Dialogue entre le narrateur et le dibbouk
C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l’art des vers atteindre la hauteur.
S’il ne sent point du Ciel l’influence secrète,
Si son astre en naissant ne l’a formé poète,
Dans son génie étroit il est toujours captif ;
Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif.
(Le narrateur est seul, plongé dans ses pensées après une lecture de Villon et de Boileau. Le dibbouk, silhouette troublante et moqueuse, apparaît à la limite de l’ombre.)
Narrateur :
Lecture de Villon, puis de Boileau. Leur langue me parle comme si elle venait d’un temps où j’étais encore entier, encore ouvert. Et voilà que je pleure, de grosses larmes qui roulent sur mes joues vieillies. Elles sont là, non pas comme une faiblesse, mais comme une force douce. Comme des haleurs, et qui tirent, oui, un souffle qui me tire vers le fond de moi-même, là où tout commence.
Dibbouk :
(Surgissant, une redingote râpée sur les épaules, un mouchoir douteux à la main.)
Eh bien, te voilà ! En plein drame poétique, avec des larmes et tout le reste. Tu as l’air fin. Prends donc ce mouchoir, qu’on évite au moins la mare sur le parquet.
Narrateur :
(Le regarde, sans colère, presque amusé.)
Te moquer, toujours. Mais je sais ce que tu veux. Tu espères m’arracher à cet instant. Tu voudrais que je me justifie, que je me défende. Peut-être même que je me mette en colère.
Dibbouk :
(Il ricane, tendant le mouchoir à bout de bras.)
La colère ? Mais ce serait un cadeau ! Au moins ce serait vivant. Regarde-toi, avec tes grandes phrases sur l’haleur. Tu sais que si tu rajoutes un "b", ça fait hableur, non ? Une belle posture pour un homme en larmes.
Narrateur :
(Un silence. Puis il répond, doucement.)
Hableur, peut-être. Si c’est ce que tu veux voir. Mais pour moi, c’est haleur. Pas une posture, juste un effort, partagé avec tous ceux qui tirent le poids de leur vie le long du fleuve. Je ne suis pas seul. Nous sommes tous dans cette file, et je prends ma place.
Dibbouk :
(S’approchant, moqueur mais un peu troublé.)
Et tu trouves ça glorieux, cet effort ? Tirer, tirer encore, avec la corde qui te scie l’épaule ? Tu ne cherches même pas à t’échapper ? Tu crois vraiment que ça suffit, ce tirage collectif ?
Narrateur :
(Souriant, presque tendre.)
Oui, ça suffit. Parce que ce n’est pas une question de gloire ou d’arrivée. Je ne tire pas pour atteindre un port. Je tire parce que c’est ce qui donne un sens. Parce que dans cette haleur, il y a une chaleur, un souffle. Et ce souffle, c’est la vie.
Dibbouk :
(Il recule légèrement, mais son ironie revient, comme une défense.)
Tu es vraiment prêt à te contenter de ça ? Pas de feu, pas de sublime, juste ce pas après l’autre, cette corde qui avance le long du fleuve ? Allons, avoue que ça te ronge un peu.
Narrateur :
(Le regarde droit dans les yeux, avec une douceur ferme.)
Non. Ce n’est pas une fuite, ni une résignation. C’est un choix. Je ne veux pas fuir cette sensation, je veux m’y plonger. Être haleur, c’est accepter d’être en lien avec les autres, avec ce fleuve qui nous traverse tous. Même toi, tu es lié à cette file, malgré toi.
Dibbouk :
(Silencieux un instant, comme décontenancé. Puis il murmure, presque pour lui-même.)
Haleur, hableur… Peut-être qu’il n’y a pas tant de différence.
Narrateur :
(Se tourne vers l’horizon, les yeux fixés sur le mouvement du fleuve.)
Tu verras. Peut-être qu’un jour, toi aussi, tu sentiras ce souffle. Pas besoin de le comprendre, ni de l’expliquer. Juste le vivre, comme une corde tendue qui chante sous l’effort.
(Le dibbouk s’éloigne, marmonnant, pendant que le narrateur reste là, calme, respirant l’air humide du fleuve.)