Carnet mensuel résumé

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Carnets | octobre

Octobre 2019

1er octobre 2019 [RÉCIT : Nabuchodonosor 1] — Retour à la banlieue de la Défense après six mois au Portugal désargenté et une séparation. Rencontre au bar de Nabucho, étrange prénom aux résonances babyloniennes. Entre le clochard céleste et le valet dessiné à la hache. Nous devenons camarades de comptoir, invoquant Pessoa dès le pastis : « Navigar e preciso, viver nao e preciso... » Chambre minuscule donnant sur une cour avec un jeune cerisier. Livreur de paperasses en J7, victime de velléités littéraires et d'une passion pour la bouteille. Cette absurdité d'écrire m'avait entraîné dans un paysage décalé du réel. L'immaturité comme compagne de maquis dans l'âpreté du quotidien. L'existence me prodiguait tous les soins nécessaires à la survie et à préparer la gratitude future. Mais à l'époque, je préférais boire avec Nabucho. Le boxeur fit son apparition, façadier nantais con comme un balai mais qui gagnait bien sa vie. Grain à moudre pour poètes bistrotiers. 2 octobre — Henry Miller dans Tropique du Cancer : « L'homme que j'étais, je ne le suis plus. » Différence entre savoir et connaître. Le passé m'a longtemps obsédé comme pour maintenir une illusion d'identité. La mémoire comme colle assemblant les fragments. Mais on s'enferme ainsi dans une prison, perpétuant les mêmes fonctionnements. Le monde change à vitesse extraordinaire. En 1986, retour d'Asie, personne ne voulait entendre mon récit. Le passé n'intéresse personne. Entre le supporter aviné et le soldat, pas beaucoup de différence de programmation. Que faire du passé, lorsque la nuit se pose doucement à l'avant du véhicule qui roule vitre baissée dans cette soirée d'automne ? 3 octobre [RÉCIT] — Karachi, allongés nus, les oiseaux migrateurs dans le ciel pollué. Sa phrase à l'oreille me révèle mon inculture magistrale en matière de femmes. Déployer le salaud qui gisait au fond de moi. Elle se tord comme un serpent colossal, Lilith lubrique. Distance chirurgicale, rester dur et endurant. Après la sodomie, épuisés. Son sourire alimenté par mon dépit. Je m'abîme à nouveau dans le cri des oiseaux migrateurs au-dessus de Karachi. 4 octobre — Récapitulation par l'écriture depuis un an. Revisiter lieux et êtres pour pardonner à tous, dénouer les nœuds énergétiques. Travail chamanique au rythme des battements de cœur des nuits d'insomnie. Le tapotement du clavier comme incantation. Fil d'Ariane et petit poucet. Un mystère comme Thot ou Hermès. Position incertaine du narrateur, ubiquité nécessaire. Sacrifice sur l'autel de l'écriture. Les fantômes s'abreuvent de vie. « Sang d'encre » de ma mère. Laisser couler ce sang d'encre en cadeau. La mort, porte close que je veux ouvrir, animé par crainte, espoir et curiosité. Tradition chamanique et portes vers divers mondes. Sans doute le système capitaliste ne survivrait-il pas si nous acceptions les esprits. L'ami imaginaire de l'enfance, « un sale type », vision en négatif. Le déni des adultes permit à notre créativité d'être sans bornes. À la mort du père, le mur disparut. Nous sommes des amis ayant décidé de nous incarner pour progresser mutuellement. Histoire d'amour devenant consciente, définition de la poésie. 4 octobre [RÉCIT : Naissance] — Prématuré, prévu pour mars, arrivé fin janvier. « Celui-là, il veut être arrivé avant d'être parti. » Couveuse, puis le long couloir parisien du 15ᵉ. Chez les grands-parents. Ma mère surgissant de temps à autre, son départ provoquant confusion entre joie et douleur. Neutralité comme refuge. À quatre ans, la maison de l'arrière-grand-père instituteur qui connaît son dictionnaire par cœur. À sept ans, embrasser le mort sur son lit. Cauchemars de la bête à mâchoire démesurée. Le cerisier en fleurs provoquant un évanouissement. La petite porte noire vers la cave pour entendre les voix du territoire des ombres. « Tu as le diable dans la peau. » La peur comme vecteur vers de nouvelles versions de l'amour. La peinture exprimant ces strates autrement que l'écriture. 5 octobre [RÉCIT] — Atelier chamboulé par l'arrivée de deux femmes. La petite brune et la grande blonde aux yeux bleus embués. Potins sur le peintre vicelard. « Ce qu'elle adore, c'est se faire battre. » Le fantasme d'orgie s'accentuant avec le whisky. Elles disparaissent. J'aurais pu la culbuter mais je demande où dîner. Tornade de rage dans son regard vert. 9 octobre [RÉCIT : Castaneda] — Pas encore vingt ans, traversant Paris depuis la Bastoche. Découverte de Castaneda chez le bouquiniste : L'herbe du diable et la petite fumée. Enfin une porte vers le territoire immense du Nagual. Dévoré toute l'œuvre. Mais la rêverie ne suffit pas, il faut discipline et courage. L'écriture permit la récapitulation nécessaire, maîtresse féroce. Chaque matin, déverser sur la page, découvrir combien le narrateur ment. Travailler l'attention. Pendant l'amour, froideur éveillée observant la partouze universelle. Cela me coûta ma première compagne. Orgueil et mépris envers ceux voulant juste « la vie active ». Errer de chambre en chambre, écrire des milliers de pages pour pardonner à chaque monstre créé. Aujourd'hui attablé avec un ami chaman, trois chatons nous observent. Dans leurs yeux, le regard de l'écriture avec sa bonne froideur. 10 octobre [RÉCIT] — À la lisière, se dévêtant, nu il entre dans la forêt. Les arbres aussi nus. Pas besoin de mots dans cette nudité mutuelle. Le grand chêne, retrouvailles après dix ans. L'enlacer doucement. Son cœur battant, bandant vigoureusement sans imagerie érotique. La nudité contre la nudité suffisant à débloquer l'énergie sexuelle. Jusqu'au crépuscule dans cette étreinte silencieuse. Rentrer en regardant palpiter les premières étoiles. 11 octobre — « Tu prends tout par-dessus la jambe ! » Expression maternelle érotisée. Ce « tout » désignant le petit sexe pendouillant. Pendant des années, placer cerveau, désir, ambitions dans ce morceau de viande. Complicité malsaine, sexe au centre du je-m'en-foutisme. « Mon putain de garçon. » Histoires d'aiguilles à tricoter et désir de fille. « À quelques centimètres près tu n'étais qu'une crotte. » Elle aurait dû suivre son instinct de fauve et nous laisser. Derniers moments à l'hôpital de Créteil. Morphine conférant beauté à ses yeux. « Tu peux y aller maintenant. » Devant le marocain de Limeil : « Et si on allait se taper un bon couscous ? » Il pleura vraiment. C'était un jour creux, plein de places libres, un coup de chance. 11 octobre [RÉCIT] — Rousse au jardin arrachant les mauvaises herbes, visage rubicond. Blessée que je l'aie rejetée. Peau pâle qui s'empourpre, yeux verts. Mais Margot me hante toujours. Dépit confortable. Nous dévisageant à travers la vitre. La familiarité se dissipant. Tout à l'heure amants, maintenant étrangers s'épiant. 