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L’asile

Un homme lit Dostoïevski dans un asile. Chaque jour, il tourne la même page, vérifie la présence d'une clé invisible. Quand la violence explose, elle vient de là où personne ne regardait.|couper{180}

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Une fable sèche sur l’adresse, la tenue, et ce que coûte un nom.|couper{180}

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Le carnet et la rivière

Un village du nord du Portugal. Un homme qui croit fuir son roman. Un carnet vide. Une silhouette qui revient. Une femme, peut-être. Et la rivière qui sépare. Première partie Je n’avais pas prévu de m’arrêter ici. J’avais pris la Micheline à Porto, décidé à m’enfoncer toujours plus haut, toujours plus loin dans les montagnes. Au départ, je pensais descendre au terminus de la ligne, mais le trajet semblait inépuisable. Les arrêts se succédaient, puis d’autres encore, comme si le train inventait sans fin de nouvelles gares. Peut-être rejoindrait-il l’Espagne toute proche. Mais je n’avais aucune envie d’y revenir. J’avais quitté le pays voisin pour de bon. Je cherchais seulement un lieu isolé, perdu au nord du Portugal. Rien de plus précis : une idée simple, trouver un endroit qui me tiendrait à l’écart. Depuis de longs mois je tentais d’écrire un roman, mais celui-ci n’avançait pas. J’avais l’impression de tourner en rond, de ruminer la même matière sans la dénouer. Peu à peu, je commençais à comprendre : cette fiction n’était qu’un prétexte, le voile posé sur une obsession plus profonde. Écrire pour résoudre — ou plutôt pour approcher — ce que je n’arrivais pas à formuler autrement. C’est peut-être cette inquiétude muette qui m’avait poussé à monter dans le train, à me laisser porter vers un endroit que je n’avais pas choisi. J’avais quitté Porto le jour même, entraîné vers le haut des montagnes comme par un appel sourd. Le train gravissait les collines doucement, la vallée du Tâmega s’abaissait derrière moi, les coteaux boisés se dressaient de part et d’autre, formant une gorge de plus en plus étroite. La lumière du soir étirait les arêtes des arbres et chaque sommet semblait retenir un peu du jour, comme une braise suspendue dans l’ombre bleutée. Au fur et à mesure que la Micheline montait, la plaine s’effaçait sous moi — j’avais l’impression d’être suspendu entre deux géographies, entre l’horizontalité du fleuve et le ventre sombre des sommets. C’est ainsi que je descendis à C., sans l’avoir prévu d’avance. En posant le pied sur le quai, j’ai senti que quelque chose clochait. L’asphalte, encore collant de la chaleur accumulée dans la journée, me renvoyait une bouffée suffocante, comme si la terre refusait de relâcher ce qu’elle avait emmagasiné. La chaleur avait été accablante. Des hectares d’eucalyptus, à la fois responsables et victimes, avaient brûlé sans répit, leurs troncs éclatés par le feu, leurs feuilles réduites en cendres odorantes. L’air gardait ce goût d’incendie, sucré et âcre, comme une plaie mal refermée. La rangée de réverbères alignée le long de la bordure extérieure du quai était presque entièrement détruite. Les lampes, fissurées par les températures extrêmes, semblaient figées dans une agonie silencieuse. Un seul tenait encore, clignotant par intermittence. Sa lumière blafarde s’éteignait et revenait, sans rythme, comme une paupière malade. Ce battement irrégulier ajoutait à l’atmosphère lugubre, donnant au quai une allure de décor abandonné, fragile, prêt à basculer. Derrière moi, la Micheline se remit en branle. Ses roues grinçantes roulèrent sur le métal brillant des rails, qu’une lune, bondissant d’entre les nuages, venait d’illuminer. Le son décroissait lentement, strident puis étouffé, jusqu’à disparaître. Alors la nuit reprit possession du quai. Un silence épais s’installa, comme une chape invisible. Ce silence m’écrasait à tel point que je dus retenir ma respiration, de peur d’y introduire un bruit