13 décembre 2019
Il y a un homme, quelque part au fond de moi, que je ne parviens pas à mettre au monde. Je l’aperçois de temps à autre et, dès que je m’approche un peu de lui, il s’évanouit. Alors je me dis que j’ai rêvé, tout simplement, que j’ai pris mes désirs pour des réalités. Cet homme-là n’est que pur fantasme : il n’existe pas, n’a jamais existé, et n’existera jamais. Pourtant ça ne me lâche pas si facilement. Ça revient à la charge, régulièrement. Comme un bouchon, un flotteur quand le poisson mord : il coule brusquement, puis il remonte, cependant que je n’arrive plus à ferrer aussi facilement qu’autrefois. Je n’arrive pas à pêcher cet homme aussi bien que je pêchais les petits poissons de mon enfance, avec l’insouciance de l’enfance, avec cette prétendue innocence — ou naïveté, comme on dit. Parfois je vois très bien la séparation qui s’opère à chaque choix : toutes ces routes que propose chaque décision et leurs conséquences, et sur ces routes j’aperçois l’homme qui marche plus ou moins droit. Il y a cet homme intelligent, posé, pondéré, qui fait presque aucune erreur, et qui continue sans encombre son chemin, comme si nos vies — chacune de nos vies — se déployaient dans des dimensions parallèles et bifurquaient à chaque circonstance, à chaque fois que nous interprétons ces circonstances, ces événements, chacun à notre manière. Et bien sûr, j’ai longtemps cru qu’il pouvait exister une bonne et une mauvaise manière d’interpréter, comme de réagir ; j’ai longtemps cru qu’il pouvait y avoir de bons et de mauvais choix. Ainsi il y aurait un homme né de mes choix, celui qui les aurait interprétés de la meilleure façon possible, et qui, dans une strate du multivers, jouirait enfin du bénéfice que toutes mes pertes, mes renoncements, auraient occasionné. Car nul doute que tout soit interdépendant, que le bonheur des uns se construise sur le malheur des autres — je veux dire : sur ce que l’on interprète comme tel, à tort ou à raison, puisque tout n’est qu’affaire de pesée, d’équilibre, d’harmonie. Dans ce cas, suis-je si mal loti que je l’imagine ? Peut-être existe-t-il aussi le pire des hommes, celui qui s’est encore plus avili que moi dans une strate de basse fréquence, noire et glaciale. Peut-être que lui n’a choisi d’interpréter que la mauvaise part des choses, et que les conséquences de ses choix auront été la colère, la haine, le meurtre, la trahison. Ai-je été l’homme que je considère bien meilleur que je ne le suis en ce moment ? Le serai-je jamais ? Ou alors serai-je un jour cet homme qui a chuté si bas qu’il a perdu toute dignité et toute foi ? Ai-je vraiment le pouvoir de choisir la route que j’emprunte, par la seule acuité de mon regard, par mon discernement posé sur chaque décision ? Ou bien tout cela n’est-il qu’un jeu de hasard, une sorte de gigantesque casino dont on sort riche ou fauché, peu importe ? Cette vision pessimiste, je l’ai traversée bien des fois, et elle ne m’a mené qu’à une impasse, une sorte de mur du son : une constance de Planck. Et puis tout à coup je repense à ce texte que j’ai écrit récemment, celui qui fait référence à une tapisserie, à la dame à la licorne. Cette image raconte notre attachement aux cinq sens et notre isolement : la solitude de chacun sur son île, enchaîné par l’habitude de considérer la réalité. Comment se libérer de cet enfermement qui semble pourtant si dérisoire, sur cette tapisserie réalisée en six panneaux, si je me souviens bien ? Le sixième panneau, le dernier acte, c’est l’invention d’un sixième sens, symbolisé par le cœur. Le cœur serait alors l’axe du monde, l’origine et la fin de toute chose ; le comprendre serait la clef de l’énigme. Dans ce cas, tous les hommes que je suis “en même temps” peuvent bien perdre ou gagner selon l’interprétation de leurs cinq sens : cela n’importe pas vraiment, puisque tout finira par nourrir la profondeur infinie — apparemment inhumaine, incompréhensible — du multivers, ou de l’univers : le cœur du monde.
Cet “effondrement” dont parlent souvent Maître Eckhart et les grands soufis, il y repensait après avoir écouté une série d’interviews avec le peintre Claude Viallat. Il avait été profondément touché par les propos du vieux Nîmois quand celui-ci racontait son parcours compliqué avec la peinture. Cette agitation qui l’obligeait à s’emparer des œuvres des autres pour s’appuyer sur elles et pouvoir créer, il la comprenait trop bien. Et puis, à un moment, la voix de Viallat s’était brisée légèrement quand il avait dit : « Quand on a une idée, on ne la lâche pas. » Cette simple phrase résumait tout ce que, lui, refusait encore de faire, et dont il commençait pourtant à sentir l’importance : le chas de l’aiguille, qu’il interprétait encore comme une défaite, une résignation. Cela faisait bientôt deux ans qu’il n’avait rien peint qui puisse vraiment l’enthousiasmer. Il peignait machinalement, au gré de ses pulsions, avec une régularité qui, à elle seule, aurait pu lui indiquer qu’il était en route vers quelque chose. Car qu’il fasse beau ou mauvais, qu’il soit en forme ou pas, il ne se passait plus une seule journée sans qu’il aille travailler à l’atelier. Peu à peu, il avait restreint ses activités à une forme d’essentiel encore mal taillée. Il sentait qu’il devait être présent là, et nulle part ailleurs. Attaché à cette régularité, il avait produit un grand nombre de toiles que beaucoup de visiteurs déclaraient “réussies”. Mais il ne prêtait plus vraiment attention au jugement d’autrui. Lui savait qu’il était loin d’avoir “réussi”. Que tout cela ressemblait férocement à de la merde, ou à du flan. Ces toiles, au mieux, lui prouvaient qu’il avait été capable de s’attacher à un mât et d’écouter le chant des sirènes — et les sirènes, bien sûr, étaient mortes d’avoir été entendues. Il lui fallait encore lâcher du lest : commencer par lâcher cette curiosité insatiable qui ne cessait de le distraire de la source vive, encore inaccessible, de son travail. Les sirènes étaient mortes ; il fallait comprendre aussi que la curiosité qui l’avait mené vers elles n’avait plus lieu d’être. « Quand on a une idée, on ne la lâche pas », disait Viallat. Lui, il en avait trop : elles ne cessaient de le traverser. Quel courage lui faudrait-il, quel effondrement authentique devrait-il accepter pour ne plus laisser à la distraction ne serait-ce que l’espace d’un cheveu, et pour que, comme dans les vieux récits oubliés, la grâce s’introduise enfin en lui et le mette à terre une bonne fois pour toutes ? Il lui fallait creuser une idée comme on creuse un trou pour s’y enterrer.