12 octobre — Ce corps battu, mordu, déchiqueté, éviscéré. Tentatives vaines de le rendre immobile et muet. Même au fond d'un trou, le corps continue, rejoignant le silex, tutoyant l'étoile. Passer par le corps lui recrée une mémoire nouvelle. Abandonner l'immortalité des vampires. Une seule minute vraie vaut toute une éternité de mensonges. 14 octobre — Cherché une rambarde contre l'anarchie des formes. « Trouve ton style », j'ai pensé art funéraire. Mes toiles confondues avec des planches de surf. Voyage sur les vagues. La peinture ouvrant des paysages intérieurs. « On dirait que ce n'est pas le même peintre. » Mais ceux que j'ai le plus entendus n'ont rien dit. En m'engouffrant dans leur silence, j'ai compris le mien. Mes toiles n'étaient que mutisme alors que je les imaginais silence. « Wouah, quel chemin ! » Je m'aime plus désormais, et peut-être que je me mets à t'aimer mieux toi aussi. 15 octobre [RÉCIT] — Le petit juif chétif avec son histoire de porte. Rêve récurrent, porte close, nullité effroyable. J'ai tout mon temps pour l'écouter. Décidé d'être juif depuis quelques années. Grand-mère estonienne éludant toujours, Disque bleue et fumée bleutée. L'exégèse m'est congénitale. Une petite salope certaine que je l'étais. N'ai jamais revu le petit juif, mais j'avais saisi le message. Les portes ne m'ont jamais posé problème, j'en ai défoncé plus d'une. 16 octobre — Hommage au doigt, celui qu'on se fourre dans le nez ou le cul. Mobile et libre. Doigt dans tous les creux, trous, fentes. Doigt dans la bouche de l'amante. Plus de couture sur la jambe pour poser le petit doigt. Tous les « je t'ai à l'œil » s'évanouissent dans la brume des automnes qui resurgissent. 17 octobre [RÉCIT : Filippo] — J'irai en bus savourer le paysage toscan. Me souvenir de Fiesole, de ta bouche et tes yeux. Du vieux maître parlant d'agathe, pourpre marin, lazzulite. Ferveur d'arpette plongée dans tes yeux comme une lame de Tolède. Combien de fois t'ai-je peinte. Retenir la fine ride de ton sourire qui m'échappe toujours. « Filippo » avec ton accent de Naples. Mon corps de lumière abolissait le temps. Voilà bien des années que nous ne sommes plus. Mais toi, ma magnifique, où donc es-tu que j'ai perdue ? 17 octobre — Pandore et Ulysse. Hésiode confondant Zeus et le tout-puissant. Dieux façonnant Pandore : beauté, musique, mensonge, curiosité, jalousie. La boîte interdite. Curiosité présentée comme défaut féminin. Mais Ulysse errant par sa propre curiosité masculine ? Si l'on joignait ces deux curiosités ? Seule vraie raison des complots divins. Le divin s'ennuyant ne trouve amusement qu'à travers les jeux des mortels. 18 octobre [RÉCIT] — Un matin, il s'aperçut qu'il marchait à côté de sa vie. Séparé d'elle par la haie de la mémoire. Idée simple : avancer à reculons. Modifier l'habitude confortable. Journée test : bonsoir au lieu de bonjour, miche au lieu de baguette. Lire le journal de la dernière page. Quelques jours ainsi, nouvelle routine menaçant. Devant la glace pour se raser, il sursauta : un inconnu se tenait devant lui. 20 octobre — Au-delà de l'art et du mensonge, l'être immobile dans une attente angélique. Fumer avec l'ange, faire des ronds de fumée. Le brouhaha s'évanouit, tinte la clochette de la rosée. Plus d'urgence, plus de temporalité. Un dessin d'enfant vaut celui des grands maîtres. Au-delà de l'art, n'est-ce pas le paradis finalement ? 20 octobre [RÉCIT] — SDF sur le banc, grosse canette. Je lui fais un doigt d'honneur. Mais je reviens m'asseoir. « Personne ne me regarde. » On fume ensemble regardant passer les gens. « Les bourgeoises tu les traites comme des salopes et les salopes comme des princesses. » Ça me fait chier, ce petit jeu. « C'est moi qui ai choisi d'être sur ce banc. » Légion étrangère. En partant, il me dit : « L'important c'est de savoir traverser le miroir. » 21 octobre [RÉCIT : Nabucho 2] — Nabucho, poète exilé, masques en papier mâché dans les écoles. Gros nounours noir de Salvador de Bahia. Syncrétisme cathoyorubesque. Gilberto Gil au téléphone, je l'accompagne. Leurs regards d'amitié, tendresse énorme. Pauvreté provoquant crises conjugales. Le boxeur me propose une chambre. Compris l'expression « mieux vaut un petit chez soi ». Satisfaire sexuellement sa compagne ogresse. Job paramédical : culs-de-jatte, bonbonnes d'oxygène aux mourants. Patrons sectaires voulant me présenter à leur magicienne. 25 octobre — Fuite, errance, sabotage. Rêve d'enfance : monde gris, petits personnages informes m'entravant. « Je sais que c'est un rêve. » Je m'évade en me réveillant. Capsule de toutes les amertumes. Chambre trouvée, automne, quatre heures du matin. Café chez Tati. Grande table ronde, feuilles, crayons. Urgence de mettre de l'ordre. Écrire sans relire. Nabucho : « Ton esprit est malheureux, il faut le nourrir ! » Cette phrase peut-être adressée à lui tout autant. Dégoût de ne pas glisser vers la fiction pure. Chômage, solitude. Technique respiratoire. Le soir, Montmartre, bars, alcool pour désinhibe. Masques en papier mâché la nuit. Écriture imposant la justesse. Remonter le fil des mensonges. À Montrouge, reconnu la voix de l'épouse de Nabucho. Elle m'invita connaître la fin de l'histoire. 27 octobre — Tous les mois à partir du 15, le découvert. Rituel du matin, café, elle s'impatiente. Rage contre lui-même. Au tabac, les deux jeunes Turcs ne rigolent plus. Kangoo refusé au contrôle technique, pas de pèlerinage cette année. Fin octobre, retour des morts, Samain. Le brouillard au coin de la rue. Vers le grand café ouvrant son rideau de fer. 28 octobre — Dessiner. Enfant, tu dessinais sans te soucier de savoir. « Bien dessiner » par rapport à qui ? Léonard c'est déjà fait. Dessiner c'est s'exprimer avec justesse, montrer qui on est. Garde tout, date et signature. Tout est précieux. L'estime de soi est importante. Dans quelques années tu verras les prémices. « Bien dessiner » souvent un mensonge qu'on se fait. Faux problème. Dessiner comme tu es. « Venez comme vous êtes. » 28 octobre [RÉCIT] — Toutes les possibilités de sa vie continuant sans lui. L'univers écartant les voiles. Tous ceux qui étaient lui sur des routes parallèles : le chanteur, l'écrivain irlandais, ceux restés avec leurs compagnes. Don d'ubiquité. Il se mit à rire remerciant le vieil univers. Tous se valaient désormais. La soixantaine apportant sérénité inédite. Plus de père. En première ligne pour la dégringolade dans le néant. 28 octobre [RÉCIT : Monsieur Paul, 1908] — Endormi avec la chatte. La repose délicatement. Remplit le poêle, la neige dehors. Toilette sommaire, galurin cabossé et pardessus. Salon chaotique avec chiens, chats, lapins, perroquet. Vers la mairie de Fontenay-aux-Roses espérant que le 86 sera en service malgré les intempéries. Nous sommes en 1908.|couper{180}

