment attention au jugement d’autrui. Lui savait qu’il était loin d’avoir “réussi”. Que tout cela ressemblait férocement à de la merde, ou à du flan. Ces toiles, au mieux, lui prouvaient qu’il avait été capable de s’attacher à un mât et d’écouter le chant des sirènes — et les sirènes, bien sûr, étaient mortes d’avoir été entendues. Il lui fallait encore lâcher du lest : commencer par lâcher cette curiosité insatiable qui ne cessait de le distraire de la source vive, encore inaccessible, de son travail. Les sirènes étaient mortes ; il fallait comprendre aussi que la curiosité qui l’avait mené vers elles n’avait plus lieu d’être. « Quand on a une idée, on ne la lâche pas », disait Viallat. Lui, il en avait trop : elles ne cessaient de le traverser. Quel courage lui faudrait-il, quel effondrement authentique devrait-il accepter pour ne plus laisser à la distraction ne serait-ce que l’espace d’un cheveu, et pour que, comme dans les vieux récits oubliés, la grâce s’introduise enfin en lui et le mette à terre une bonne fois pour toutes ? Il lui fallait creuser une idée comme on creuse un trou pour s’y enterrer. Je prends appui sur la peinture pour parler de la sincérité, parce que c’est sans doute par elle — et par elle seule — que j’ai pu en comprendre la nature. Depuis que j’ai commencé à peindre, il y a plus de cinquante ans, la peinture en elle-même n’était qu’un prétexte : faire de jolis dessins pour obtenir une reconnaissance que je n’imaginais pas pouvoir recevoir autrement. Et puis je me suis aperçu, plus ou moins, que réaliser de jolies peintures canalisait ma volonté d’être aimé. Il me fallait m’asseoir, prendre le temps de faire, et pendant ce temps-là je ne me dispersais pas, comme j’en ai toujours eu l’habitude. Dessiner et peindre ne pouvaient s’effectuer que dans une durée que j’acceptais comme une concession, un compromis : il y avait un intérêt à la clef, celui d’être accepté et aimé. Je ne me souviens plus vraiment si j’avais un véritable amour du dessin ou de la peinture. J’ai beau tenter de me souvenir, je ne le pense pas. J’étais fasciné par les tableaux à l’huile que réalisait ma mère, mais l’ambiguïté de notre relation ne me permettait pas de considérer la peinture pour elle-même : elle était à la fois un lien et une barrière entre ma mère et moi. Sans doute, en mourant, ma mère m’a-t-elle permis d’approcher enfin la peinture autrement. La peinture avait aussi un rapport étroit avec le père de ma mère, diplômé des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg, que je n’ai jamais connu, mais dont la légende familiale a fini par me dresser l’image d’un artiste raté. Je me souviens seulement qu’il m’était facile de dessiner ou de peindre pour obtenir un résultat qui semblait plaire aux personnes qui m’entouraient — famille, camarades d’école, professeurs d’arts plastiques qui parfois dressaient mes louanges en montrant mes travaux à la classe. Le dessin et la peinture n’étaient que des moyens d’obtenir une attention, de l’amour. Si j’étais “doué”, pourtant, je ne travaillais pas de façon régulière : je m’y mettais seulement quand je ressentais le vide, la solitude, la carence affective. On peut poser des mots là-dessus, mais sans définir vraiment cette sensation terrible de vide. Si j’avais vécu à une autre époque, saint Jean de la Croix aurait peut-être reconnu dans ce vide l’ennui propice à recueillir la grâce, et je dois bien avouer que cela m’a longtemps attiré aussi. En tout cas c’est à ces moments-là que j’éprouvais la nécessité de m’emparer d’une feuille de papier, d’un crayon, d’une boîte de couleurs, pour tenter d’attirer — à la périphérie de ce vide — l’attention qui, je l’espérais, le comblerait. Je n’avais pas encore, à cette époque, la sensation d’être un imposteur ; mon analyse de la situation ne me le permettait pas — et heureusement, sinon je crois que je n’aurais pas pu aller plus loin. J’aurais été un simple voyou, ou un homme d’affaires roué : ne pas choisir le doute. J’ai donc dessiné et peint par intermittence, quand cela m’arrangeait, sans penser avoir vocation à en faire un métier. À l’âge adulte, vers dix-huit ans, j’ai été attiré par la photographie, un peu par hasard : le choc des diapositives d’un voyage en Irlande, en 1980, m’a bouleversé. J’ai compris qu’on pouvait photographier ce qu’on appelle la réalité et que la pellicule la restituait sans l’émotion — ou l’état d’esprit — avec lesquels nous avons coutume, non pas de la regarder, mais de l’interpréter. Il me fallait consulter ces clichés pour m’apercevoir à quel point j’étais loin de saisir la réalité quand j’étais dedans, en train de la vivre. La photographie m’excluait du décor : il ne restait plus que lui, et c’était magnifique. Je ne connaissais pas grand-chose à la composition ; j’avais feuilleté des manuels, je me doutais bien qu’il existait des règles, mais la notion de cadrage, je crois, était déléguée au hasard la plupart du temps, comme pour m’extraire encore davantage. Ce n’est pas tout à fait juste : disons que j’ai essayé de faire de “belles photos” un moment, puis assez vite je suis passé à autre chose. Autour de moi, personne ne comprenait pourquoi je faisais des photos si étranges, qui “ne voulaient rien dire”. Pour résumer : la photographie m’a révélé quelque chose que je n’étais pas en mesure d’analyser ; il m’a fallu une quinzaine d’années à tourner autour du pot, en vain. Pour comprendre ce qui s’était passé, il a fallu encore des années : que je traverse la peinture à nouveau, que j’éprouve à nouveau un sentiment d’imposture, et qu’au final je me demande ce qu’est, pour moi, la sincérité comme la réalité — car au bout du compte les deux semblent se confondre, ou se rejoindre. Que peut bien être la sincérité, que peut bien être la réalité, quand on s’aperçoit que rien n’est stable, ni au-dehors ni en soi, sauf cette instabilité permanente des choses ? Ce fut une énigme, un casse-tête, une souffrance, parce que j’imaginais être le seul à n’être pas sincère. J’avais une admiration sans borne pour les personnes qui possédaient cette qualité — ou cette force d’âme, ou cette naïveté profonde — et je les admirais d’autant plus que je ne pensais pas posséder la moindre de ces facultés. J’avais le