de trop. J’ai avancé. Sous mes semelles, l’asphalte vibrait faiblement, non pas comme une machine ni comme un train qu’on attend, mais comme une respiration enfouie. Derrière moi, la gare s’effaçait. Elle ne disparaissait pas dans l’ombre ordinaire, mais dans une brume qui n’avait rien de naturel : ni pluie, ni fumée. Elle exhalait une odeur de métal chauffé, mêlée à quelque chose de rance, de caillé. Devant, la voie s’enfonçait dans une obscurité qui n’était pas une simple absence de lumière. Cette obscurité avait un poids, une densité, une épaisseur. J’ai levé la main. Ma paume l’a effleurée. J’ai cru sentir qu’elle cédait, qu’elle s’ouvrait, comme une membrane vivante. Je trouvai la sortie de la gare et tombai dans une nuit encore plus noire : la lune avait dû repasser derrière les nuages. Le village paraissait désert. À peine devinait-on, ici ou là, une lueur incertaine derrière des volets clos. Naïf, j’avais cru qu’il pourrait y avoir un hôtel, peut-être une pension comme j’en avais vu tant dans Gràcia, ce quartier populaire et vivant en hauteur où je venais de passer la veille avant de rejoindre Porto. Mais non : seules les silhouettes hautes et lugubres des bâtisses se dressaient autour de moi, leurs fenêtres aveugles me fixant comme pour m’interdire l’entrée. Je commençais à me dire que j’avais fait une erreur. Le village semblait mort, et je me surprenais déjà à chercher un recoin pour dormir à la belle étoile, le ventre vide. C’est alors que j’aperçus, tout au bout de la rue, une silhouette qui venait de bouger. Instinctivement, j’attrapai mon sac, le jetai sur mon épaule et me précipitai dans sa direction. Je pressai le pas, craignant qu’elle disparaisse avant que je l’atteigne. La silhouette avançait lentement, à peine distincte, comme si la nuit elle-même la tirait en arrière. Je crus d’abord à un vieillard, voûté, puis à une femme enveloppée dans un châle sombre. À chaque pas, l’ombre se redessinait, changeante, insaisissable. Les maisons restaient muettes. Derrière les volets clos, aucune lumière nouvelle n’apparaissait. Seul le bruit régulier de mes semelles sur les dalles me confirmait que j’étais encore dans le monde des vivants. Je m’arrêtai un instant pour reprendre mon souffle : la silhouette, elle, ne s’était pas arrêtée. Elle glissait plutôt qu’elle ne marchait, traînant derrière elle une lenteur qui m’agaçait autant qu’elle m’inquiétait. Je repris ma course, resserrai la distance. À mesure que je m’approchais, je crus distinguer le froissement d’un tissu, peut-être une cape, et un chuintement discret, comme un souffle à peine contenu. Elle ne se retournait pas. Je lançai un mot — « excusez-moi ! » — mais le son sembla s’éteindre avant de l’atteindre. La silhouette poursuivait son avancée, indifférente, obstinée. Je finis par la rejoindre au débouché d’une petite place. Elle s’était arrêtée là, immobile, tournée vers une bâtisse plus haute que les autres. Je ne voyais toujours pas son visage. Quand je posai la main sur son épaule pour attirer son attention, je sentis sous mes doigts une résistance molle, comme si le tissu recouvrait non pas un corps, mais une matière sans forme. Je retirai aussitôt ma main. L’humidité du tissu collait encore à mes doigts, ni vraiment laine, ni vraiment peau. La silhouette ne réagissait pas. Elle demeurait tournée vers la façade muette, comme si quelque chose l’attirait là. Je la fixais, cherchant à décider. Était-ce seulement un vieillard, une femme courbée, surpris par ma présence ? Un habitant de ce village désert, rendu hostile par l’heure et par ma fatigue ? Je voulais m’en convaincre. Mais l’odeur âcre des feux passés me revenait à la gorge. Et si c’était un de ces survivants, un être que les flammes avaient chassé de sa maison, rôdant à présent dans les ruelles comme une ombre calcinée ? Cette idée m’effrayait presque davantage que les autres. À chaque pas, pourtant, la silhouette semblait moins humaine. Sa lenteur avait quelque