06 décembre 2019

« Tout peut servir », c’est sa devise ; aussi il ne jette rien.

Tout ça a commencé il y a longtemps, quand il était gamin et qu’il se rendait à Chazemais chez les grands-parents. En fait ce n’est pas Chazemais même, mais Villevendret : un hameau du centre de la France, à quelques kilomètres, une centaine d’âmes.

Là vit Robert, ancien volailler, maître en stockage. On peut imaginer qu’il a acheté la ferme avec ses dépendances, ses hangars, l’immense grange, pour ça : stocker tout ce dont les gens ne veulent plus. Et ça s’accumule depuis des années.

Dans les champs derrière la ferme, une vingtaine de carcasses de voitures. Des marques que les moins de 70 ans ne peuvent pas connaître. L’idée était de remonter un modèle avec plusieurs, récupérer les pièces. Ça ne s’est jamais fait. Les épaves pourrissent lentement dans les herbes hautes. La rouille ronge les carrosseries et fabrique des “œuvres” que le gamin observe en fumant des brindilles de sureau. L’odeur de vieux cuir chauffé par le soleil d’été le rassure ; il s’endort parfois à l’arrière d’un véhicule, pas loin d’un nid de paille ou d’un œuf en plâtre — le coin sert de poulailler maintenant.

Le père de l’enfant, lui, déteste les vieilleries. Quand une chose a fait son temps, on s’en sépare. On la flanque à la poubelle. Si tu soulèves le couvercle, tu trouves de tout, pêle-mêle : godasses qui bâillent, rasoir électrique mort, ceinture dont la boucle a lâché. Et au milieu, les déchets alimentaires.

Et puis il y a le petit-fils, au milieu des deux versants : jeter ou conserver. Il regarde, il s’imprègne, et il ne choisit pas.

Au rez-de-chaussée de la maison familiale, dans le quartier de la Grave, la mère coud. Des morceaux d’étoffe tombent ; l’enfant les ramasse sans savoir pourquoi. Il les emporte au fond du jardin, dans un hangar, et les stocke dans une vieille caisse en bois. Dans cette caisse : bouchons décolorés de pêche, jouets cassés, bouts de chambre à air. Quand il a fini ses holsters de cow-boy, quand il revient de ses journées de pêche, il empile des souvenirs et des objets dont il ne se résout pas à se séparer.

Le stockage sert à la fois de collection et d’aide-mémoire.

Plus tard, la ferme du grand-père est vendue pour une bouchée de pain. Puis la maison de la Grave. Tout ce qui pouvait retenir la famille sur place disparaît ; restent des morts au cimetière, qu’on visitera presque jamais.

L’enfant devient un homme. Et lui aussi, un jour, doit vendre la maison familiale en région parisienne. Il vide. Même si le père avait déjà beaucoup jeté à la mort de la mère, il lui faut plusieurs allers-retours entre Lyon et Paris pour rapatrier meubles, linge, livres — tout ce qu’il n’arrive toujours pas à jeter, des années après.

Tout est là désormais : épars dans les dépendances, au grenier de la maison achetée en Isère. Il a bien tenté un brocanteur ; il a reculé au dernier moment. Il a prétexté que la somme proposée était dérisoire. Il préfère garder.

Dans le fond, sa vie s’est partagée en deux avec cette histoire-là. Dans sa jeunesse, faute de savoir où se placer — et parce que la douleur des lieux perdus l’obsédait — il n’a cessé de déménager, laissant à chaque fois meubles et livres, n’emportant presque rien. Et puis, sur le tard, grâce à l’héritage du père, il achète une maison. Il tente une synthèse : entre le grand-père qui stocke et le père qui jette.

Il a accumulé énormément. Et chaque matin il s’en délivre un peu : il écrit de petits textes, puis les déchire ou les brûle, pour en finir — au moins un instant — avec sa vieille caisse à souvenirs.

« Pour retrouver les choses, il faut savoir où elles sont », dit l’homme entre deux âges, accoudé au comptoir du Montana.

Il venait de passer une journée de merde et n’avait aucune envie de parler. Il le toisa donc poliment, sans sourire, en espérant que ça suffirait. Évidemment non : l’autre se rapprocha.

