03 décembre 2019
Oscar, c’est le squelette de l’atelier. Tous les squelettes s’appellent Oscar, non ? Moi, c’est Patrick.
Je l’avais rangé dans la catégorie “meuble”. Décoratif, presque. À côté des masques africains — trophées de chasse sur mur blanc — Oscar avait quelque chose de léger, une politesse d’os.
Elle est arrivée sans prévenir, ou bien j’ai oublié l’heure, ce qui revient au même. Je me souviens surtout de son empressement : mains rapides, bouche trop proche, cette façon de me traiter comme un objet qu’on dépoussière avant de l’exposer.
Je l’ai laissée faire, comme souvent. Par habitude, par lâcheté, par cette manie d’endosser un rôle — l’altruiste, le gentil, le disponible — pour ne pas regarder l’autre rôle, le vrai : l’homme qui recule.
Elle l’a senti. Ces gens-là sentent tout. Elle s’est dégagée, a repris une contenance, puis a demandé, net : « Et mon boulot ? »
J’ai rapporté les tirages depuis la cuisine. Ils avaient séché pendant la nuit. Je lui ai tendu le paquet et j’ai allumé une cigarette, déjà en travers, déjà ailleurs.
Elle les a massacrés. Pas assez ceci, trop cela. Une critique comme un réflexe, un coup rendu : après le refus, il fallait l’attaque. Elle avait traversé Paris en Twingo avec une journée entière dans la tête, et moi je n’avais rien livré de la seule chose qu’elle était venue chercher.
J’ai essayé de me persuader qu’elle était amoureuse. Ou qu’elle aimait l’amour. Ce qui, chez certains, revient à peu près au même : une fiction à maintenir, coûte que coûte, jusqu’à la prochaine scène.
Nous sommes allés au cinéma. J’ai ronflé. La journée a fini comme elle avait commencé : sur un malentendu, mais avec moins d’espoir.
En partant, elle a dit : « Je reviens demain. J’espère que ça ira mieux. » Je n’ai pas demandé “mieux” quoi : les tirages, le sexe, ou moi.
Le lendemain, elle était là tôt. Magnifique, maquillée, tenue offensive. Des sacs à chaque bras : pieds télescopiques, réflecteurs, une toile noire pliée. Et, en bandoulière, un appareil flambant neuf.
« Va nous chercher à déjeuner chez le traiteur, tu veux bien ? Je m’installe. J’ai une idée. »
Dehors, le ciel était clair. Début d’automne. Un vent froid sur Clignancourt. J’ai marché comme si ça pouvait me remettre d’aplomb.
Quand je suis revenu, l’atelier avait changé de statut : ce n’était plus un lieu, c’était un plateau.
Elle était en tulle et dentelle, allongée sur le sofa, le corps offert mais comme en défi. Et Oscar — mon meuble — n’était plus un meuble : elle l’avait démonté, recomposé, placé au-dessus d’elle avec une précision obscène.
Quand les Balcar ont crépité, j’ai compris que la photo avait déjà eu lieu. Et que, cette fois, j’étais le figurant.
On dit que la première ekphrasis en littérature est celle du bouclier d’Achille.
Avant de repartir venger Patrocle, Achille réclame de nouvelles armes. Thétis, sa mère, demande à Héphaïstos de lui forger un bouclier. Homère y consacre cent trente vers : une fabrication décrite comme si l’objet était sous nos yeux, vivant, presque mobile. Anne-Marie Lecoq rappelle à quel point cette hoplopoïa a travaillé les lecteurs depuis l’Antiquité : une description si riche qu’elle a valu à Homère le soupçon de mensonge — comme si dire trop bien revenait à inventer.
C’est le paradoxe : ce bouclier n’existe pas. Aucun bouclier réel — d’Achille ou d’un autre — ne pourrait porter une telle surcharge de scènes, de détails, de mondes entiers. L’objet, tel qu’il est décrit, ne peut pas se fabriquer. Il ne tient pas dans la matière.
Mais il tient dans le texte. Et c’est même là sa vérité : l’arme existe comme une machine à imaginer. Elle ne surgit pas dans le regard, elle surgit dans la lecture. Chacun le reconstruit, chacun l’assemble, chacun le voit à sa façon — et pourtant nous reconnaissons tous “le même” bouclier.
La description, au passage, fait autre chose : elle ralentit. Elle détourne du combat. Elle suspend l’action comme une digression. Pourquoi ? Parce que nos vies fonctionnent pareil. On voudrait un récit net, une suite d’actes efficaces, une trajectoire sans pauses. Et on se retrouve sur un canapé, un verre à la main, à piocher des chips, alors que l’essentiel était censé commencer — et qu’on est déjà absorbé par un mot, une idée, une image qui nous a pris depuis l’aube.
L’ekphrasis, c’est peut-être ça : la preuve que l’on vit aussi dans ce qui nous détourne.
Où commence l’art ? Pas à la préhistoire : ça, c’est l’alibi “culture générale”. L’art commence là où ta culture commence — celle qui t’a formé, celle qui te limite, celle qui te libère.
Et c’est justement pour ça que l’absence de références peut être une chance : quand tu n’as pas le musée dans la tête, tu peux faire de l’art sans le savoir, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Tu avances sans programme, et parfois tu touches juste.
Il y a pourtant deux tentations très différentes : “faire de l’art” pour entrer dans l’histoire de l’art, ou faire de mieux en mieux ce que tu as à dire — sans demander la permission. La seconde me paraît plus honnête, plus fertile.
Queneau l’a montré, à sa manière, dans Exercices de style : la même scène d’autobus, répétée, déplacée, tordue, reprise — et, par ce simple déplacement de forme, une idée devient visible : ce n’est pas le sujet qui fait l’art, c’est la façon de le tenir.
Et puis il y a ce que la culture officielle met longtemps à accepter : la marge. En 1943, Paul Éluard visite l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban et découvre des œuvres réalisées par des patients, notamment celles d’Auguste Forestier. Il les emporte, les montre. Dubuffet s’en empare : l’art brut se dessine, comme une gifle donnée au bon goût. Ce qui était rangé du côté de l’inutile, du trouble, du déchet, devient soudain un centre.
Le même mouvement se reproduit ailleurs : ce qu’on appelait “dégradations” sur les murs devient “street art” dès que le marché s’en mêle. On change les mots, on change les cadres, et l’objet change de statut.
Alors oui, on continue d’exposer Léonard, et c’est normal : il est une colonne. Mais il suffit de mettre Le Greco à côté pour sentir autre chose : une tension, un langage moins sage, un art qui tire vers l’irrégulier, le visionnaire, presque le désaxé — ce qui explique que certains peintres d’aujourd’hui (Garouste, par exemple) s’y reconnaissent.
Ce que je comprends, au bout du compte, c’est simple : l’art se renouvelle souvent par ce qu’on voulait cacher. Il traite ce que la société rejette, et il le transforme. Non pas pour “faire joli”, mais pour rendre respirable ce qui, autrement, nous empoisonne.
L’art : un lieu de transmutation. Et, parfois, un recyclage du réel — au sens le plus concret.