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Carnets | septembre

Septembre 2019

1er septembre — Bilan et silence Cette année, j'ai participé à une trentaine d'expositions. Le bilan est positif pour la notoriété, mais je me demande ce que je veux vraiment : peindre, gagner ma vie, ou faire le clown ? Pour l'année qui vient, moins d'expositions. Me concentrer sur ce que je veux vraiment. Dernier jour d'expo dans le Pilat. Un couple arrive tard. Lui regarde longtemps avant de parler. Nous parlons de ce qui ne se voit pas, de la peinture comme passage. Soudain, ses yeux brillent : « Ce que vous appelez le silence, c'est la vie et l'amour. Le véritable amour est sans émotion. Comme l'univers. Il répond, c'est tout. » En redescendant, cette parole résonnait encore. 3 septembre — Pakistan L'air est doré, chargé du sable du Baloutchistan. Je photographie des enfants maigres dans les campements. Les hommes sont partis dans les montagnes repousser l'ennemi. Dans le bazar, un jeune homme m'invite pour le thé. Sa chambre est couverte de cartes postales du monde entier. Avant la gare, un crochet : l'hôpital. Photographier des victimes brûlées au napalm. Sur un lit, un homme délabré. Nos regards se croisent. Dans ses yeux, un étonnement infini recouvre une fatigue infinie. 6 septembre — Train pour Lahore Une migraine terrible. En cherchant une pharmacie, je la vois de dos : épaules frêles, nuque pâle, chignon roux. Elle venait de Birmingham, se rendait en Inde. Je lui propose de venir avec moi en train pour Lahore. Quelques stations plus loin, tard dans la nuit, elle pose sa tête contre mon épaule et murmure : « C'est bien. Être là. Dans la nuit, dans ce train. » Nous n'étions plus deux étrangers, mais deux passagers fuyant chacun quelque chose. 7 septembre — Jalousie La jalousie est une difficulté. En peinture, ce sentiment m'est pénible. Pour être le peintre que je veux être, il faut accepter que des flux nous traversent sans y faire obstacle. Mes meilleurs tableaux sont nés de l'absence : absence de jalousie, d'orgueil, de fausse humilité. Ils sont nés quand je cessais d'être quelqu'un pour n'être qu'un passage. 8 septembre — Cheng et l'automne Cheng trace quatre ou cinq traits à l'encre pour se sentir éveillé. Il vient d'atteindre la soixantaine et sait qu'il lui manque encore l'essentiel. Chaque matin, il s'enfonce dans la discipline de ces coups de pinceau pour pénétrer dans l'espace de sa feuille blanche. Je me souviens de L'Automne du patriarche. Chaque automne, cette qualité de lumière me parle de la fin et de l'héritage. Dans le roman, il y a Patricio Aragonés, le sosie du dictateur. Comme lui, j'ai mon Patricio à mon service. En automne, cette volonté de retraite atteint son comble. 9 septembre — Béquilles Les béquilles de S. sont d'un bleu profond. S. vit dans le présent. Moi, je fais des allers-retours constants. Ces haines enfantines, ces colères, ces mensonges — tout cela est devenu mon stock. La colère, mon chalumeau. J'écris ces textes au jour le jour, ma manière d'écouler mon stock. Une façon de dire adieu aux vieilles béquilles, et de reconnaître qu'elles m'ont tenu debout. 10 septembre — Bataille Quand Georges Bataille abandonne son père malade à Reims pendant la guerre, il accomplit un acte qui nourrira toute son œuvre. Ce que cet abandon révèle, c'est que nous sommes parfois poussés par le futur à briser les trajectoires prévues. Les chamans, quand ils opèrent un nettoyage, commencent par la mémoire. Notre mission est de fonder une harmonie, pas seulement un équilibre. 11-12 septembre — Champions et guides Je me souviens de ma visite à Thierry Lambert. Aujourd'hui, je vois clairement ce que je cherchais : moins à rencontrer un homme qu'à trouver un miroir. Je me suis mis à parler de chamanisme, d'art sacré. Des mots trop grands pour une simple rencontre. Je ne suis plus ce pèlerin. Je n'ai plus besoin de chamanes. La vérité est que la grande course, c'est le métro, le travail, les courses à faire. Des routines, pas une épopée. Le vrai courage n'est pas de gagner la course, mais de regarder en face la banalité de sa propre vie, d'assumer la douleur qu'on cause. Et de continuer, malgré tout. 15 septembre — Impeccabilité Il m'a fallu des années pour me défaire de la culpabilité. En chemin, j'ai fini par sympathiser avec une petite voix. Je l'ai appelée « l'impeccabilité ». On ne peut que vouloir être impeccable. Pour cela, deux outils : devenir excellent et maîtriser son art. Il faut cesser d'obéir aux injonctions de la peur. Plus je me déleste, plus j'entends clairement la petite voix. Être impeccable, c'est être soi, pleinement engagé dans la relation que l'on entretient avec le monde. 16 septembre — Van Velde Une exposition des frères Bram et Geer Van Velde se tenait à Lyon. À travers le cheminement des œuvres, je retrouve une sensation : le déracinement. C'est grâce à un voyage en Allemagne que Bram développe sa culture artistique. Mais c'est à Majorque qu'il élabore véritablement son langage. Ce parcours indique plusieurs choses essentielles : il faut la faim, celle de peindre. Il faut travailler sans relâche, multiplier les tentatives, échouer encore et encore. 22 septembre — Le cerveau et la solitude Notre cerveau est une entité étrange. Nous ne savons toujours pas si le cerveau et l'esprit sont une seule et même chose. Si l'on observe le nombre de neurones et leurs connexions, on n'est pas loin du nombre d'étoiles dans l'univers. Pour comprendre la conscience, il faut parfois considérer les choses sous un angle différent. Considérer signifie littéralement « regarder toutes les étoiles en même temps ». C'est en réécoutant mon ami chaman Luis Ansa parler de la solitude de la femme que ça a fait tilt. Cet attrait qu'elles ont toujours exercé sur ma vie, c'est bien de cette solitude que tout est parti. La solitude de la femme est insondable. C'est la solitude insondable des étoiles qui n'attendaient que notre visite pour briller et se transformer en lumière. 23 septembre — Insignifiance et rien Quand le fils dit au père qu'il veut être écrivain, ce dernier hausse les épaules : « ce n'est pas un métier ». Il y avait eu une déflagration silencieuse. Un sentiment d'insignifiance formidable s'empara de lui. Il s'empara du petit carnet et inscrivit la date. Sa main resta en suspens dans l'attente de l'inspiration qui ne vint pas. « Tu n'es rien » — cette petite phrase a fini par prendre une place centrale. À chaque fois c'est un château de sable qui s'effondre avalé par la mer et le temps. Tous ces personnages inventés ne furent que passe-temps, diversion pour échapper au maelström du rien. « Tu n'es rien » laisse percevoir un tout que je n'ai jamais voulu voir. 25-26 septembre — Le peintre chaman Je rencontre un écrivain poète peintre chaman lors d'un vernissage. En voyant ses peintures sur Facebook, je reçois une grande secousse. Je me suis mis à dessiner pour m'accaparer son langage, son esprit, son âme. J'ai dessiné pendant des heures. Puis je poste sur Facebook. On me traite de copieur. Le peintre écrit : « Copier un artiste ce n'est pas bien ». Blessé au plus profond. « Tu n'as aucun talent » — encore une fois le « tu n'es rien ». Le lendemain, je vais quand même le voir. Nous passons ensemble un merveilleux moment. La sensualité se tiendrait dans un entre-deux, entre grossièreté-vulgarité et sacralisation-sublimation. Cet écart que nous inventons sans cesse entre le sublime et l'effroi nous sert d'instrument maladroit pour tenter de comprendre ce que nous avons oublié. 28 septembre — Photographie et confusion Je photographie l'œuvre du grand chaman. Plus de 300 photographies. Je mesurais le cadeau qu'il m'avait offert. Dans mon esprit, il était le chaman qui avait plutôt bien tourné. Quant à moi, j'étais le chaman vagabond, butineur, éparpillé. Il est un territoire dans lequel je reviens régulièrement : celui de la confusion. Les tentatives de mise en ordre de ma vie sont légion. Ma vie entière est une succession d'échecs en matière d'ordonnancement. Cette distance qui s'installe avec le groupe me coûta une énergie formidable et m'offrit en contrepartie une créativité étonnante. Au Musée du Louvre, je tombe sur la statue du scribe. Quelque chose en moi se brisa. Je me rappelais d'un nom : Thot. Moi le jeune homme perdu, avec une ventouse pour déboucher les toilettes dans le plus beau musée du monde. C'est en constatant l'état des toilettes que j'ai compris ce que pouvait être le contraste, pilier élémentaire de toute vocation de peintre. 30 septembre — Déjeuner Je suis invité à déjeuner chez Michel et Marie. Je tente de chasser les miasmes de dépression chronique. Après quelques gorgées de vin de sureau, je me détends. Le grand chaman ne dit presque rien, il est heureux. Le grand chien blanc vient poser sa tête sur ma jambe. Ce moment familial m'étrille en profondeur. L'important, c'est cette bouffée de chaleur humaine que j'ai pu accueillir à cœur ouvert, courageusement, sans me réfugier dans le jugement ou la pitrerie.|couper{180}