Je prends appui sur la peinture pour parler de la sincérité, parce que c’est sans doute par elle — et par elle seule — que j’ai pu en comprendre la nature. Depuis que j’ai commencé à peindre, il y a plus de cinquante ans, la peinture en elle-même n’était qu’un prétexte : faire de jolis dessins pour obtenir une reconnaissance que je n’imaginais pas pouvoir recevoir autrement. Et puis je me suis aperçu, plus ou moins, que réaliser de jolies peintures canalisait ma volonté d’être aimé. Il me fallait m’asseoir, prendre le temps de faire, et pendant ce temps-là je ne me dispersais pas, comme j’en ai toujours eu l’habitude. Dessiner et peindre ne pouvaient s’effectuer que dans une durée que j’acceptais comme une concession, un compromis : il y avait un intérêt à la clef, celui d’être accepté et aimé. Je ne me souviens plus vraiment si j’avais un véritable amour du dessin ou de la peinture. J’ai beau tenter de me souvenir, je ne le pense pas. J’étais fasciné par les tableaux à l’huile que réalisait ma mère, mais l’ambiguïté de notre relation ne me permettait pas de considérer la peinture pour elle-même : elle était à la fois un lien et une barrière entre ma mère et moi. Sans doute, en mourant, ma mère m’a-t-elle permis d’approcher enfin la peinture autrement. La peinture avait aussi un rapport étroit avec le père de ma mère, diplômé des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg, que je n’ai jamais connu, mais dont la légende familiale a fini par me dresser l’image d’un artiste raté. Je me souviens seulement qu’il m’était facile de dessiner ou de peindre pour obtenir un résultat qui semblait plaire aux personnes qui m’entouraient — famille, camarades d’école, professeurs d’arts plastiques qui parfois dressaient mes louanges en montrant mes travaux à la classe. Le dessin et la peinture n’étaient que des moyens d’obtenir une attention, de l’amour. Si j’étais “doué”, pourtant, je ne travaillais pas de façon régulière : je m’y mettais seulement quand je ressentais le vide, la solitude, la carence affective. On peut poser des mots là-dessus, mais sans définir vraiment cette sensation terrible de vide. Si j’avais vécu à une autre époque, saint Jean de la Croix aurait peut-être reconnu dans ce vide l’ennui propice à recueillir la grâce, et je dois bien avouer que cela m’a longtemps attiré aussi. En tout cas c’est à ces moments-là que j’éprouvais la nécessité de m’emparer d’une feuille de papier, d’un crayon, d’une boîte de couleurs, pour tenter d’attirer — à la périphérie de ce vide — l’attention qui, je l’espérais, le comblerait. Je n’avais pas encore, à cette époque, la sensation d’être un imposteur ; mon analyse de la situation ne me le permettait pas — et heureusement, sinon je crois que je n’aurais pas pu aller plus loin. J’aurais été un simple voyou, ou un homme d’affaires roué : ne pas choisir le doute. J’ai donc dessiné et peint par intermittence, quand cela m’arrangeait, sans penser avoir vocation à en faire un métier. À l’âge adulte, vers dix-huit ans, j’ai été attiré par la photographie, un peu par hasard : le choc des diapositives d’un voyage en Irlande, en 1980, m’a bouleversé. J’ai compris qu’on pouvait photographier ce qu’on appelle la réalité et que la pellicule la restituait sans l’émotion — ou l’état d’esprit — avec lesquels nous avons coutume, non pas de la regarder, mais de l’interpréter. Il me fallait consulter ces clichés pour m’apercevoir à quel point j’étais loin de saisir la réalité quand j’étais dedans, en train de la vivre. La photographie m’excluait du décor : il ne restait plus que lui, et c’était magnifique. Je ne connaissais pas grand-chose à la composition ; j’avais feuilleté des manuels, je me doutais bien qu’il existait des règles, mais la notion de cadrage, je crois, était déléguée au hasard la plupart du temps, comme pour m’extraire encore davantage. Ce n’est pas tout à fait juste : disons que j’ai essayé de faire de “belles photos” un moment, puis assez vite je suis passé à autre chose. Autour de moi, personne ne comprenait pourquoi je faisais des photos si étranges, qui “ne voulaient rien dire”. Pour résumer : la photographie m’a révélé quelque chose que je n’étais pas en mesure d’analyser ; il m’a fallu une quinzaine d’années à tourner autour du pot, en vain. Pour comprendre ce qui s’était passé, il a fallu encore des années : que je traverse la peinture à nouveau, que j’éprouve à nouveau un sentiment d’imposture, et qu’au final je me demande ce qu’est, pour moi, la sincérité comme la réalité — car au bout du compte les deux semblent se confondre, ou se rejoindre. Que peut bien être la sincérité, que peut bien être la réalité, quand on s’aperçoit que rien n’est stable, ni au-dehors ni en soi, sauf cette instabilité permanente des choses ? Ce fut une énigme, un casse-tête, une souffrance, parce que j’imaginais être le seul à n’être pas sincère. J’avais une admiration sans borne pour les personnes qui possédaient cette qualité — ou cette force d’âme, ou cette naïveté profonde — et je les admirais d’autant plus que je ne pensais pas posséder la moindre de ces facultés. J’avais le désir de m’accaparer la sincérité d’autrui pour la faire mienne, je crois. N’est-il pas habituel de passer par les autres pour se rejoindre soi-même, dans ce jeu de miroirs ? Quand je me regardais en face, je ne voyais qu’un imposteur, un tricheur, un menteur ; je n’avais guère d’estime pour moi, il faut bien le dire. Dans le parcours de survie que j’avais suivi, il m’avait fallu abandonner tant de choses précieuses, je m’en apercevais peu à peu : la confiance en l’autre, et la confiance en moi, n’étaient pas les moindres. J’avais poursuivi, sans m’en rendre compte, une maltraitance envers moi-même qui prenait sa source dans la petite enfance : je reprenais, de mon propre chef, les discours entendus, les plus blessants surtout, alors même que je croyais avoir fui bien loin. Comme il est difficile d’aimer vraiment qui que ce soit quand on doute de tout, et surtout de soi-même. On aime alors comme on lance une bouée à la mer, et le naufragé n’est autre que soi, que l’on voudrait confusément sauver. Combien de fois me suis-je réveillé sur une plage abandonnée ? Je ne compte plus. C’est le même scénario qui se répète jusqu’à ce que je comprenne, enfin, que je suis tout autant menteur que sincère — autant que les autres, ni plus ni moins. Je me suis posé beaucoup de questions, je me suis torturé les méninges sur la sincérité en peinture. C’est la même chose : à chaque tableau j’ai été menteur et sincère. Chaque tableau est une médaille à deux versants. S’attacher à un seul versant — cette fameuse “sincérité” — n’est-ce pas se couper à moitié de la peinture, s’obstiner à ne vouloir regarder que l’aspect “joli” et “plaisant” ? Non : la peinture m’a souvent fait passer par le mensonge afin d’estimer, à la surface de la toile, comment placer les valeurs, établir une profondeur, inventer des harmonies de couleurs. Les deux se valent et servent la peinture — pas le peintre. Ce n’est pas la sincérité qui peut me servir de moteur : elle donnerait trop de poids au mensonge en tentant de prendre le dessus sur lui. La sincérité, désormais, est un pinceau qui a perdu ses poils, et avec lequel je me gratte le dos : pas grand-chose de plus. Je préfère mille fois l’obstination et la régularité : elles m’apporteront l’idée plutôt que cette sincérité merdique dans laquelle j’ai perdu des années à me torturer. Il se pourrait, car la vie a de l’humour, qu’à la fin des fins obstination, régularité, idée et sincérité se rejoignent, et que je m’aperçoive de leur synonymie. Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs : à chaque jour suffit sa peine.
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12 décembre 2019
La première image qui surgit, quand il reprit peu à peu conscience de son corps et de celui qu’il croyait être, fut celle d’un éléphant attaché à un tout petit épieu. Puis l’image se transforma : une licorne entourée d’une clôture fragile, sans doute empruntée à une tapisserie qu’il retrouvait chaque semaine, en face de lui, au mur du cabinet de son thérapeute. Il avait imaginé que l’hypnose pourrait l’aider à sortir de son marasme : ce sentiment d’insignifiance chronique qui l’envahissait dès qu’une rupture sentimentale s’annonçait, ou qu’elle était déjà consommée. En explorant l’île, il vit la dame vêtue de blanc qui, cette fois, s’était débarrassée de son collier. Il plissa les yeux pour tenter de faire apparaître plus précisément sa poitrine ; l’image se brouilla, exactement comme dans ses rêves érotiques, et il s’éveilla tout à fait. En buvant son café, il repensa à l’éléphant, à la licorne, au collier disparu. Il imagina un dessin humoristique : des milliers de personnes chacune sur une île personnelle, attachées à un axe dérisoire dont elles pourraient se libérer d’un simple geste. Il trouvait amusant d’accrocher au bout du lien un billet, ou un chèque. Puis il laissa s’enfuir l’idée, comme tant d’autres. Les idées le traversaient sans cesse. Il y était habitué. Et pourtant quelque chose le soulageait, désormais : constater qu’il ne tentait plus de les enfermer, de les capturer sur des feuilles. Il se demanda si cette nouvelle thérapie lui était aussi bénéfique qu’il l’avait espéré. Il essaya d’être objectif. Dans le fond, elle cautionnait un malaise qui existait — il se souvenait de ses ravages — mais ce malaise lui semblait aussi renforcé par le seul fait qu’il en avait pris conscience et qu’il voulait s’en débarrasser. Se débarrasse-t-on d’une partie de soi ? Il pensa à un manchot, à un cul-de-jatte : amputé mais “heureux”. Il sourit. Il repensa au thérapeute. La première fois, il avait sérieusement envisagé que ce fût un charlatan. Curieusement, ça ne l’avait pas dérangé : il était curieux de voir la suite. Si aucun soin ne venait, il aurait au moins la satisfaction d’entériner l’illusion : faire appel à un tiers pour se sortir de la merde. Il avait lu pas mal de livres sur l’hypnose. Il s’attendait à quelques combines verbales, au minimum, dans le genre de Milton Erickson : cela aurait consolidé sa foi fragile. Mais il ne s’y retrouvait pas. Il s’endormait chaque fois, perdait le fil. Il y gagnait tout de même quelque chose : une apesanteur pour le reste de la journée, une sorte de brouillard, de ouate entre le monde et lui. C’est la ouate, fredonna-t-il en constatant qu’il arrivait devant la porte du thérapeute. Il repensa à l’éléphant, à la licorne, et continua son chemin, descendant les pentes de la ville pour rejoindre son cœur. La première