Dans la salle, la voix de Billie Holiday, les cuivres sirupeux, montaient doucement. La mélancolie exacte, celle à laquelle il résistait depuis des heures.

Ils se présentèrent. L’homme était formateur, “organisation”, dans une boîte de l’autre côté de la ville. Il alluma une cigarette en prononçant ça, comme une formule.

Il eut envie de rire, se retint, commanda un autre bourbon. Le barman au crâne d’œuf souriait sans cesse, aimablement, comme un bonze mordoré. Il nota qu’il revenait souvent ici pour cette lumière particulière sur les verres et sur l’antique zinc : chaleur qui donne au bourbon des notes de miel et d’ambre.

“Organisation”, ça tombait bien.

-- Qu’est-ce que vous entendez par là ?

Savoir classer, établir des priorités, distinguer l’utile de l’inutile : l’autre récita ça comme une table de multiplication, avec la même petite mélodie — celle qu’il devait répéter toute la journée.

Puis la voix s’amenuisa. Il voyait les lèvres bouger, l’œil s’éteindre et se rallumer, mais il n’écoutait plus.

Il était déjà du côté de la Bastille, à des années-lumière du Montana. Il revoyait l’appartement : P. et lui. Et surtout ce meuble incroyable dégoté dans une brocante du Faubourg Saint-Antoine : un grand meuble de pharmacien, des dizaines de tiroirs.

C’est lui qui avait voulu l’acheter. Trop de trucs à ranger ; et, mieux encore, à classer.

Et à la séparation, elle avait tout embarqué pendant qu’il travaillait.

Le reste, il s’en foutait. Pas le meuble. Il s’était mis en colère, en silence, comme si elle lui avait volé quelque chose d’intime, un organe.

Il paya, salua à peine le barman et l’homme, sortit.

Dehors, une odeur de churros. Étonnant. Il marcha, repensa à elle, au meuble, alluma une cigarette. Et au moment de franchir le fleuve vers la porte Saint-Denis, il décida soudain de lui pardonner.

Il avait tapé : « priorité des opérations ».

En mathématiques, ça précise l’ordre dans lequel les calculs doivent être effectués dans une expression complexe. Voilà. La seule définition qu’il retint — et qui, comme toujours, l’emporta sur Wikipédia.

Le matin même, elle lui avait lâché : « Tu n’as absolument pas le sens des priorités. » Depuis, ça le taraudait.

C’était assez juste : il mettait des parenthèses partout. Il empilait des petites opérations qu’il aurait dû faire dans un ordre simple. Et, pendant ce temps, le but disparaissait. À la fin, montagne de parenthèses, et l’ensemble devenait du chinois.

En même temps, il se disait que ce n’était pas “pour rien”. Il avait lu des semaines sur l’ordre, le désordre, le chaos — parce que le sujet était devenu leur refrain de dispute.

Elle avait ce don : ranger, ordonner, classer. Les objets, les actions, même ses sentiments. Lui, non. Ce n’était pas tant l’envie de lui voler son pouvoir que le besoin de paix entre eux.

Elle l’avait sorti du pétrin à leur rencontre. Et si son salut avait un nom, ce serait “projet”. Voyager, par exemple : elle préparait tout des mois à l’avance. « Si on s’y prend bien, les billets sont moins chers. » Elle disait ça en bombant un peu le torse quand elle faisait une “bonne affaire”.

Au début, ça l’amusait.

Puis l’amusement devint des secousses. Un jour elle dit qu’elle portait tout, qu’elle aurait préféré “un homme” plutôt qu’“un gamin irresponsable”. Il serra les dents, ragea contre lui-même. Et finit par conclure qu’il devait donner un coup de collier : tenter une organisation, donc comprendre ses priorités.

Sa vie, soudain, se découpait en parties ; jusque-là elle avait été monolithique. Il fallait décider où vont les choses, dans quel tiroir, dans quel ordre — dans lui, dans leur couple.

Sauf que lui vivait de routines. Café, clope, et réfléchir à ce qu’il allait bien pouvoir peindre : une habitude si ancrée qu’il se demanda même s’il était possible de l’écarter.

