12 décembre 2019

La première image qui surgit, quand il reprit peu à peu conscience de son corps et de celui qu’il croyait être, fut celle d’un éléphant attaché à un tout petit épieu. Puis l’image se transforma : une licorne entourée d’une clôture fragile, sans doute empruntée à une tapisserie qu’il retrouvait chaque semaine, en face de lui, au mur du cabinet de son thérapeute. Il avait imaginé que l’hypnose pourrait l’aider à sortir de son marasme : ce sentiment d’insignifiance chronique qui l’envahissait dès qu’une rupture sentimentale s’annonçait, ou qu’elle était déjà consommée. En explorant l’île, il vit la dame vêtue de blanc qui, cette fois, s’était débarrassée de son collier. Il plissa les yeux pour tenter de faire apparaître plus précisément sa poitrine ; l’image se brouilla, exactement comme dans ses rêves érotiques, et il s’éveilla tout à fait. En buvant son café, il repensa à l’éléphant, à la licorne, au collier disparu. Il imagina un dessin humoristique : des milliers de personnes chacune sur une île personnelle, attachées à un axe dérisoire dont elles pourraient se libérer d’un simple geste. Il trouvait amusant d’accrocher au bout du lien un billet, ou un chèque. Puis il laissa s’enfuir l’idée, comme tant d’autres. Les idées le traversaient sans cesse. Il y était habitué. Et pourtant quelque chose le soulageait, désormais : constater qu’il ne tentait plus de les enfermer, de les capturer sur des feuilles. Il se demanda si cette nouvelle thérapie lui était aussi bénéfique qu’il l’avait espéré. Il essaya d’être objectif. Dans le fond, elle cautionnait un malaise qui existait — il se souvenait de ses ravages — mais ce malaise lui semblait aussi renforcé par le seul fait qu’il en avait pris conscience et qu’il voulait s’en débarrasser. Se débarrasse-t-on d’une partie de soi ? Il pensa à un manchot, à un cul-de-jatte : amputé mais “heureux”. Il sourit. Il repensa au thérapeute. La première fois, il avait sérieusement envisagé que ce fût un charlatan. Curieusement, ça ne l’avait pas dérangé : il était curieux de voir la suite. Si aucun soin ne venait, il aurait au moins la satisfaction d’entériner l’illusion : faire appel à un tiers pour se sortir de la merde. Il avait lu pas mal de livres sur l’hypnose. Il s’attendait à quelques combines verbales, au minimum, dans le genre de Milton Erickson : cela aurait consolidé sa foi fragile. Mais il ne s’y retrouvait pas. Il s’endormait chaque fois, perdait le fil. Il y gagnait tout de même quelque chose : une apesanteur pour le reste de la journée, une sorte de brouillard, de ouate entre le monde et lui. C’est la ouate, fredonna-t-il en constatant qu’il arrivait devant la porte du thérapeute. Il repensa à l’éléphant, à la licorne, et continua son chemin, descendant les pentes de la ville pour rejoindre son cœur.


La première chose qu’il vit, ce fut cette poitrine imposante. Des seins énormes comme il en avait rêvé depuis toujours. Et, en même temps, cela l’intimida. Alors il vit son regard : un mélange de lassitude et de naïveté, serti dans un bleu profond. Ils s’étaient rencontrés sur un forum. En un clin d’œil, ils s’étaient trouvé une collection de points communs, dont l’humour noir n’était pas le moindre. Une désespérance infinie sur leurs vies et sur ce qui les entourait avait achevé le reste. Ce soir-là, par bravade, il lui avait proposé de venir vers elle, de la rencontrer pour de vrai. La route de Lausanne à Sion lui parut un jeu d’enfant : un ruban lisse et sans encombre, à cette heure tardive. Il eut l’impression d’avoir pris un tapis volant, excité par la curiosité de savoir qui elle était vraiment. À la périphérie de la ville, pourtant, il ressentit un coup de barre et se demanda soudain ce qu’il fichait là. Puis la curiosité reprit le pas. Il gara la voiture à l’adresse indiquée par le GPS. C’était un bistrot encore ouvert. Il ne pouvait pas se tromper : elle était seule, attablée au fond de la salle. Pour briser le silence un peu lourd, elle demanda s’il voulait boire quelque chose. Il déclina. Alors elle se leva et l’emmena vers chez elle, comme un enfant, sans presque un mot. L’appartement était décoré de chromos et de bibelots. Son imagination chuta d’un coup. Il l’avait imaginée d’une classe sociale plus élevée ; ses phrases, ses saillies ne collaient plus avec ce décor. Il se sentit crevé. Quand elle lui proposa de s’asseoir sur le canapé près d’elle, il se demanda s’il n’allait pas s’effondrer de fatigue. Mais cette énorme poitrine, tout contre lui, le revitalisa — et l’intimida davantage encore, à cause de la proximité. Alors, pour sortir du trouble tout en le maintenant, ils se mirent à parler. Elle raconta sa vie de merde. Il fit la même chose. Cela dura des heures, puis leurs têtes, soudain proches, s’effleurèrent ; leurs lèvres se rejoignirent. La discussion fut close. Quand elle l’entraîna dans la chambre, il fut surpris par le regain d’énergie qui l’habitait. À califourchon sur lui, ses longs cheveux sombres coulant sur son cou, contrastant avec la pâleur de ses épaules, elle se redressa comme pour exulter : ses seins énormes jaillirent au-dessus de lui. Et tandis qu’elle l’attirait au fond d’elle par des mouvements du bassin — savants, insistants — il eut l’impression étrange de baiser la Terre-Mère, de s’y enfouir totalement. Quand ils tombèrent enfin l’un contre l’autre, elle reprit la parole. Il ne se souvient plus de ce qu’elle dit ; une phrase, seulement, cristallisa son attention : « J’avais un amant qui me demandait de venir vers lui nue sous mon imperméable. » Alors il ne vit plus une paire de seins mais une paire de mamelles. Il prétexta que le lendemain il travaillait, qu’il fallait qu’il reparte. Il fit la route de Sion à Lausanne comme un chemin de croix, s’arrêtant à chaque station-service pour boire un café et tenir. Arrivé chez lui, il décida que l’urgence était de prendre une douche, de se raser : une nouvelle journée merdique s’annonçait, et il allait devoir l’affronter.