désir de m’accaparer la sincérité d’autrui pour la faire mienne, je crois. N’est-il pas habituel de passer par les autres pour se rejoindre soi-même, dans ce jeu de miroirs ? Quand je me regardais en face, je ne voyais qu’un imposteur, un tricheur, un menteur ; je n’avais guère d’estime pour moi, il faut bien le dire. Dans le parcours de survie que j’avais suivi, il m’avait fallu abandonner tant de choses précieuses, je m’en apercevais peu à peu : la confiance en l’autre, et la confiance en moi, n’étaient pas les moindres. J’avais poursuivi, sans m’en rendre compte, une maltraitance envers moi-même qui prenait sa source dans la petite enfance : je reprenais, de mon propre chef, les discours entendus, les plus blessants surtout, alors même que je croyais avoir fui bien loin. Comme il est difficile d’aimer vraiment qui que ce soit quand on doute de tout, et surtout de soi-même. On aime alors comme on lance une bouée à la mer, et le naufragé n’est autre que soi, que l’on voudrait confusément sauver. Combien de fois me suis-je réveillé sur une plage abandonnée ? Je ne compte plus. C’est le même scénario qui se répète jusqu’à ce que je comprenne, enfin, que je suis tout autant menteur que sincère — autant que les autres, ni plus ni moins. Je me suis posé beaucoup de questions, je me suis torturé les méninges sur la sincérité en peinture. C’est la même chose : à chaque tableau j’ai été menteur et sincère. Chaque tableau est une médaille à deux versants. S’attacher à un seul versant — cette fameuse “sincérité” — n’est-ce pas se couper à moitié de la peinture, s’obstiner à ne vouloir regarder que l’aspect “joli” et “plaisant” ? Non : la peinture m’a souvent fait passer par le mensonge afin d’estimer, à la surface de la toile, comment placer les valeurs, établir une profondeur, inventer des harmonies de couleurs. Les deux se valent et servent la peinture — pas le peintre. Ce n’est pas la sincérité qui peut me servir de moteur : elle donnerait trop de poids au mensonge en tentant de prendre le dessus sur lui. La sincérité, désormais, est un pinceau qui a perdu ses poils, et avec lequel je me gratte le dos : pas grand-chose de plus. Je préfère mille fois l’obstination et la régularité : elles m’apporteront l’idée plutôt que cette sincérité merdique dans laquelle j’ai perdu des années à me torturer. Il se pourrait, car la vie a de l’humour, qu’à la fin des fins obstination, régularité, idée et sincérité se rejoignent, et que je m’aperçoive de leur synonymie. Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs : à chaque jour suffit sa peine.|couper{180}
Carnets | Atelier
12 décembre 2019
La première image qui surgit, quand il reprit peu à peu conscience de son corps et de celui qu’il croyait être, fut celle d’un éléphant attaché à un tout petit épieu. Puis l’image se transforma : une licorne entourée d’une clôture fragile, sans doute empruntée à une tapisserie qu’il retrouvait chaque semaine, en face de lui, au mur du cabinet de son thérapeute. Il avait imaginé que l’hypnose pourrait l’aider à sortir de son marasme : ce sentiment d’insignifiance chronique qui l’envahissait dès qu’une rupture sentimentale s’annonçait, ou qu’elle était déjà consommée. En explorant l’île, il vit la dame vêtue de blanc qui, cette fois, s’était débarrassée de son collier. Il plissa les yeux pour tenter de faire apparaître plus précisément sa poitrine ; l’image se brouilla, exactement comme dans ses rêves érotiques, et il s’éveilla tout à fait. En buvant son café, il repensa à l’éléphant, à la licorne, au collier disparu. Il imagina un dessin humoristique : des milliers de personnes chacune sur une île personnelle, attachées à un axe dérisoire dont elles pourraient se libérer d’un simple geste. Il trouvait amusant d’accrocher au bout du lien un billet, ou un chèque. Puis il laissa s’enfuir l’idée, comme tant d’autres. Les idées le traversaient sans cesse. Il y était habitué. Et pourtant quelque chose le soulageait, désormais : constater qu’il ne tentait plus de les enfermer, de les capturer sur des feuilles. Il se demanda si cette nouvelle thérapie lui était aussi bénéfique qu’il l’avait espéré. Il essaya d’être objectif. Dans le fond, elle cautionnait un malaise qui existait — il se souvenait de ses ravages — mais ce malaise lui semblait aussi renforcé par le seul fait qu’il en avait pris conscience et qu’il voulait s’en débarrasser. Se débarrasse-t-on d’une partie de soi ? Il pensa à un manchot, à un cul-de-jatte : amputé mais “heureux”. Il sourit. Il repensa au thérapeute. La première fois, il avait sérieusement envisagé que ce fût un charlatan. Curieusement, ça ne l’avait pas dérangé : il était curieux de voir la suite. Si aucun soin ne venait, il aurait au moins la satisfaction d’entériner l’illusion : faire appel à un tiers pour se sortir de la merde. Il avait lu pas mal de livres sur l’hypnose. Il s’attendait à quelques combines verbales, au minimum, dans le genre de Milton Erickson : cela aurait consolidé sa foi fragile. Mais il ne s’y retrouvait pas. Il s’endormait chaque fois, perdait le fil. Il y gagnait tout de même quelque chose : une apesanteur pour le reste de la journée, une sorte de brouillard, de ouate entre le monde et lui. C’est la ouate, fredonna-t-il en constatant qu’il arrivait devant la porte du thérapeute. Il repensa à l’éléphant, à la licorne, et continua son chemin, descendant les pentes de la ville pour rejoindre son cœur. La première chose qu’il vit, ce fut cette poitrine imposante. Des seins énormes comme il en avait rêvé depuis toujours. Et, en même temps, cela l’intimida. Alors il vit son regard : un mélange de lassitude et de naïveté, serti dans un bleu profond. Ils s’étaient rencontrés sur un forum. En un clin d’œil, ils s’étaient trouvé une collection de points communs, dont l’humour noir n’était pas le moindre. Une désespérance infinie sur leurs vies et sur ce qui les entourait avait achevé le reste. Ce soir-là, par bravade, il lui avait proposé de venir vers elle, de la rencontrer pour de vrai. La route de Lausanne à Sion lui parut un jeu d’enfant : un ruban lisse et sans encombre, à cette heure tardive. Il eut l’impression d’avoir pris un tapis volant, excité par la curiosité de savoir qui elle était vraiment. À