chose d’obstiné. Je me demandai alors si je n’étais pas simplement en train de voir se dresser, devant moi, la forme même de mon roman inachevé, cette matière informe que je traîne depuis des mois. Le blocage avait pris corps, un corps qui m’attendait ici, à C. au nord de tout. Je secouai la tête. Une telle pensée était absurde. Mais que restait-il, sinon l’idée qu’il s’agissait d’un gardien ? Quelqu’un ou quelque chose qui n’avait d’autre rôle que de m’attirer plus loin, vers une maison précise, une ruelle plus étroite, un seuil à franchir. Et si ce n’était rien de tout cela ? Si je ne suivais qu’une concrétion, un amas de brume et de suie, né des incendies eux-mêmes ? La chaleur, les vapeurs, la poussière d’eucalyptus consumés : un corps façonné par hasard, qui imitait la démarche humaine le temps d’une nuit. Je crus rire de mes propres idées. Mais aucun son ne sortit de ma gorge. La silhouette avait déjà repris sa marche, glissant dans la ruelle étroite. Et mes jambes, sans que je le veuille, s’étaient mises à la suivre. Je m’engageai derrière elle. La ruelle n’était pas pavée mais dallée de blocs irréguliers, gonflés par l’humidité, luisants comme des dos de bêtes. Les murs se rapprochaient à chaque pas, rugueux, écorchés par des décennies de pluie et de chaleur. Par endroits, des veines de lierre calciné s’accrochaient encore aux pierres, desséchées, croulantes. L’air changea de texture. Moins de vent, plus d’épaisseur. On aurait dit que la ruelle respirait lentement, expirant un souffle chaud mêlé à une odeur de suie et de terre mouillée. Chaque fois que je relevais la tête, je croyais voir les murs se rapprocher d’un cran, comme si l’espace même se contractait. Devant moi, la silhouette continuait de glisser. Par moments, elle paraissait heurter les pierres, mais son corps ne produisait aucun son, aucune ombre nette. Le clapotis de mes pas sur les dalles sonnait trop fort, disproportionné. Je ralentis malgré moi, persuadé que ce bruit me trahissait auprès d’elle — ou d’« ça ». La ruelle tournait légèrement vers le bas. J’avais l’impression de m’enfoncer dans un sillon creusé par une eau ancienne, disparue depuis longtemps. Le sol devenait plus inégal, les dalles cédant parfois sous mon poids comme si elles recouvraient un vide. Je levai les yeux : aucune fenêtre éclairée, seulement des façades aveugles, percées d’ouvertures trop hautes, trop étroites. Je ne savais plus si je suivais la silhouette ou si je m’enfonçais dans la ruelle elle-même. Je m’avançai encore, mais la silhouette n’était plus là. La ruelle s’était vidée d’elle comme si elle n’avait jamais existé. À la place, je distinguai, au haut d’un escalier étroit, une porte ouverte. Je pensai qu’elle s’était peut-être réfugiée là. Je gravis lentement les marches, chaque pas grinçant sous mes semelles. Arrivé devant l’ouverture, je frappai contre le chambranle. Rien. Pas un bruit à l’intérieur. J’appelai, la voix basse d’abord, puis plus fort. Toujours le silence. Je finis par franchir le seuil. La pièce était presque nue : une table grossière, une miche de pain à demi entamée, une carafe d’eau trouble, et dans un angle un lit de camp sommaire, couvert d’une couverture râpeuse. Tout semblait en ordre, mais la netteté des choses me troublait plus encore que le vide. J’appelai encore, par réflexe. Aucune réponse. La faim, la soif me tenaillaient. J’ôtai mon sac, coupai un morceau de pain, bus une gorgée d’eau. Le goût était fade, mais suffisant pour calmer le creux. Puis la fatigue, tout à coup, m’écrasa. Je me laissai tomber sur le lit de camp. Le tissu rêche grattait ma joue, mais je n’eus pas la force de m’en relever. Mes paupières s’alourdissaient déjà, et bientôt je m’endormis. Au petit matin, je fus réveillé par d’étranges grognements qui semblaient provenir d’une pièce située sous celle où j’avais dormi. Je me redressai, le cœur encore lourd de sommeil, et tournai les yeux vers la porte restée ouverte. L’aube promettait