« Si les gens se mettaient à table pour écrire ce qu’ils imaginent être leur vie, s’ils y passaient un peu de temps chaque matin, cela entraînerait à la fois la chute de la psychanalyse et la joie des éditeurs de tout acabit », songea-t-il, assis dans le fauteuil Ikea face à elle. Il allait le dire, puis se retint. À la place, il prit une voix enfantine et l’implora de “l’allonger”. En riant sous cape, il la revêtit mentalement d’un costume de dominatrice en cuir noir, avec au bout du bras un gant de boxe. Mais elle ne bronchait pas. Toujours tirée à quatre épingles, maintenant sa posture vigilante comme un serpent prêt à frapper, elle le toisait de ses yeux verts sans même un sourire. Cette froideur le rassura : elle résistait, et c’était plutôt bon signe. Alors il lança tout de même une phrase, comme on jette une bouée au vide, juste pour ne pas laisser le silence s’installer trop longtemps. « Si tout le monde couchait sur le papier sa propre vérité, il y aurait sept milliards de romans. » Elle hocha un peu la tête. Puis son regard glissa vers la petite pendule posée sur la table basse. « Eh bien, ce sera tout pour aujourd’hui », lâcha-t-elle du bout des lèvres. Elle se reprit pourtant, et il crut apercevoir l’ombre d’un sourire. Alors elle ajouta : « Je suis d’accord pour que vous passiez en analyse, pour que vous vous allongiez. Ce sera trois fois par semaine, cependant, si vous voulez faire un travail sérieux. » Il sentit quelque chose glisser en lui. Au fond du fauteuil Ikea, avec un étonnement léger — et un grand soulagement — il constata qu’il cherchait une position fœtale.

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À travers le sang et la couleur : Soutine