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Carnets | Atelier

août 2019

1er août — Voix qui fait mal Cette voix ne va pas. Elle touche en moi quelque chose de souffrant que je ne veux pas entendre. Pour m'extraire de cette vulnérabilité, je dis que sa voix est fausse. Ces textes ne sont pas « aboutis », je ne sais même plus ce que ce mot peut vouloir dire. Je triche en tentant de réécrire des conneries sur des conneries. En vérité, je ne pousse pas les textes à bout, je me pousse moi, et c'est moi qui lâche le premier. 3 août — Profils Enfant, je voyais Dali surgir à la télé pour vendre du chocolat en expliquant que ça le rendait fou. Fernandel vantait des nouilles, Gainsbourg brûlait un billet de 500 francs. Quand j'ai ouvert un compte Facebook, ce n'était pas par goût mais parce que l'atelier débordait de toiles invendues. On m'a demandé de remplir mon « profil ». Le mot m'a arrêté : on ne me demandait pas qui j'étais, mais sous quel angle j'acceptais d'apparaître. J'ai commencé à poster et très vite j'ai pris goût au jeu. Je me fabriquais un personnage. Avec le temps, j'ai compris que cette impression de toute-puissance servait surtout à couvrir une impuissance plus triviale : la difficulté à rester là, sans rôle, devant la toile. 4 août — Ténacité L'autre soir, j'étais à table avec un collectif d'artistes. On riait beaucoup, et au milieu de cette bonne humeur, des morceaux de catastrophe tombaient comme si de rien n'était. Un couple de sculpteurs a évoqué deux cents pièces disparues avec un transporteur. Pas de procès : ils ont tout refait. Un peintre a parlé d'une série envolée chez un galeriste, puis d'un retour de toiles toutes griffées. Leur refrain silencieux me revenait : on refait, on recommence, on continue. En rentrant, je me suis demandé si, moi, j'avais cette corde-là. J'ai passé des années à me débrouiller pour tenir, mais sans jamais appeler ça de la ténacité. 5 août — Tristesse et joie Jeune homme, je traitais la tristesse comme une amante à conquérir. Je rêvais de la prendre, de la pénétrer si profondément qu'à force sa source se tarirait. Le temps est passé, et je n'ai jamais vu la tristesse se métamorphoser autrement qu'en elle-même. Alors je me suis tourné vers la joie, en m'attendant au même combat. Il ne s'est rien passé. La joie ne se laissait ni forcer ni délivrer. Ce jour-là, j'ai compris que ce n'était pas elle qui manquait, mais moi qui tournais en rond dans ma manière de vouloir les posséder toutes les deux. 7 août — Hospitalité On oublie qu'« hôte » désignait autrefois aussi bien celui qui ouvre sa porte que celui qui la franchit. Le même mot pour accueillir et être accueilli. Ce n'est pas tant la figure de l'hôte qui importe que ce qu'elle suppose : l'hospitalité comme espace commun, où personne n'est au-dessus de l'autre. Ce mot mériterait de revenir au centre, à une époque où il évoque plus volontiers les couloirs d'un service, un dossier médical, qu'une maison ouverte. 8 août — Algorithmes Jamais je n'aurais imaginé à quel point on pouvait me faire sentir en défaut sur les réseaux sociaux. Depuis quelque temps, c'est une pub pour un trépied photo qui revient sans cesse. Chaque fois, j'ai une seconde de piqûre : je souffre de ne pas posséder cet objet. Je sais que si cette pub revient, ce n'est pas par erreur. Il a suffi que je la regarde une fois jusqu'au bout pour que l'algorithme enregistre mon arrêt, ma curiosité. Ce qui me frappe, ce n'est pas seulement les stratégies pour créer l'envie, c'est le peu de choses qu'on m'a apprises pour reconnaître la mienne quand elle se déclenche. 10 août — Ironie et inceste Pendant des années, l'ironie a été ma compagne la plus fidèle. Une vraie mère juive : dès qu'un malheur pointait, elle me serrait dans ses bras et je repartais à l'assaut. J'excellais dans la diatribe, le trait acéré. Et puis je me retrouvais seul dehors, dans ces rues mornes où je tournais pour lui échapper. Je cherchais une femme douce, compréhensive, ou bien l'inverse absolu : une femme dure qui saurait dénouer ma libido. Entre la maman et la putain, l'ironie faisait office d'utérus. La peinture a bousculé ce dispositif. La dernière fois, c'est la toile elle-même qui s'est ouverte : la surface blanche m'a avalé tout entier. À la sortie, il restait moins de mots, plus de silence. 13 août — Usines à peindre Les temps changent. Dans certains ateliers d'Asie, on peint déjà des paysages à la chaîne. J'ai vu des catalogues : on y choisit un « artiste » comme on choisit une police de caractère. Louise pour les marines, Chloé pour les scènes de café. Derrière, personne à rencontrer. Pendant ce temps, les musées continuent de programmer les mêmes noms prestigieux pendant que la majorité des vivants rame. Ce qui me dérange le plus, ce n'est pas que certaines toiles soient fabriquées en série, c'est la petite voix qui me demande quelle place j'occupe, moi, là-dedans. 15 août — Héroïsme Le premier héros que j'ai connu n'avait pas de stade ni de caméra. C'était mon père, debout dans l'entrée, ses chaussures posées devant moi. Chaque soir, il me demandait de les cirer. Je frottais en silence en me sentant plus domestique que fils. Un merci aurait suffi. Plus tard, j'ai essayé de regarder la même scène autrement. Il a fallu que je dénoue un à un les fils pour comprendre que mon ressentiment ne voyait qu'une partie du tableau. Héroïsme, pour moi, ne rime plus avec décor de film. Je le vois dans ces gestes modestes qui se répètent sans applaudissements. 16 août — Double contrainte Double contrainte à tous les étages : « je t'adore » suivi d'une claque. « Touche pas à la vaisselle, tu ne sais pas faire », puis « viens me faire un baiser dans le cou », « frappe un peu, tu es trop mou », « prends-moi », « arrête, lâche-moi ». À force, tu te tiens tranquille. Tu avales. Tu laisses descendre les larmes, tu avales les cris. Petit à petit, il ne reste plus qu'un masque : un sourire bien dessiné. De l'extérieur, ça fait « mec posé ». À l'intérieur, tu es juste devenu assez calme pour qu'on puisse tout te faire sans que tu bronches. 19 août — Copier, interpréter, créer Au fil des années, j'ai réduit mon vocabulaire à trois mots pour parler de peinture : copier, interpréter, créer. La copie me sert à nettoyer l'illusion de savoir. L'interprétation me sert à chercher la justesse du ton. Créer, c'est le moment où il faut lâcher prise. Dès les premières séances de cours, je commence par la fin : un exercice de création brute. Je leur demande de définir un « désordre personnel » et de le mettre sur la feuille. Au fond, ce qui m'intéresse, c'est le moment où, dans l'atelier, un silence se fait. Sans lui, aucune musique ne se compose, aucun tableau ne prend forme. 21 août — Guerriers de l'art La guerre la plus tenace ne passe plus par les journaux télévisés. Elle cogne dans la poitrine, comme un second cœur. Certains la déposent sur les autres sous forme de blessures. D'autres la traînent dans leur atelier et la passent à la couleur. Ceux-là ont connu le goût métallique de la haine, le désir de casser. Puis un jour, au lieu d'aller cogner, ils se plantent devant une toile. Ils prennent ce cœur jumeau, celui de la guerre, et ils le font dégorger en aplats rouges, en jaunes acides. Ça ne sauve personne, mais ça évite qu'un peu de ce mal se transforme en coups ou en balles. 22 août — Célébrer On a fini par réserver « célébrer » aux grandes messes : mariage, enterrement. Entre deux, on avale les jours sans rien marquer. Puis j'ai découvert qu'il existait une autre façon de célébrer, sans annonces, sans témoins : des petites cérémonies privées. Tu te fais un café, tu t'assois cinq minutes de plus, tu te dis : « J'ai traversé ça, et je suis encore là. » Personne n'applaudit, mais tu viens de t'accorder une petite minute de reconnaissance. Dans les périodes où tout ressemble à une guerre larvée, ces minuscules rites sont la seule chose qui m'ait évité de glisser dans la résignation. 29 août — Gentillesse Depuis quelques mois, je me suis mis à devenir gentil, histoire de voir ce que ça donne. J'essaie de rester cool parce qu'un coach m'a dit que « la colère fait de toi une victime ». Le problème, c'est que je vois bien l'effet secondaire : dès que je reste dans cette version soft, la prose ne décolle plus. La gentillesse ne me donne que des phrases flasques. Récupérer sa morgue dans l'écriture, pourtant, c'est contre-indiqué si tu veux passer une bonne journée de gentil : ce que tu utilises comme énergie se propage et te pourrit le cœur pour plusieurs jours. 31 août — Catastrophe L'air est déjà à la catastrophe ; elle n'est pas à venir, elle est là, et fait partie intégrante de la création : sans catastrophe, sans effondrement, il n'y a pas de renouveau. Cézanne ne commençait pas un tableau sans avoir traversé deux ou trois désastres préalables. Pour éviter le confort du cliché, il faut accepter ce passage par l'informe. Le retour à une case départ, au bout de l'effondrement, devient un rituel plus qu'un échec : on y redescend pour aller chercher une vérité gagnée de haute lutte contre soi.|couper{180}