une belle journée. Une odeur douce, presque enivrante, traversait la pièce. Je me levai, la suivis, et découvris dans une pièce attenante une porte ajourée qui donnait sur une terrasse de bois, envahie de glycines. En contrebas s’étendait un jardin magnifique, quoique laissé à l’abandon. Les parterres débordaient de fleurs sauvages, les arbres fruitiers ployaient sous des branches indisciplinées. C’était de là, sans doute, que venait le parfum qui m’avait tiré hors de la torpeur. Ragaillardi, je décidai de descendre dans le jardin par un escalier étroit que je découvris au bout de la terrasse. À mesure que je m’enfonçais, les grognements s’amplifiaient. Intrigué, je m’approchai d’une étroite fenêtre percée dans le mur de la bâtisse et me penchai pour regarder à l’intérieur. Ce que je vis — ou plutôt ce que je sentis, tant l’odeur me heurta aussitôt — fut une infection pure : une pièce obscure, saturée de chaleur, où s’agitaient quelques porcs. Leur corps luisant se pressait contre les parois, remuant dans une fange invisible. L’air empestait le mélange de paille souillée, de sueur animale et de pourriture. En même temps que je découvrais la présence de ces voisins du dessous, l’idée que le village — et donc cette maison — fût réellement habité me tiraillait entre soulagement et inquiétude. Je repensai à la silhouette entrevue la veille : était-ce elle, la propriétaire des lieux ? Je remontai l’escalier pour inspecter le reste de la maison. Rien n’avait changé. La table, la miche de pain, la carafe d’eau, le lit de camp : tout demeurait exactement comme je l’avais laissé en m’endormant. Ce détail m’agaça plus qu’il ne me rassura. Machinalement, j’arrachai encore une poignée de pain, bus un trait d’eau. Puis, ne voyant personne, je pris mon sac et décidai de partir à la découverte du village. En retraversant la ruelle en plein jour, elle n’avait plus rien d’inquiétant. Je pus admirer les vieilles bâtisses, leurs pierres usées, et compris qu’elles n’étaient pas si abandonnées que je l’avais cru. À certaines fenêtres, des bacs fleuris. J’y reconnus des œillets, devenus depuis la révolution un emblème obstiné. Je débouchai sur le village lui-même. La petite gare réapparut au détour d’une place, et là, au bout, un café venait d’ouvrir. L’idée d’un vrai café chaud balaya d’un coup les miasmes d’angoisse de la nuit. Je pris cette direction sans hésiter. Ce fut alors que, dans la périphérie de mon regard, je surpris un mouvement furtif. La silhouette. La même. Elle passait entre deux maisons, comme la veille. Mais cette fois l’envie de café fut la plus forte. Je maintins mon pas et mon attention vers la terrasse ensoleillée de l’établissement. seconde partie Chaque matin, je prenais place à la même table, sur la terrasse du café du village. Sur un mur défraîchi, un écran plat diffusaient en continu des séries brésiliennes ou des matchs de foot que personne ne regardait vraiment — c’était le bruit de fond discret, un semblant de vie qui ne trouvait pourtant aucun écho. Le patron, un homme sec aux cheveux poivre et sel, me déposait toujours la même tasse de café tiède à la main, sans me demander. Devant moi, mon carnet ouvert : je tentais d’y écrire quelques lignes, je rayais presque aussitôt. Les mots semblaient se dissoudre à peine nés. À intervalles réguliers, un vieux joueur de cartes venait s’asseoir, tirant de sa poche un paquet bien usé. Il jouait avec un jeune homme, dont les gestes trahissaient une patience mal dissimulée. Parfois, l’un glissait à l’autre une phrase à voix basse ; leurs yeux semblaient m’observer, curieux ou méfiants. Un matin, un troisième personnage fit son apparition : un jeune homme en treillis, les mains moites, l’air un peu perdu. Je compris qu’il venait d’être démobilisé. J’appris par bribes qu’il avait servi longtemps en Angola, durant la guerre d’Indépendance. Cette guerre — lointaine et pourtant si présente — avait marqué bien des villages portugais par son