14 décembre 2019

Il reprenait conscience peu à peu. La nuit avait été agitée, il n’avait trouvé le sommeil que durant quelques heures. Il ne parvenait pas à se rappeler s’il avait rêvé. L’article qu’il avait parcouru sur les rêves, quelques jours auparavant, lui assurait pourtant que c’était une très bonne chose de ne pas se souvenir : la lessiveuse avait fait le job, peu importe que la conscience soit impliquée ou pas. Il tenta de mettre un peu d’ordre dans ses idées en se remémorant toutes les priorités de la journée à venir. Mais l’envie d’un café fort le propulsa hors du lit et puis, tout n’était-il pas inscrit sur l’agenda ? Il n’aurait qu’à le consulter tranquillement en déjeunant. Pourtant, au moment de s’en emparer, il songea à tout autre chose et l’oublia.

Un coup d’œil par la porte vitrée de la cuisine lui rappela que c’était toujours l’hiver : des petits paquets de neige s’étalaient un peu partout dans la cour, sur le carrelage de la terrasse, sur le rebord des pots de lauriers et sur la bordure de la jardinière qu’il avait construite l’été dernier sur une injonction conjugale. Elle dormait toujours. Il s’était levé sur la pointe des pieds pour ne pas la réveiller. Il éprouvait le même plaisir à se retrouver seul dans la cuisine, à déjeuner dans le calme et le silence. Il jouissait littéralement de ces courts instants où il pouvait se retrouver dans une liberté sans témoin, où personne ne viendrait le déranger. Il était libre la plupart du temps, pensa-t-il, mais dans la journée le risque d’être dérangé se trouvait démultiplié.

Depuis qu’il commençait à exposer régulièrement, depuis qu’il postait des images de ses tableaux sur les réseaux sociaux, il devenait la cible de toutes les sollicitations. Au début, il avait éprouvé un plaisir narcissique — légitime — à les recevoir. Parfois plusieurs appels par jour, de n’importe quel coin de France, pour lui proposer de venir montrer son travail. Parfois un journaliste qui voulait “à tout prix” faire un article. Parfois, lorsqu’il ouvrait sa boîte mail, il découvrait l’augmentation sensible des invitations : grands salons nationaux, internationaux. Une matinée par semaine, il épluchait tout ça : notifications, likes, commentaires, réponses à rendre, témoignages d’amitié — intéressés ou non. Tout cela le flattait.

Puis peu à peu il constata que cette notoriété naissante, si elle avait quelque chose d’enthousiasmant, dissimulait un aspect négatif : la plupart du temps, ces sollicitations n’étaient pas gratuites. Il repensa à la phrase d’Andy Warhol — ce quart d’heure de gloire promis à chacun — et hocha la tête, parce qu’il y était : à ce fichu quart d’heure. Il en ressentait l’excitation, mais il mesurait déjà les conséquences possibles de cette excitation.

Il ne tombait pas complètement dans le piège. Sa sauvagerie naturelle, son besoin vital d’indépendance et de liberté étaient passés, depuis quelques années, en tête de liste. L’important restait de continuer à travailler, de peindre, de ne pas se laisser déstabiliser par le décorum, le superficiel, l’inutile. Il avait d’ailleurs délégué beaucoup à son épouse concernant la communication : c’est elle qui répondait la plupart du temps aux sollicitations. Il lui transférait tout ça : après tout, c’est elle qui exigeait qu’il sorte de l’atelier pour aller exposer. Il fallait faire bouillir la marmite ; c’était le postulat de départ quand il avait commencé à exposer davantage et qu’elle avait compris qu’il ne s’en sortirait pas tout seul. S’il n’avait tenu qu’à lui, il aurait considéré qu’il faisait déjà assez de compromis en dispensant ses cours, en se déplaçant de lieu en lieu pour les ateliers auxquels il s’était engagé.

Dans son for intérieur, l’argent n’avait jamais été une priorité ; le temps, en revanche — le temps à prendre pour ne rien faire, ou pour faire — lui paraissait la seule richesse, le seul capital. Et ce capital, il en avait dilapidé plus d’un demi-siècle. Il ne voulait pas gaspiller ce qui restait. “On ne sait jamais quand tout va finir, quand tout va s’arrêter”, se disait-il. C’était devenu une obsession. L’idée de la mort accélérait ses choix profonds. Ces choix, pourtant, n’étaient pas toujours en accord avec ceux de son épouse, qui, elle aussi, parlait de plus en plus de “profiter de la vie”. Voyages dans des pays chauds, coiffeur, soins, massages aux pierres chaudes — tout ça, il pouvait le comprendre. Et c’est aussi pour cela qu’il avait fini par accepter ce boulet qu’était devenue, peu à peu, cette notoriété.

Il lui semblait qu’il était parvenu à une époque où la notoriété — qu’il avait confusément recherchée de mille manières, mais qu’il appelait alors reconnaissance, amour — il en avait moins besoin pour lui-même que pour apaiser les inquiétudes de son épouse. Après tout, ne lui donnait-elle pas enfin tout ce dont il avait besoin : patience, reconnaissance, affection véritable ? N’était-ce pas cela, l’amour ? Et elle savait aussi lui dessiner, trivialement, les limites de cette notoriété, afin qu’il ne se perde pas dans un orgueil démesuré. Quand il s’envolait un peu trop haut, elle lui rappelait les années de galère traversées ensemble. Alors il se souvenait aussi de son courage : elle avait continué à partager sa vie. Il avait été insupportable — pour lui-même, pour les autres — il l’était encore, et elle aurait eu mille occasions de partir, de baisser les bras, de ne pas “perdre son temps”, comme il avait eu coutume de le lui dire lorsqu’il touchait le fond et qu’il ne comprenait pas sa patience. Mais elle était là.

