1 er décembre 2019
Il y a toujours une angoisse qui revient à la veille de chaque exposition : un réflexe de rejet, comme si je devais me précéder moi-même, me retirer avant que quiconque ne puisse le faire.
Nouveauté de ces dernières années : sous cette angoisse, l’idée d’annuler apparaît, nette, presque raisonnable. Évidemment je ne le fais pas. Les engagements, la logistique, les gens qui comptent sur vous — tout cela rend l’annulation indécente.
Il y a quelques mois, j’ai accepté de participer à une exposition sur le thème de l’émigration. J’avais déjà des sujets en tête, quelques esquisses, des pistes. Puis j’ai renoncé sans bruit.
Mes journées sont prises par les cours que je dispense, par des commandes à honorer. Et surtout, je me suis laissé retenir, de jour en jour. Ça file vite : on croit encore avoir du temps, et soudain on est au bord du but.
Alors la voix intérieure arrive, fidèle : fainéant. Tu n’as pas assez fait. Tu n’as pas mené ça à terme.
Et ma réponse est toujours la même : une résistance, une inertie presque volontaire. J’ai cessé de la combattre. Une part de moi exige cette inertie dès qu’elle juge un événement bancal — et elle le juge bancal très tôt.
Je réfléchis à tout cela à quelques jours de l’exposition et, au moment où j’allais m’en vouloir de ne pas avoir “fait le travail”, une évidence s’installe, lumineuse comme un éveil.
Si j’ai accepté, c’est que le thème me touche. Qu’on appelle cela « migrations » ou « émigration » ne change rien : il s’agit d’exil, d’errance.
Or c’est exactement ce que je peins depuis des années. J’ai sur mes étagères, dans mes tiroirs, un matériau amplement suffisant pour témoigner d’une vision de l’errance — la mienne, qui m’accompagne depuis toujours.
De quel exil s’agit-il donc ?
De quelle errance est-ce que je ne cesse de parler, d’écrire, de peindre ?
Je me serais égaré : j’aurais voulu m’écarter, m’enfuir, partir d’un lieu — appelons-le « chez moi » — vers un objectif imaginé au moment même du départ. Une terre inconnue, délimitée par des « on dit ». Des « on dit » qui finissent par devenir une voix intérieure, et que je prends pour moi.
Il y eut l’exil physique d’abord, à ces moments où je ne parvenais pas à exprimer quoi que ce soit ; où désir, manque et trop-plein ne faisaient qu’un ; où l’élan vers l’ailleurs était brut, pas encore émoussé par les murs, les limites, les frontières.
Mais mon chemin n’est pas une route goudronnée ni un chemin vicinal : mon chemin, c’est le temps. C’est ma vie et ses bifurcations, par l’entremise des choix, du fameux libre arbitre que nous croyons posséder.
Combien d’années se seront écoulées à chercher mon pays par l’écriture et la peinture ?
Il doit y avoir quelque chose de semblable chez le pèlerin, quel qu’il soit, quelle que soit la destination qu’il se donne. En arrivant à la périphérie du but — à sa banlieue, toujours — une autre conscience se met en place : on comprend qu’un but peut en cacher un autre, plus dissimulé, plus urgent.
Et c’est aussi au moment où l’on imagine que l’errance va prendre fin que son acuité devient la plus vive.
Alors le regard revient en arrière, retrace le voyage, non par nostalgie décorative, mais pour mesurer le chemin parcouru. Comme si la fin obligeait à relire tout le trajet d’un seul coup.
On découvre alors ceci : le « chez-soi » que l’on cherchait obstinément dans l’ailleurs n’a jamais quitté le fond. L’égarement n’était pas une erreur, mais le parcours nécessaire pour délimiter un territoire.
Et tous les textes, tous les tableaux se répondent. Pour un œil exercé, chaque page, chaque toile n’est peut-être que la trace d’un pas que l’on croit faire hors de soi — alors qu’il dessinait, depuis le début, la forme exacte de soi.
L’exil, l’errance, la migration : une seule et même épopée, reprise sans cesse, jusqu’à ce qu’on entende enfin ce qu’elle disait.