07 décembre 2019
Il avait beau chercher à s’évader d’un point de vue, il finissait toujours par retrouver la même rive. Celle qu’il atteignait ressemblait à celle qu’il venait de quitter. Entre les deux, l’océan ne comptait pas : quelle que soit son étendue, il suffisait de penser qu’on l’avait traversé.
Pourtant ce territoire — qu’il associait confusément à l’élément liquide, peut-être parce qu’il s’agissait de se “couler” d’un point de vue à l’autre — devait bien avoir son importance.
Il repensa à ses anciennes facultés de contrôler ses rêves, perdues depuis des années. Il se souvenait du passage entre la marche, la course et le vol. Et il retrouva ce “presque rien”, cet “imperceptible” grâce auxquels, d’un léger coup de talon, il comprenait qu’il pouvait décoller.
Ce presque rien n’était-il pas l’équivalent de cet océan qu’il négligeait, pressé de voyager d’un point de vue à l’autre ?
Il alluma une cigarette et sortit dans la cour. La nuit était glaciale, mais les étoiles se voyaient au-dessus de la petite ville : ici l’éclairage public s’éteignait tôt, et l’économie faisait aussi une nuit sans pollution lumineuse.
Il venait de lire un article sur René Guénon, citations à l’appui. Le style emberlificoté de l’auteur rejoignait l’ésotérisme du sujet. Plus jeune, il aurait été plus fervent ; maintenant, tout ce qui se présentait sous forme de complexité lui signalait une perte de temps.
Il chercha quelque chose de simple, quelque chose qu’un enfant comprendrait.
Alors il revit la grande table de la salle à manger familiale, la nappe blanche, la vaisselle du dimanche.
Il était seul face à elle. Tout le monde, ou presque, avait disparu. Aucun plat sur le dessous-de-plat au centre. Était-ce avant le repas, ou après ? Et si c’était après, le ménage avait-il déjà été fait, les miettes balayées, une mise en place recommencée ?
La table était là, et tout ce qu’il pouvait imaginer sur l’avant ou l’après n’avait aucune importance. Il y avait cette certitude inquiétante : une table dans l’attente d’un repas, débarrassée de tout convive.
Il s’amusa à remplacer “table” par “planète”.
La planète serait là, tournant sur elle-même, filant comme un manège de foire accroché au soleil par un fil invisible. Des civilisations y auraient vécu, puis disparu, comme ces convives qui lui revenaient à l’esprit.
Il nota que la gravité d’une absence définitive de civilisation laisserait la même sensation que cette table vide.
Puis il se souvint de Castaneda, dont il avait adoré les livres dans sa jeunesse : tonal et nagual. Et il se souvint — avec une déception immédiate — que Castaneda aussi utilisait l’image d’une table revêtue d’une nappe. La métaphore ne lui appartenait pas : c’était une réactivation, un souvenir emprunté.
À quelqu’un d’autre, à une autre époque : lui, lisant ce qu’un autre avait écrit, l’interprétant déjà. Avec un point de vue pris dans son temps, dans un courant d’idées, dans un climat économique et politique.
Il en conclut qu’il avait été prétentieux, jadis, de croire qu’il pourrait s’échapper de cette table pour explorer les alentours. Ce qui le rassura un instant, c’est que Dieu lui-même, pas plus que lui, ne pourrait s’en échapper.
Tant qu’il y aurait des hommes regardant la table — tant qu’il y aurait une table — nous serions tous conviés à imaginer un repas passé ou à venir, et c’était à peu près tout.
Le temps des repas partagés n’était qu’un épisode anecdotique : un piège, une illusion.
Le temps aussi était cet océan qu’on traverse sans s’en rendre compte, pour passer d’un point de vue à l’autre. Et, quand il y pensait, ce n’était pas si différent de ce qui se passe dans les rêves.
Un chat, sur le toit gelé, miaula faiblement, dégringola élégamment de l’échelle. Il ouvrit la porte : l’animal se faufila à l’intérieur avec un ronronnement sauvage.