En se servant un autre café, il eut envie d’explorer encore cette histoire de notoriété. Il pensa à ces “amis” qu’il s’était faits en ligne : d’autres peintres, sympathies tissées au gré des publications. Certains développaient des stratégies flirtant avec le commercial : marketing, offres, promotions à l’approche des fêtes. Il ne pouvait pas leur en vouloir. Après tout, son problème à lui n’était-il pas d’avoir érigé l’art en discipline monacale, intellectuelle, presque religieuse — une forme d’intégrisme ? Toute sa vie, ses victoires et ses échecs, se résumaient peut-être à cela : il avait toujours sublimé les choses, toujours mis la barre trop haut.

Il repensa à cette femme qui produisait des toiles onctueuses, colorées, mélange de joie et de férocité, et qui acquiesçait à toutes les propositions. Il la voyait exposer d’un bout à l’autre de la France, dans toutes sortes de lieux, souvent payants. Elle devait être à la retraite, avoir plus de moyens. Cela n’enlevait rien au courage qu’il lui lisait : une opiniâtreté de bulldozer. En apparence seulement, car il décelait parfois dans ses publications un peu d’amertume, de fatigue, de désabusement. Il vit passer, fugace, l’image d’un cuisinier de Top Chef : “je ne lâche rien”.

Il y avait aussi cet autre peintre, pour lequel il éprouvait une affection presque paternelle, et qui prenait la peinture comme chemin vers la foi, ou comme preuve de celle-ci. Il l’avait vu sauter le pas, courageusement — témérairement ? — en quittant un travail stable pour s’engouffrer dans cette “vie d’artiste” où l’on dit qu’il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Il avait noté chez lui une rage qu’il connaissait si bien, dissimulée sous une patine de politesse, parfois de professionnalisme exagéré, naïf.

Il voyait aussi cet autre ami, reclus dans un village du Vercors, peintre de grand talent, exposé dans de nombreux musées, mais dont la douleur de n’être pas suffisamment reconnu — ou plutôt d’être écarté pour ses positions récalcitrantes face au marché de l’art — semblait entamer par moments son immense vigueur.

Il se demanda ce qui comptait vraiment : quelle pouvait être la motivation réelle de ces personnes qu’il venait de revoir, mentalement. Publiquement, on entendait toujours le même discours : “l’envie de partager son art”. C’était une politesse, un code, pour éviter de dire : si je ne vends pas, je vais m’épuiser ; je vais crever ; je n’ai que ça pour vivre ; parce que ma folie, mon courage, ma paresse m’ont finalement conduit là pour tenter d’exister. Il se demanda combien de temps pouvait durer, pour chacun, cette illusion de sincérité qu’il avait repérée — et qu’il avait fini par répudier en lui. Il fallait plus que ça pour continuer à peindre. Peindre vraiment.

La notoriété pouvait même être un frein définitif si l’on n’y prenait garde, un miroir aux alouettes — expression des “vieux” omniprésents depuis son enfance. En rangeant sa tasse dans le lave-vaisselle, il se demanda s’il n’était pas devenu l’un d’eux. Et s’il n’attaquait pas la notoriété, ce matin-là, pour se rassurer : contre ses pertes, ses échecs, et la perte de sa jeunesse.


C’est un peu avant 1900, en 1895, au 62 boulevard de Clichy à Paris, dans le cabaret des Quat’z’Arts, que débute Gabriel Randon, qui devient Jehan-Rictus, et dont un poème — Le Revenant — le rendra célèbre. C’est l’époque du Chat Noir, d’Aristide Bruant, de Lautrec, de Degas ; et déjà, lorsqu’on écoute les chansons du colosse au chapeau noir et à l’écharpe rouge, on se rend compte que le gouvernement de l’époque n’est pas mieux que celui d’aujourd’hui, et que la misère règne pareillement dans les rues pavées du vieux Paris.

Si qu’y r’viendrait, l’Agneau sans tache ; Si qu’y r’viendrait, l’Bâtard de l’Ange ? C’lui qui pus tard s’fit accrocher À trent’-trois berg’s, en plein’ jeunesse (Mêm’ qu’il est pas cor dépendu !), Histoir’ de rach’ter ses frangins Qui euss’ l’ont vendu et r’vendu ; Car tout l’ monde en a tiré d’ l’or D’pis Judas jusqu’à Grandmachin !

Lorsqu’il y repensait, il se revoyait jeune homme, grimpant les pentes de la Butte, avec l’insouciance et la légèreté que l’espoir en l’avenir procure de vigueur. Il n’y avait pas autant de monde place du Tertre pour appâter le chaland à coups de fusain et de Poulbot recopiés, sérigraphiés, et dans le café de l’angle — dont il avait perdu le nom — il entendait encore le coup de klaxon résonner quand Jojo le gitan était content d’avoir grappillé un ou deux billets. Alors la pompe ronflait de plus belle, les doigts bagués couraient sur les manches de palissandre, et les guitares manouches reprenaient les standards increvables de Django.