Tout pourrait venir, à première vue, d’une scène mythique, d’une origine sanglante qui, malgré toute l’épaisseur de peinture que l’on pourrait poser pour à la fois la retrouver et l’oublier, ne pourra jamais échapper — ni au peintre, ni au spectateur hébété contemplant l’œuvre de Chaïm Soutine. Soutine évoque un souvenir d’enfance dans une lettre : la lame d’un couteau tranchant, avec précision, avec netteté, la gorge d’une oie. Il voit encore le sang jaillir en flots épais, rouge rubis. Et l’on pourrait s’arrêter là. Tout est déjà là. Mais non. Car, au beau milieu de cette boucherie, l’œil du peintre est attiré par autre chose : la joie qu’il lit sur le visage du boucher, en pleine action. La joie, l’horreur, la violence, la stupeur. Voilà ce que contient chaque tableau de Soutine. Il y a ce petit livre d’Élie Faure sur Soutine que je devrais relire, ou piller sans vergogne, tant je ne me souviens de rien d’aussi juste écrit sur cet immigré juif-lituanien venu à Paris, qui fut un temps protégé par ce grand homme, ce médecin humaniste. Un temps seulement. L’affection du peintre pour la fille de Faure mit fin, brusquement, à leur relation. J’aurais pu commencer par le début, par la naissance de Soutine à Vilna. Une approche calme, chronologique. Mais il me fallait un déclencheur. Une raison d’écrire maintenant. Cette raison, c’est un souvenir vif de 2013, une visite au Musée de l’Orangerie, à Paris. L’exposition s’intitulait : Soutine, l’Ordre du chaos. C’était la première fois que je voyais ses tableaux en vrai. Avant cela, seulement des reproductions pâles et glacées. J’ai découvert un frère. Pas un combat, mais une harmonie née du chaos. Une magnifique harmonie disloquée. La peinture était liquéfiée, coagulée. Dure et molle à la fois. Les rouges et les turquoises entraient en collision. Les blancs craquelés comme du plâtre sec. Comment expliquer une émotion sans la trahir ? J’essaie. J’essaie toujours. Je cherche par les mots à atteindre ce qui ne se touche qu’en silence. Mais puisque j’ai commencé, continuons. Alors que l’avant-garde parisienne s’éparpillait dans toutes les directions — comme toujours —, Soutine s’enfermait. Il peignait. Il ne voulait pas être dérangé. Marc Chagall, peut-être, était pareil. Peut-être Soutine espérait-il hériter de l’atelier de Chagall. Absorber la solitude, l’obstination que Chagall avait laissées derrière lui. Il ne l’a pas fait. Il a raté le moment. Alors, il s’est tourné vers Rembrandt. Il a peint de la viande. De la chair. Mais plus que de la chair. Il faut traverser le dégoût pour atteindre la grâce. Les quartiers de bœuf de Soutine l’exigent. J’imagine que, si j’avais eu la chance de le rencontrer, l’odeur m’aurait d’abord repoussé. Et pourtant, à travers cette odeur, peut-être aurais-je atteint le parfum du miracle. La peinture de Soutine me rappelle quelqu’un d’autre. Quelqu’un dont j’ai déjà parlé. Chomo. Un autre reclus. Plus récent. Tout aussi mort. Ils ne négocient pas. Ils sont repliés. Affamés. Indifférents. En contact direct avec le feu, la grâce, la vie, la terreur, le sublime. Leur seul axe est celui qui les relie à ces forces. Ils ont abandonné l’illusion des liens sociaux. Oui, quelque chose en eux me parle. Je t’écris cela rapidement ce matin. Parce qu’au fond, comme je l’ai dit, penser et écrire ne servent peut-être pas à grand-chose. Mieux vaut peindre. Everything could stem, at first glance, from a mythical scene, a bloody origin that, no matter how much paint one might apply to try to both recover it and forget it, will never escape either the painter or the stunned viewer contemplating the work of Chaïm Soutine. Soutine recalls a childhood memory in a letter : the knife's blade slicing expertly, cleanly, across the throat of a goose. He still sees the blood spurting out in thick, ruby-red jets. And it could stop there. Already, everything is there. But no. Because in the middle of the carnage, the painter's eye is caught by something else : the joy he sees on the butcher's face. In the act. Joy, horror, violence, and awe. That’s what you get in every Soutine painting. There’s that little book by Elie Faure about Soutine, which I should reread, or shamelessly pillage, because I remember nothing comparable being written about this Jewish-Lithuanian immigrant who came to Paris and who, for a while, found himself under the wing of that great man, the humanist doctor. Only for a while. The painter's affection for Faure’s daughter put an end to their relationship. Suddenly. I could have started at the beginning, with Soutine’s birth in Vilna. A calm, chronological approach. But I needed a trigger. A reason to write now. That reason is a vivid memory from 2013, a visit to the Musée de l’Orangerie in Paris. The exhibition was titled "Soutine, the Order of Chaos." It was the first time I saw his paintings in person. Before that, only pale, glossy reproductions. I discovered a brother. Not a battle, but a harmony made from chaos. A magnificent, disjointed harmony. The paint was liquefied, coagulated. Hard and soft at once. Reds and turquoises colliding. Whites cracked like dried plaster. How do you explain an emotion without betraying it ? I try. I do this all the time. I use words to reach what can only be touched in silence. But since I’ve begun, let’s keep going. When the Parisian avant-garde was tearing off in every direction, as it always does, Soutine locked himself away. He painted. He didn’t want to be disturbed. Marc Chagall might have been the same. Maybe Soutine hoped to inherit Chagall’s studio. To absorb the solitude and stubbornness Chagall had left behind. He didn’t. He missed the moment. So he turned to Rembrandt. He painted meat. Flesh. But more than flesh. You have to pass through disgust to reach grace. Soutine’s slabs of beef demand it. I imagine if I’d had the chance to meet him, the smell alone would have repelled me. And yet, through that smell, maybe I would have reached the miracle’s scent. Soutine’s painting reminds me of someone else. Someone I’ve written about before. Chomo. Another recluse. More recent. Just as dead. They don’t negotiate. They are curled inward. Starving. Unconcerned. In direct contact with fire, grace, life, terror, the sublime. Their only axis is the one that connects them to these forces. They have discarded illusions of social ties. Yes, something in them speaks to me. I write it to you quickly this morning. Because, in the end, as I said, thinking and writing may not be very useful. Better to paint.|couper{180}