chose qu’il vit, ce fut cette poitrine imposante. Des seins énormes comme il en avait rêvé depuis toujours. Et, en même temps, cela l’intimida. Alors il vit son regard : un mélange de lassitude et de naïveté, serti dans un bleu profond. Ils s’étaient rencontrés sur un forum. En un clin d’œil, ils s’étaient trouvé une collection de points communs, dont l’humour noir n’était pas le moindre. Une désespérance infinie sur leurs vies et sur ce qui les entourait avait achevé le reste. Ce soir-là, par bravade, il lui avait proposé de venir vers elle, de la rencontrer pour de vrai. La route de Lausanne à Sion lui parut un jeu d’enfant : un ruban lisse et sans encombre, à cette heure tardive. Il eut l’impression d’avoir pris un tapis volant, excité par la curiosité de savoir qui elle était vraiment. À la périphérie de la ville, pourtant, il ressentit un coup de barre et se demanda soudain ce qu’il fichait là. Puis la curiosité reprit le pas. Il gara la voiture à l’adresse indiquée par le GPS. C’était un bistrot encore ouvert. Il ne pouvait pas se tromper : elle était seule, attablée au fond de la salle. Pour briser le silence un peu lourd, elle demanda s’il voulait boire quelque chose. Il déclina. Alors elle se leva et l’emmena vers chez elle, comme un enfant, sans presque un mot. L’appartement était décoré de chromos et de bibelots. Son imagination chuta d’un coup. Il l’avait imaginée d’une classe sociale plus élevée ; ses phrases, ses saillies ne collaient plus avec ce décor. Il se sentit crevé. Quand elle lui proposa de s’asseoir sur le canapé près d’elle, il se demanda s’il n’allait pas s’effondrer de fatigue. Mais cette énorme poitrine, tout contre lui, le revitalisa — et l’intimida davantage encore, à cause de la proximité. Alors, pour sortir du trouble tout en le maintenant, ils se mirent à parler. Elle raconta sa vie de merde. Il fit la même chose. Cela dura des heures, puis leurs têtes, soudain proches, s’effleurèrent ; leurs lèvres se rejoignirent. La discussion fut close. Quand elle l’entraîna dans la chambre, il fut surpris par le regain d’énergie qui l’habitait. À califourchon sur lui, ses longs cheveux sombres coulant sur son cou, contrastant avec la pâleur de ses épaules, elle se redressa comme pour exulter : ses seins énormes jaillirent au-dessus de lui. Et tandis qu’elle l’attirait au fond d’elle par des mouvements du bassin — savants, insistants — il eut l’impression étrange de baiser la Terre-Mère, de s’y enfouir totalement. Quand ils tombèrent enfin l’un contre l’autre, elle reprit la parole. Il ne se souvient plus de ce qu’elle dit ; une phrase, seulement, cristallisa son attention : « J’avais un amant qui me demandait de venir vers lui nue sous mon imperméable. » Alors il ne vit plus une paire de seins mais une paire de mamelles. Il prétexta que le lendemain il travaillait, qu’il fallait qu’il reparte. Il fit la route de Sion à Lausanne comme un chemin de croix, s’arrêtant à chaque station-service pour boire un café et tenir. Arrivé chez lui, il décida que l’urgence était de prendre une douche, de se raser : une nouvelle journée merdique s’annonçait, et il allait devoir l’affronter. « Si les gens se mettaient à table pour écrire ce qu’ils imaginent être leur vie, s’ils y passaient un peu de temps chaque matin, cela entraînerait à la fois la chute de la psychanalyse et la joie des éditeurs de tout acabit », songea-t-il, assis dans le fauteuil Ikea face à elle. Il allait le dire, puis se retint. À la place, il prit une voix enfantine et l’implora de “l’allonger”. En riant sous cape, il la revêtit mentalement d’un costume de dominatrice en cuir noir, avec au bout du bras un gant de boxe. Mais elle ne bronchait pas. Toujours tirée à quatre épingles, maintenant sa posture vigilante comme un serpent prêt à frapper, elle le toisait de ses yeux verts sans même un sourire. Cette froideur le rassura : elle résistait, et c’était plutôt bon signe. Alors il lança tout de même une phrase, comme on jette une bouée au vide, juste pour ne pas laisser le silence s’installer trop longtemps. « Si tout le monde couchait sur le papier sa propre vérité, il y aurait sept milliards de romans. » Elle hocha un peu la tête. Puis son regard glissa vers la petite pendule posée sur la table basse. « Eh bien, ce sera tout pour aujourd’hui », lâcha-t-elle du bout des lèvres. Elle se reprit pourtant, et il crut apercevoir l’ombre d’un sourire. Alors elle ajouta : « Je suis d’accord pour que vous passiez en analyse, pour que vous vous allongiez. Ce sera trois fois par semaine, cependant, si vous voulez faire un travail sérieux. » Il sentit quelque chose glisser en lui. Au fond du fauteuil Ikea, avec un étonnement léger — et un grand soulagement — il constata qu’il cherchait une position fœtale.|couper{180}
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11 décembre 2019