Quarante ans après, en reprenant Les Soliloques du pauvre, aux pages jaunies et écornées, il le respira comme on respire un air de lilas au printemps : avec cette nostalgie, et ce petit quelque chose venu d’on ne sait où, qui vous met un pied dans l’éternité. Ça devait méchamment barder dans la tête du pauvre Jehan, se dit-il, pour écrire ce très long — trop long — poème sur le retour imaginé du p’tit Jésus dans les rues de Paname. Un peu comme dans sa tête à lui, aujourd’hui. Et il fut satisfait de constater que les choses, au fond, ne changeaient pas autant qu’on le croit. Le bonheur, la paix, n’appartenaient pas au siècle : ils appartenaient à la grotte, à la piaule, au grenier, à la cave — ces endroits secrets.

Il feuilleta le livre, s’attarda sur cette façon d’évoquer le monde, pleine d’apostrophes, d’argot, d’ellipses dont le sens s’est perdu. Et c’est exactement comme cela qu’il trouva la paix, ce soir-là : sur le fauteuil Voltaire dépenaillé, en revisitant doucement un Montmartre intemporel, en prononçant tout bas quelques strophes des Soliloques du pauvre. Il se rappela les mains amputées d’un célèbre guitariste, se revit jeune ne sachant pas quoi faire de ses dix doigts, puis le sommeil l’accueillit.