Le mot diable ne prend jamais de majuscule, contrairement à Dieu. C’est une chose banale, sur laquelle on ne s’attarde pas. Comme si l’adversité était si commune qu’on ne la regardait plus — regarder au sens strict : la regarder vraiment, pour ce qu’elle est.
Sans elle, pourtant, qui serions-nous ? Sans cette force qui nous modifie à mesure qu’on la traverse ?
Il se posait la question en se rasant, devant le grand miroir de la salle de bains qu’il venait de construire. Une salle de bains neuve. Ça n’avait pas été simple : il n’avait pas l’âme d’un bricoleur. Il avait passé un temps fou à chercher des tutos pour le carrelage, pour le plan de travail, les vasques. Et le pompon : la baignoire d’angle. Le tablier, surtout, avait eu l’air de lui répéter — comme par malice — que le plaisir naît de l’adversité dépassée.
Maintenant que tout était en place, il éprouvait une satisfaction enfantine : tourner les robinets, sentir sous la pulpe du doigt le jet d’eau presque brûlante.
Le miroir, lui, renvoyait autre chose. Un visage vieilli : poches sous les yeux plus creusées, poils drus gris et blancs qu’il n’avait pas encore rasés. Le temps du narcissisme effréné était passé, et ces dernières années avaient filé plus vite que toutes les autres.
Un claquement de doigts : vingt ans, soixante ans, d’un coup.
Il se demanda si l’adversité jouait un rôle dans la perception du temps. Est-ce qu’on ralentit le temps en accumulant les difficultés ? Est-ce que les résoudre modifie la sensation même du temps ?
Il pensa à son ami, qu’il n’avait pas vu depuis des mois à cause d’une brouille. Rien de grave, au départ — et pas vraiment de lui, mais de son épouse. Elle avait invité l’ami à dîner, et lui avait “imposé” E.
« Ça ne te dérange pas que je vienne avec E. ? »
-- Et comment que ça me dérange, avait-elle lâché.
Puis, tout de suite après : « Tu te rends compte, il est gonflé, il nous impose sa nana. »
Il avait hoché la tête, mollement. Et au moment même où il le faisait, il comprit qu’il commettait une erreur. Il aurait dû dire : qu’est-ce que ça peut faire ? Couper net. Mais il avait préféré la paix, là, tout de suite.
Ensuite il avait invoqué la fatigue. Lâcheté — ce fut le mot qu’elle utilisa. Il s’était contenté d’acquiescer, complice, puis de s’éloigner comme un traître.
« Tu n’es jamais avec moi. » Et : « Tu n’es jamais là où l’on t’attend. »
Si ça n’était pas une des formes de l’adversité…
Un incident minuscule, pour lui, avait pris des proportions qui le dépassaient.
Il posa une serviette chaude sur son visage, ramassa les poils autour de la bonde du lavabo. En les jetant, une phrase d’enfance remonta :
« Tu as le diable dans la peau. »
Sa mère disait ça souvent. Il sourit, revit les sales coups qu’il lui avait faits. Et la tristesse revint d’un coup : le cercueil entrant dans le four crématoire. Après, il s’en rappelait maintenant, ils avaient mangé un couscous, dans un restaurant que connaissait son père.
Un couscous succulent. Comme jamais.