Il imagina sa vie sans, une seconde. Puis il mit “tout ça” entre parenthèses, descendit à l’atelier, chercha une musique pour une journée qui commençait de travers. Et revint à la cuisine : café encore chaud. Nouvelle tasse. Nouvelle cigarette.

Le soir, quand elle récita la liste de ce qu’il aurait dû faire, il la regarda avec une admiration sans borne. Puis il prétexta qu’il n’avait pas fini “un truc” et la planta là, pour retourner écouter de la musique dans l’atelier.

Que pouvait bien signifier, pour lui, le mot « priorité » ?

Le dharma vient de la racine sanskrite « DHR » : “rester ferme”. Une piste, aussi, pour ne pas lutter contre l’impermanence — cette impermanence qui nous oblige à mourir puis à renaître, tout au long (tout au très long) des réincarnations successives.

Il existe des maîtres, des livres, des méthodes de tout acabit : une conduite, une liste de préceptes. Pas besoin de les ruminer ; il suffit de les appliquer aveuglément. Et l’aveuglement, ici, vient de la confiance, de la foi accordée à l’enseignement et à celui qui le dispense.

Une fois cela acquis, il fit une sieste. Et durant cette sieste il eut des rêves : des bribes de vies antérieures qui surgissaient puis disparaissaient aussitôt.

Rien d’extraordinaire : des scènes, des lieux, des visages familiers. Sa vie qui ressortait par endroits, comme des pics au-dessus de la surface de l’oubli. Des moments engloutis.

Il eut l’impression de s’être réincarné des milliers de fois dans l’espace d’une seule vie. Étrange sensation. Il aurait pu s’en glorifier, se croire élu. Il préféra se lever et se couler un café.

Après l’avoir avalé, il comprit qu’il avait enfreint une sorte de tabou, sans l’avoir vraiment voulu.

Le monde entier lutte contre l’impermanence. On construit des villes, des monuments, des œuvres ; on écrit des romans. Comme si “rester ferme” consistait à laisser une trace qui survivrait au laminage de la postérité.

Il trouva cela grotesque.

Lui avait toujours aimé l’impermanence. Le cerisier : blanc et rose le matin, et le soir les fleurs à terre. C’était l’ineffable — ou, simplement, l’ordre du monde.

Peu à peu, il était devenu comme ça avec presque tout : objets, lieux, êtres. Rien n’était solide à toute épreuve ; tout se dissolvait. Et certains jours il confondait cette impermanence avec la banalité et la médiocrité.

Dans le fond, il s’était ancré à une certitude — ce qui était un comble : la seule chose qui ne changerait jamais, c’était l’impermanence du monde et des êtres.