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13 décembre 2019

Il y a un homme, quelque part au fond de moi, que je ne parviens pas à mettre au monde. Je l’aperçois de temps à autre et, dès que je m’approche un peu de lui, il s’évanouit. Alors je me dis que j’ai rêvé, tout simplement, que j’ai pris mes désirs pour des réalités. Cet homme-là n’est que pur fantasme : il n’existe pas, n’a jamais existé, et n’existera jamais. Pourtant ça ne me lâche pas si facilement. Ça revient à la charge, régulièrement. Comme un bouchon, un flotteur quand le poisson mord : il coule brusquement, puis il remonte, cependant que je n’arrive plus à ferrer aussi facilement qu’autrefois. Je n’arrive pas à pêcher cet homme aussi bien que je pêchais les petits poissons de mon enfance, avec l’insouciance de l’enfance, avec cette prétendue innocence — ou naïveté, comme on dit. Parfois je vois très bien la séparation qui s’opère à chaque choix : toutes ces routes que propose chaque décision et leurs conséquences, et sur ces routes j’aperçois l’homme qui marche plus ou moins droit. Il y a cet homme intelligent, posé, pondéré, qui fait presque aucune erreur, et qui continue sans encombre son chemin, comme si nos vies — chacune de nos vies — se déployaient dans des dimensions parallèles et bifurquaient à chaque circonstance, à chaque fois que nous interprétons ces circonstances, ces événements, chacun à notre manière. Et bien sûr, j’ai longtemps cru qu’il pouvait exister une bonne et une mauvaise manière d’interpréter, comme de réagir ; j’ai longtemps cru qu’il pouvait y avoir de bons et de mauvais choix. Ainsi il y aurait un homme né de mes choix, celui qui les aurait interprétés de la meilleure façon possible, et qui, dans une strate du multivers, jouirait enfin du bénéfice que toutes mes pertes, mes renoncements, auraient occasionné. Car nul doute que tout soit interdépendant, que le bonheur des uns se construise sur le malheur des autres — je veux dire : sur ce que l’on interprète comme tel, à tort ou à raison, puisque tout n’est qu’affaire de pesée, d’équilibre, d’harmonie. Dans ce cas, suis-je si mal loti que je l’imagine ? Peut-être existe-t-il aussi le pire des hommes, celui qui s’est encore plus avili que moi dans une strate de basse fréquence, noire et glaciale. Peut-être que lui n’a choisi d’interpréter que la mauvaise part des choses, et que les conséquences de ses choix auront été la colère, la haine, le meurtre, la trahison. Ai-je été l’homme que je considère bien meilleur que je ne le suis en ce moment ? Le serai-je jamais ? Ou alors serai-je un jour cet homme qui a chuté si bas qu’il a perdu toute dignité et toute foi ? Ai-je vraiment le pouvoir de choisir la route que j’emprunte, par la seule acuité de mon regard, par mon discernement posé sur chaque décision ? Ou bien tout cela n’est-il qu’un jeu de hasard, une sorte de gigantesque casino dont on sort riche ou fauché, peu importe ? Cette vision pessimiste, je l’ai traversée bien des fois, et elle ne m’a mené qu’à une impasse, une sorte de mur du son : une constance de Planck. Et puis tout à coup je repense à ce texte que j’ai écrit récemment, celui qui fait référence à une tapisserie, à la dame à la licorne. Cette image raconte notre attachement aux cinq sens et notre isolement : la solitude de chacun sur son île, enchaîné par l’habitude de considérer la réalité. Comment se libérer de cet enfermement qui semble pourtant si dérisoire, sur cette tapisserie réalisée en six panneaux, si je me souviens bien ? Le sixième panneau, le dernier acte, c’est l’invention d’un sixième sens, symbolisé par le cœur. Le cœur serait alors l’axe du monde, l’origine et la fin de toute chose ; le comprendre serait la clef de l’énigme. Dans ce cas, tous les hommes que je suis “en même temps” peuvent bien perdre ou gagner selon l’interprétation de leurs cinq sens : cela n’importe pas vraiment, puisque tout finira par nourrir la profondeur infinie — apparemment inhumaine, incompréhensible — du multivers, ou de l’univers : le cœur du monde. Cet “effondrement” dont parlent souvent Maître Eckhart et les grands soufis, il y repensait après avoir écouté une série d’interviews avec le peintre Claude Viallat. Il avait été profondément touché par les propos du vieux Nîmois quand celui-ci racontait son parcours compliqué avec la peinture. Cette agitation qui l’obligeait à s’emparer des œuvres des autres pour s’appuyer sur elles et pouvoir créer, il la comprenait trop bien. Et puis, à un moment, la voix de Viallat s’était brisée légèrement quand il avait dit : « Quand on a une idée, on ne la lâche pas. » Cette simple phrase résumait tout ce que, lui, refusait encore de faire, et dont il commençait pourtant à sentir l’importance : le chas de l’aiguille, qu’il interprétait encore comme une défaite, une résignation. Cela faisait bientôt deux ans qu’il n’avait rien peint qui puisse vraiment l’enthousiasmer. Il peignait machinalement, au gré de ses pulsions, avec une régularité qui, à elle seule, aurait pu lui indiquer qu’il était en route vers quelque chose. Car qu’il fasse beau ou mauvais, qu’il soit en forme ou pas, il ne se passait plus une seule journée sans qu’il aille travailler à l’atelier. Peu à peu, il avait restreint ses activités à une forme d’essentiel encore mal taillée. Il sentait qu’il devait être présent là, et nulle part ailleurs. Attaché à cette régularité, il avait produit un grand nombre de toiles que beaucoup de visiteurs déclaraient “réussies”. Mais il ne prêtait plus vraiment attention au jugement d’autrui. Lui savait qu’il était loin d’avoir “réussi”. Que tout cela ressemblait férocement à de la merde, ou à du flan. Ces toiles, au mieux, lui prouvaient qu’il avait été capable de s’attacher à un mât et d’écouter le chant des sirènes — et les sirènes, bien sûr, étaient mortes d’avoir été entendues. Il lui fallait encore lâcher du lest : commencer par lâcher cette curiosité insatiable qui ne cessait de le distraire de la source vive, encore inaccessible, de son travail. Les sirènes étaient mortes ; il fallait comprendre aussi que la curiosité qui l’avait mené vers elles n’avait plus lieu d’être. « Quand on a une idée, on ne la lâche pas », disait Viallat. Lui, il en avait trop : elles ne cessaient de le traverser. Quel courage lui faudrait-il, quel effondrement authentique devrait-il accepter pour ne plus laisser à la distraction ne serait-ce que l’espace d’un cheveu, et pour que, comme dans les vieux récits oubliés, la grâce s’introduise enfin en lui et le mette à terre une bonne fois pour toutes ? Il lui fallait creuser une idée comme on creuse un trou pour s’y enterrer. Je prends appui sur la peinture pour parler de la sincérité, parce que c’est sans doute par elle — et par elle seule — que j’ai pu en comprendre la nature. Depuis que j’ai commencé à peindre, il y a plus de cinquante ans, la peinture en elle-même n’était qu’un prétexte : faire de jolis dessins pour obtenir une reconnaissance que je n’imaginais pas pouvoir recevoir autrement. Et puis je me suis aperçu, plus ou moins, que réaliser de jolies peintures canalisait ma volonté d’être aimé. Il me fallait m’asseoir, prendre le temps de