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Carnets | juillet

Juillet 2019

4 juillet — Connais-toi Adolescent, je pérorais sur les philosophes sans rien y comprendre. Le savoir, je l'ai cherché comme un pouvoir. À la quarantaine, de nouveau seul, la phrase de Socrate m'est revenue : "Connais-toi toi-même." En moi, ça a basculé en "accepte-toi toi-même." J'ai compris que tant que je refusais ce que j'étais, tout ce que je savais resterait du décor. Le savoir s'est mis à sentir le piège, cette manière élégante de répéter les mêmes croyances. 5 juillet — La guerre Télé noir et blanc, début des années 60 : des guerres lointaines défilent. Au village, la guerre prend une autre forme : ragots, jalousies, phrases lâchées au comptoir. Hier, dans l'atelier des métiers d'art, un objet manque. La commissaire penche pour la maladresse enfantine, j'imagine un larcin. Aucun de nous n'a de preuve. Beaucoup de grandes guerres commencent peut-être comme ça : un objet manquant, un doute, et deux façons incompatibles de le supporter. 6 juillet — Chambre Chambre d'hôtel meublée au minimum. La fenêtre donne sur la rue, le bruit monte sans creux. Je peine à trouver mes repères. Je décide d'accueillir le bruit comme il vient, cet endroit comme un familier que je ne connais pas encore. Je porte l'attention sur chaque morceau du décor. Répéter l'attention pour ne pas lâcher l'intention. Un matin, tout s'aligne un peu : le vacarme ne m'attaque plus, il fait juste partie du décor. 11 juillet — Avignon Avignon, chaleur écrasante. Une jeune femme nous aborde pour "Un soir chez Renoir", promesse d'une accolade. Sur scène, Zola pousse pour une peinture à message, des tableaux qui sauvent. Renoir, Morisot résistent : ils parlent de lumière, d'instant à saisir. Dans le noir, j'entends le refus d'être messie. Toute l'année, j'ai voulu donner une mission à ma peinture. Eux me rappellent qu'un tableau peut se contenter de regarder le monde. 11 juillet — Ressentiment Nietzsche avait vu juste : le ressentiment est une énergie bon marché. Il persuade chacun qu'il méritait mieux. L'autre devient un enfer parce qu'il renvoie notre propre laideur. On se renvoie l'image, chacun persuadé d'avoir raison. Ça ne ressemble pas à une grande théorie, juste à une façon d'aimer sans commentaire. Tant qu'on préfère écouter nos voix rancunières, la fin du monde peut encore patienter. 12 juillet — L'arbre À l'entrée du village, un arbre ne donnait ni fleurs ni fruits. Un jour, un oiseau demanda : "Tu sais d'où tu viens, où tu vas ?" L'arbre n'en savait rien. L'oiseau repartit. Pour la première fois, l'arbre se mit à sentir le monde : la pluie, le vent, l'eau qui montait. Ça faisait mal et ça le tenait debout. Au printemps, l'oiseau revint. L'arbre ne répondit pas. À la place, il se couvrit de fleurs blanches. 13 juillet — Héros Enfant, je bricolais des holsters dans des chambres à air pour rejouer Zorro. Ces héros me servaient de refuge contre la violence des adultes. En grandissant, je les ai oubliés. C'est en regardant mes tableaux que je les ai revus : chaque toile comme un épisode de série. J'ai ri en me découvrant fils de ces pères de fiction. Sans eux, je ne suis pas sûr que je serais arrivé vivant jusqu'à la peinture. 14 juillet — Répétition Nous réagissons en pilote automatique : chercher le confort, éviter la douleur. En art, on encense la répétition des motifs qui rassurent le public. Tant qu'on pense avec les catégories des autres — ordre / désordre, utile / gâchis — on rejoue le même scénario. Le vrai travail commence quand on se forge ses propres définitions et qu'on utilise la répétition comme un choix, pas comme une contrainte. 21 juillet — Fin du monde Allumer la télé, c'est avaler chaque soir une petite fin du monde : guerres, catastrophes, politique grotesque. À force, on finit par croire que tout va s'écrouler. Mais cette ambiance d'apocalypse renvoie chacun à sa propre échéance. Sentir que tout est limité peut donner envie de vivre autrement. Reste un choix simple : se consumer devant l'écran, ou prendre cette perspective de fin comme une invitation à traiter la vie avec plus d'attention. 7 juillet — Main tremblante Je suis peintre. Depuis quelque temps, ma main droite tremble. Examens : rien de spécial. Cabinet de psy : je fais le malin, puis une voix de gosse sort. Je ne supporte pas. Je plante les séances. Je continue à l'atelier, je peins des toiles lourdes, sales. Ce matin, je pense à ce gamin. Au lieu de le renvoyer, j'ai une sorte de douceur pour lui. Je sens le gamin qui me fait signe. Je reste devant la toile, et ça suffit.|couper{180}