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Carnets | Atelier
06 décembre 2019
« Tout peut servir », c’est sa devise ; aussi il ne jette rien. Tout ça a commencé il y a longtemps, quand il était gamin et qu’il se rendait à Chazemais chez les grands-parents. En fait ce n’est pas Chazemais même, mais Villevendret : un hameau du centre de la France, à quelques kilomètres, une centaine d’âmes. Là vit Robert, ancien volailler, maître en stockage. On peut imaginer qu’il a acheté la ferme avec ses dépendances, ses hangars, l’immense grange, pour ça : stocker tout ce dont les gens ne veulent plus. Et ça s’accumule depuis des années. Dans les champs derrière la ferme, une vingtaine de carcasses de voitures. Des marques que les moins de 70 ans ne peuvent pas connaître. L’idée était de remonter un modèle avec plusieurs, récupérer les pièces. Ça ne s’est jamais fait. Les épaves pourrissent lentement dans les herbes hautes. La rouille ronge les carrosseries et fabrique des “œuvres” que le gamin observe en fumant des brindilles de sureau. L’odeur de vieux cuir chauffé par le soleil d’été le rassure ; il s’endort parfois à l’arrière d’un véhicule, pas loin d’un nid de paille ou d’un œuf en plâtre — le coin sert de poulailler maintenant. Le père de l’enfant, lui, déteste les vieilleries. Quand une chose a fait son temps, on s’en sépare. On la flanque à la poubelle. Si tu soulèves le couvercle, tu trouves de tout, pêle-mêle : godasses qui bâillent, rasoir électrique mort, ceinture dont la boucle a lâché. Et au milieu, les déchets alimentaires. Et puis il y a le petit-fils, au milieu des deux versants : jeter ou conserver. Il regarde, il s’imprègne, et il ne choisit pas. Au rez-de-chaussée de la maison familiale, dans le quartier de la Grave, la mère coud. Des morceaux d’étoffe tombent ; l’enfant les ramasse sans savoir pourquoi. Il les emporte au fond du jardin, dans un hangar, et les stocke dans une vieille caisse en bois. Dans cette caisse : bouchons décolorés de pêche, jouets cassés, bouts de chambre à air. Quand il a fini ses holsters de cow-boy, quand il revient de ses journées de pêche, il empile des souvenirs et des objets dont il ne se résout pas à se séparer. Le stockage sert à la fois de collection et d’aide-mémoire. Plus tard, la ferme du grand-père est vendue pour une bouchée de pain. Puis la maison de la Grave. Tout ce qui pouvait retenir la famille sur place disparaît ; restent des morts au cimetière, qu’on visitera presque jamais. L’enfant devient un homme. Et lui aussi, un jour, doit vendre la maison familiale en région parisienne. Il vide. Même si le père avait déjà beaucoup jeté à la mort de la mère, il lui faut plusieurs allers-retours entre Lyon et Paris pour rapatrier meubles, linge, livres — tout ce qu’il n’arrive toujours pas à jeter, des années après. Tout est là désormais : épars dans les dépendances, au grenier de la maison achetée en Isère. Il a bien tenté un brocanteur ; il a reculé au dernier moment. Il a prétexté que la somme proposée était dérisoire. Il préfère garder. Dans le fond, sa vie s’est partagée en deux avec cette histoire-là. Dans sa jeunesse, faute de savoir où se placer — et parce que la douleur des lieux perdus l’obsédait — il n’a cessé de déménager, laissant à chaque fois meubles et livres, n’emportant presque rien. Et puis, sur le tard, grâce à l’héritage du père, il achète une maison. Il tente une synthèse : entre le grand-père qui stocke et le père qui jette. Il a accumulé énormément. Et chaque matin il s’en délivre un peu : il écrit de petits textes, puis les déchire ou les brûle, pour en finir — au moins un instant — avec sa vieille caisse à souvenirs. « Pour retrouver les choses, il faut savoir où elles sont », dit l’homme entre deux âges, accoudé au comptoir du Montana. Il venait de passer une journée de merde et n’avait aucune envie de parler. Il le toisa donc poliment, sans sourire, en espérant que ça suffirait. Évidemment non : l’autre se rapprocha. Dans la salle, la voix de Billie Holiday, les cuivres sirupeux, montaient