02 décembre 2019

La seule peur qui mérite vraiment notre attention — celle dont toutes les autres dérivent — c’est la peur de la mort. On peut passer sa vie à la maquiller, à la rationaliser, à la regarder en face “pour de bon” : ça ne l’abolit pas. Il reste, logée dans une zone archaïque du cerveau, une peur qui ne se laisse pas convaincre. C’est sans doute pour ça que je reviens toujours aux figures doubles et aux passeurs : Janus, le moine zen, l’Auguste qui chute et se relève sur la sciure. Ce qui me frappe chez eux, c’est l’action dans l’immédiateté, à l’endroit exact où le conscient et l’inconscient se touchent : une croix, une intersection, un centre. J’ai tourné longtemps autour de ce point, en changeant d’angle, en cherchant une méthode, un symbole, une duplicité qui tienne. Ça n’a jamais fait disparaître la peur de la fin — la fin de ce petit « je » qui se cogne contre les vitres d’une réalité qu’il fabrique tout seul — mais ça m’a appris ceci : on ne “résout” pas, on traverse, et on recommence. D’où Hermès : messager, passeur, aller-retour entre les mortels et les immortels. D’où aussi l’aimantation d’Hermès Trismégiste, né (et mort) trois fois, et cette famille de récits où il faut mourir pour renaître — Gilgamesh, Osiris, puis les Évangiles : “si le grain ne meurt…”. Est-ce qu’il faut mourir plusieurs fois pour devenir une version plus juste de soi ? Peut-être, mais la part irrationnelle résiste : elle murmure notre ignorance, elle relance la peur, elle ramène le corps à son programme. Alors je reviens à ce que je sais faire : peindre. Et là, l’équilibre n’est jamais un théorème. Ce n’est pas la symétrie qui me touche. C’est le déséquilibre ajusté, parfois plusieurs, dont la somme finit par produire une tenue nouvelle. Une sorte d’assiette paradoxale. Comme une vie : une série de morts minuscules et de reprises — ne serait-ce que ces cellules qui disparaissent et reviennent sans qu’on y pense. Peut-être que c’est pour ça que j’écris et que je peins : pour donner une forme à ces petites morts, pour que la fin d’un texte, d’un tableau, fasse à la fois peur et désir, et que l’envie de recommencer vienne dans la même seconde.

Ce qui est étonnant — et banal — c’est la vitesse avec laquelle le désamour apparaît quand l’autre ne colle plus à l’impression première, à la construction mentale qu’on a faite de lui. On croit chercher des points communs, on croit bâtir du solide, mais souvent on bâtit surtout du rassurant. La phrase qu’on se repasse (“regarder ensemble dans la même direction”) sonne bien ; elle sert surtout à éviter le vrai travail : regarder, vraiment, et accepter que l’autre ne se laissera pas réduire à une direction, ni à un slogan. Aimer n’a pas besoin de mots d’ordre. Aimer suppose au contraire d’être prêt à découvrir l’autre autrement que ce qu’on espérait. Et la déception, la plupart du temps, n’est pas un crime de l’autre : c’est l’effondrement de ce qu’on voulait qu’il soit. Malentendu massif. Querelles, ruptures, regrets. Pour ma part, ce sont souvent les failles de quelqu’un — ses maladresses, ses mensonges, ses angles morts — qui le rendent humain, donc aimable ; et c’est ça que je regrette d’abord quand il s’absente. L’amour “préformaté” des réseaux supporte mal les aspérités : si tu sors du cadre, les dents deviennent des crocs. Pourtant, l’amour est profond, et il faut des poumons d’apnéiste pour y descendre : quand on est jeune, c’est surtout une expérience, et on a du temps et de l’énergie pour la vivre — parfois en se trompant, souvent en se trompant. J’ai connu une femme marquée, enfant, par un père violent ; elle avait réécrit son histoire jusqu’à fabriquer une version délirante de l’amour paternel, et elle cherchait ensuite, sans le savoir, à rejouer ce théâtre avec ses partenaires. Personne n’y “arrivait”, personne ne pouvait “aller jusqu’au bout” de l’image qu’elle portait, et chaque relation servait à confirmer sa croyance. Voilà comment on se sert de l’amour pour régler des affaires anciennes, comment on fabrique des psychodrames en appelant ça “destin”. On peut en rire ou en pleurer : c’est surtout tragique parce que ça enferme. Est-ce que c’est de l’amour, malgré tout ? Oui — ou, disons, c’est ce que l’amour devient quand il est pris en otage par une histoire intérieure. Et il faut parfois traverser ce bourbier pour perdre quelques illusions, garder ce qui est vivant, et continuer. Le problème n’est pas que l’amour manque : il est là, tout le temps. Le problème, c’est notre incapacité à l’accepter tel qu’il est, parce qu’on reste hypnotisé par l’idée de ce qui “devrait” nous convenir.