ombre. Lui, vraisemblablement, s’était échappé d’un bureau administratif pour chercher un peu de répit ici. Parmi ces habitués discrets, j’étais devenu invisible. Mais aujourd’hui, c’est moi qui osai poser la question, la voix entrée : -- Vous revenez d’Angola ? Le militaire hocha la tête, l’air ailleurs. Il n’en dit pas plus. Un silence s’installa, et je compris que dans ce village, chacun portait en silence ce qu’il ne pouvait dire. Lorsque je fermai mon carnet, mes doigts effleurèrent l’écran où le match brésilien défila sans passion. Et là, dans le coin de mon regard, à la lisière d’un reflet sur la vitre, je crus distinguer à nouveau la silhouette floue, immobile, en retrait. Et comme la veille, elle s’effaça dans une fraction de seconde. Ce jour-là, l’écriture m’avait échappé plus vite encore que les autres. Je refermai mon carnet sans même raturer, et décidai de marcher. Je suivis une sente qui descendait vers la rivière, mince filet d’eau qui serpentait entre les eucalyptus rescapés des incendies. Leurs troncs noirs portaient encore la trace du feu, mais de jeunes pousses s’acharnaient à renaître. L’air y était plus frais, plus humide. Le clapotement régulier de l’eau contre les pierres avait quelque chose d’apaisant. Je longeai la rive sans but. Je voulais simplement m’éloigner de mes pages blanches. C’est alors qu’elle apparut. Sur l’autre rive, entre deux troncs, une jeune femme s’était arrêtée. Le visage franc, les bras nus, un fichu clair noué autour de ses cheveux. Elle leva les yeux et me sourit, sans insistance, comme si ma présence n’était pas une surprise. Rien de plus. Et pourtant, je restai figé. Je n’avais pas échangé un mot avec une femme depuis des mois. J’avais choisi de vivre seul, retranché, et soudain le manque se fit brutal. Je sentis remonter une soif ancienne — de voix, de chaleur, de partage. En un éclair, une vision me traversa : elle et moi, une maison, des enfants, une vie simple à bâtir ici, loin de tout. J’imaginai même la langue qu’il faudrait apprendre, ses mots rugueux que je ne connaissais pas. Mais aussitôt une autre voix, plus dure, s’éleva en moi. L’écriture, ma seule compagne véritable, jalouse, exigeante. La trahir serait perdre tout le reste. Suivre ce sourire, c’était céder, abattre le seul fil qui me tenait encore debout. Je détournai les yeux. Quand je les relevai, elle n’était plus là. La rivière avait repris son cours, indifférente. Le lendemain matin, je repris ma place au café. Le patron me déposa la tasse ébréchée avec son geste mécanique, sans un mot. L’écran vissé au mur déversait une série brésilienne où deux acteurs se disputaient en boucle, sans que personne ne suive l’histoire. J’ouvris mon carnet. Je voulais écrire ce que j’avais vu la veille, consigner la scène au bord de la rivière. Mais dès la première ligne, le souvenir se brouillait. Était-elle apparue entre deux troncs ou au détour d’un méandre ? Le sourire était-il franc ou moqueur ? Je griffonnai trois phrases, puis les rayai aussitôt. La page ressemblait à un champ labouré. À la table voisine, les deux joueurs de cartes m’observaient par-dessus leurs mains. Le plus vieux tapota son jeu, comme pour marquer une pause. Puis il lâcha, sans lever les yeux quelque chose que je traduisis aussitôt par : -- Certains ici croient voir ce qu’ils veulent. L’autre esquissa un sourire, mais aucun n’ajouta rien. Je bus mon café d’un trait, amer. Au moment de refermer mon carnet, je crus distinguer, dans le reflet de la vitre derrière le comptoir, une forme immobile. Une silhouette. Elle se tenait là, en retrait, comme si elle attendait que je me retourne. Quand je le fis, il n’y avait que la rue vide. Le reste de la journée, je ne pus penser qu’à la rivière. J’avais beau marcher dans le village, traverser la place, longer la gare, mon regard revenait toujours vers la direction des eucalyptus. Je finis par céder à l’obsession. En fin d’après-midi, je repris le chemin de la rivière. La lumière baissait