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Carnets | juin

Juin 2019

15 juin — L'importance Bien sûr, l'importance. Aujourd'hui, "La Recherche" posée sur une étagère, et il y a longtemps que je ne l'ai plus ouverte. Sur YouTube, quelqu'un détaille le prix de chaque minute de vie, revenu annuel divisé par 525 600. Je fais le calcul : mon temps ne vaut pas assez pour que je me prive de lire, et pourtant quelque chose s'y oppose encore. Alors reviennent le fleuve, la pierre, une autre patience immobile. J'habite cet entre-deux. 16 juin — Utile Les années 90. Julien Clerc chante qu'il veut être utile. La phrase me tombe dessus. Trente ans, parfaitement inutile. Autour, les amis s'installent : CDI, appartements, enfants. Ils quittent l'errance, je reste seul sur le pont. Plus tard, dans les lettres de Van Gogh à son frère, la même obsession : être utile, justifier la peinture. On me demande à quoi ça sert, tout ça. Ce qui me gêne, ce n'est pas l'idée d'être utile, c'est ce qu'elle écrase de poésie. L'utilité, ma petite dictature de poche. 20 juin — Pranisme Des émissions sur le pranisme, ces gens qui disent pouvoir vivre sans nourriture solide. L'idée d'un monde sans abattoirs m'a brièvement séduit. Puis j'ai vu le prix : abandonner la matière alors qu'on s'est incarné dedans. Je me suis rendu compte que je mange rarement par faim. Ce sont les émotions qui appellent, comme des loups. Chez mes parents, la viande faisait office de langage. Cette attention se glisse dans ma peinture : poser une touche, décider de son poids, change la toile entière. 30 juin — Piraillons À la Tontine, premier repas : pizza, rosé frais, chaleur écrasante. Yannick m'a proposé le festival In & Off de Saint-Julien. Ce sera place des 6 Fontaines, dans l'ancien atelier des Curieux, une ancienne verrerie. Lors de la visite, la salle est sombre, poussiéreuse. Le jour venu, je nettoie, j'installe presque à l'aveugle. Pascal tire un câble, serre les vis. La veille du vernissage, la lumière s'allume et l'atelier crade devient, d'un coup, un lieu d'exposition au milieu des piraillons.|couper{180}

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Carnets | mai

mai 2019

1er mai — Fin des haricots Quand il ne restait plus rien à manger à l'internat, on sortait les haricots. La "fin des haricots" n'était pas une expression, c'était une table avec presque rien dedans. Je me demande si ce moment n'est pas celui que nous passons notre temps à repousser : le jour où il faut bien regarder le fond de l'assiette. La violence ne naît pas de rien ; elle s'accumule dans les existences étriquées, les profits qu'on protège. Rimbaud parlait de Charité, pas au sens mièvre, mais comme d'un mot terrible qui coupe le calcul. 2 mai — Colère On cite Gandhi pour la non-violence, alors qu'il n'a jamais cessé de parler de colère. Homère commence l'Iliade par là : "Chante, déesse, la colère d'Achille…" Les pouvoirs qui nous administrent ont trouvé une méthode : nettoyer. On gomme les traces. On traite la colère comme un choléra moderne : quelque chose de contagieux qu'il faut repousser au-delà du périphérique. 3 mai — Pied de veau J'étais en train de lui expliquer comment mon père préparait le bœuf bourguignon. Elle a dit : "Fait chaud, ça ne te dérange pas si je me mets à l'aise ?" Le t-shirt, le reste, tout posé sur une chaise. Elle est revenue s'asseoir, complètement nue. J'avais encore en bouche les mots "pied de veau". J'ai bafouillé, attrapé mes clés, traversé la pièce. Dehors, je me suis senti vaguement grotesque. 4 mai — La toile Longtemps, j'ai cru qu'on tenait debout en collant des étiquettes sur tout. J'ai testé "campagne", puis "ville", les bordels, les comptoirs collants. La fatigue a pris le dessus. J'ai ouvert les mains et je t'ai trouvée, toi : une toile blanche, dans une pièce qui sentait le tabac froid. Tu ne promettais rien, seulement cette surface vide prête à recommencer tous les voyages. 5 mai — Faire avec On m'a collé pas mal de mots : "dispersé", "instable". Un jour je me suis entendu dire : "Il va falloir faire avec." Ce n'était pas baisser les bras, c'était regarder le terrain tel qu'il est. "Faire avec" reste du côté de l'intime. Depuis, je me balance entre "faire avec" et "c'est comme ça" comme un pendule fatigué. 6 mai — Lieux Après l'exposition au Prieuré, le calendrier m'emmène vers des lieux plus modestes. J'ai compris que c'était moi qui dressais la carte avec des lieux "haut" et "bas". Les tableaux ne changent pas de nature. Si un tableau n'a pas sa propre lumière interne, on pourra le noyer sous tous les spots, il restera plat. La seule grandeur qui m'importe, c'est celle d'une toile qui tient debout, où qu'on la pose. 7 mai — Cabane Un jour il faudra que tu la sentes remonter, la joie. Arrêter de tourner autour et se remettre à l'ouvrage : choisir un bout de terrain, guetter la perche, commencer une cabane. Juste une pièce, ronde ou presque, avec de quoi tenir debout en hiver. La nuit, tu verrais les étoiles à travers une toiture disjointe, des bêtes viendraient flairer l'odeur d'un homme qui ne leur demande rien. 8 mai — Jaune Il y a des nuits où tout se passe dans un gris sale. Puis, une fois de temps en temps, il y a la couleur. Je me souviens d'un rêve où une porte s'est ouverte sur un champ de colza. Un jaune violent, si net que j'ai eu l'impression de respirer dedans. C'est elle qui m'a réveillé, comme un sursaut. 9-12 mai — Le navire Le capitaine ne déjeunait jamais avec nous. Le second relayait les ordres avec une précision maniaque. Nous avons vu des masses blanches de glace dépasser l'horizon. On sentait que nous avions dû remonter trop au nord. Le soir, le capitaine a fait monter les femmes sur le pont, percer des tonneaux. Les chaînes ont claqué au rythme des pas. Le jeune mousse se tenait au bastingage, perdu dans sa solitude, comme s'il attendait qu'on lui prête assez de force pour ne pas basculer dans le noir.|couper{180}