Ils arrivèrent en novembre, je crois. Il commençait à faire froid et le jeune homme éprouva une faible satisfaction à enfiler le pull de l’année passée — celui à rayures noires et blanches qui, paraît-il, venait de Bretagne. Il sentait la lessive et la lavande ; avec lui, il se sentait en sécurité. C’est la mère qui alla ouvrir. Les deux hommes sur le pas de la porte venaient du Nord du monde, d’une terre dont il n’avait presque jamais entendu parler. Le plus grand, le plus jeune aussi, et donc celui qui lui parut d’emblée le plus sympathique, était Estonien. L’autre, un peu balourd, engoncé dans une doudoune bleue, portait des lunettes à verres épais ; il n’exprimait rien. Un Russe, apprit-on un peu plus tard. Le père était parti tôt le matin rencontrer des clients — Senlis, Lille, Gap : il ne savait plus. Ce dont il était sûr, c’est qu’il n’était pas là quand les deux hommes entrèrent pour la première fois. La mère les accueillit, les conduisit au salon, proposa du café ; lui, adolescent, baragouinait quelques mots d’anglais. Elle fit signe au jeune homme de venir l’aider. Il constata qu’elle portait une robe différente, plus éclatante, plus lumineuse ; elle avait dû passer chez le coiffeur : la racine d’habitude blanchâtre ne l’était plus. Tout était posé sur le plateau quand la sonnette retentit de nouveau. La grand-mère arriva avec son oncle. Ils avaient dû prendre un taxi : l’oncle se déplaçait mal depuis un AVC. Paralysé d’un côté, il passait ses journées, disait-il, à fabriquer des programmes informatiques pour se requinquer. Quand la vieille dame se retrouva devant Marc — il se présenta ainsi en lui tendant la main avec une déférence incroyable — elle prononça des mots qu’il n’avait jamais entendus. Une langue inconnue. Marc lui sourit ; son regard s’illumina, et celui de la grand-mère, d’ordinaire si grave, s’éclaira aussi. Le Russe semblait assoupi sur le canapé. Il n’avait pas quitté sa parka, comme quelqu’un qui ne tient pas à rester. Il avait tendu tout à l’heure une main molle ; le jeune homme guetta la réaction de la grand-mère. Elle le regarda froidement, sans ciller, et il crut même la voir se frotter la main sur la cuisse, comme pour la nettoyer aussitôt. Marc avait dû sentir cette froideur. Ses yeux bleus devinrent graves, puis un sourire revint. Il prononça une phrase dans cette langue chantante qui parut immédiatement mélodieuse au jeune homme : quelque chose de proche de l’italien, avec une profusion de voyelles. Il prit un gros sac posé près de lui et en sortit des présents emballés dans un papier sobre. Du thé et des conserves pour la grand-mère ; un jeu de poupées gigognes colorées pour ses hôtes. Quand il tendit au jeune homme son paquet, celui-ci le déballa vite : un magnifique jeu d’échecs en bois, chaque pièce décorée à la main, de couleurs chaudes et brillantes. La grand-mère remercia au nom de tous. De sa voix rocailleuse, elle laissa couler des mots, des phrases d’une beauté émouvante. Ils étaient venus en France pour réaliser un court métrage sur un des plus grands peintres et graveurs estoniens : Eduard Wiiralt, que la grand-mère avait connu dans sa jeunesse, quand, comme elle, comme tant d’autres, il avait fui le communisme pour s’installer à Paris. En fouillant les archives de Tallinn, Marc avait remonté la trace de l’artiste et trouvé quelques noms — dont celui de la grand-mère. Un rendez-vous avait été pris ; des autorisations demandées. Nous étions dans une autre époque : avant Gorbatchev, avant l’effondrement du bloc soviétique dont l’Estonie faisait encore partie. Quelques années plus tôt, la famille s’était cotisée pour offrir à la grand-mère et à Vania — son compagnon — un voyage en Estonie. Vania avait refusé. Son passé de “barin”, capitaine dans les troupes de Kornilov, l’en avait dissuadé : il disait que ce retour le ramènerait à de mauvais souvenirs. La petite dame était donc partie seule, sur Aeroflot. À peine arrivée, elle avait demandé à rejoindre son village natal, à quelques kilomètres de la capitale ; on le lui avait interdit : une base militaire s’y trouvait désormais. Elle s’était retrouvée dans une grande ville semblable à toutes les grandes villes, une ville qu’elle connaissait à peine, et ce voyage tant rêvé avait tourné au fiasco. « Small fish like rollmops », lança Marc en désignant un petit bocal sur la table, comme pour ramener la conversation au présent. Le jeune homme esquissa un sourire : l’homme faisait un effort pour s’adresser à lui. Puis la grand-mère et Marc s’isolèrent. La mère débarrassa les tasses. L’oncle attira l’attention du Russe dans le jardin, en baragouinant trois mots. Le jeune homme resta assis dans le salon à examiner son nouveau jeu d’échecs. Il ne comprenait pas un traître mot de ce qui se disait entre Marc et la grand-mère. Il fallut attendre le déjeuner : attablés, l’histoire se déploya enfin, racontée par la grand-mère dans un français approximatif. Elle n’avait jamais voulu perdre son accent. Elle s’y accrochait, physiquement, obstinément, au point de buter sur certaines locutions. Au lieu de dire “je vous emmerde”, par exemple, elle disait “je te merde” — et cette torsion de langue la propulsait, pour le jeune homme, au rang de rebelle splendide. Ils restèrent deux ou trois jours, pas plus. Marc recueillit ses informations, ses souvenirs : ces temps lointains où la diaspora russe et estonienne se retrouvait dans des appartements exigus, dans une pauvreté qui n’avait pas grand-chose à voir avec la misère. Même pauvres, comprit-il, ils étaient riches d’espoir, d’idées, d’art ; la plupart étaient des artistes, comme Wiiralt. Ce n’était pas si rose pourtant : le peintre, célèbre désormais dans son pays natal, était mort à Paris, achevé