Pour continuer

Carnets | Atelier

05 décembre 2019

Tu l’utilises à tire-larigot, ce mot, parce qu’il est plus simple de se réfugier dans une impression de sécurité que de faire l’effort de voir ou d’entendre. « Ce n’est pas normal. » « C’est normal. » « Revenir à la normale. » « Sortir du normal. » Tu tournes là-dedans. Tu ne t’en sors jamais. Il y a ce qui est normal au sens d’acceptable, et puis tout le reste : l’étranger, l’inconnu, ce qui dérange ta vision du normal. Pas besoin de passer un test : il suffit de regarder en arrière, et de revenir jusqu’à ce jour où tu écris ces lignes. Cette normalité dans laquelle tu as voulu entrer, te vautrer, te rassurer, ne t’a jamais convenu. Elle n’existe pas. Elle est irréelle. Tu peux te l’avouer : rien de tout cela n’est vrai. Et peut-être qu’il faut changer de point de vue. Tous les efforts insensés que tu as entrepris n’ont-ils pas buté sur le même mur — un mur du son ? Tu as parlé, crié, hurlé : rien n’a traversé. Et en retour tu as obtenu une surdité à toute épreuve. Tu ne sais plus comment tout a commencé. Tu es mort très vite. Tout ce qui te permettait de dire « moi » est mort rapidement. Une colère a tout balayé, un jour. Elle a tout emporté. Tu ne te souviens même plus de la raison. Tu n’as gardé que le goût électrique sur la langue, l’électrochoc dans le corps. Foudroyé. Cette rage ressemble à un tsunami : une catastrophe intime que personne ne voit. Elle te projette dans un monde parallèle, gris, peuplé de fantômes et de néant. Et le même monstre revient, sous des formes différentes, pour t’achever. Quelle solitude, d’un coup, à chaque instant. Et puis tu reviens — à coup d’oubli. Tu oublies ce que tu aimes, ce que tu n’aimes pas, ce qui te plaît, ce qui te déplaît. Tu inverses tes pôles. Tu reconstruis un « toi » mieux profilé pour entrer dans la norme. Une norme faite de “on-dit”, de rumeurs, de phrases ramassées dehors. Ta première œuvre véritable, si tu y penses : un mensonge élaboré. C’était moins douloureux que le rien. Alors tu fais comme le Petit Poucet : tu déposes des cailloux pour ne pas te perdre complètement. Tu essaies de te souvenir de tes mensonges. Mais l’oubli travaille mieux que toi. L’inadvertance est son outil favori. Tu n’as pas compris tout de suite. Il a fallu les douleurs. À cinq ans tu ne comprends pas : tu encaisses, tu restes bouche bée, sans préparation. Tes parents, eux, ont “aidé” comme ils pouvaient : coups, insultes, humiliations, secousses. Ils ne pouvaient pas accepter l’échec. En regardant leur histoire, tu as compris qu’ils avaient lutté toute leur vie contre ce sentiment-là. Alors tu as pris sur toi. Tu t’es dit que c’était normal. Tu t’es dit que c’était la vie. Et tu as menti pour survivre : sans cet amour, tu te serais détruit, ou tu aurais détruit quelqu’un. Tu as rabâché des mea culpa. Puis tu as ajouté le pardon, comme une auréole. Tu t’y es accroché des mois, des années : une bouée inventée au plus noir du naufrage. Aujourd’hui, quand tu regardes tous les subterfuges utilisés pour être acceptable, normal — et le peu de résultat obtenu — tu as de la peine, du chagrin. Tu serais presque prêt à t’en vouloir encore, parce que tu ne connais pas grand-chose d’autre. Tu t’en veux de ne pas être normal, et en même temps tu comprends tellement bien de quoi elle est faite, cette normalité, que tu la trouves aussi conne que paradoxale. Alors tu t’installes chaque jour, depuis des mois, à ton bureau — si proche du mot « bourreau ». Tu laisses venir les mots sans trop les corriger, parce que tu espères remonter le fil, abandonner l’idée de normalité, et revenir enfin chez toi. (fiction) À la 999e tentative, il n’avait toujours pas compris. Je ne sais pas si on peut appeler ça de l’endurance : obstination serait plus juste. Buté, ce serait parfait. Un type buté, qui se dirige en chancelant vers un petit bar de Suresnes. Nabucho l’accompagne encore dans ma mémoire : une ombre de lui-même. Ils ont déjà bien bu et palabré, c’est sûr. Nuit d’hiver, nuit de janvier. Rue principale vide, fenêtres éteintes ; minuit passé. Le seul endroit qui peut encore les prendre, c’est chez Didine. Nabucho gueule sa phrase de Pessoa, mais la magie ne prend plus. Le bistrot est plein de têtes inconnues : deals, putes en déshérence, petits maquereaux nerveux, pochetrons au zinc. AC/DC en fond. Et la fumée, une nappe au-dessus des crânes, parce qu’ici on peut encore s’en griller une sans risquer l’amende. Derrière le bar : Didine. Cheveux longs et crasseux, blouson noir, peau crevassée, Levi’s 501, santiags pointues. Avant-bras tatoués. Sur les phalanges, les points bleus — trophées de zonzon. Mon buté siffle son demi d’une gorgée, et se sent pousser des ailes. Didine ne l’impressionne pas… ou alors c’est exactement l’inverse. Il se met à l’asticoter, à le gratter, jusqu’à ce que Didine lui demande de la boucler. Nabucho tente de calmer, mais trop tard : les pions sont avancés. Didine sort de derrière le comptoir avec un pique à saucisses. « Qu’est-ce que tu veux, connard ? » Il pointe direct vers l’œil. Ils se fixent. Longtemps. Arrêt sur image. Et le buté reprend, comme s’il avait attendu ça : « Vas-y. Vas-y donc. Tu crois que tu me fais peur avec ta putain de pique à saucisses ? » Didine ne rit même pas. Il avance la pointe, un peu, comme on titille une guêpe déjà écrasée. « Putain mais t’es quoi, toi… T’es vraiment une merde. Je le vois dans tes yeux : t’es fini. Ouais, t’es déjà fini. Allez, casse-toi. » Nabucho est gêné : il connaît Didine. Nabucho connaît tout le monde à Suresnes. Il paye les bières, sent l’urgence, attrape le buté par l’épaule et, d’une voix très douce, lui murmure que ça va, que c’est idiot de déranger Didine, que Didine est un gars sympa, qu’il n’y a pas de raison. Ils sortent. Et dehors, la neige commence à tomber. De gros flocons, lents, comme si la nuit voulait effacer la scène.|couper{180}