la périphérie de la ville, pourtant, il ressentit un coup de barre et se demanda soudain ce qu’il fichait là. Puis la curiosité reprit le pas. Il gara la voiture à l’adresse indiquée par le GPS. C’était un bistrot encore ouvert. Il ne pouvait pas se tromper : elle était seule, attablée au fond de la salle. Pour briser le silence un peu lourd, elle demanda s’il voulait boire quelque chose. Il déclina. Alors elle se leva et l’emmena vers chez elle, comme un enfant, sans presque un mot. L’appartement était décoré de chromos et de bibelots. Son imagination chuta d’un coup. Il l’avait imaginée d’une classe sociale plus élevée ; ses phrases, ses saillies ne collaient plus avec ce décor. Il se sentit crevé. Quand elle lui proposa de s’asseoir sur le canapé près d’elle, il se demanda s’il n’allait pas s’effondrer de fatigue. Mais cette énorme poitrine, tout contre lui, le revitalisa — et l’intimida davantage encore, à cause de la proximité. Alors, pour sortir du trouble tout en le maintenant, ils se mirent à parler. Elle raconta sa vie de merde. Il fit la même chose. Cela dura des heures, puis leurs têtes, soudain proches, s’effleurèrent ; leurs lèvres se rejoignirent. La discussion fut close. Quand elle l’entraîna dans la chambre, il fut surpris par le regain d’énergie qui l’habitait. À califourchon sur lui, ses longs cheveux sombres coulant sur son cou, contrastant avec la pâleur de ses épaules, elle se redressa comme pour exulter : ses seins énormes jaillirent au-dessus de lui. Et tandis qu’elle l’attirait au fond d’elle par des mouvements du bassin — savants, insistants — il eut l’impression étrange de baiser la Terre-Mère, de s’y enfouir totalement. Quand ils tombèrent enfin l’un contre l’autre, elle reprit la parole. Il ne se souvient plus de ce qu’elle dit ; une phrase, seulement, cristallisa son attention : « J’avais un amant qui me demandait de venir vers lui nue sous mon imperméable. » Alors il ne vit plus une paire de seins mais une paire de mamelles. Il prétexta que le lendemain il travaillait, qu’il fallait qu’il reparte. Il fit la route de Sion à Lausanne comme un chemin de croix, s’arrêtant à chaque station-service pour boire un café et tenir. Arrivé chez lui, il décida que l’urgence était de prendre une douche, de se raser : une nouvelle journée merdique s’annonçait, et il allait devoir l’affronter. « Si les gens se mettaient à table pour écrire ce qu’ils imaginent être leur vie, s’ils y passaient un peu de temps chaque matin, cela entraînerait à la fois la chute de la psychanalyse et la joie des éditeurs de tout acabit », songea-t-il, assis dans le fauteuil Ikea face à elle. Il allait le dire, puis se retint. À la place, il prit une voix enfantine et l’implora de “l’allonger”. En riant sous cape, il la revêtit mentalement d’un costume de dominatrice en cuir noir, avec au bout du bras un gant de boxe. Mais elle ne bronchait pas. Toujours tirée à quatre épingles, maintenant sa posture vigilante comme un serpent prêt à frapper, elle le toisait de ses yeux verts sans même un sourire. Cette froideur le rassura : elle résistait, et c’était plutôt bon signe. Alors il lança tout de même une phrase, comme on jette une bouée au vide, juste pour ne pas laisser le silence s’installer trop longtemps. « Si tout le monde couchait sur le papier sa propre vérité, il y aurait sept milliards de romans. » Elle hocha un peu la tête. Puis son regard glissa vers la petite pendule posée sur la table basse. « Eh bien, ce sera tout pour aujourd’hui », lâcha-t-elle du bout des lèvres. Elle se reprit pourtant, et il crut apercevoir l’ombre d’un sourire. Alors elle ajouta : « Je suis d’accord pour que vous passiez en analyse, pour que vous vous allongiez. Ce sera trois fois par semaine, cependant, si vous voulez faire un travail sérieux. » Il sentit quelque chose glisser en lui. Au fond du fauteuil Ikea, avec un étonnement léger — et un grand soulagement — il constata qu’il cherchait une position fœtale.|couper{180}
Carnets | Atelier
11 décembre 2019
Ils arrivèrent en novembre, je crois. Il commençait à faire froid et le jeune homme éprouva une faible satisfaction à enfiler le pull de l’année passée — celui à rayures noires et blanches qui, paraît-il, venait de Bretagne. Il sentait la lessive et la lavande ; avec lui, il se sentait en sécurité. C’est la mère qui alla ouvrir. Les deux hommes sur le pas de la porte venaient du Nord du monde, d’une terre dont il n’avait presque jamais entendu parler. Le plus grand, le plus jeune aussi, et donc celui qui lui parut d’emblée le plus sympathique, était Estonien. L’autre, un peu balourd, engoncé dans une doudoune bleue, portait des lunettes à verres épais ; il n’exprimait rien. Un Russe, apprit-on un peu plus tard. Le père était parti tôt le matin rencontrer des clients — Senlis, Lille, Gap : il ne savait plus. Ce dont il était sûr, c’est qu’il n’était pas là quand les deux hommes entrèrent pour la première fois. La mère les accueillit, les conduisit au salon, proposa du café ; lui, adolescent, baragouinait quelques mots d’anglais. Elle fit signe au jeune homme de venir l’aider. Il constata qu’elle portait une robe différente, plus éclatante, plus lumineuse ; elle avait dû passer chez le coiffeur : la racine d’habitude blanchâtre ne l’était plus. Tout était posé sur le plateau quand la sonnette retentit de nouveau. La grand-mère arriva avec son oncle. Ils avaient dû prendre un taxi : l’oncle se déplaçait mal depuis un AVC. Paralysé d’un côté, il passait ses journées, disait-il, à fabriquer des programmes informatiques pour se requinquer. Quand la vieille dame se retrouva devant Marc — il se présenta ainsi en lui tendant la main avec une déférence incroyable — elle prononça des mots qu’il n’avait jamais entendus. Une langue inconnue. Marc lui sourit ; son regard s’illumina, et celui de la grand-mère, d’ordinaire si grave, s’éclaira aussi. Le Russe semblait assoupi sur le canapé. Il n’avait pas quitté sa parka, comme quelqu’un qui ne tient pas à rester. Il avait tendu tout à l’heure une main molle ; le jeune homme guetta la réaction de la grand-mère. Elle le regarda froidement, sans ciller, et il crut même la voir se frotter la main sur la cuisse, comme pour la nettoyer aussitôt. Marc avait