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Carnets | avril

Avril 2019

11 avril — Védas et aborigènes Deux choses reviennent obstinément : les Védas et les peintures aborigènes. Ce sont d'abord des systèmes pour ne pas oublier. Les chants mis en forme deviennent un mode d'emploi du monde. Les toiles aborigènes reprennent toujours les mêmes histoires d'ancêtres qui marchent, se métamorphosent. C'est cette fonction d'aide-mémoire qui me touche : l'idée qu'un dessin, un mot puissent empêcher que tout se défasse trop vite. 13 avril — Le doute Instiller le doute, c'est une technique de gouvernement au quotidien. On commence par répéter que personne ne sait ce qui est vrai, qu'il y a "des versions". Le sol se met à bouger, la peur remonte. La violence arrive là, comme issue de secours. À force de jouer avec le doute et la peur, les mots de la démocratie se chargent de crasse. 14 avril — Highlander Je suis Connor MacLeod, je vis depuis quatre siècles et demi : la phrase revient avec la musique de Highlander. Il y a en chacun de nous un désir de lâcher le secret autour duquel on a construit notre petite légende. On le protège à coups de mensonges, comme un dictateur en réduction. Le seul "Prix" accessible : arrêter de jouer les immortels, accepter d'être pris dans le même destin de mortels que les autres. 14 avril — Légende d'artiste Est-ce vraiment nécessaire de se fabriquer une légende d'artiste ? On ne parle plus de Picasso comme d'un peintre, mais comme d'un personnage. J'ai passé des heures à rédiger ma "bio". Une fois terminé, j'ai relu avec l'impression de tenir un roman arrangé. J'ai fermé le fichier. L'excès d'aveux finit par tuer la suggestion. 15 avril — La porte L'habitude s'est installée si profondément que même la porte de l'atelier ne compte plus. Ce matin, j'ai pris le temps de sentir le métal froid, le grincement des gonds. Cette porte, je l'ai franchie des centaines de fois sans y penser. Les rares moments où j'arrive à rester avec une poignée, une odeur de térébenthine sont les seuls où quelque chose de neuf se glisse. 21 avril — Cruauté Il y a d'abord cette cruauté d'enfant qu'on rebaptise "innocence". Un jour, on m'a demandé de devenir poisson après avoir été pêcheur. Se retrouver de l'autre côté de l'hameçon ne s'est pas fait sans casse. La peinture est arrivée là. Sur la toile, tout commence par un chaos, et c'est précisément là que ça m'intéresse. Au bout du compte, il ne reste qu'un dernier adversaire à abattre : soi-même, dans ce qu'on a de pourri. 22 avril — La mort D'un côté, ce petit bonhomme debout devant la toile, de l'autre, la surface blanche qui attend. Entre les deux, il n'y a pas un "projet", il y a la mort. Tant que tu n'as pas vraiment compris que tu vas crever, tu peux jouer à peindre. Ce qui pousse vraiment, c'est la trouille et l'obsession, la hantise de disparaître sans trace. 24 avril — Étrangeté Il arrive qu'une chose se présente comme si on la voyait pour la première fois. Une fraction de seconde qui a la densité d'une éternité minuscule. Je ne crois pas beaucoup à "l'originalité" ; le banal n'existe que comme une manière de ne plus voir. L'étrangeté, à ce moment-là, n'est plus un choc mais une présence discrète. 28 avril — Iris J'aurais pu arracher la fleur, la croquer. À la place, je me suis retrouvé à genoux dans le jardin des moines, l'appareil collé au visage. Pendant un instant, je ne sais plus où se termine la fleur et où je commence. Le diaphragme s'ouvre, 1/60e de seconde. Nous sommes à l'unisson sous la rosée, l'iris et moi.|couper{180}

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Carnets | mars

mars 2019

1er mars — Voyages intérieurs Je voulais voyager, mais tout était en place pour que ça n'arrive pas. La peinture a pris ce rôle-là. Pas un substitut noble : une issue de secours. J'ai arrêté de fumer. La main n'a plus ce tremblement discret qui fait croire qu'on "cherche" alors qu'on esquive. Le titre est venu avant le reste : "Voyages intérieurs". Je n'ai aucune carte. 2 mars Il a fermé les yeux. Il voulait que la main travaille sans l'œil qui surveille. Effacer, cette fois, ce n'était pas corriger : c'était renoncer à la scène qu'il allait coller sur la toile pour se distraire du réel. 3 mars — Les chances Le bonheur, quand il débarque avec fanfare, me tombe dessus comme une obligation. Dès que ça approche, je prends la tangente. Puis elle est apparue. Avec elle, le silence n'était pas un trou à combler. Jusqu'à Berlin. J'ai compris : je sais faire un pas, pas une distance. 4 mars — Prévert Je n'ai jamais rencontré Jacques Prévert. Ce jour-là, tout le monde y allait et moi je suis resté à la maison avec la varicelle. Les poètes ne sont pas des décorations. Ils te tiennent la tête hors de l'eau à un âge où tu n'as pas encore les outils. 4 mars — Silence J'ai fini par croire que le beau et le silence étaient parents. C'est là que je me suis perdu. Je me suis servi du ciel pour ne pas écouter. Devenir silence non pas pour disparaître, mais pour cesser de fuir. 5 mars — Arbres J'ai toujours aimé les arbres et je n'en ai jamais dessiné un seul. Cette absence a une présence nette, comme un trou qu'on contourne. Le mot "dénaturé" me colle à la peau ce matin. Nous ne sommes pas à côté de la nature : nous sommes dedans. 6 mars Nos proches sont parfois les plus lointains. La question : est-ce que j'aime cette personne, ou est-ce que j'aime la forme qu'elle avait dans ma vie ? Si l'art doit devenir une priorité, il faut accepter un manque. 7 mars — L'impossible Il y a des frontières au possible qu'on nous apprend très tôt. La vie d'artiste, je l'ai comprise comme ça : une entrée par effraction. Enfant, la salle s'est dépliée, je voyais tout trop proche et trop loin. J'ai franchi la frontière. Le poids, à force de marche, a changé de nature. 9 mars — L'éveil J'ai longtemps cherché l'éveil comme on le cherche avec Castaneda. Puis il a fallu l'euro, un divorce, pour que je rencontre l'éveil. Un matin, je n'ai pas pu. Les yeux ouverts, le corps immobile, j'ai dit à voix haute : non. L'éveil a commencé là, dans ce refus nu, sans lumière. 9 mars — Blier Une phrase de Bernard Blier me réveille : l'idée qu'on peut coller une fleur dans un trou du cul et appeler ça un vase. On appelle de moins en moins un chat un chat. L'entreprise fonctionne comme ça. 13 mars — Back to the trees Back to the trees, criait le vieux. Nous mangeons le plastique que nous fabriquons. Il revient par la mer, par les poissons, par les moules. Nous avalons nos propres déchets. Rien n'a changé depuis que nous avons quitté les arbres. 14 mars — Le galeriste Le galeriste que j'espère ne commence pas par compter. Il arrive, il se tient devant les toiles, et je vois qu'il a reçu quelque chose. Pas un verdict, une secousse simple qui le déplace. Il propose un café. Quand ça tangue ensuite, je reviendrai à ce moment pour mesurer ce qui tient encore. 16 mars — Pollock Je pense à Pollock par le bas, par la poussière. La toile est au sol, et lui tourne autour comme autour d'un feu. Il ne la domine pas : il l'habite. Ce n'est pas une image de la nature, c'est la nature remise en circuit. 19 mars — Beckett Il attend dans le couloir de l'hôpital. Dans le livre, la phrase tombe : "Quand est-ce qu'on va naître ?" Son père répète : "On est où, là ?" Une aide-soignante entre : "S'ils continuent comme ça, on va naître champions." La question revient en silence : quand est-ce qu'on va naître. 21 mars — Colomb La nuit a été mauvaise. Il se voit sur un bateau. On annonce la terre. L'îlot qu'il croyait être l'avant-poste d'un continent est entouré de mer. Il trace "San Salvador" en appuyant fort, comme si la pression changeait la taille de l'île. 22 mars — Kamasutra Sur la porte, l'affiche : "Kamasutra", puis son nom. Le responsable parle de "valoriser les artistes", de "visibilité". Pas de rémunération, "mais un beau buffet". Le dimanche, il est au marché entre le fromager et le charcutier. Une vieille dame achète un dessin, le glisse dans son sac avec ses légumes. 26 mars — Délesteur Ce matin, je tombe sur le post du Délesteur : "je vais me mettre en retrait, vous ne me verrez plus ici". Je clique, la page met longtemps. Presque rien ne reste. "Certains contenus ne respectent pas les règles de la communauté." Je copie-colle un vieux texte, je l'enregistre sous "liste_courses_03", comme si quelqu'un allait venir fouiller.|couper{180}