Carnets | Atelier

04 décembre 2019

Devant Les Demoiselles d’Avignon, il y a une facilité : déconsidérer. Et puis une minorité qui s’enthousiasme, parfois avec la même mauvaise foi, mais dans l’autre sens. Lévi-Strauss — qui n’était pas critique d’art — s’est demandé ce que Picasso apportait au monde, et il en tirait quelque chose comme : une peinture qui tourne sur elle-même. Je cite de mémoire, et je me permets d’y mettre ma petite pointe. Picasso n’est pas “abordable”. On se sert de son nom pour désigner le peintre qui fait “n’importe quoi”. Or le problème est ailleurs : Picasso ne parle pas au grand public. Il parle à ses pairs — et ses pairs, ce sont souvent des morts. Il revisite la grande peinture, notamment française, et il cherche du code, pas du décor. Chez les frères Le Nain, par exemple, ce qui l’intéresse, ce sont les maladresses : non pas comme des défauts, mais comme des ouvertures. Il les traque, il les apprend, il les remonte autrement. Il fera la même chose avec Le Greco, avec Velázquez, et surtout avec Les Ménines : ce tableau inépuisable où le regard se retourne sur lui-même, où le spectateur finit par devenir une pièce du mécanisme. Reprendre Les Ménines, pour Picasso, c’est poursuivre la mise en abyme, pousser l’ambiguïté jusqu’à l’os. On a souvent décrit Picasso comme un ogre : il dévore ce qu’il aime. Les objets, les femmes, les maîtres, les cultures. Tout passe par la bouche, tout doit être mâché, digéré, transformé — et re-jeté sous forme de peinture. Ce qui l’anime, ce n’est pas seulement l’ambition, ni le désir d’“une carrière”. C’est une urgence plus obscure : un mouvement obsédant qu’il essaie d’arrêter toile après toile. C’est là que la répétition devient centrale : refaire, reprendre, varier, relancer. Non pas pour “faire mieux”, mais pour tenir la bête en respect. Peindre, chez lui, ressemble à une corrida silencieuse. L’urgence est le taureau. La toile est l’arène. Et chaque reprise, chaque variante, est une passe : parfois superbe, parfois inutile, mais toujours nécessaire pour ne pas être dévoré. Chronos et Picasso ne se confondent pas. Picasso court parce qu’il veut comprendre le temps — et parce qu’il sait, au fond, qu’il finira comme tout le monde. La seule question, c’est ce qu’il aura réussi à retenir, un instant, sur le mur. Entre opacité et transparence naissent sans cesse des interactions : une recherche de profondeur, et, en face, une obstination à rester en surface. C’est une affaire d’extérieur, bien sûr — une affaire d’image — mais c’est surtout une manière d’approcher ce qui se passe dedans, sans trop s’y brûler. Je me pose cette question par la peinture, mais elle déborde largement du tableau. Au XVIIIe siècle, il y avait une règle de tenue : parler légèrement des choses graves, et sérieusement des choses légères. Ce n’était pas seulement une politesse ; c’était une discipline de nuance. Cette nuance valait pour la conversation comme pour la peinture. Après Louis XIV, la situation devient incertaine, et le rococo apparaît : un art qui travestit la gravité en légèreté, qui déplace l’œil, l’entraîne vers des arrière-plans, des lointains, des ornements — comme si l’illusion était la seule façon de ne pas regarder la réalité en face. Le décor devient un sujet, le mot d’esprit devient une fin. Nous faisons quelque chose de très proche aujourd’hui, mais avec d’autres outils. Les réseaux sociaux ont rendu la vie de chacun transparente — trop transparente. Et cette transparence, devenue excessive, finit par produire l’effet inverse : le désir d’opacité, d’intimité, de petits clans fermés dont on contrôle soigneusement la porosité. Il y aurait beaucoup à creuser dans ce va-et-vient, parce qu’il raconte notre rapport aux autres, au monde — et, surtout, la manière dont on évite de parler de soi, de cette profondeur qu’on approche parfois, et qui fait peur. À l’atelier, nous travaillons justement cette tension : ce qui laisse passer, ce qui retient, ce qui montre, ce qui protège. Et c’est à partir de là que ce “paysage” a été fabriqué.|couper{180}

