Janvier 2025

1er janvier — Fin d’année. Début d’une autre. Le temps boite, traîne sa carcasse. Les vœux, cette étrange gymnastique. Des mots mâchés, recrachés, sans poids. On les dit parce qu’il faut les dire. Et les résolutions, ces petites farces. On se tend la main à soi-même, mais on rate la prise. Parce qu’on le sait bien : on ne change pas. On s’adapte, tout au plus. Alors bonne année, bonne chance surtout. On en aura besoin.

2 janvier — 2025 commence aussi pauvrement que 2024. Juste un peu plus fatigué, désabusé. CIPAV soldée, 1500 euros en deux mois. Ils m’ont mis sur la paille. Et il y aura encore la même somme fin janvier pour l’URSSAF. Impression d’être un tapin que toute l’administration enfile à la queue leu leu. Il me reste heureusement la littérature et la peinture. Encore que j’ai déserté l’atelier. Trop froid, trop coûteux à chauffer. Le fil conducteur : la solitude et l’écart qu’elle produit au fur et à mesure des années. Je ne vois plus grand monde. Je m’ennuie la plupart du temps à les écouter. Ils ne prennent pas de risques, suivent une routine bien huilée en serrant les fesses. Passé la nuit à bidouiller le site. Effacé tout le site local. Par contre, j’ai écrit un script python qui me crée un site SPIP en quelques secondes. Pas peu fier.

5 janvier — Je sombre. Ardoise qui dégringole, nuances de gris : aile de pigeon, pierre ponce, volcanique, anthracite. Ces jours où tout devient prétexte à ne pas se réjouir. Le dibbouk dort sur le fauteuil crapaud. Ses chaussettes trouées, son gros orteil à l’ongle recourbé comme une griffe. Il a ouvert sa bouche édentée : « Pe-tit con-nard. » J’ai détourné le regard. Ma chatte m’a appris ça. Les bébés, les chattes, les loups ne s’accrochent pas au regard. Lu Ishiguro, lu Claro. Tous les diamants du ciel. Une écriture qui scintille à chaque phrase. Et c’est agaçant. Trop de miracle tue le miracle. Je vois les coutures. Le fil. Les ficelles. Comme découvrir le câblage derrière une scène de magie. Il y a dans la littérature une sorte de caste. Un curseur qui glisse entre le dedans et le dehors. Et si tu le vois trop tard, il t’a déjà renvoyé dans l’ombre.

6 janvier — F.B. décrypte les carnets de Lovecraft, deux lignes quotidiennes autour desquelles il recrée toute une vie. Moi, j’écris beaucoup, souvent pour rien. Je ne dispose pas de la faculté de concision. Apollinaire a inventé son nom comme un Non. Un refus craché au monde. Peut-être que c’est ça, écrire : dire non à chaque fois, tout en cherchant la vérité d’une seule ligne. Quelque chose qui tienne jusqu’au lendemain.

8 janvier — Hier, j’ai codé toute la journée. Des lignes de code comme on taille des pierres. Je me suis dit que j’étais un vieux nul, que ma vie était gâchée. Cette impression perpétuelle de ne pas être fini. D’être « fini à la pisse ». Une rage brutale, dirigée contre moi-même. Ce système capitaliste s’insinue jusque dans mes neurones, mon ADN. Personne ne m’aidera. Peut-être pour ne pas affronter cette certitude : être irrémédiablement seul. Plus je rentre au fond de moi-même, plus j’ai l’impression de pénétrer dans un bâtiment délabré. Mes mains effleurent des aspérités sur les parois, une sorte d’écriture antédiluvienne.

9 janvier — Reprise des cours. La chatte ne vient plus dans l’atelier. Cette tension dans l’air que tout le monde semble ressentir. Les tiers lieux, autrefois, avaient un sens. Des bastions où les gens se rassemblaient pour changer le monde. Bars populaires, mutuelles, coopératives. Ils vibraient d’une colère transformée en action. Aujourd’hui, quand je vois un attroupement, j’ai peur qu’il ne se passe rien. Cette élève qui s’est arrêtée au milieu de son tableau : « Ma zone de confort, c’est ça. Ce désespoir. » L’auvent a claqué. On est restés figés. Et la chatte n’est jamais revenue.