faire, et pendant ce temps-là je ne me dispersais pas, comme j’en ai toujours eu l’habitude. Dessiner et peindre ne pouvaient s’effectuer que dans une durée que j’acceptais comme une concession, un compromis : il y avait un intérêt à la clef, celui d’être accepté et aimé. Je ne me souviens plus vraiment si j’avais un véritable amour du dessin ou de la peinture. J’ai beau tenter de me souvenir, je ne le pense pas. J’étais fasciné par les tableaux à l’huile que réalisait ma mère, mais l’ambiguïté de notre relation ne me permettait pas de considérer la peinture pour elle-même : elle était à la fois un lien et une barrière entre ma mère et moi. Sans doute, en mourant, ma mère m’a-t-elle permis d’approcher enfin la peinture autrement. La peinture avait aussi un rapport étroit avec le père de ma mère, diplômé des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg, que je n’ai jamais connu, mais dont la légende familiale a fini par me dresser l’image d’un artiste raté. Je me souviens seulement qu’il m’était facile de dessiner ou de peindre pour obtenir un résultat qui semblait plaire aux personnes qui m’entouraient — famille, camarades d’école, professeurs d’arts plastiques qui parfois dressaient mes louanges en montrant mes travaux à la classe. Le dessin et la peinture n’étaient que des moyens d’obtenir une attention, de l’amour. Si j’étais “doué”, pourtant, je ne travaillais pas de façon régulière : je m’y mettais seulement quand je ressentais le vide, la solitude, la carence affective. On peut poser des mots là-dessus, mais sans définir vraiment cette sensation terrible de vide. Si j’avais vécu à une autre époque, saint Jean de la Croix aurait peut-être reconnu dans ce vide l’ennui propice à recueillir la grâce, et je dois bien avouer que cela m’a longtemps attiré aussi. En tout cas c’est à ces moments-là que j’éprouvais la nécessité de m’emparer d’une feuille de papier, d’un crayon, d’une boîte de couleurs, pour tenter d’attirer — à la périphérie de ce vide — l’attention qui, je l’espérais, le comblerait. Je n’avais pas encore, à cette époque, la sensation d’être un imposteur ; mon analyse de la situation ne me le permettait pas — et heureusement, sinon je crois que je n’aurais pas pu aller plus loin. J’aurais été un simple voyou, ou un homme d’affaires roué : ne pas choisir le doute. J’ai donc dessiné et peint par intermittence, quand cela m’arrangeait, sans penser avoir vocation à en faire un métier. À l’âge adulte, vers dix-huit ans, j’ai été attiré par la photographie, un peu par hasard : le choc des diapositives d’un voyage en Irlande, en 1980, m’a bouleversé. J’ai compris qu’on pouvait photographier ce qu’on appelle la réalité et que la pellicule la restituait sans l’émotion — ou l’état d’esprit — avec lesquels nous avons coutume, non pas de la regarder, mais de l’interpréter. Il me fallait consulter ces clichés pour m’apercevoir à quel point j’étais loin de saisir la réalité quand j’étais dedans, en train de la vivre. La photographie m’excluait du décor : il ne restait plus que lui, et c’était magnifique. Je ne connaissais pas grand-chose à la composition ; j’avais feuilleté des manuels, je me doutais bien qu’il existait des règles, mais la notion de cadrage, je crois, était déléguée au hasard la plupart du temps, comme pour m’extraire encore davantage. Ce n’est pas tout à fait juste : disons que j’ai essayé de faire de “belles photos” un moment, puis assez vite je suis passé à autre chose. Autour de moi, personne ne comprenait pourquoi je faisais des photos si étranges, qui “ne voulaient rien dire”. Pour résumer : la photographie m’a révélé quelque chose que je n’étais pas en mesure d’analyser ; il m’a fallu une quinzaine d’années à tourner autour du pot, en vain. Pour comprendre ce qui s’était passé, il a fallu encore des années : que je traverse la peinture à nouveau, que j’éprouve à nouveau un sentiment d’imposture, et qu’au final je me demande ce qu’est, pour moi, la sincérité comme la réalité — car au bout du compte les deux semblent se confondre, ou se rejoindre. Que peut bien être la sincérité, que peut bien être la réalité, quand on s’aperçoit que rien n’est stable, ni au-dehors ni en soi, sauf cette instabilité permanente des choses ? Ce fut une énigme, un casse-tête, une souffrance, parce que j’imaginais être le seul à n’être pas sincère. J’avais une admiration sans borne pour les personnes qui possédaient cette qualité — ou cette force d’âme, ou cette naïveté profonde — et je les admirais d’autant plus que je ne pensais pas posséder la moindre de ces facultés. J’avais le désir de m’accaparer la sincérité d’autrui pour la faire mienne, je crois. N’est-il pas habituel de passer par les autres pour se rejoindre soi-même, dans ce jeu de miroirs ? Quand je me regardais en face, je ne voyais qu’un imposteur, un tricheur, un menteur ; je n’avais guère d’estime pour moi, il faut bien le dire. Dans le parcours de survie que j’avais suivi, il m’avait fallu abandonner tant de choses précieuses, je m’en apercevais peu à peu : la confiance en l’autre, et la confiance en moi, n’étaient pas les moindres. J’avais poursuivi, sans m’en rendre compte, une maltraitance envers moi-même qui prenait sa source dans la petite enfance : je reprenais, de mon propre chef, les discours entendus, les plus blessants surtout, alors même que je croyais avoir fui bien loin. Comme il est difficile d’aimer vraiment qui que ce soit quand on doute de tout, et surtout de soi-même. On aime alors comme on lance une bouée à la mer, et le naufragé n’est autre que soi, que l’on voudrait confusément sauver. Combien de fois me suis-je réveillé sur une plage abandonnée ? Je ne compte plus. C’est le même scénario qui se répète jusqu’à ce que je comprenne, enfin, que je suis tout autant menteur que sincère — autant que les autres, ni plus ni moins. Je me suis posé beaucoup de questions, je me suis torturé les méninges sur la sincérité en peinture. C’est la même chose : à chaque tableau j’ai été menteur et sincère. Chaque tableau est une médaille à deux versants. S’attacher à un seul versant — cette fameuse “sincérité” — n’est-ce pas se couper à moitié de la peinture, s’obstiner à ne vouloir regarder que l’aspect “joli” et “plaisant” ? Non : la peinture m’a souvent fait passer par le mensonge afin d’estimer, à la surface de la toile, comment placer les valeurs, établir une profondeur, inventer des harmonies de couleurs. Les deux se valent et servent la peinture — pas le peintre. Ce n’est pas la sincérité qui peut me servir de moteur : elle donnerait trop de poids au mensonge en tentant de prendre le dessus sur lui. La sincérité, désormais, est un pinceau qui a perdu ses poils, et avec lequel je me gratte le dos : pas grand-chose de plus. Je préfère mille fois l’obstination et la régularité : elles m’apporteront l’idée plutôt que cette sincérité merdique dans laquelle j’ai perdu des années à me torturer. Il se pourrait, car la vie a de l’humour, qu’à la fin des fins obstination, régularité, idée et sincérité se rejoignent, et que je m’aperçoive de leur synonymie. Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs : à chaque jour suffit sa peine.|couper{180}