peinture

Carnets | Atelier

03 décembre 2019

Oscar, c’est le squelette de l’atelier. Tous les squelettes s’appellent Oscar, non ? Moi, c’est Patrick. Je l’avais rangé dans la catégorie “meuble”. Décoratif, presque. À côté des masques africains — trophées de chasse sur mur blanc — Oscar avait quelque chose de léger, une politesse d’os. Elle est arrivée sans prévenir, ou bien j’ai oublié l’heure, ce qui revient au même. Je me souviens surtout de son empressement : mains rapides, bouche trop proche, cette façon de me traiter comme un objet qu’on dépoussière avant de l’exposer. Je l’ai laissée faire, comme souvent. Par habitude, par lâcheté, par cette manie d’endosser un rôle — l’altruiste, le gentil, le disponible — pour ne pas regarder l’autre rôle, le vrai : l’homme qui recule. Elle l’a senti. Ces gens-là sentent tout. Elle s’est dégagée, a repris une contenance, puis a demandé, net : « Et mon boulot ? » J’ai rapporté les tirages depuis la cuisine. Ils avaient séché pendant la nuit. Je lui ai tendu le paquet et j’ai allumé une cigarette, déjà en travers, déjà ailleurs. Elle les a massacrés. Pas assez ceci, trop cela. Une critique comme un réflexe, un coup rendu : après le refus, il fallait l’attaque. Elle avait traversé Paris en Twingo avec une journée entière dans la tête, et moi je n’avais rien livré de la seule chose qu’elle était venue chercher. J’ai essayé de me persuader qu’elle était amoureuse. Ou qu’elle aimait l’amour. Ce qui, chez certains, revient à peu près au même : une fiction à maintenir, coûte que coûte, jusqu’à la prochaine scène. Nous sommes allés au cinéma. J’ai ronflé. La journée a fini comme elle avait commencé : sur un malentendu, mais avec moins d’espoir. En partant, elle a dit : « Je reviens demain. J’espère que ça ira mieux. » Je n’ai pas demandé “mieux” quoi : les tirages, le sexe, ou moi. Le lendemain, elle était là tôt. Magnifique, maquillée, tenue offensive. Des sacs à chaque bras : pieds télescopiques, réflecteurs, une toile noire pliée. Et, en bandoulière, un appareil flambant neuf. « Va nous chercher à déjeuner chez le traiteur, tu veux bien ? Je m’installe. J’ai une idée. » Dehors, le ciel était clair. Début d’automne. Un vent froid sur Clignancourt. J’ai marché comme si ça pouvait me remettre d’aplomb. Quand je suis revenu, l’atelier avait changé de statut : ce n’était plus un lieu, c’était un plateau. Elle était en tulle et dentelle, allongée sur le sofa, le corps offert mais comme en défi. Et Oscar — mon meuble — n’était plus un meuble : elle l’avait démonté, recomposé, placé au-dessus d’elle avec une précision obscène. Quand les Balcar ont crépité, j’ai compris que la photo avait déjà eu lieu. Et que, cette fois, j’étais le figurant. On dit que la première ekphrasis en littérature est celle du bouclier d’Achille. Avant de repartir venger Patrocle, Achille réclame de nouvelles armes. Thétis, sa mère, demande à Héphaïstos de lui forger un bouclier. Homère y consacre cent trente vers : une fabrication décrite comme si l’objet était sous nos yeux, vivant, presque mobile. Anne-Marie Lecoq rappelle à quel point cette hoplopoïa a travaillé les lecteurs depuis l’Antiquité : une description si riche qu’elle a valu à Homère le soupçon de mensonge — comme si dire trop bien revenait à inventer. C’est le paradoxe : ce bouclier n’existe pas. Aucun bouclier réel — d’Achille ou