C’était dans une autre vie : j’étais monté si haut que j’avais rencontré les anges, les archanges et tout le tintouin, avec un regard d’amour infini sur le monde et trois fois plus de cigarettes qu’aujourd’hui. Perché. Très confortable. Je transmutais le plomb en or (en platine les jours sans vent) pendant que les lettres de relance s’empilaient dans une boîte aux lettres que je n’ouvrais plus. Je vivais au-dessus du profane, et les petits soucis pouvaient aller se faire voir. Ravi Shankar en boucle, l’oreille tendue vers les quarts de ton ; parfois je me jetais sur un lit ou un paddock imaginaire en essayant de léviter sur des bols tibétains enregistrés sur cassette. Et puis un jour j’ai rencontré une fille, et elle m’a décroché en deux phrases : frigo, poubelles, samedi chez sa mère, révision de la voiture. Retour sur terre. Pas facile. Mais j’étais amoureux, donc j’ai signé. Quand le couple s’est mis à battre de l’aile, on n’était plus sur la même planète : on se fuyait, on s’énervait dès qu’on tentait de parler. J’ai fini par partir avec un petit sac, un carnet, un stylo, et cette idée fixe : retrouver l’altitude. Je me disais “trop sensible”, “pas viable”, et son refrain à elle me revenait : “t’es un gamin”. J’ai trouvé un lit loin de la ville, pour ne pas croiser son ombre, et j’ai tenté de me repercher, parce que sinon c’était trop dur. Mais les anges ne répondaient plus : ou je les avais dégoûtés, ou j’avais changé de fréquence. Alors j’ai lu. Dévoré. Dans les livres, c’était parfait : je tutoyais les morts, les écrivains devenaient des compagnons, parfois des amis. Les pages mettaient un tampon d’ouate entre la réalité et ma peau. Je faisais des jobs sans intérêt, je voyais des gens sans intérêt, et je tenais pour une seule chose : reprendre le livre là où je l’avais laissé. Puis l’ennui est arrivé. L’ennui, le vrai : une chape, un camion dans la figure. Il m’a déperché net. Cette fois je n’ai pas fui : je me suis assis dedans, j’ai regardé la solitude qui l’accompagnait. C’est là que j’ai commencé à écrire. Et au bout de quelques tas de feuilles, bien sûr, je me suis reperché dans une nouvelle idée : “devenir écrivain”. Publier ne m’intéressait pas ; ce qui m’intéressait, c’était l’ailleurs, le “peut-être”, le “un jour”. Une autre femme m’a déperché — encore. Plus brutale, sans compromis, exactement l’électrochoc dont j’avais besoin. Elle m’a remué comme il faut, jusqu’à ce que je touche un morceau de réel sans fard. Et puis un matin, comme souvent, je suis reparti : la vie fait ça, l’amour aussi. J’ai retrouvé un lit dans un autre pays ; traverser des frontières ne change pas grand-chose quand on se transporte soi-même. J’étais KO, mais au fond content : j’avais traversé quelque chose, et je savais que la suite se ferait autrement — un pas après l’autre, à la façon indienne, sans fixer trop longtemps le décor, pour ne pas appeler les prédateurs.

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À travers le sang et la couleur : Soutine