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12 décembre 2019

La première image qui surgit, quand il reprit peu à peu conscience de son corps et de celui qu’il croyait être, fut celle d’un éléphant attaché à un tout petit épieu. Puis l’image se transforma : une licorne entourée d’une clôture fragile, sans doute empruntée à une tapisserie qu’il retrouvait chaque semaine, en face de lui, au mur du cabinet de son thérapeute. Il avait imaginé que l’hypnose pourrait l’aider à sortir de son marasme : ce sentiment d’insignifiance chronique qui l’envahissait dès qu’une rupture sentimentale s’annonçait, ou qu’elle était déjà consommée. En explorant l’île, il vit la dame vêtue de blanc qui, cette fois, s’était débarrassée de son collier. Il plissa les yeux pour tenter de faire apparaître plus précisément sa poitrine ; l’image se brouilla, exactement comme dans ses rêves érotiques, et il s’éveilla tout à fait. En buvant son café, il repensa à l’éléphant, à la licorne, au collier disparu. Il imagina un dessin humoristique : des milliers de personnes chacune sur une île personnelle, attachées à un axe dérisoire dont elles pourraient se libérer d’un simple geste. Il trouvait amusant d’accrocher au bout du lien un billet, ou un chèque. Puis il laissa s’enfuir l’idée, comme tant d’autres. Les idées le traversaient sans cesse. Il y était habitué. Et pourtant quelque chose le soulageait, désormais : constater qu’il ne tentait plus de les enfermer, de les capturer sur des feuilles. Il se demanda si cette nouvelle thérapie lui était aussi bénéfique qu’il l’avait espéré. Il essaya d’être objectif. Dans le fond, elle cautionnait un malaise qui existait — il se souvenait de ses ravages — mais ce malaise lui semblait aussi renforcé par le seul fait qu’il en avait pris conscience et qu’il voulait s’en débarrasser. Se débarrasse-t-on d’une partie de soi ? Il pensa à un manchot, à un cul-de-jatte : amputé mais “heureux”. Il sourit. Il repensa au thérapeute. La première fois, il avait sérieusement envisagé que ce fût un charlatan. Curieusement, ça ne l’avait pas dérangé : il était curieux de voir la suite. Si aucun soin ne venait, il aurait au moins la satisfaction d’entériner l’illusion : faire appel à un tiers pour se sortir de la merde. Il avait lu pas mal de livres sur l’hypnose. Il s’attendait à quelques combines verbales, au minimum, dans le genre de Milton Erickson : cela aurait consolidé sa foi fragile. Mais il ne s’y retrouvait pas. Il s’endormait chaque fois, perdait le fil. Il y gagnait tout de même quelque chose : une apesanteur pour le reste de la journée, une sorte de brouillard, de ouate entre le monde et lui. C’est la ouate, fredonna-t-il en constatant qu’il arrivait devant la porte du thérapeute. Il repensa à l’éléphant, à la licorne, et continua son chemin, descendant les pentes de la ville pour rejoindre son cœur. La première chose qu’il vit, ce fut cette poitrine imposante. Des seins énormes comme il en avait rêvé depuis toujours. Et, en même temps, cela l’intimida. Alors il vit son regard : un mélange de lassitude et de naïveté, serti dans un bleu profond. Ils s’étaient rencontrés sur un forum. En un clin d’œil, ils s’étaient trouvé une collection de points communs, dont l’humour noir n’était pas le moindre. Une désespérance infinie sur leurs vies et sur ce qui les entourait avait achevé le reste. Ce soir-là, par bravade, il lui avait proposé de venir vers elle, de la rencontrer pour de vrai. La route de Lausanne à Sion lui parut un jeu d’enfant : un ruban lisse et sans encombre, à cette heure tardive. Il eut l’impression d’avoir pris un tapis volant, excité par la curiosité de savoir qui elle était vraiment. À la périphérie de la ville, pourtant, il ressentit un coup de barre et se demanda soudain ce qu’il fichait là. Puis la curiosité reprit le pas. Il gara la voiture à l’adresse indiquée par le GPS. C’était un bistrot encore ouvert. Il ne pouvait pas se tromper : elle était seule, attablée au fond de la salle. Pour briser le silence un peu lourd, elle demanda s’il voulait boire quelque chose. Il déclina. Alors elle se leva et l’emmena vers chez elle, comme un enfant, sans presque un mot. L’appartement était décoré de chromos et de bibelots. Son imagination chuta d’un coup. Il l’avait imaginée d’une classe sociale plus élevée ; ses phrases, ses saillies ne collaient plus avec ce décor. Il se sentit crevé. Quand elle lui proposa de s’asseoir sur le canapé près d’elle, il se demanda s’il n’allait pas s’effondrer de fatigue. Mais cette énorme poitrine, tout contre lui, le revitalisa — et l’intimida davantage encore, à cause de la proximité. Alors, pour sortir du trouble tout en le maintenant, ils se mirent à parler. Elle raconta sa vie de merde. Il fit la même chose. Cela dura des heures, puis leurs têtes, soudain proches, s’effleurèrent ; leurs lèvres se rejoignirent. La discussion fut close. Quand elle l’entraîna dans la chambre, il fut surpris par le regain d’énergie qui l’habitait. À califourchon sur lui, ses longs cheveux sombres coulant sur son cou, contrastant avec la pâleur de ses épaules, elle se redressa comme pour exulter : ses seins énormes jaillirent au-dessus de lui. Et tandis qu’elle l’attirait au fond d’elle par des mouvements du bassin — savants, insistants — il eut l’impression étrange de baiser la Terre-Mère, de s’y enfouir totalement. Quand ils tombèrent enfin l’un contre l’autre, elle reprit la parole. Il ne se souvient plus de ce qu’elle dit ; une phrase, seulement, cristallisa son attention : « J’avais un amant qui me demandait de venir vers lui nue sous mon imperméable. » Alors il ne vit plus une paire de seins mais une paire de mamelles. Il prétexta que le lendemain il travaillait, qu’il fallait qu’il reparte. Il fit la route de Sion à Lausanne comme un chemin de croix, s’arrêtant à chaque station-service pour boire un café et tenir. Arrivé chez lui, il décida que l’urgence était de prendre une douche, de se raser : une nouvelle journée merdique s’annonçait, et il allait devoir l’affronter. « Si les gens se mettaient à table pour écrire ce qu’ils imaginent être leur vie, s’ils y passaient un peu de temps chaque matin, cela entraînerait à la fois la chute de la psychanalyse et la joie des éditeurs de tout acabit », songea-t-il, assis dans le fauteuil Ikea face à elle. Il allait le dire, puis se retint. À la place, il prit une voix enfantine et l’implora de “l’allonger”. En riant sous cape, il la revêtit mentalement d’un costume de dominatrice en cuir noir, avec au bout du bras un gant de boxe. Mais elle ne bronchait pas. Toujours tirée à quatre épingles, maintenant sa posture vigilante comme un serpent prêt à frapper, elle le toisait de ses yeux verts sans même un sourire. Cette froideur le rassura : elle résistait, et c’était plutôt bon signe. Alors il lança tout de même une phrase, comme on jette une bouée au vide, juste pour ne pas laisser le silence s’installer trop longtemps. « Si tout le monde couchait sur le papier sa propre vérité, il y aurait sept milliards de romans. » Elle hocha un peu la tête. Puis son regard glissa vers la petite pendule posée sur la table basse. « Eh bien, ce sera tout pour aujourd’hui », lâcha-t-elle du bout des lèvres. Elle se reprit pourtant, et il crut apercevoir l’ombre d’un sourire. Alors elle ajouta : « Je suis d’accord pour que vous passiez en analyse, pour que vous vous allongiez. Ce sera trois fois par semaine, cependant, si vous voulez faire un travail sérieux. » Il sentit quelque chose glisser en lui. Au fond du fauteuil Ikea, avec un étonnement léger — et un grand soulagement — il constata qu’il cherchait une position fœtale.|couper{180}