dû sentir cette froideur. Ses yeux bleus devinrent graves, puis un sourire revint. Il prononça une phrase dans cette langue chantante qui parut immédiatement mélodieuse au jeune homme : quelque chose de proche de l’italien, avec une profusion de voyelles. Il prit un gros sac posé près de lui et en sortit des présents emballés dans un papier sobre. Du thé et des conserves pour la grand-mère ; un jeu de poupées gigognes colorées pour ses hôtes. Quand il tendit au jeune homme son paquet, celui-ci le déballa vite : un magnifique jeu d’échecs en bois, chaque pièce décorée à la main, de couleurs chaudes et brillantes. La grand-mère remercia au nom de tous. De sa voix rocailleuse, elle laissa couler des mots, des phrases d’une beauté émouvante. Ils étaient venus en France pour réaliser un court métrage sur un des plus grands peintres et graveurs estoniens : Eduard Wiiralt, que la grand-mère avait connu dans sa jeunesse, quand, comme elle, comme tant d’autres, il avait fui le communisme pour s’installer à Paris. En fouillant les archives de Tallinn, Marc avait remonté la trace de l’artiste et trouvé quelques noms — dont celui de la grand-mère. Un rendez-vous avait été pris ; des autorisations demandées. Nous étions dans une autre époque : avant Gorbatchev, avant l’effondrement du bloc soviétique dont l’Estonie faisait encore partie. Quelques années plus tôt, la famille s’était cotisée pour offrir à la grand-mère et à Vania — son compagnon — un voyage en Estonie. Vania avait refusé. Son passé de “barin”, capitaine dans les troupes de Kornilov, l’en avait dissuadé : il disait que ce retour le ramènerait à de mauvais souvenirs. La petite dame était donc partie seule, sur Aeroflot. À peine arrivée, elle avait demandé à rejoindre son village natal, à quelques kilomètres de la capitale ; on le lui avait interdit : une base militaire s’y trouvait désormais. Elle s’était retrouvée dans une grande ville semblable à toutes les grandes villes, une ville qu’elle connaissait à peine, et ce voyage tant rêvé avait tourné au fiasco. « Small fish like rollmops », lança Marc en désignant un petit bocal sur la table, comme pour ramener la conversation au présent. Le jeune homme esquissa un sourire : l’homme faisait un effort pour s’adresser à lui. Puis la grand-mère et Marc s’isolèrent. La mère débarrassa les tasses. L’oncle attira l’attention du Russe dans le jardin, en baragouinant trois mots. Le jeune homme resta assis dans le salon à examiner son nouveau jeu d’échecs. Il ne comprenait pas un traître mot de ce qui se disait entre Marc et la grand-mère. Il fallut attendre le déjeuner : attablés, l’histoire se déploya enfin, racontée par la grand-mère dans un français approximatif. Elle n’avait jamais voulu perdre son accent. Elle s’y accrochait, physiquement, obstinément, au point de buter sur certaines locutions. Au lieu de dire “je vous emmerde”, par exemple, elle disait “je te merde” — et cette torsion de langue la propulsait, pour le jeune homme, au rang de rebelle splendide. Ils restèrent deux ou trois jours, pas plus. Marc recueillit ses informations, ses souvenirs : ces temps lointains où la diaspora russe et estonienne se retrouvait dans des appartements exigus, dans une pauvreté qui n’avait pas grand-chose à voir avec la misère. Même pauvres, comprit-il, ils étaient riches d’espoir, d’idées, d’art ; la plupart étaient des artistes, comme Wiiralt. Ce n’était pas si rose pourtant : le peintre, célèbre désormais dans son pays natal, était mort à Paris, achevé par le désespoir, la faim et l’alcool, dans un taudis. Après leur départ, le jeune homme se découvrit des origines nordiques, presque vikings, qui lui donnèrent une force neuve. Il se plongea dans la mythologie finlandaise, emprunta à la bibliothèque une traduction du Kalevala. En lisant ces vers, il lui sembla retrouver des traces d’une partie de son histoire à laquelle il ne s’était jamais intéressé : une lignée d’ancêtres, forcément héroïques, dont la trace se trouvait encryptée dans une poésie que presque plus personne ne parlait. Les Estoniens devinrent, dans son esprit, les dépositaires — plus ou moins conscients, comme lui — d’un héritage auquel on n’accédait plus qu’à travers des récits lointains, comme à travers une langue morte. Alors il se mit à marcher dans les bois, sur les collines, sur les vastes plateaux de maïs ou de luzerne. Il voulait se rapprocher du ciel, surprendre dans le vent de vieilles paroles oubliées, portées par les éléments. Une langue maternelle dont il n’aimait que quelques bribes, quelques souvenirs, et sur laquelle son cœur et son imagination allaient tisser — avec une mythologie familiale, avec l’histoire de ces artistes exilés morts loin de chez eux — une épopée nouvelle, pour prolonger ces vies, ces histoires, afin qu’elles ne disparaissent pas tout à fait dans l’oubli. Ce qu’il faut comprendre, apprendre et réapprendre dans ce monde de plus en plus absurde, c’est la notion de “sens”. Le sens n’est pas unique. Le sens n’est pas celui que les autres exigent pour toi. Le sens se cultive. Il y a des saisons pour le faire naître en soi, et cela passe souvent par la jachère : l’abandon des terres, le froid qui gèle au plus profond, cette phase où le cœur se durcit. Mais il y a toujours un printemps. Et un renouveau des sens — qu’ils soient physiques ou psychiques, peu importe : tout cela fait sens. Parfois, on est bien loin de comprendre, et cela fait partie du sens aussi : perdre le sens, perdre le nord, perdre pied, c’est une seule et même histoire. Les arbres ne donnent jamais de beaux fruits comme après les jours les plus glacials, quand la sève se fige presque. L’arbre devient pierre un instant, et transmet ce qu’aucune pierre ne transmet seule. La pierre délègue à l’arbre la tâche de produire des fruits ; dans la pomme, dans le raisin, dans la prune, il y a à la fois un goût de silex et une lueur d’étoile. Ces choses sont là depuis toujours. Elles ne sont pas là “pour rien”. Alors ce monde que nous traversons aujourd’hui — ses absurdités, ses postures, ses surfaces — ne participe-t-il pas, lui aussi, à cette quête de sens ? Nous nous perdons dans le superficiel fabriqué par des ignorants animés par des buts égoïstes et pauvres ; et pourtant, même cette dérive peut finir par nous ramener vers quelque chose de plus juste, ne serait-ce que par saturation. Il n’y a pas un seul sens : il y en a autant qu’il y a d’étoiles, de fourmis, d’êtres humains. Il suffit de lever les yeux la nuit pour comprendre que ce sont ces conjonctions — ces constellations — qui serrent le cœur, qui réveillent la mémoire, et qui nous installent dans cet entre-deux où l’on ne sait plus s’il faut rire ou pleurer. Et voici la chose la plus étrange : quand tu trouves ton sens, ton sens à toi, il finit par rejoindre tous les sens, exactement comme il le fallait — comme cela a toujours été, comme cela sera toujours.|couper{180}