doucement. La mélancolie exacte, celle à laquelle il résistait depuis des heures. Ils se présentèrent. L’homme était formateur, “organisation”, dans une boîte de l’autre côté de la ville. Il alluma une cigarette en prononçant ça, comme une formule. Il eut envie de rire, se retint, commanda un autre bourbon. Le barman au crâne d’œuf souriait sans cesse, aimablement, comme un bonze mordoré. Il nota qu’il revenait souvent ici pour cette lumière particulière sur les verres et sur l’antique zinc : chaleur qui donne au bourbon des notes de miel et d’ambre. “Organisation”, ça tombait bien. -- Qu’est-ce que vous entendez par là ? Savoir classer, établir des priorités, distinguer l’utile de l’inutile : l’autre récita ça comme une table de multiplication, avec la même petite mélodie — celle qu’il devait répéter toute la journée. Puis la voix s’amenuisa. Il voyait les lèvres bouger, l’œil s’éteindre et se rallumer, mais il n’écoutait plus. Il était déjà du côté de la Bastille, à des années-lumière du Montana. Il revoyait l’appartement : P. et lui. Et surtout ce meuble incroyable dégoté dans une brocante du Faubourg Saint-Antoine : un grand meuble de pharmacien, des dizaines de tiroirs. C’est lui qui avait voulu l’acheter. Trop de trucs à ranger ; et, mieux encore, à classer. Et à la séparation, elle avait tout embarqué pendant qu’il travaillait. Le reste, il s’en foutait. Pas le meuble. Il s’était mis en colère, en silence, comme si elle lui avait volé quelque chose d’intime, un organe. Il paya, salua à peine le barman et l’homme, sortit. Dehors, une odeur de churros. Étonnant. Il marcha, repensa à elle, au meuble, alluma une cigarette. Et au moment de franchir le fleuve vers la porte Saint-Denis, il décida soudain de lui pardonner. Il avait tapé : « priorité des opérations ». En mathématiques, ça précise l’ordre dans lequel les calculs doivent être effectués dans une expression complexe. Voilà. La seule définition qu’il retint — et qui, comme toujours, l’emporta sur Wikipédia. Le matin même, elle lui avait lâché : « Tu n’as absolument pas le sens des priorités. » Depuis, ça le taraudait. C’était assez juste : il mettait des parenthèses partout. Il empilait des petites opérations qu’il aurait dû faire dans un ordre simple. Et, pendant ce temps, le but disparaissait. À la fin, montagne de parenthèses, et l’ensemble devenait du chinois. En même temps, il se disait que ce n’était pas “pour rien”. Il avait lu des semaines sur l’ordre, le désordre, le chaos — parce que le sujet était devenu leur refrain de dispute. Elle avait ce don : ranger, ordonner, classer. Les objets, les actions, même ses sentiments. Lui, non. Ce n’était pas tant l’envie de lui voler son pouvoir que le besoin de paix entre eux. Elle l’avait sorti du pétrin à leur rencontre. Et si son salut avait un nom, ce serait “projet”. Voyager, par exemple : elle préparait tout des mois à l’avance. « Si on s’y prend bien, les billets sont moins chers. » Elle disait ça en bombant un peu le torse quand elle faisait une “bonne affaire”. Au début, ça l’amusait. Puis l’amusement devint des secousses. Un jour elle dit qu’elle portait tout, qu’elle aurait préféré “un homme” plutôt qu’“un gamin irresponsable”. Il serra les dents, ragea contre lui-même. Et finit par conclure qu’il devait donner un coup de collier : tenter une organisation, donc comprendre ses priorités. Sa vie, soudain, se découpait en parties ; jusque-là elle avait été monolithique. Il fallait décider où vont les choses, dans quel tiroir, dans quel ordre — dans lui, dans leur couple. Sauf que lui vivait de routines. Café, clope, et réfléchir à ce qu’il allait bien pouvoir peindre : une habitude si ancrée qu’il se demanda même s’il était possible de l’écarter. Il imagina sa vie sans, une seconde. Puis il mit “tout ça” entre parenthèses, descendit à l’atelier, chercha une musique pour une journée qui commençait de travers. Et revint à la cuisine : café encore chaud. Nouvelle tasse. Nouvelle cigarette. Le soir, quand elle récita la liste de ce qu’il aurait dû faire, il la