Carnets | Atelier

11 décembre 2019

Ils arrivèrent en novembre, je crois. Il commençait à faire froid et le jeune homme éprouva une faible satisfaction à enfiler le pull de l’année passée — celui à rayures noires et blanches qui, paraît-il, venait de Bretagne. Il sentait la lessive et la lavande ; avec lui, il se sentait en sécurité. C’est la mère qui alla ouvrir. Les deux hommes sur le pas de la porte venaient du Nord du monde, d’une terre dont il n’avait presque jamais entendu parler. Le plus grand, le plus jeune aussi, et donc celui qui lui parut d’emblée le plus sympathique, était Estonien. L’autre, un peu balourd, engoncé dans une doudoune bleue, portait des lunettes à verres épais ; il n’exprimait rien. Un Russe, apprit-on un peu plus tard. Le père était parti tôt le matin rencontrer des clients — Senlis, Lille, Gap : il ne savait plus. Ce dont il était sûr, c’est qu’il n’était pas là quand les deux hommes entrèrent pour la première fois. La mère les accueillit, les conduisit au salon, proposa du café ; lui, adolescent, baragouinait quelques mots d’anglais. Elle fit signe au jeune homme de venir l’aider. Il constata qu’elle portait une robe différente, plus éclatante, plus lumineuse ; elle avait dû passer chez le coiffeur : la racine d’habitude blanchâtre ne l’était plus. Tout était posé sur le plateau quand la sonnette retentit de nouveau. La grand-mère arriva avec son oncle. Ils avaient dû prendre un taxi : l’oncle se déplaçait mal depuis un AVC. Paralysé d’un côté, il passait ses journées, disait-il, à fabriquer des programmes informatiques pour se requinquer. Quand la vieille dame se retrouva devant Marc — il se présenta ainsi en lui tendant la main avec une déférence incroyable — elle prononça des mots qu’il n’avait jamais entendus. Une langue inconnue. Marc lui sourit ; son regard s’illumina, et celui de la grand-mère, d’ordinaire si grave, s’éclaira aussi. Le Russe semblait assoupi sur le canapé. Il n’avait pas quitté sa parka, comme quelqu’un qui ne tient pas à rester. Il avait tendu tout à l’heure une main molle ; le jeune homme guetta la réaction de la grand-mère. Elle le regarda froidement, sans ciller, et il crut même la voir se frotter la main sur la cuisse, comme pour la nettoyer aussitôt. Marc avait dû sentir cette froideur. Ses yeux bleus devinrent graves, puis un sourire revint. Il prononça une phrase dans cette langue chantante qui parut immédiatement mélodieuse au jeune homme : quelque chose de proche de l’italien, avec une profusion de voyelles. Il prit un gros sac posé près de lui et en sortit des présents emballés dans un papier sobre. Du thé et des conserves pour la grand-mère ; un jeu de poupées gigognes colorées pour ses hôtes. Quand il tendit au jeune homme son paquet, celui-ci le déballa vite : un magnifique jeu d’échecs en bois, chaque pièce décorée à la main, de couleurs chaudes et brillantes. La grand-mère remercia au nom de tous. De sa voix rocailleuse, elle laissa couler des mots, des phrases d’une beauté émouvante. Ils étaient venus en France pour réaliser un court métrage sur un des plus grands peintres et graveurs estoniens : Eduard Wiiralt, que la grand-mère avait connu dans sa jeunesse, quand, comme elle, comme tant d’autres, il avait fui le communisme pour s’installer à Paris. En fouillant les archives de Tallinn, Marc avait remonté la trace de l’artiste et trouvé quelques noms — dont celui de la grand-mère. Un rendez-vous avait été pris ; des autorisations demandées. Nous étions dans une autre époque : avant Gorbatchev, avant l’effondrement du bloc soviétique dont l’Estonie faisait encore partie. Quelques années plus tôt, la famille s’était cotisée pour offrir à la grand-mère et à Vania — son compagnon — un voyage en Estonie. Vania avait refusé. Son passé de “barin”, capitaine dans les troupes de Kornilov, l’en avait dissuadé : il disait que ce retour le ramènerait à de mauvais souvenirs. La petite dame était donc partie seule, sur Aeroflot. À peine arrivée, elle avait demandé à rejoindre son village natal, à quelques kilomètres de la capitale ; on le lui avait interdit : une base militaire s’y trouvait désormais. Elle s’était retrouvée dans une grande ville semblable à toutes les grandes villes, une ville qu’elle connaissait à peine, et ce voyage tant rêvé avait tourné au fiasco. « Small fish like rollmops », lança Marc en désignant un petit bocal sur la table, comme pour ramener la conversation au présent. Le jeune homme esquissa un sourire : l’homme faisait un effort pour s’adresser à lui. Puis la grand-mère et Marc s’isolèrent. La mère débarrassa