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Carnets | février

février 2019

1er février Le réveil sonne. Le corps se jette hors du lit avant même d'avoir pensé. Mêmes gestes, mêmes phrases intérieures. Cette peur qui rôde : si je change le moindre grain, quelque chose va lâcher. Mon père s'était bardé d'habitudes après la mort de ma mère. Chaque tâche était une case à cocher. Depuis qu'il est mort, je vois la répétition autrement : elle ne se termine pas, elle s'interrompt. 2 février Je sais maintenant qu'on ne vit pas d'art en traitant le désir des autres comme quantité négligeable. Aller piller dehors par peur de ce qu'on trouverait dedans, voilà la tentation la plus facile à se pardonner. Ce que j'attends est plus furtif : qu'une toile, parfois, s'arrache à moi et cesse d'être mon reflet. 3 février — Fractales J'ai toujours cru aux fractales parce qu'un éclat minuscule contient le reste. Cette jeune fille sicilienne que je retrouvais les soirs d'été au bord de l'Oise. Son père : architecte sans diplôme, Sicile, Tunisie, Marseille, un homme d'exigence et de survie. Des années plus tard je retrouve cette toile que mon père avait laissée en plan, je prends un pot de gesso et je la recouvre entièrement pour peindre autre chose dessus. C'est là que tout se tient : dans ce geste d'effacer pour continuer. 4 février Désapprendre, ce n'est pas jeter : c'est revenir voir, comme si c'était la première fois. Puis un jour au prieuré de Salaise-sur-Sanne, deux arbres me coupent net. Pas une idée d'arbres : eux, dans leur peau rugueuse, leur poids, leur silence. Nous sommes là : les arbres, moi, les voix autour, et il faudra bien apprendre à n'en rien distraire. 8 février — Avicenne À dix ans il connaît le Coran, à seize il est médecin. À la mort de l'émir, on l'emprisonne ; il continue d'écrire derrière les murs, comme si l'esprit n'avait pas d'autre issue que de travailler encore. Il meurt à cinquante-sept ans. Une vie courte, déplacée, surveillée, mais tenue par une obstination de nuit. 8 février — L'idée Qu'est-ce qui sépare le peintre du dimanche de l'artiste ? Pas la main. La séparation se fait du côté de l'idée — l'idée comme besoin qui te travaille. Une idée authentique répond à un manque réel, à une pression qui ne te laisse pas en paix. 14 février Je suis un écorché vif, pas au sens noble, au sens bête et bruyant. Je dis je t'aime, je le crois, et puis un matin l'autre me regarde comme si j'avais déserté. Je cherche un amour sans comptabilité, une alliance presque muette. La seule imposture c'est d'avoir cru que ma flamme suffisait au monde. 15 février Parler légèrement de choses graves, parler gravement de choses légères : ce n'est pas un jeu de style, c'est un changement d'axe. Le cynisme n'était pas une intelligence supérieure, c'était un confort. C'est seulement en vieillissant que j'ai cessé d'en être le jouet. La sentinelle Quand les moineaux picorent, il y a toujours un guetteur. Toute la troupe se jette sur les miettes, et un seul reste à l'écart, prêt à lancer l'alerte. Je pense à nos villes, à la manière dont elles traitent leurs guetteurs forcés. On tolère à peine les sans-abri, puis on leur retire les lieux où un corps peut se poser. La désobéissance Aussi loin que je remonte, obéir m'a toujours paru une reddition. C'est par désobéissance chronique qu'on m'avait mis en pension. Le recteur nous a montré la carte du parc avec une ligne autour, une frontière. Je me souviens seulement du désir immédiat d'aller voir ce qu'il y avait derrière.|couper{180}

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Carnets | janvier

Janvier 2019

5 janvier Alors il faut attendre que ça passe. Attendre que les pensées se fanent. Attendre que le souffle se vide et se remplisse. La contrôleuse avance : « Monsieur, votre titre de transport, s'il vous plaît ? » Le flux se coupe net. Autour, les autres passagers redeviennent visibles : rangés, muets, à demi endormis, en attente d'eux-mêmes. Ça attend aussi, collectivement, sans savoir quoi. « Mais quand est-ce qu'on va nager ? » L'eau se retire toujours. 7 janvier J'ai vécu avec une certitude étrange : on échoue. On échoue d'abord, on échoue beaucoup, et la réussite n'est qu'un accident fragile. Le jour où j'ai compris que je cherchais l'échec autant que d'autres cherchent la réussite, un verrou a sauté. Dans la photographie, j'ai appris à tirer du négatif un positif. 8 janvier Je m'en fiche de m'en foutre en prime. Je nage le regard perdu dans le bleu sec et froid. Tout est déjà fini m'a dit l'ombre d'un merle sur la branche d'olivier cet hiver. 23 janvier Rien que le vent : il prend les cimes, les tord, redescend en nappes. Je lui ai donné ma vie, ou peut-être est-ce lui qui m'a pris. Le vent ne promet rien ; il passe, il insiste, il recommence. Je bats des mains encore une fois, presque contre moi-même, et le souffle revient. 26 janvier — Tuer un oiseau L'enfant a pris un caillou, a tendu, puis a lâché. L'oiseau s'est couché sur le côté. Il a compris, d'un coup, qu'il avait tué un oiseau. « Donc le hasard peut faire ça aussi. » Ce qui lui faisait peur, ce n'était pas seulement l'oiseau mort, mais le fait que sa main avait agi avant lui. 29 janvier Ma belle petite-fille a dit « ahcheveux ». J'ai ouvert le frigo. « Ah je veux », j'ai compris. Ce matin, je pesais ces deux mots : achevé, inachevé. Achever, c'est aussi porter le coup de trop. Je laisse tant de toiles à demi levées, non par paresse mais par refus de la mise à mort de l'idée. Mensonge et vérité Je ne crois pas à une vérité commune où l'on se retrouverait tous. La vérité est morcelée, locale, liée à un corps. Une toile qu'on n'arrive plus à finir, une phrase qui sonne creux. Là, quelque chose tombe. À la fin il ne reste qu'un silence net. Désobéir La désobéissance surgit quand une injonction me demande de renoncer à quelque chose d'essentiel. L'artiste qui cède à cela peint avec la main de quelqu'un d'autre. Peindre des paysages « jolis » comme si le monde n'était pas en train de se durcir, c'est ajouter une couche de somnifère à une époque déjà anesthésiée.|couper{180}

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