Tout pourrait venir, à première vue, d’une scène mythique, d’une origine sanglante qui, malgré toute l’épaisseur de peinture que l’on pourrait poser pour à la fois la retrouver et l’oublier, ne pourra jamais échapper — ni au peintre, ni au spectateur hébété contemplant l’œuvre de Chaïm Soutine. Soutine évoque un souvenir d’enfance dans une lettre : la lame d’un couteau tranchant, avec précision, avec netteté, la gorge d’une oie. Il voit encore le sang jaillir en flots épais, rouge rubis. Et l’on pourrait s’arrêter là. Tout est déjà là. Mais non. Car, au beau milieu de cette boucherie, l’œil du peintre est attiré par autre chose : la joie qu’il lit sur le visage du boucher, en pleine action. La joie, l’horreur, la violence, la stupeur. Voilà ce que contient chaque tableau de Soutine. Il y a ce petit livre d’Élie Faure sur Soutine que je devrais relire, ou piller sans vergogne, tant je ne me souviens de rien d’aussi juste écrit sur cet immigré juif-lituanien venu à Paris, qui fut un temps protégé par ce grand homme, ce médecin humaniste. Un temps seulement. L’affection du peintre pour la fille de Faure mit fin, brusquement, à leur relation. J’aurais pu commencer par le début, par la naissance de Soutine à Vilna. Une approche calme, chronologique. Mais il me fallait un déclencheur. Une raison d’écrire maintenant. Cette raison, c’est un souvenir vif de 2013, une visite au Musée de l’Orangerie, à Paris. L’exposition s’intitulait : Soutine, l’Ordre du chaos. C’était la première fois que je voyais ses tableaux en vrai. Avant cela, seulement des reproductions pâles et glacées. J’ai découvert un frère. Pas un combat, mais une harmonie née du chaos. Une magnifique harmonie disloquée. La peinture était liquéfiée, coagulée. Dure et molle à la fois. Les rouges et les turquoises entraient en collision. Les blancs craquelés comme du plâtre sec. Comment expliquer une émotion sans la trahir ? J’essaie. J’essaie toujours. Je cherche par les mots à atteindre ce qui ne se touche qu’en silence. Mais puisque j’ai commencé, continuons. Alors que l’avant-garde parisienne s’éparpillait dans toutes les directions — comme toujours —, Soutine s’enfermait. Il peignait. Il ne voulait pas être dérangé. Marc Chagall, peut-être, était pareil. Peut-être Soutine espérait-il hériter de l’atelier de Chagall. Absorber la solitude, l’obstination que Chagall avait laissées derrière lui. Il ne l’a pas fait. Il a raté le moment. Alors, il s’est tourné vers Rembrandt. Il a peint de la viande. De la chair. Mais plus que de la chair. Il faut traverser le dégoût pour atteindre la grâce. Les quartiers de bœuf de Soutine l’exigent. J’imagine que, si j’avais eu la chance de le rencontrer, l’odeur m’aurait d’abord repoussé. Et pourtant, à travers cette odeur, peut-être aurais-je atteint le parfum du miracle. La peinture de Soutine me rappelle quelqu’un d’autre. Quelqu’un dont j’ai déjà parlé. Chomo. Un autre reclus. Plus récent. Tout aussi mort. Ils ne négocient pas. Ils sont repliés. Affamés. Indifférents. En contact direct avec le feu, la grâce, la vie, la terreur, le sublime. Leur seul axe est celui qui les relie à ces forces. Ils ont abandonné l’illusion des liens sociaux. Oui, quelque chose en eux me parle. Je t’écris cela rapidement ce matin. Parce qu’au fond, comme je l’ai dit, penser et écrire ne servent peut-être pas à grand-chose. Mieux vaut peindre. Everything could stem, at first glance, from a mythical scene, a bloody origin that, no matter how much paint one might apply to try to both recover it and forget it, will never escape either the painter or the stunned viewer contemplating the work of Chaïm Soutine. Soutine recalls a childhood memory in a letter : the knife's blade slicing expertly, cleanly, across the throat of a goose. He still sees the blood spurting out in thick, ruby-red jets. And it could stop there. Already, everything is there. But no. Because in the middle of the carnage, the painter's eye is caught by something else : the joy he sees on the butcher's face. In the act. Joy, horror, violence, and awe. That’s what you get in every Soutine painting. There’s that little book by Elie Faure about Soutine, which I should reread, or shamelessly pillage, because I remember nothing comparable being written about this Jewish-Lithuanian immigrant who came to Paris and who, for a while, found himself under the wing of that great man, the humanist doctor. Only for a while. The painter's affection for Faure’s daughter put an end to their relationship. Suddenly. I could have started at the beginning, with Soutine’s birth in Vilna. A calm, chronological approach. But I needed a trigger. A reason to write now. That reason is a vivid memory from 2013, a visit to the Musée de l’Orangerie in Paris. The exhibition was titled "Soutine, the Order of Chaos." It was the first time I saw his paintings in person. Before that, only pale, glossy reproductions. I discovered a brother. Not a battle, but a harmony made from chaos. A magnificent, disjointed harmony. The paint was liquefied, coagulated. Hard and soft at once. Reds and turquoises colliding. Whites cracked like dried plaster. How do you explain an emotion without betraying it ? I try. I do this all the time. I use words to reach what can only be touched in silence. But since I’ve begun, let’s keep going. When the Parisian avant-garde was tearing off in every direction, as it always does, Soutine locked himself away. He painted. He didn’t want to be disturbed. Marc Chagall might have been the same. Maybe Soutine hoped to inherit Chagall’s studio. To absorb the solitude and stubbornness Chagall had left behind. He didn’t. He missed the moment. So he turned to Rembrandt. He painted meat. Flesh. But more than flesh. You have to pass through disgust to reach grace. Soutine’s slabs of beef demand it. I imagine if I’d had the chance to meet him, the smell alone would have repelled me. And yet, through that smell, maybe I would have reached the miracle’s scent. Soutine’s painting reminds me of someone else. Someone I’ve written about before. Chomo. Another recluse. More recent. Just as dead. They don’t negotiate. They are curled inward. Starving. Unconcerned. In direct contact with fire, grace, life, terror, the sublime. Their only axis is the one that connects them to these forces. They have discarded illusions of social ties. Yes, something in them speaks to me. I write it to you quickly this morning. Because, in the end, as I said, thinking and writing may not be very useful. Better to paint.|couper{180}