10 janvier — J’ai toujours un moment dans la journée où il faut que je dise n’importe quoi. X.com est mon défouloir du soir. Vertige, adrénaline, angoisse et ridicule. Je suis la réincarnation fortuite d’un derviche tourneur. Ce matin, j’ai reçu un email d’une autrice. L’un de mes articles l’avait frappée en plein cœur. Recevoir ce type de retour, c’est comme voir une fleur s’ouvrir avant qu’elle ne se referme à jamais. Croisé mon voisin de droite. Échange feutré de courbettes : « Bonjour comment allez-vous, Bonne année ! » Peut-être que le sens se trouve là aussi, dans ces gènes pudiques qui forment le ciment qui tient les choses ensemble.

13 janvier — Dans le mot résistif, il y a quelque chose de plus actif que résister. Je suis plus résistif que résistant. C’est comme dire non par réflexe. Ce pourrait être amusant si je n’avais pas déjà l’âme usée jusqu’à la corde. Lu Pater, Ruskin. Cette attirance pour le XIXe siècle. Nous vivons dans une maison bâtie en 1850. Peut-être quelques fantômes viennent lire par-dessus mon épaule. Le mot ridicule s’estompe pour être remplacé par stupidité. Conserver le courage d’être stupide n’est pas une chose facile. C’est résistif.

14 janvier[RÉCIT] Lecture de Villon, puis de Boileau. Je pleure, de grosses larmes. Elles sont comme des haleurs qui me tirent vers le fond de moi-même. Le dibbouk surgit avec sa redingote râpée : « Te voilà en plein drame poétique. Tu sais que si tu rajoutes un "b" à haleur, ça fait hableur ? » Je réponds doucement : « Pour moi, c’est haleur. Un effort partagé avec tous ceux qui tirent le poids de leur vie le long du fleuve. » Il recule, troublé. Je me tourne vers l’horizon, les yeux fixés sur le mouvement du fleuve. « Pas besoin de comprendre. Juste le vivre, comme une corde tendue qui chante sous l’effort. »

16 janvier — J’ai ajouté 20 € pour recevoir chaque matin un email sur 1925, la vie quotidienne de Lovecraft. Appris des mots : logogryphe, Alexander Pope, Dr Johnson. Avant tout cela, je ne savais pas grand-chose. Et demain, je n’aurai pas plus l’impression d’en savoir davantage. J’ai ouvert un blog sur Blogger. Collection de miettes. Ça me prend dix minutes et ça me donne l’impression d’être sous la douche. La notion de rythme devient cruciale quand on est seul. Laver l’assiette après le repas. Éteindre l’ordinateur à 22 heures. Lire. Sur les réseaux sociaux, c’est le désert. Hier soir, épisode 3 de la série « Bouteille de gaz ». Résultat : 76 balles dépensées, trois bouteilles pour l’atelier au lieu d’une. Entre Crit’Air, les banques et les courses absurdes, le monde ressemble de plus en plus à une mauvaise plaisanterie.

17 janvier — Il n’y a rien. Pas d’idée, pas de phrase. J’attends. Je pose une phrase. « Il n’y a rien. » Elle flotte comme un vieux mégôt dans une flaque de café froid. Ça pourrait être une île. D’autres arrivent. Le vide recule un peu. Tout commence comme ça. Pas avec des idées claires. Juste avec un geste. Je pense à Beckett : « Fail again. Fail better. » Les jours comme aujourd’hui, je n’attends pas l’inspiration. J’avance dans le brouillard. Au bout d’un moment, ça change. Les phrases trouvent leur rythme. Ça vient juste parce que je décide de résister à la résistance. Je regarde le texte. Il tient debout. Et cette fois, je sais que c’est faux de dire qu’il n’y a rien.

18 janvier — Nous avons le goût de nos dégoûts. Une dame a qualifié mon tableau favori de vulgaire. Son pull orange vif faisait déjà tout le travail. « Nous attendrons que l’endroit devienne convenable. » Phrase de Bourdieu, peut-être. David Lynch est mort. Il était né un 20 janvier, moi le 29. Tous ces charognards qui profitent des morts célèbres m’exaspèrent. Des gens célèbres perdent la vie. Comme tout un tas de gens. À Gaza, en Ukraine, dans un taudis à deux pas de chez moi. Moi-même, je ne suis plus très sûr d’être vivant. Peut-être que tout est une farce.