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10 décembre 2019
Il y a, dans l’impuissance, une forme de soulagement : laisser tomber l’effort qui ne servirait qu’à s’illusionner encore un peu. À certains moments, accepter son impuissance ressemble à une clé — non plus pour survivre, mais pour accéder à une vie réelle, quel que soit ce qu’on met derrière ce mot. Il se souvenait de tous ces instants où, par lâcheté, il avait dit “oui” simplement parce qu’il avait eu peur de ce qu’un “non” pourrait provoquer. Et de quoi avait-il eu peur, sinon d’apparaître tel qu’il était — dur, sans cœur, narcissique, égocentré ; solitaire, banal, au bout du compte. Il avait pourtant tout fait pour accepter cette solitude : des mois, des années à se fermer, à réduire les contacts avec le monde. Et la solitude, au bout d’un moment, lui avait ouvert un monde intérieur étonnant qu’il avait parfois, par faiblesse, ou pour vérifier qu’il n’était pas devenu complètement cinglé, eu envie de partager. Pas avec le plus grand nombre : quelques intimes, tout au plus, pour s’assurer qu’il ne fonçait pas droit dans un mur. La plupart étaient restés polis, avaient lâché un “ça te passera”, et il avait mesuré à quel point même les gens qu’on croit proches vivent à des années-lumière de soi. Dans sa jeunesse, cette impuissance avait déclenché déboires, colères, rages, ruptures ; puis le temps avait passé, il s’y était habitué. Il n’entretenait plus guère que des relations superficielles. La seule relation qu’il jugeait vraiment intéressante, c’était celle avec lui-même, et ça lui donnait déjà assez de fil à retordre. L’impuissance à rester trop longtemps dans le superficiel avait, par contrecoup, créé une sorte de pouvoir : un talent triste pour l’analyse et l’introspection. Un pouvoir qui contrebalançait l’abandon, se disait-il. Il s’était donc hâté d’abandonner la majeure partie de ce que les autres tiennent pour vital — important, nécessaire — afin de s’enfoncer en lui-même, et dans la pauvreté matérielle qui accompagnait sa chute (ou sa rédemption, selon le point de vue). Peu à peu, il avait vu monter dans sa bouche une foule de “je ne sais pas”, suivis de refus catégoriques. De temps à autre, il rechutait : la vie le tentait, il la suivait deux pas, puis il lâchait, se reprenait, esquivait, se libérait de ses engagements, pris par pure faiblesse. Les femmes lui parlaient souvent de cette impuissance. Non qu’au lit il fût totalement inerte : non. Mais une fois l’acte consommé — et, pendant l’acte même, sous le contrôle continu qui l’horrifiait — il ne croyait plus à l’idée de fusion. Il restait un singleton perpétuel, un électron arrimé à son atome personnel par la gravité de sa mémoire. Il ne pouvait entrer dans aucun événement, si insolite fût-il, sans revenir au déjà-vu. La peau épicée de celle-ci lui rappelait aussitôt toutes les autres peaux, leurs odeurs fades, leurs parfums bon marché ou coûteux mille fois reniflés — ce qui revenait au même. L’impuissance qui l’accablait, au fond, c’était l’impossibilité chronique de vivre une nouveauté sans qu’elle se relie à la digestion lente de nouveautés successives, désormais achevées, mortes, qu’il avait lui-même dû achever. Il se disait souvent qu’il était une sorte d’assassin ; à bout de course, il avait dressé en lui un tribunal : juge, procureur, avocats, jury. Le procès devenait interminable, sans cesse ajourné. La sanction pendante lui faisait penser à une épée de Damoclès confondue avec l’idée d’un cancer. Les jours les plus noirs, il se persuadait qu’il devait avoir un cancer : quelque chose qui le rongeait lentement, sûrement, punition d’avoir cédé, d’avoir laissé l’impuissance s’installer. Comme dans les vieilles fables de “sélection naturelle” : seuls les plus forts restent en bonne santé ; seuls les plus forts déchirent la chair rouge de leurs dents blanches et s’en repaissent. Il n’avait pas revu de dentiste depuis des lustres ; une grande partie de sa dentition s’était fait la malle, et il s’était progressivement mis à la purée. La viande l’écœurait, sa vue comme son goût ; s’il lui arrivait d’entrer chez le boucher, il finissait par détourner le regard de la bidoche étalée et, comme pour s’excuser, achetait un plat cuisiné — lasagnes, brocolis — puis détalait avec la rage et la honte mêlées au creux de l’épigastre. Quand il se rappelait l’époque où on le disait “bon vivant”, capable d’avaler une côte de bœuf sans vergogne et de boire des litres d’alcool aux festins dominicaux, entouré de copains, il restait pensif : ce personnage n’avait jamais été lui. Il se découvrait, non sans un rictus d’effroi, plus proche de saint Ignace de Loyola que de Rabelais — sauf qu’il n’avait rien d’un saint, pas plus que ce jésuite roué. L’impuissance venait d’une forme améliorée de l’ennui, qu’il croyait avoir dépassé et qui revenait à la charge. C’était le résultat d’une vie. Et, pour la première fois, il n’eut pas envie de résister. L’impuissance et la vieillesse, deux compagnes fidèles, lui proposaient soudain un havre de paix, semblable à ces pages baudelairiennes qui, jusque-là, l’avaient laissé hermétique malgré leur beauté : « Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde ! Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris, Il ferait volontiers de la terre un débris Et dans un bâillement avalerait le monde ; C’est l’Ennui ! — l’œil chargé d’un pleur involontaire, Il rêve d’échafauds en fumant son houka. Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, — Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère ! » (Charles Baudelaire, “Au lecteur”, Les Fleurs du mal.) Parce que c’était l’époque, parce que sa vie lui semblait confuse, parce qu’il se blessait sans relâche dans les relations qu’il tentait de tisser, parce qu’il fallait absolument qu’il y ait un “parce que”, il décida un matin que cela suffisait. Il alla au bureau de tabac du coin, acheta un paquet de Winfield rouges et un carnet à spirales. Le rideau de fer venait de se lever, la carotte rouge renvoyait des reflets sanglants sur les vitrines et sur la chaussée luisante : il avait dû pleuvoir toute la nuit. Il fut le premier client ; quand il sortit son gros billet, le buraliste prit un air contrit et demanda s’il n’avait pas plus petit. Sans un mot, il rangea le billet, tendit sa carte, passa le boîtier en “sans contact”. Il n’y avait qu’un seul bar potable dans le bourg ; il s’y dirigea. Il avait besoin de bruit, de vie, de quelque chose qui fasse écran. Il s’installa au fond de la salle, salua la patronne — une jeune femme sortie tout droit d’un Ingres : formes généreuses, chevelure noire, luisante, faux cils bon marché qui la reliaient tout de même au présent. « Et le jeune homme, il veut un café ? » lança-t-elle avec un sourire complice. Il devait être venu une ou deux fois : assez, en temps de crise, pour devenir un “habitué”. C’était jour de marché, il s’en souvint en voyant entrer les gars en cotte, les femmes en bottes fourrées. Il tendit l’oreille : il adorait les dialogues au comptoir. Les gens, souvent, déclamaient une poésie qu’ils ignoraient. Une langue simple, une économie de moyens étonnante, des silences flamboyants qui laissaient résonner les phrases. Peut-être, pensa-t-il, était-il temps de se remettre à écrire sur tout cela ; il caressa la tranche du carnet posé devant lui, sans conviction réelle. Il préféra plonger dans l’instant, l’habiter comme une scène “mythique” où le temps et l’espace s’abolissent. Une oasis surgie de nulle part : l’humanité née dans ce bistrot, divine et triviale à la fois, puisque l’éternité n’était peut-être que cet instant. Il posa ses lèvres sur le bord de la tasse pour mesurer la chaleur de ce café intemporel. Il était encore chaud. Et puis un bruit, plus fort que les autres, différent, un bruit qui n’avait rien à faire ici : un son de trompette. Sans savoir pourquoi, il sut que c’était Jéricho. Il se sentit partir, comme si la gravité l’avait lâché ; par paliers, il atteignit le plafond. Il n’était pas si étonné, et il s’en étonna. Il voyait la scène d’en haut ; il aperçut son reflet dans le grand miroir : le vieux assis au fond, c’était lui. Il eut du mal à se reconnaître, et pourtant quelque chose insistait : oui, c’était bien lui. Il toucha le plafond de l’index. La matière céda, comme du beurre. Il passa la tête, puis le corps entier, et se retrouva à l’étage, dans un appartement resté figé dans les années soixante, l’époque de sa naissance. Dans la cuisine, une jeune femme épluchait des légumes ; près d’elle, un petit garçon potelé, assis à une table couverte d’une nappe vichy, s’appliquait à faire un dessin. Il comprit — il le sentit d’un coup — que c’était lui. La panique surgit alors : l’idée qu’il était mort, d’un coup, en buvant un café dans un bar anonyme, comme un vieux con, l’électrisa. Il eut envie de frapper du poing, quelque part, sur quelque chose, mais rien n’était vraiment solide. Le monde commença à se dissoudre, lentement, comme la buée sur un pare-brise quand, la nationale passée, il rejoignait l’autoroute au volant de son vieux Kangoo jaune — qu’il ne pouvait d’ailleurs plus prendre depuis ce contrôle technique refusé. Malgré sa mimique douce, son attention à ne pas trahir celui qu’il croyait être, il ne retrouvait pas l’image de lui-même qu’il aurait voulu voir apparaître dans le regard vert de la jeune femme. C’était sûrement pour cela — car il faut une raison à tout, se disait-il — qu’il paya brusquement et l’entraîna vers la chambre d’hôtel. Dans l’escalier, il la fit passer devant lui, non par galanterie, mais pour profiter de ce spectacle un peu misérable : le balancement de sa croupe engoncée dans une jupe trop serrée, les talons aiguilles d’escarpins bon marché. Cela ne l’excitait pas ; il s’en voulut, puis, naturellement, il lui en voulut à elle. Il lui en voulut de l’avoir suivi, d’être assez naïve pour croire au scénario, et il s’en voulut encore d’avoir accepté “un dernier verre” avec tout ce que cela impliquait. Il l’avait rencontrée quelques jours plus tôt au supermarché ; il était passé à sa caisse parce qu’il y avait moins de monde : bête à pleurer. Puis il avait remarqué son chignon, ses yeux verts, et, plus bas, une mélancolie — réelle ou supposée — qui avait achevé le reste. Il lui avait donné rendez-vous le soir même ; ils étaient allés au cinéma. Il se souvenait de cette lueur de joie, à peine masquée sous une coquinerie affichée, et il s’était dit qu’elle approchait la quarantaine, seule, peut-être avec un ou deux gosses, à ce moment où l’on hésite encore entre se dégourdir et reconstruire quelque chose. Il ne se souvenait plus du film ; il pensa que c’était précisément ce genre de détail qu’un inspecteur de police exigerait pour vérifier un alibi. Il se demanda si, au fond, il ne faisait pas tout pour qu’on l’arrête et qu’on l’enferme une bonne fois pour toutes. Il introduisit la clé ; la porte s’ouvrit en grinçant sur la petite chambre. Rideaux tirés, chaleur suffocante : le patron poussait la chaudière pour compenser l’isolation. Mobilier et papier peint des années cinquante. Il fit le vœu que les cafards — montés de la cave d’une épicerie africaine — ne viennent pas trop tôt. Ils s’assirent sur le lit. Il nota qu’il était doué pour imiter l’embarras. Sauf qu’il ne rougissait pas ; elle, oui. Et c’est peut-être cela qui déclencha la suite : la rougeur sur son visage, le trouble dans son regard, un trouble animal qui se propagea vite. Ils se retrouvèrent nus sous les draps ; elle implorait qu’il l’embrasse, et lui, comme pour éviter de penser, s’acharna à la toucher, compulsivement, trop bas, trop vite, comme s’il fallait forcer l’accord. Elle restait sur son registre sentimental ; il se lassa. Il la bascula, expédia l’affaire, et, dans le mouvement, une odeur de friture mêlée à un parfum bon marché lui monta au visage ; il jouit de façon intempestive. Il se retira aussitôt, alla se laver, jeta le préservatif dans la poubelle. Puis, face à elle, il dit qu’il devait se lever tôt, qu’il était crevé, qu’à un de ces jours. Il la vit se décomposer. Le sourire se figea, le regard s’assombrit. Elle se métamorphosa en harpie, l’insulta : il l’avait “trompée”, il avait joué la comédie de l’amour. Quand il referma la porte, il colla l’oreille au bois pour écouter ses talons s’éloigner dans la cage d’escalier. Il hésita entre satisfaction et sauvagerie. Il attrapa la bouteille de whisky, neuve, et se mit à danser nu au milieu de la chambre.|couper{180}