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Chomo

À l’origine, il s’appelle Roger Chomeaux. Né le 28 janvier 1907 quelque part dans le Nord de la France, il meurt en 1999 à Achères-la-Forêt, en région parisienne. On décidera finalement de le qualifier de "sculpteur", puisqu’il faut bien ranger les choses quelque part. Je suis né un jour après lui — mais en 1960. Cette année-là, il expose pour la première fois à la galerie Jean Camion, rue des Beaux-Arts à Paris. C’est à la suite de cette exposition qu’il décide de quitter définitivement Paris pour la forêt de Fontainebleau. Son épouse a acheté là quelques hectares. Ils s’y installent. Chomo s’y retirera pour vivre, et peu à peu abandonner tout ce qui faisait, à l’époque, un "artiste reconnu". Écologiste avant la mode, il récolte le miel de ses abeilles — jusqu’à vingt ruches à cette époque. Il commence par détruire la forme conventionnelle du langage pour inventer une langue nouvelle, presque enfantine, fondée sur la phonétique. Une langue qui évoque, si l’on veut, la fameuse langue des oiseaux chère aux alchimistes. Quant aux matériaux, il délaisse le bronze, trop coûteux, ainsi que la terre cuite et le marbre qu’il pratiquait auparavant. Il s’oriente vers la récupération, cherchant ce qu’il appelle des "matériaux qui respirent". Il travaille alors le bois (ses fameux bois brûlés), les matières plastiques, la tôle, le béton cellulaire. Il dit sculpter ce dernier "comme on écrit un poème". Dans ce qu’il nomme son "village d’art préludien", il installe partout des pancartes, un peu à la manière de Cheval sur les murs de son Palais idéal. « Qèl anprint ora tu lésé sur la tèr pour qe ton Die soi qontan ? » Cette question de l’empreinte, du devenir de l’homme, le hante. Elle se répète, d’écriteau en écriteau, dans tous les recoins de son domaine. De bric et de broc aussi, les trois hangars qu’il construit pour abriter ses œuvres : le Sanctuaire des bois brûlés, l’Église des Pauvres, avec sa rosace spectaculaire faite de bouteilles de couleur, et le Refuge, recouvert de capots de voitures. C’est Clara Malraux qui attire l’attention du ministère des Affaires culturelles sur lui. Après une incursion dans la musique concrète, entre synthétiseur et poésie, Chomo devient cinéaste expérimental avec Le Débarquement spirituel, film réalisé avec Clovis Prévost et Jean-Pierre Nadau, dans lequel il se met en scène au milieu de ses œuvres. Il meurt en 1999, entouré de ses créations, veillé par sa seconde épouse. Dix ans plus tard, la Halle Saint-Pierre organise sa première grande rétrospective. Aujourd’hui, seuls les bâtiments subsistent dans la forêt. Ses œuvres transportables, elles, ont été déplacées — conservées ailleurs ou vendues. (Un Christ en croix, image torturée, est visible dans l’église de Milly-la-Forêt.) En revoyant les vidéos de Chomo sur YouTube, j’ai de nouveau été frappé par cette obsession que je retrouve chez les artistes que j’admire, et qui, de leur vivant, les fait souvent passer pour des fous. Amaigri, émacié, affûté comme une lame, son regard me traverse encore l’écran. Et chaque fois, je l’entends me répéter : "Arete de panser povre kon taka seulmant bausser" En 2013, une vente aux enchères sera organisée autour de son œuvre. illustration Chomo entre ses peintures et ses sculptures, devant l’Église des pauvres en construction, c. 1965|couper{180}

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Les fêtes

Je n'ai jamais aimé les fêtes. J'y ai détecté très tôt une férocité qui ne collait pas avec les belles images que les gens autour de moi désiraient montrer d'eux-mêmes. Même si, adulte, l'effroi premier m'en est passé et s'est transformé peu à peu en simple agacement, à chaque fois que je croise une fête quelconque j'ai tendance à bifurquer rapidement, à m'égarer comme on peut parfois par chance le faire dans les ruelles d'une Venise imaginaire. Les fêtes de fin d'année notamment sont un mauvais moment à passer. Alors pour aujourd'hui je vais faire du léger, et une fois les fêtes passées je reviendrai en meilleure forme Pour l'heure je vais m'enfouir dans un bouquin en attendant que ça passe Illustration : « Danse des Hassidim », série Dibbouk, 1924, par Samuel Cygler (Ziegler) © Photographie Grégoire Tolstoï / MAHJ|couper{180}