regarda avec une admiration sans borne. Puis il prétexta qu’il n’avait pas fini “un truc” et la planta là, pour retourner écouter de la musique dans l’atelier. Que pouvait bien signifier, pour lui, le mot « priorité » ? Le dharma vient de la racine sanskrite « DHR » : “rester ferme”. Une piste, aussi, pour ne pas lutter contre l’impermanence — cette impermanence qui nous oblige à mourir puis à renaître, tout au long (tout au très long) des réincarnations successives. Il existe des maîtres, des livres, des méthodes de tout acabit : une conduite, une liste de préceptes. Pas besoin de les ruminer ; il suffit de les appliquer aveuglément. Et l’aveuglement, ici, vient de la confiance, de la foi accordée à l’enseignement et à celui qui le dispense. Une fois cela acquis, il fit une sieste. Et durant cette sieste il eut des rêves : des bribes de vies antérieures qui surgissaient puis disparaissaient aussitôt. Rien d’extraordinaire : des scènes, des lieux, des visages familiers. Sa vie qui ressortait par endroits, comme des pics au-dessus de la surface de l’oubli. Des moments engloutis. Il eut l’impression de s’être réincarné des milliers de fois dans l’espace d’une seule vie. Étrange sensation. Il aurait pu s’en glorifier, se croire élu. Il préféra se lever et se couler un café. Après l’avoir avalé, il comprit qu’il avait enfreint une sorte de tabou, sans l’avoir vraiment voulu. Le monde entier lutte contre l’impermanence. On construit des villes, des monuments, des œuvres ; on écrit des romans. Comme si “rester ferme” consistait à laisser une trace qui survivrait au laminage de la postérité. Il trouva cela grotesque. Lui avait toujours aimé l’impermanence. Le cerisier : blanc et rose le matin, et le soir les fleurs à terre. C’était l’ineffable — ou, simplement, l’ordre du monde. Peu à peu, il était devenu comme ça avec presque tout : objets, lieux, êtres. Rien n’était solide à toute épreuve ; tout se dissolvait. Et certains jours il confondait cette impermanence avec la banalité et la médiocrité. Dans le fond, il s’était ancré à une certitude — ce qui était un comble : la seule chose qui ne changerait jamais, c’était l’impermanence du monde et des êtres.|couper{180}
Carnets | Atelier
05 décembre 2019
Tu l’utilises à tire-larigot, ce mot, parce qu’il est plus simple de se réfugier dans une impression de sécurité que de faire l’effort de voir ou d’entendre. « Ce n’est pas normal. » « C’est normal. » « Revenir à la normale. » « Sortir du normal. » Tu tournes là-dedans. Tu ne t’en sors jamais. Il y a ce qui est normal au sens d’acceptable, et puis tout le reste : l’étranger, l’inconnu, ce qui dérange ta vision du normal. Pas besoin de passer un test : il suffit de regarder en arrière, et de revenir jusqu’à ce jour où tu écris ces lignes. Cette normalité dans laquelle tu as voulu entrer, te vautrer, te rassurer, ne t’a jamais convenu. Elle n’existe pas. Elle est irréelle. Tu peux te l’avouer : rien de tout cela n’est vrai. Et peut-être qu’il faut changer de point de vue. Tous les efforts insensés que tu as entrepris n’ont-ils pas buté sur le même mur — un mur du son ? Tu as parlé, crié, hurlé : rien n’a traversé. Et en retour tu as obtenu une surdité à toute épreuve. Tu ne sais plus comment tout a commencé. Tu es mort très vite. Tout ce qui te permettait de dire « moi » est mort rapidement. Une colère a tout balayé, un jour. Elle a tout emporté. Tu ne te souviens même plus de la raison. Tu n’as gardé que le goût électrique sur la langue, l’électrochoc dans le corps. Foudroyé. Cette rage ressemble à un tsunami : une catastrophe intime que personne ne voit. Elle te projette dans un monde parallèle, gris, peuplé de fantômes et de néant. Et le même monstre revient, sous des formes différentes, pour t’achever. Quelle solitude, d’un coup, à chaque instant. Et puis tu reviens — à coup d’oubli. Tu oublies ce que tu aimes, ce que tu n’aimes pas, ce qui te plaît, ce qui te déplaît. Tu inverses tes pôles. Tu reconstruis un « toi » mieux profilé pour entrer dans la norme. Une norme faite de “on-dit”, de rumeurs, de phrases ramassées dehors. Ta première œuvre véritable, si tu y penses : un mensonge élaboré. C’était moins douloureux que le rien. Alors tu fais comme le Petit Poucet : tu déposes des cailloux pour ne pas te perdre complètement. Tu essaies de te souvenir de tes mensonges. Mais l’oubli travaille mieux que toi. L’inadvertance est son outil favori. Tu n’as pas compris tout de suite. Il a fallu les douleurs. À cinq ans tu ne comprends pas : tu encaisses, tu restes bouche bée, sans préparation. Tes parents, eux, ont “aidé” comme ils pouvaient : coups, insultes, humiliations, secousses. Ils ne pouvaient pas accepter l’échec. En regardant leur histoire, tu as compris qu’ils avaient lutté toute leur vie contre ce sentiment-là. Alors tu as pris sur toi. Tu t’es dit que c’était normal. Tu t’es dit que c’était la vie. Et tu as menti pour survivre : sans cet amour, tu te serais détruit, ou tu aurais détruit quelqu’un. Tu as rabâché des mea culpa. Puis tu as ajouté le pardon, comme une auréole. Tu t’y es accroché des mois, des années : une bouée inventée au plus noir du naufrage. Aujourd’hui, quand tu regardes tous les subterfuges utilisés pour être acceptable, normal — et le peu de résultat obtenu — tu as de la peine, du chagrin. Tu serais presque prêt à t’en vouloir encore, parce que tu ne connais pas grand-chose d’autre. Tu t’en veux de ne pas être normal, et en même temps tu comprends tellement bien de quoi elle est faite, cette normalité, que tu la trouves aussi conne que paradoxale. Alors tu t’installes chaque jour, depuis des mois, à ton bureau — si proche du mot « bourreau ». Tu laisses venir les mots sans trop les corriger, parce que tu espères remonter le fil, abandonner l’idée de normalité, et revenir enfin chez toi. (fiction) À la 999e tentative, il n’avait toujours pas compris. Je ne sais pas si on peut appeler ça de l’endurance : obstination serait plus juste. Buté, ce serait parfait. Un type buté, qui se dirige en chancelant vers un petit bar de Suresnes. Nabucho l’accompagne encore dans ma mémoire : une ombre de lui-même. Ils ont déjà bien bu et palabré, c’est sûr. Nuit d’hiver, nuit de janvier. Rue principale vide, fenêtres éteintes ; minuit passé. Le seul endroit qui peut encore les prendre, c’est chez Didine. Nabucho gueule sa phrase de Pessoa, mais la magie ne prend plus. Le bistrot est plein de têtes inconnues : deals, putes en déshérence, petits maquereaux nerveux, pochetrons au zinc. AC/DC en fond. Et la fumée, une nappe au-dessus des crânes, parce qu’ici on peut encore s’en griller une sans risquer l’amende. Derrière le bar : Didine. Cheveux longs et crasseux, blouson noir, peau crevassée, Levi’s 501, santiags pointues. Avant-bras tatoués. Sur les phalanges, les points bleus — trophées de zonzon. Mon buté siffle son demi d’une gorgée, et se sent pousser des ailes. Didine ne l’impressionne pas… ou alors c’est exactement l’inverse. Il se met à l’asticoter, à le gratter, jusqu’à ce que Didine lui demande de la boucler. Nabucho tente de calmer, mais trop tard : les pions sont avancés. Didine sort de derrière le comptoir avec un pique à saucisses. « Qu’est-ce que tu veux, connard ? » Il pointe direct vers l’œil. Ils se fixent. Longtemps. Arrêt sur image. Et le buté reprend, comme s’il avait attendu ça : « Vas-y. Vas-y donc. Tu crois que tu me fais peur avec ta putain de pique à saucisses ? » Didine ne rit même pas. Il avance la pointe, un peu, comme on titille une guêpe déjà écrasée. « Putain mais t’es quoi, toi… T’es vraiment une merde. Je le vois dans tes yeux : t’es fini. Ouais, t’es déjà fini. Allez, casse-toi. » Nabucho est gêné : il connaît Didine. Nabucho connaît tout le monde à Suresnes. Il paye les bières, sent l’urgence, attrape le buté par l’épaule et, d’une voix très douce, lui murmure que ça va, que c’est idiot de déranger Didine, que Didine est un gars sympa, qu’il n’y a pas de raison. Ils sortent. Et dehors, la neige commence à tomber. De gros flocons, lents, comme si la nuit voulait effacer la scène.|couper{180}
Carnets | Atelier