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09 décembre 2019
Il avait beau fouiller sa mémoire, il ne retrouvait pas le plaisir enfantin des périodes de Noël. Ou alors il se demandait si ce plaisir n’avait pas été, dès le départ, quelque chose d’inoculé par l’entourage : un goutte-à-goutte commencé à la Toussaint, qui finissait par faire passer l’obligation pour une évidence. Il y avait la lettre au Père Noël, surtout : l’exercice supposé joyeux qui, chaque année, se transformait en mur. Non pas l’embarras du choix au sens euphorique, mais une paralysie : comment lister des désirs quand, au fond, il n’avait besoin de rien ? Il l’avait compris très tôt, de façon confuse puis irréfutable : l’obtention ne réglait rien. Pire, elle scellait l’affaire, comme une sanction venue de nulle part. Une panoplie de Zorro, par exemple : la projeter, la réclamer, l’attendre, puis l’avoir… et sentir presque aussitôt que l’objet, déjà, se vidait. Les cadeaux étaient souvent bon marché, ils se dégradaient vite ; mais le mécanisme était plus rapide encore que l’usure matérielle : le souhait, l’obtention, puis l’évanouissement, ce glissement du merveilleux vers le banal. L’objet du désir devenait une coquille : il restait la forme, et l’événement s’était retiré. On lui reprochait alors son manque d’attention, son indifférence aux objets ; il savait que c’était une lecture facile. Qu’il s’agisse de présents ou de choses utilitaires, sa relation avec elles trahissait autre chose : une manière d’exister en décalé, comme si tout perdait du poids dès qu’il y attachait un peu d’importance. Les mots eux-mêmes avaient fini par lui donner cette sensation : des lieux désertés. Chaque mot nouveau, enfant, il le tournait entre deux doigts comme une loupe, cherchant à l’intérieur une trace de vie ; et il ne trouvait le plus souvent qu’une apparence, variable selon les bouches, chargée d’intentions moqueuses ou blessantes, rarement stable, rarement sûre. À force, ce qu’on nommait chez lui “je-m’en-foutisme” s’était collé à sa peau comme une étiquette, alors que la chose grave était ailleurs : il avait l’impression d’être dans une dimension parallèle où les êtres et les objets, dès qu’il tentait de leur donner du poids, devenaient des bulles — ils montaient, s’allégeaient, filaient vers un plafond invisible, et crevaient sans bruit. On avait tout essayé pour le “ramener” : secouer, frapper, punir, enfermer, imposer. Il avait compris que certaines attentions venaient d’un endroit sincère, et il avait appris à mimer : la joie, la peine, la colère, l’amour, tous ces mots que les autres prononçaient comme s’ils allaient de soi. Il jouait le jeu, parfois quelques jours, parfois quelques semaines. Puis l’étrangeté revenait, d’un coup, et détruisait ses maigres efforts. Noël, comme toute fête collective, le plaçait alors dans un no man’s land : d’un côté l’indifférence et la solitude, de l’autre le royaume des faux-semblants. Et, dans cette hésitation, il retrouvait exactement ce mur : l’impossibilité d’écrire sa lettre, l’impossibilité de se laisser prendre. Quand il écrasa sa cigarette, ce fut une fulgurance : ces intuitions qui arrivent comme des offres trop complètes, vol + hébergement + alcool compris, et qui, pour cette raison même, sentent le piège. Mais il n’y avait rien d’autre qu’un cendrier au cul noirci, et cette petite violence du geste : tirer, tirer encore, puis réduire à de la cendre. La vie, pensa-t-il, ressemblait souvent à ça : quelques bouffées plus ou moins goulues, puis l’écrasement final, et le reste qui s’accumule. La journée avait commencé comme les autres, par cet entraînement à la morosité dont il tirait une substance difficile à nommer — et pourtant, dehors, la brise poussait les nuages, ouvrait un bleu tranquille au-dessus des toits ; des oiseaux passaient, écrivant dans l’air des mots qui ne lui étaient pas destinés, ou qui ne l’étaient plus. Il avait renoncé à déchiffrer les langues extérieures pour s’attacher à la sienne, à la suivre dans ses frémissements, ses silences, ses respirations. Sa langue était un animal : endormi la plupart du temps, mais vivant dans les rêves et les cauchemars, indifférent à ses attendrissements dès qu’il cherchait à les convertir en récompense. Il en savait quelque chose : c’était son troisième chat. Le premier, l’enfance. Le second, plus de vingt ans de vie. La troisième, presque cinq ans déjà. Son épouse avait choisi le nom, parce qu’au début il avait refusé, ou plutôt il n’avait pas su investir ; le deuil de l’animal précédent avait laissé une fatigue dans sa capacité d’attachement. Il l’avait trouvée bête, sans mystère, une boule de poils faite pour jouer et manger. Et puis il y eut la seconde portée, et quelque chose bascula. Il avait voulu garder un chaton — lui laisser au moins ça, mener jusqu’au bout son expérience de mère — mais son épouse avait déroulé la liste : frais, contraintes, vacances, “raison”. Il avait cédé. La culpabilité était venue plus tard, au moment exact où la chatte comprit qu’on lui enlevait ses petits. D’abord un : elle le chercha partout, sous les meubles, sous les tapis, poussant ces cris qui déchirent, et lui, chaque fois, recevait ça comme une lame. Il essayait de la prendre dans ses bras ; elle se dégageait, griffait, mordait, repartait, folle. Quand le dernier quitta la boîte en carton, elle passa du désespoir à une sorte de catatonie ; elle ne mangea presque pas pendant des jours. Et dans son regard, à lui, il ne lut rien d’autre que sa lâcheté : il venait de trahir l’animal, comme