les tasses. L’oncle attira l’attention du Russe dans le jardin, en baragouinant trois mots. Le jeune homme resta assis dans le salon à examiner son nouveau jeu d’échecs. Il ne comprenait pas un traître mot de ce qui se disait entre Marc et la grand-mère. Il fallut attendre le déjeuner : attablés, l’histoire se déploya enfin, racontée par la grand-mère dans un français approximatif. Elle n’avait jamais voulu perdre son accent. Elle s’y accrochait, physiquement, obstinément, au point de buter sur certaines locutions. Au lieu de dire “je vous emmerde”, par exemple, elle disait “je te merde” — et cette torsion de langue la propulsait, pour le jeune homme, au rang de rebelle splendide. Ils restèrent deux ou trois jours, pas plus. Marc recueillit ses informations, ses souvenirs : ces temps lointains où la diaspora russe et estonienne se retrouvait dans des appartements exigus, dans une pauvreté qui n’avait pas grand-chose à voir avec la misère. Même pauvres, comprit-il, ils étaient riches d’espoir, d’idées, d’art ; la plupart étaient des artistes, comme Wiiralt. Ce n’était pas si rose pourtant : le peintre, célèbre désormais dans son pays natal, était mort à Paris, achevé par le désespoir, la faim et l’alcool, dans un taudis. Après leur départ, le jeune homme se découvrit des origines nordiques, presque vikings, qui lui donnèrent une force neuve. Il se plongea dans la mythologie finlandaise, emprunta à la bibliothèque une traduction du Kalevala. En lisant ces vers, il lui sembla retrouver des traces d’une partie de son histoire à laquelle il ne s’était jamais intéressé : une lignée d’ancêtres, forcément héroïques, dont la trace se trouvait encryptée dans une poésie que presque plus personne ne parlait. Les Estoniens devinrent, dans son esprit, les dépositaires — plus ou moins conscients, comme lui — d’un héritage auquel on n’accédait plus qu’à travers des récits lointains, comme à travers une langue morte. Alors il se mit à marcher dans les bois, sur les collines, sur les vastes plateaux de maïs ou de luzerne. Il voulait se rapprocher du ciel, surprendre dans le vent de vieilles paroles oubliées, portées par les éléments. Une langue maternelle dont il n’aimait que quelques bribes, quelques souvenirs, et sur laquelle son cœur et son imagination allaient tisser — avec une mythologie familiale, avec l’histoire de ces artistes exilés morts loin de chez eux — une épopée nouvelle, pour prolonger ces vies, ces histoires, afin qu’elles ne disparaissent pas tout à fait dans l’oubli. Ce qu’il faut comprendre, apprendre et réapprendre dans ce monde de plus en plus absurde, c’est la notion de “sens”. Le sens n’est pas unique. Le sens n’est pas celui que les autres exigent pour toi. Le sens se cultive. Il y a des saisons pour le faire naître en soi, et cela passe souvent par la jachère : l’abandon des terres, le froid qui gèle au plus profond, cette phase où le cœur se durcit. Mais il y a toujours un printemps. Et un renouveau des sens — qu’ils soient physiques ou psychiques, peu importe : tout cela fait sens. Parfois, on est bien loin de comprendre, et cela fait partie du sens aussi : perdre le sens, perdre le nord, perdre pied, c’est une seule et même histoire. Les arbres ne donnent jamais de beaux fruits comme après les jours les plus glacials, quand la sève se fige presque. L’arbre devient pierre un instant, et transmet ce qu’aucune pierre ne transmet seule. La pierre délègue à l’arbre la tâche de produire des fruits ; dans la pomme, dans le raisin, dans la prune, il y a à la fois un goût de silex et une lueur d’étoile. Ces choses sont là depuis toujours. Elles ne sont pas là “pour rien”. Alors ce monde que nous traversons aujourd’hui — ses absurdités, ses postures, ses surfaces — ne participe-t-il pas, lui aussi, à cette quête de sens ? Nous nous perdons dans le superficiel fabriqué par des ignorants animés par des buts égoïstes et pauvres ; et pourtant, même cette dérive peut finir par nous ramener vers quelque chose de plus juste, ne serait-ce que par saturation. Il n’y a pas un seul sens : il y en a autant qu’il y a d’étoiles, de fourmis, d’êtres humains. Il suffit de lever les yeux la nuit pour comprendre que ce sont ces conjonctions — ces constellations — qui serrent le cœur, qui réveillent la mémoire, et qui nous installent dans cet entre-deux où l’on ne sait plus s’il faut rire ou pleurer. Et voici la chose la plus étrange : quand tu trouves ton sens, ton sens à toi, il finit par rejoindre tous les sens, exactement comme il le fallait — comme cela a toujours été, comme cela sera toujours.|couper{180}