d’un autre — ne pourrait porter une telle surcharge de scènes, de détails, de mondes entiers. L’objet, tel qu’il est décrit, ne peut pas se fabriquer. Il ne tient pas dans la matière. Mais il tient dans le texte. Et c’est même là sa vérité : l’arme existe comme une machine à imaginer. Elle ne surgit pas dans le regard, elle surgit dans la lecture. Chacun le reconstruit, chacun l’assemble, chacun le voit à sa façon — et pourtant nous reconnaissons tous “le même” bouclier. La description, au passage, fait autre chose : elle ralentit. Elle détourne du combat. Elle suspend l’action comme une digression. Pourquoi ? Parce que nos vies fonctionnent pareil. On voudrait un récit net, une suite d’actes efficaces, une trajectoire sans pauses. Et on se retrouve sur un canapé, un verre à la main, à piocher des chips, alors que l’essentiel était censé commencer — et qu’on est déjà absorbé par un mot, une idée, une image qui nous a pris depuis l’aube. L’ekphrasis, c’est peut-être ça : la preuve que l’on vit aussi dans ce qui nous détourne. Où commence l’art ? Pas à la préhistoire : ça, c’est l’alibi “culture générale”. L’art commence là où ta culture commence — celle qui t’a formé, celle qui te limite, celle qui te libère. Et c’est justement pour ça que l’absence de références peut être une chance : quand tu n’as pas le musée dans la tête, tu peux faire de l’art sans le savoir, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Tu avances sans programme, et parfois tu touches juste. Il y a pourtant deux tentations très différentes : “faire de l’art” pour entrer dans l’histoire de l’art, ou faire de mieux en mieux ce que tu as à dire — sans demander la permission. La seconde me paraît plus honnête, plus fertile. Queneau l’a montré, à sa manière, dans Exercices de style : la même scène d’autobus, répétée, déplacée, tordue, reprise — et, par ce simple déplacement de forme, une idée devient visible : ce n’est pas le sujet qui fait l’art, c’est la façon de le tenir. Et puis il y a ce que la culture officielle met longtemps à accepter : la marge. En 1943, Paul Éluard visite l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban et découvre des œuvres réalisées par des patients, notamment celles d’Auguste Forestier. Il les emporte, les montre. Dubuffet s’en empare : l’art brut se dessine, comme une gifle donnée au bon goût. Ce qui était rangé du côté de l’inutile, du trouble, du déchet, devient soudain un centre. Le même mouvement se reproduit ailleurs : ce qu’on appelait “dégradations” sur les murs devient “street art” dès que le marché s’en mêle. On change les mots, on change les cadres, et l’objet change de statut. Alors oui, on continue d’exposer Léonard, et c’est normal : il est une colonne. Mais il suffit de mettre Le Greco à côté pour sentir autre chose : une tension, un langage moins sage, un art qui tire vers l’irrégulier, le visionnaire, presque le désaxé — ce qui explique que certains peintres d’aujourd’hui (Garouste, par exemple) s’y reconnaissent. Ce que je comprends, au bout du compte, c’est simple : l’art se renouvelle souvent par ce qu’on voulait cacher. Il traite ce que la société rejette, et il le transforme. Non pas pour “faire joli”, mais pour rendre respirable ce qui, autrement, nous empoisonne. L’art : un lieu de transmutation. Et, parfois, un recyclage du réel — au sens le plus concret.|couper{180}