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Chomo

À l’origine, il s’appelle Roger Chomeaux. Né le 28 janvier 1907 quelque part dans le Nord de la France, il meurt en 1999 à Achères-la-Forêt, en région parisienne. On décidera finalement de le qualifier de "sculpteur", puisqu’il faut bien ranger les choses quelque part. Je suis né un jour après lui — mais en 1960. Cette année-là, il expose pour la première fois à la galerie Jean Camion, rue des Beaux-Arts à Paris. C’est à la suite de cette exposition qu’il décide de quitter définitivement Paris pour la forêt de Fontainebleau. Son épouse a acheté là quelques hectares. Ils s’y installent. Chomo s’y retirera pour vivre, et peu à peu abandonner tout ce qui faisait, à l’époque, un "artiste reconnu". Écologiste avant la mode, il récolte le miel de ses abeilles — jusqu’à vingt ruches à cette époque. Il commence par détruire la forme conventionnelle du langage pour inventer une langue nouvelle, presque enfantine, fondée sur la phonétique. Une langue qui évoque, si l’on veut, la fameuse langue des oiseaux chère aux alchimistes. Quant aux matériaux, il délaisse le bronze, trop coûteux, ainsi que la terre cuite et le marbre qu’il pratiquait auparavant. Il s’oriente vers la récupération, cherchant ce qu’il appelle des "matériaux qui respirent". Il travaille alors le bois (ses fameux bois brûlés), les matières plastiques, la tôle, le béton cellulaire. Il dit sculpter ce dernier "comme on écrit un poème". Dans ce qu’il nomme son "village d’art préludien", il installe partout des pancartes, un peu à la manière de Cheval sur les murs de son Palais idéal. « Qèl anprint ora tu lésé sur la tèr pour qe ton Die soi qontan ? » Cette question de l’empreinte, du devenir de l’homme, le hante. Elle se répète, d’écriteau en écriteau, dans tous les recoins de son domaine. De bric et de broc aussi, les trois hangars qu’il construit pour abriter ses œuvres : le Sanctuaire des bois brûlés, l’Église des Pauvres, avec sa rosace spectaculaire faite de bouteilles de couleur, et le Refuge, recouvert de capots de voitures. C’est Clara Malraux qui attire l’attention du ministère des Affaires culturelles sur lui. Après une incursion dans la musique concrète, entre synthétiseur et poésie, Chomo devient cinéaste expérimental avec Le Débarquement spirituel, film réalisé avec Clovis Prévost et Jean-Pierre Nadau, dans lequel il se met en scène au milieu de ses œuvres. Il meurt en 1999, entouré de ses créations, veillé par sa seconde épouse. Dix ans plus tard, la Halle Saint-Pierre organise sa première grande rétrospective. Aujourd’hui, seuls les bâtiments subsistent dans la forêt. Ses œuvres transportables, elles, ont été déplacées — conservées ailleurs ou vendues. (Un Christ en croix, image torturée, est visible dans l’église de Milly-la-Forêt.) En revoyant les vidéos de Chomo sur YouTube, j’ai de nouveau été frappé par cette obsession que je retrouve chez les artistes que j’admire, et qui, de leur vivant, les fait souvent passer pour des fous. Amaigri, émacié, affûté comme une lame, son regard me traverse encore l’écran. Et chaque fois, je l’entends me répéter : "Arete de panser povre kon taka seulmant bausser" En 2013, une vente aux enchères sera organisée autour de son œuvre. illustration Chomo entre ses peintures et ses sculptures, devant l’Église des pauvres en construction, c. 1965|couper{180}

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Les fêtes

Je n'ai jamais aimé les fêtes. J'y ai détecté très tôt une férocité qui ne collait pas avec les belles images que les gens autour de moi désiraient montrer d'eux-mêmes. Même si, adulte, l'effroi premier m'en est passé et s'est transformé peu à peu en simple agacement, à chaque fois que je croise une fête quelconque j'ai tendance à bifurquer rapidement, à m'égarer comme on peut parfois par chance le faire dans les ruelles d'une Venise imaginaire. Les fêtes de fin d'année notamment sont un mauvais moment à passer. Alors pour aujourd'hui je vais faire du léger, et une fois les fêtes passées je reviendrai en meilleure forme Pour l'heure je vais m'enfouir dans un bouquin en attendant que ça passe Illustration : « Danse des Hassidim », série Dibbouk, 1924, par Samuel Cygler (Ziegler) © Photographie Grégoire Tolstoï / MAHJ|couper{180}