par le désespoir, la faim et l’alcool, dans un taudis. Après leur départ, le jeune homme se découvrit des origines nordiques, presque vikings, qui lui donnèrent une force neuve. Il se plongea dans la mythologie finlandaise, emprunta à la bibliothèque une traduction du Kalevala. En lisant ces vers, il lui sembla retrouver des traces d’une partie de son histoire à laquelle il ne s’était jamais intéressé : une lignée d’ancêtres, forcément héroïques, dont la trace se trouvait encryptée dans une poésie que presque plus personne ne parlait. Les Estoniens devinrent, dans son esprit, les dépositaires — plus ou moins conscients, comme lui — d’un héritage auquel on n’accédait plus qu’à travers des récits lointains, comme à travers une langue morte. Alors il se mit à marcher dans les bois, sur les collines, sur les vastes plateaux de maïs ou de luzerne. Il voulait se rapprocher du ciel, surprendre dans le vent de vieilles paroles oubliées, portées par les éléments. Une langue maternelle dont il n’aimait que quelques bribes, quelques souvenirs, et sur laquelle son cœur et son imagination allaient tisser — avec une mythologie familiale, avec l’histoire de ces artistes exilés morts loin de chez eux — une épopée nouvelle, pour prolonger ces vies, ces histoires, afin qu’elles ne disparaissent pas tout à fait dans l’oubli. Ce qu’il faut comprendre, apprendre et réapprendre dans ce monde de plus en plus absurde, c’est la notion de “sens”. Le sens n’est pas unique. Le sens n’est pas celui que les autres exigent pour toi. Le sens se cultive. Il y a des saisons pour le faire naître en soi, et cela passe souvent par la jachère : l’abandon des terres, le froid qui gèle au plus profond, cette phase où le cœur se durcit. Mais il y a toujours un printemps. Et un renouveau des sens — qu’ils soient physiques ou psychiques, peu importe : tout cela fait sens. Parfois, on est bien loin de comprendre, et cela fait partie du sens aussi : perdre le sens, perdre le nord, perdre pied, c’est une seule et même histoire. Les arbres ne donnent jamais de beaux fruits comme après les jours les plus glacials, quand la sève se fige presque. L’arbre devient pierre un instant, et transmet ce qu’aucune pierre ne transmet seule. La pierre délègue à l’arbre la tâche de produire des fruits ; dans la pomme, dans le raisin, dans la prune, il y a à la fois un goût de silex et une lueur d’étoile. Ces choses sont là depuis toujours. Elles ne sont pas là “pour rien”. Alors ce monde que nous traversons aujourd’hui — ses absurdités, ses postures, ses surfaces — ne participe-t-il pas, lui aussi, à cette quête de sens ? Nous nous perdons dans le superficiel fabriqué par des ignorants animés par des buts égoïstes et pauvres ; et pourtant, même cette dérive peut finir par nous ramener vers quelque chose de plus juste, ne serait-ce que par saturation. Il n’y a pas un seul sens : il y en a autant qu’il y a d’étoiles, de fourmis, d’êtres humains. Il suffit de lever les yeux la nuit pour comprendre que ce sont ces conjonctions — ces constellations — qui serrent le cœur, qui réveillent la mémoire, et qui nous installent dans cet entre-deux où l’on ne sait plus s’il faut rire ou pleurer. Et voici la chose la plus étrange : quand tu trouves ton sens, ton sens à toi, il finit par rejoindre tous les sens, exactement comme il le fallait — comme cela a toujours été, comme cela sera toujours.|couper{180}
Carnets | Atelier
10 décembre 2019
Il y a, dans l’impuissance, une forme de soulagement : laisser tomber l’effort qui ne servirait qu’à s’illusionner encore un peu. À certains moments, accepter son impuissance ressemble à une clé — non plus pour survivre, mais pour accéder à une vie réelle, quel que soit ce qu’on met derrière ce mot. Il se souvenait de tous ces instants où, par lâcheté, il avait dit “oui” simplement parce qu’il avait eu peur de ce qu’un “non” pourrait provoquer. Et de quoi avait-il eu peur, sinon d’apparaître tel qu’il était — dur, sans cœur, narcissique, égocentré ; solitaire, banal, au bout du compte. Il avait pourtant tout fait pour accepter cette solitude : des mois, des années à se fermer, à réduire les contacts avec le monde. Et la solitude, au bout d’un moment, lui avait ouvert un monde intérieur étonnant qu’il avait parfois, par faiblesse, ou pour vérifier qu’il n’était pas devenu complètement cinglé, eu envie de partager. Pas avec le plus grand nombre : quelques intimes, tout au plus, pour s’assurer qu’il ne fonçait pas droit dans un mur. La plupart étaient restés polis, avaient lâché un “ça te passera”, et il avait mesuré à quel point même les gens qu’on croit proches vivent à des années-lumière de soi. Dans sa jeunesse, cette impuissance avait déclenché déboires, colères, rages, ruptures ; puis le temps avait passé, il s’y était habitué. Il n’entretenait plus guère que des relations superficielles. La seule relation qu’il jugeait vraiment intéressante, c’était celle avec lui-même, et ça lui donnait déjà assez de fil à retordre. L’impuissance à rester trop longtemps dans le superficiel avait, par contrecoup, créé une sorte de pouvoir : un talent triste pour l’analyse et l’introspection. Un pouvoir qui contrebalançait l’abandon, se disait-il. Il s’était donc hâté d’abandonner la majeure partie de ce que les autres tiennent pour