il avait trahi tant de gens — à commencer par lui-même, à commencer par sa langue. Tout ce que cette langue aurait pu porter — récits, poèmes, romans — dormait aussi dans un carton, muet, lourd, fermé. Les mois passèrent. On la fit stériliser ; elle prit du poids ; elle dormit beaucoup, sur une chaise, pendant qu’il peignait. Elle réclamait parfois une sortie, parfois des croquettes, puis repartait. Le soir, il la laissait grimper sur les toits. Il entendait ses cris, ses feulements, les ébats nocturnes avec les matous du quartier, et cela réveillait en lui quelque chose de proche : une sauvagerie interne, un besoin de liberté, une envie de passer outre les limites du langage ordinaire, et ces catégories usées de vrai et de faux, de merveilleux et de banal. Avec le temps, leur relation s’était stabilisée dans une aridité acceptable : pas de grand théâtre, pas d’illusion. De temps en temps, la chatte venait sur ses genoux ; il la caressait ; elle se tournait un peu pour qu’il frotte le ventre. Quelques minutes, une parenthèse, rien de plus — et c’était exactement ce qu’il apprenait à faire avec sa propre langue : la laisser exister, ne rien lui soutirer, ne rien exiger, juste tenir ce bref accord. C’était devenu un rituel : quand, à bout de fatigue, il se décidait enfin à rejoindre le lit conjugal, tard dans la nuit ou juste avant l’aube, il s’allongeait à côté d’elle avec une sensation de chaleur et de sécurité — sensation qu’il balayait presque aussitôt, comme s’il ne fallait pas trop s’y attarder, pour pouvoir tomber. À ce moment-là, son esprit se vidait comme un lavabo dont on soulève la bonde : les pensées tournaient, puis s’inversaient, aspirées par le pôle magnétique de l’oubli, entraînées dans les canalisations de quelque chose d’inconnu. Et chaque fois qu’il franchissait cette frontière, de la journée vers le sommeil, il pensait à sa propre disparition : au dernier moment, à ce qui précède la fin. Ce qui le surprenait, c’était la forme de jouissance que cela pouvait prendre : une liberté brusque, inouïe, à laisser derrière lui son histoire, ses rôles, son identité, tout ce paquet de “moi” qui se cogne aux vitres de la réalité qu’il s’invente. Il ne restait plus qu’une conscience aiguë du rien qui le composait — et ce rien, paradoxalement, lui paraissait plus tangible que tout ce qu’il avait été ou possédé dans l’existence diurne. Le rien regardait le rien. Puis même cette conscience s’effilochait : le temps et le lieu perdaient leur sens, des sons et des luminosités passaient comme des bribes, et il s’enfonçait, apnéiste expérimenté, dans le sommeil. Il aurait voulu que la mort soit ainsi : un grand nettoyage, un décrassage ultime de la mémoire, de toutes les identités successives, avant l’entrée dans l’énigme, avec l’insouciance d’un nouveau-né repassant la frontière entre l’être et le néant. En attendant l’épreuve vraie, il s’entraînait : chaque soir, chaque matin, répéter ce lâcher-prise, comme on rédige un brouillon et qu’on le recommence, non pour l’améliorer, mais pour s’approcher de l’essentiel. Il souriait parfois à cette discipline involontaire : il n’avait jamais été aussi assidu avec quoi que ce soit. À l’école, il écrivait ses dissertations sur un banc, dans la cour, juste avant la cloche ; il vivait déjà dans cette habitude qu’on appelle aujourd’hui procrastination. Mais il savait, lui, ce que c’était : il lui fallait l’urgence, la pointe du dernier moment, pour sentir ce qu’il devait dire — et, à sa manière, il continuait : chaque nuit, même geste, même chute, même apprentissage du bord. Chaque matin, il enfilait une armure. Au début elle lui avait paru lourde ; avec le temps elle s’était allégée, comme si la peau s’y habituait, comme si le poids devenait normal. Il n’en sentait vraiment l’entrave que dans les conflits, sur les pentes abruptes de l’émotion : là, l’armure se rappelait à lui et révélait le hiatus entre ce qu’il s’imaginait être au fond — une sorte de noblesse intérieure, une tenue — et la réalité triviale des interactions quotidiennes. Seul, il était prince ; dès que l’autre apparaissait, il devenait gueux, lourdaud, et il sabotait lui-même cette noblesse par une blague, une incompréhension affichée, une colère empruntée, tout ce qui pouvait le ramener au sol. L’absence de confiance en lui avait fini par se transformer en absence de confiance envers le monde entier. Et puis il s’était installé dans cet entre-deux, dans ce bâillement : incapable de retrouver l’origine de ses mensonges, incapable aussi de choisir une version de lui-même, il avait décidé d’être les deux à la fois — prince et gueux — et de laisser chacun parler quand il en avait envie, sans arbitrer, sans trancher. Quand l’hiver arriva, il se demanda, comme chaque année, s’il verrait le printemps. Silencieusement, il envoya ce souhait à l’univers, demandant pardon — encore — pour son inaptitude à croire. Dans son présent, il pataugeait, construisant des projets qu’il ne menait pas à terme, imaginant entre le présent et l’avenir une ligne tortueuse qui changeait sans cesse au gré des événements. C’est à ce moment-là que la sonnette retentit. La pluie commençait à tomber ; la factrice, sous son poncho trempé, lui tendit un colis et repartit aussitôt, pressée, vers sa motocyclette. Il ouvrit le paquet : il se souvint qu’il avait commandé des feutres sur un site chinois des semaines plus tôt. Une joie légère arriva, la joie de l’idée — de ces projets qu’il avait conçus au moment de cliquer “acheter”, quand tout semblait encore possible. Il déballa le papier bulle : quatre-vingts feutres, rangés dans un étui noir, doubles pointes, fine d’un côté, biseau de l’autre. Il fit glisser la fermeture éclair et resta un instant devant la profusion, comme devant une promesse intacte. Puis il referma l’étui et le posa sur une étagère. Et c’est là que quelque chose se renversa : se retrouver avec les outils le paralysait. Les images rêvées d’il y a quelques semaines existaient encore, mais elles ne poussaient plus. Il retourna à la cuisine, se demanda ce qu’il préparerait pour le déjeuner, et la journée passa — semblable à tant d’autres — dans cet entre-deux : projets, rêves, et manque d’élan pour les faire naître.|couper{180}