04 décembre 2019
Devant Les Demoiselles d’Avignon, il y a une facilité : déconsidérer. Et puis une minorité qui s’enthousiasme, parfois avec la même mauvaise foi, mais dans l’autre sens. Lévi-Strauss — qui n’était pas critique d’art — s’est demandé ce que Picasso apportait au monde, et il en tirait quelque chose comme : une peinture qui tourne sur elle-même. Je cite de mémoire, et je me permets d’y mettre ma petite pointe. Picasso n’est pas “abordable”. On se sert de son nom pour désigner le peintre qui fait “n’importe quoi”. Or le problème est ailleurs : Picasso ne parle pas au grand public. Il parle à ses pairs — et ses pairs, ce sont souvent des morts. Il revisite la grande peinture, notamment française, et il cherche du code, pas du décor. Chez les frères Le Nain, par exemple, ce qui l’intéresse, ce sont les maladresses : non pas comme des défauts, mais comme des ouvertures. Il les traque, il les apprend, il les remonte autrement. Il fera la même chose avec Le Greco, avec Velázquez, et surtout avec Les Ménines : ce tableau inépuisable où le regard se retourne sur lui-même, où le spectateur finit par devenir une pièce du mécanisme. Reprendre Les Ménines, pour Picasso, c’est poursuivre la mise en abyme, pousser l’ambiguïté jusqu’à l’os. On a souvent décrit Picasso comme un ogre : il dévore ce qu’il aime. Les objets, les femmes, les maîtres, les cultures. Tout passe par la bouche, tout doit être mâché, digéré, transformé — et re-jeté sous forme de peinture. Ce qui l’anime, ce n’est pas seulement l’ambition, ni le désir d’“une carrière”. C’est une urgence plus obscure : un mouvement obsédant qu’il essaie d’arrêter toile après toile. C’est là que la répétition devient centrale : refaire, reprendre, varier, relancer. Non pas pour “faire mieux”, mais pour tenir la bête en respect. Peindre, chez lui, ressemble à une corrida silencieuse. L’urgence est le taureau. La toile est l’arène. Et chaque reprise, chaque variante, est une passe : parfois superbe, parfois inutile, mais toujours nécessaire pour ne pas être dévoré. Chronos et Picasso ne se confondent pas. Picasso court parce qu’il veut comprendre le temps — et parce qu’il sait, au fond, qu’il finira comme tout le monde. La seule question, c’est ce qu’il aura réussi à retenir, un instant, sur le mur. Entre opacité et transparence naissent sans cesse des interactions : une recherche de profondeur, et, en face, une obstination à rester en surface. C’est une affaire d’extérieur, bien sûr — une affaire d’image — mais c’est surtout une manière d’approcher ce qui se passe dedans, sans trop s’y brûler. Je me pose cette question par la peinture, mais elle déborde largement du tableau. Au XVIIIe siècle, il y avait une règle de tenue : parler légèrement des choses graves, et sérieusement des choses légères. Ce n’était pas seulement une politesse ; c’était une discipline de nuance. Cette nuance valait pour la conversation comme pour la peinture. Après Louis XIV, la situation devient incertaine, et le rococo apparaît : un art qui travestit la gravité en légèreté, qui déplace l’œil, l’entraîne vers des arrière-plans, des lointains, des ornements — comme si l’illusion était la seule façon de ne pas regarder la réalité en face. Le décor devient un sujet, le mot d’esprit devient une fin. Nous faisons quelque chose de très proche aujourd’hui, mais avec d’autres outils. Les réseaux sociaux ont rendu la vie de chacun transparente — trop transparente. Et cette transparence, devenue excessive, finit par produire l’effet inverse : le désir d’opacité, d’intimité, de petits clans fermés dont on contrôle soigneusement la porosité. Il y aurait beaucoup à creuser dans ce va-et-vient, parce qu’il raconte notre rapport aux autres, au monde — et, surtout, la manière dont on évite de parler de soi, de cette profondeur qu’on approche parfois, et qui fait peur. À l’atelier, nous travaillons justement cette tension : ce qui laisse passer, ce qui retient, ce qui montre, ce qui protège. Et c’est à partir de là que ce “paysage” a été fabriqué.|couper{180}