vital — important, nécessaire — afin de s’enfoncer en lui-même, et dans la pauvreté matérielle qui accompagnait sa chute (ou sa rédemption, selon le point de vue). Peu à peu, il avait vu monter dans sa bouche une foule de “je ne sais pas”, suivis de refus catégoriques. De temps à autre, il rechutait : la vie le tentait, il la suivait deux pas, puis il lâchait, se reprenait, esquivait, se libérait de ses engagements, pris par pure faiblesse. Les femmes lui parlaient souvent de cette impuissance. Non qu’au lit il fût totalement inerte : non. Mais une fois l’acte consommé — et, pendant l’acte même, sous le contrôle continu qui l’horrifiait — il ne croyait plus à l’idée de fusion. Il restait un singleton perpétuel, un électron arrimé à son atome personnel par la gravité de sa mémoire. Il ne pouvait entrer dans aucun événement, si insolite fût-il, sans revenir au déjà-vu. La peau épicée de celle-ci lui rappelait aussitôt toutes les autres peaux, leurs odeurs fades, leurs parfums bon marché ou coûteux mille fois reniflés — ce qui revenait au même. L’impuissance qui l’accablait, au fond, c’était l’impossibilité chronique de vivre une nouveauté sans qu’elle se relie à la digestion lente de nouveautés successives, désormais achevées, mortes, qu’il avait lui-même dû achever. Il se disait souvent qu’il était une sorte d’assassin ; à bout de course, il avait dressé en lui un tribunal : juge, procureur, avocats, jury. Le procès devenait interminable, sans cesse ajourné. La sanction pendante lui faisait penser à une épée de Damoclès confondue avec l’idée d’un cancer. Les jours les plus noirs, il se persuadait qu’il devait avoir un cancer : quelque chose qui le rongeait lentement, sûrement, punition d’avoir cédé, d’avoir laissé l’impuissance s’installer. Comme dans les vieilles fables de “sélection naturelle” : seuls les plus forts restent en bonne santé ; seuls les plus forts déchirent la chair rouge de leurs dents blanches et s’en repaissent. Il n’avait pas revu de dentiste depuis des lustres ; une grande partie de sa dentition s’était fait la malle, et il s’était progressivement mis à la purée. La viande l’écœurait, sa vue comme son goût ; s’il lui arrivait d’entrer chez le boucher, il finissait par détourner le regard de la bidoche étalée et, comme pour s’excuser, achetait un plat cuisiné — lasagnes, brocolis — puis détalait avec la rage et la honte mêlées au creux de l’épigastre. Quand il se rappelait l’époque où on le disait “bon vivant”, capable d’avaler une côte de bœuf sans vergogne et de boire des litres d’alcool aux festins dominicaux, entouré de copains, il restait pensif : ce personnage n’avait jamais été lui. Il se découvrait, non sans un rictus d’effroi, plus proche de saint Ignace de Loyola que de Rabelais — sauf qu’il n’avait rien d’un saint, pas plus que ce jésuite roué. L’impuissance venait d’une forme améliorée de l’ennui, qu’il croyait avoir dépassé et qui revenait à la charge. C’était le résultat d’une vie. Et, pour la première fois, il n’eut pas envie de résister. L’impuissance et la vieillesse, deux compagnes fidèles, lui proposaient soudain un havre de paix, semblable à ces pages baudelairiennes qui, jusque-là, l’avaient laissé hermétique malgré leur beauté : « Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde ! Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris, Il ferait volontiers de la terre un débris Et dans un bâillement avalerait le monde ; C’est l’Ennui ! — l’œil chargé d’un pleur involontaire, Il rêve d’échafauds en fumant son houka. Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, — Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère ! » (Charles Baudelaire, “Au lecteur”, Les Fleurs du mal.) Parce que c’était l’époque, parce que sa vie lui semblait confuse, parce qu’il se blessait sans relâche dans les relations qu’il tentait de tisser, parce qu’il fallait absolument qu’il y ait un “parce que”, il décida un matin que cela suffisait. Il alla au bureau de tabac du coin, acheta un paquet de Winfield rouges et un carnet à spirales. Le rideau de fer venait de se lever, la carotte rouge renvoyait des reflets sanglants sur les vitrines et sur la chaussée luisante : il avait dû pleuvoir toute la nuit. Il fut le premier client ; quand il sortit son gros billet, le buraliste prit un air contrit et demanda s’il n’avait pas plus petit. Sans un mot, il rangea le billet, tendit sa carte, passa le boîtier en “sans contact”. Il n’y avait qu’un seul bar potable dans le bourg ; il s’y dirigea. Il avait besoin de bruit, de vie, de quelque chose qui fasse écran. Il s’installa au fond de la salle, salua la patronne — une jeune femme sortie tout droit d’un Ingres : formes généreuses, chevelure noire, luisante, faux cils bon marché qui la reliaient tout de même au présent. « Et le jeune homme, il veut un café ? » lança-t-elle avec un sourire complice. Il devait être venu une ou deux fois : assez, en temps de crise, pour devenir un “habitué”. C’était jour de marché, il s’en souvint en voyant entrer les gars en cotte, les femmes en bottes fourrées. Il tendit l’oreille : il adorait les dialogues au comptoir. Les gens, souvent, déclamaient une poésie qu’ils ignoraient. Une langue simple, une économie de moyens étonnante, des silences flamboyants qui laissaient résonner