19 janvier — Le temps file sous les doigts des Parques. Tout a commencé par la mythologie, et tout finira probablement dans la mythologie. Le dibbouk est mon double d’écriture. Maupassant avait son Horla, Gogol son nez, Dostoïevski son double souterrain. Hier, contemplé des paysages d’hiver filmés par un homme. Les noirs visqueux s’opposaient aux blancs. Une harmonie troublante. À travers l’écran, je sentais l’air glacé, le crissement d’une semelle. Cet homme marchant dans le froid : un geste à la fois minuscule et mythologique. Le dibbouk applaudissait doucement : « Le sacré s’est enfui. Mais toi, tu restes là, les pieds dans la boue. Tu attends. Un signe, un souffle. Et en attendant, tu continues d’écrire. Comme si ça pouvait changer quoi que ce soit. » Pour le coup, rien à ajouter.

22 janvier — Ce matin, le brouillard. Voulu aller à Emmaüs, mais c’était fermé. Alors direction LIDL. J’ai arpenté les rayons. N’ai rien acheté. Juste tué le temps. À la caisse, des regards de méfiance. Je m’y attends, à cette alarme, aux vigiles. Voilà où nous en sommes. Je ne pense pas à demain. Tous les projets ont l’air de farces. Cette nuit, un cauchemar. L’appartement de Simplon. Une voix surgit. J’ouvre la porte. Rien. Mais ce rien n’est pas vide. C’est un ange venu me rejoindre dans mon nulle part. Ce matin, je regrette ce cuit-vapeur en inox repliable vu chez LIDL. Comme si cela pouvait conjurer le gris du quotidien. C’est pour m’accrocher à quelque chose. C’est loin d’être rien.

24 janvier — Le simple fait du vivant impose le respect, qui est une forme de responsabilité. Lévinas. Le visage impose une obligation morale. Dans mes stages de peinture, les participants esquivent. Ils disent « portrait ». Plus rassurant. Mais le visage échappe à cette logique. Il déborde toute tentative de le fixer par la technique. Un appel, un mystère. Hier soir, vidéo sur l’USS Los Angeles, dirigeable de 1925. Émouvant. Il devait faire -12,8° à New York. Le soir, relu Léviathan de Westerfeld. Cela télescope tout. Cette étrange sensation : être là et ne plus y être. Un simple organisme vivant, fragment d’une totalité infinie. Une forme d’apaisement dans l’effacement.

26 janvier — Tu traces une ligne pour dessiner, mais depuis quel point de départ ? Ce n’est pas cette origine-là qui importe mais celle qui t’a conduit à cet instant présent. Tu te déplaces sur la feuille comme dans ta vie. Tu sais qu’il n’y a qu’une seule arrivée réelle. À l’église, tu chantais faux en pension pour déranger quelque chose. Viscéral. À la cérémonie funèbre de ta mère, tu as capitulé, vaincu par le ridicule. Tu ne parviens plus à commenter dans certains lieux. L’interruption a commencé quand tu as vu le nombre de commentaires idiots à ton nom. Parler, c’est faire signe. Mais pourquoi ? La fatigue de tout ça. Le sentiment de ta propre insignifiance. Un silence éloquent.

27 janvier — Le vol des idées. Concept absurde et obsédant. Les idées ne nous appartiennent jamais. Ce sont des oiseaux volages. Pendant que N. tape sur le plafond de la cuisine pour réparer cette maison en ruine qui nous ruine, je rumine. Cette maison est un gouffre. Moi, je rêve de fuite. Alaska. Hier soir : « Et si on vendait ? » Mais S. s’y oppose. Alors j’ai lâché : « Fifty-fifty, on vend, je te donne la moitié, et basta. » La vérité : je glisse déjà. La dépression est là, fidèle, tapie. Mélancolie administrative. Elle revient par vagues, comme un chien qu’on a essayé de perdre. Les années s’empilent comme des couches de poussière. Dans ce chaos, il y a l’écriture. Pas celle qui cherche la reconnaissance. L’écriture, pour moi, c’est juste respirer.

28 janvier — L’hystérie est palpable sur les réseaux sociaux. J’y plonge cinq minutes et j’ai des envies de meurtres. Tour de passe-passe : il y a trois mois, 4000 euros de retraite en une fois ; maintenant que j’ai payé mes dettes, 1000 et casse-toi. Vingt ans de cotisations. Ce système libéral veut qu’on crève le plus vite possible. Je ne sais même pas pourquoi j’y vais. Ah oui, pour partager mes textes. Je m’en fous, je vais bientôt mourir. Hier, j’ai vu un squelette de 75 000 ans, une femme néandertalienne. J’ai pensé : que de merveilles et d’épouvantes dans les 75 000 prochaines années. Et nous, morts, enfouis, oubliés. Il faut prier pour qu’un crétin ne vienne pas gratter les sépultures et supputer sur nos existences de merde au XXIe siècle.

Pour continuer