les phrases. Peut-être, pensa-t-il, était-il temps de se remettre à écrire sur tout cela ; il caressa la tranche du carnet posé devant lui, sans conviction réelle. Il préféra plonger dans l’instant, l’habiter comme une scène “mythique” où le temps et l’espace s’abolissent. Une oasis surgie de nulle part : l’humanité née dans ce bistrot, divine et triviale à la fois, puisque l’éternité n’était peut-être que cet instant. Il posa ses lèvres sur le bord de la tasse pour mesurer la chaleur de ce café intemporel. Il était encore chaud. Et puis un bruit, plus fort que les autres, différent, un bruit qui n’avait rien à faire ici : un son de trompette. Sans savoir pourquoi, il sut que c’était Jéricho. Il se sentit partir, comme si la gravité l’avait lâché ; par paliers, il atteignit le plafond. Il n’était pas si étonné, et il s’en étonna. Il voyait la scène d’en haut ; il aperçut son reflet dans le grand miroir : le vieux assis au fond, c’était lui. Il eut du mal à se reconnaître, et pourtant quelque chose insistait : oui, c’était bien lui. Il toucha le plafond de l’index. La matière céda, comme du beurre. Il passa la tête, puis le corps entier, et se retrouva à l’étage, dans un appartement resté figé dans les années soixante, l’époque de sa naissance. Dans la cuisine, une jeune femme épluchait des légumes ; près d’elle, un petit garçon potelé, assis à une table couverte d’une nappe vichy, s’appliquait à faire un dessin. Il comprit — il le sentit d’un coup — que c’était lui. La panique surgit alors : l’idée qu’il était mort, d’un coup, en buvant un café dans un bar anonyme, comme un vieux con, l’électrisa. Il eut envie de frapper du poing, quelque part, sur quelque chose, mais rien n’était vraiment solide. Le monde commença à se dissoudre, lentement, comme la buée sur un pare-brise quand, la nationale passée, il rejoignait l’autoroute au volant de son vieux Kangoo jaune — qu’il ne pouvait d’ailleurs plus prendre depuis ce contrôle technique refusé. Malgré sa mimique douce, son attention à ne pas trahir celui qu’il croyait être, il ne retrouvait pas l’image de lui-même qu’il aurait voulu voir apparaître dans le regard vert de la jeune femme. C’était sûrement pour cela — car il faut une raison à tout, se disait-il — qu’il paya brusquement et l’entraîna vers la chambre d’hôtel. Dans l’escalier, il la fit passer devant lui, non par galanterie, mais pour profiter de ce spectacle un peu misérable : le balancement de sa croupe engoncée dans une jupe trop serrée, les talons aiguilles d’escarpins bon marché. Cela ne l’excitait pas ; il s’en voulut, puis, naturellement, il lui en voulut à elle. Il lui en voulut de l’avoir suivi, d’être assez naïve pour croire au scénario, et il s’en voulut encore d’avoir accepté “un dernier verre” avec tout ce que cela impliquait. Il l’avait rencontrée quelques jours plus tôt au supermarché ; il était passé à sa caisse parce qu’il y avait moins de monde : bête à pleurer. Puis il avait remarqué son chignon, ses yeux verts, et, plus bas, une mélancolie — réelle ou supposée — qui avait achevé le reste. Il lui avait donné rendez-vous le soir même ; ils étaient allés au cinéma. Il se souvenait de cette lueur de joie, à peine masquée sous une coquinerie affichée, et il s’était dit qu’elle approchait la quarantaine, seule, peut-être avec un ou deux gosses, à ce moment où l’on hésite encore entre se dégourdir et reconstruire quelque chose. Il ne se souvenait plus du film ; il pensa que c’était précisément ce genre de détail qu’un inspecteur de police exigerait pour vérifier un alibi. Il se demanda si, au fond, il ne faisait pas tout pour qu’on l’arrête et qu’on l’enferme une bonne fois pour toutes. Il introduisit la clé ; la porte s’ouvrit en grinçant sur la petite chambre. Rideaux tirés, chaleur suffocante : le patron poussait la chaudière pour compenser l’isolation. Mobilier et papier peint des années cinquante. Il fit le vœu que les cafards — montés de la cave d’une épicerie africaine — ne viennent pas trop tôt. Ils s’assirent sur le lit. Il nota qu’il était doué pour imiter l’embarras. Sauf qu’il ne rougissait pas ; elle, oui. Et c’est peut-être cela qui déclencha la suite : la rougeur sur son visage, le trouble dans son regard, un trouble animal qui se propagea vite. Ils se retrouvèrent nus sous les draps ; elle implorait qu’il l’embrasse, et lui, comme pour éviter de penser, s’acharna à la toucher, compulsivement, trop bas, trop vite, comme s’il fallait forcer l’accord. Elle restait sur son registre sentimental ; il se lassa. Il la bascula, expédia l’affaire, et, dans le mouvement, une odeur de friture mêlée à un parfum bon marché lui monta au visage ; il jouit de façon intempestive. Il se retira aussitôt, alla se laver, jeta le préservatif dans la poubelle. Puis, face à elle, il dit qu’il devait se lever tôt, qu’il était crevé, qu’à un de ces jours. Il la vit se décomposer. Le sourire se figea, le regard s’assombrit. Elle se métamorphosa en harpie, l’insulta : il l’avait “trompée”, il avait joué la comédie de l’amour. Quand il referma la porte, il colla l’oreille au bois pour écouter ses talons s’éloigner dans la cage d’escalier. Il hésita entre satisfaction et sauvagerie. Il attrapa la bouteille de whisky, neuve, et se mit à danser nu au milieu de la chambre.|couper{180}