doucement, filtrée par les eucalyptus. Leur ombre longue s’étirait sur le sol, comme si la forêt cherchait à m’engloutir. Je retrouvai l’endroit exact où je l’avais vue. J’attendis. L’eau coulait avec le même rythme, indifférente. Le vent fit bruisser les feuilles hautes. Rien. Pas un signe. J’eus presque honte d’avoir espéré. Alors je remarquai quelque chose accroché à une branche basse, juste au bord de l’eau. Un morceau de tissu, clair, froissé, pris dans l’écorce. Je le saisis : c’était un foulard, semblable à celui qui retenait ses cheveux la veille. L’odeur en était presque inexistante, une simple poussière de parfum ou peut-être le parfum de ma propre mémoire. Je restai là, le tissu entre les doigts, partagé entre le soulagement et la gêne. Était-ce une preuve qu’elle existait réellement, qu’elle avait marché ici ? Ou bien un leurre, un chiffon abandonné depuis des mois que j’avais transformé en signe ? Je glissai le foulard dans mon sac. En remontant le sentier, je ne pouvais m’empêcher de tourner la tête, persuadé qu’on m’observait depuis l’ombre des troncs. Le matin suivant, au café, l’air semblait plus lourd qu’à l’accoutumée. Le patron avait baissé le son de la télévision, comme si même le bavardage des feuilletons lui pesait. Les deux joueurs de cartes chuchotaient, les têtes rapprochées au-dessus du jeu. Je m’installai, le carnet ouvert, la tasse à moitié pleine. Mais je n’écrivais pas : j’écoutais. Les bribes d’échanges me parvenaient par morceaux. Un mot répété : desaparecida. Je ne connaissais pas le portugais, mais le ton me suffit. Disparue. Je relevai les yeux. Le plus vieux des deux joueurs avait détourné son regard vers moi. L’autre fit mine de battre les cartes trop bruyamment, pour masquer un silence gêné. Le patron passa derrière le comptoir et essuya trois fois le même verre, sans lever les yeux. Je sentis une sueur froide me couler dans le dos. Disparue… Qui ? La jeune femme de la rivière ? Ou une autre dont je n’avais jamais entendu parler ? Mais pourquoi ce malaise, alors, chaque fois que mes yeux croisaient ceux des habitués ? Je rouvris mon carnet comme un écran dérisoire entre eux et moi. Les mots dansaient. Je traçai une phrase : Je crois qu’elle existe. Puis je la raturai aussitôt. Quand je sortis du café, je crus voir, tout au bout de la place, la silhouette. Elle s’était arrêtée net, puis disparut entre deux façades. J’y retournai un soir, incapable de lutter contre l’obsession. Le chemin descendait entre les eucalyptus noircis, les troncs exhalaient une odeur de résine brûlée mêlée à l’humidité du sol. L’air s’épaississait à mesure que j’approchais de l’eau. Elle était là. Sur l’autre rive, exactement au même endroit que la première fois. Debout, immobile, comme si elle m’attendait. Son foulard clair retenait ses cheveux. Elle leva la main, un geste simple, presque quotidien, mais je compris aussitôt qu’il m’était adressé. Un signe. Je crus qu’elle parlait. Ses lèvres remuaient, mais aucun son ne traversa la rivière. Ou alors trop bas pour que je puisse entendre. J’eus l’impression d’un mot, ou d’un prénom. Je fis un pas en avant. L’eau n’était pas profonde, je pouvais la traverser. Elle m’attendait, j’en étais sûr. Puis je la vis vaciller. Sa silhouette se brouilla, comme si l’air la diluait. Un instant, ce fut encore elle — un visage franc, un sourire qui apaisait tout. L’instant d’après, je retrouvai la forme que j’avais poursuivie dans la ruelle : masse molle, vêtement humide, absence de traits. La jeune femme et l’ombre n’étaient qu’une. Je reculai, pris de vertige. L’eau brillait, immobile. Sur l’autre rive, la figure se tenait encore là, oscillant entre les deux formes. Femme, ombre. Sourire, gouffre. Je compris qu’il n’y aurait pas de choix. Qu’elles étaient la même chose. Que ce que j’avais pris pour une promesse de vie simple n’était que le double visage de ce qui me hantait depuis toujours. Je murmurai, sans savoir pourquoi : -- C’est toi… L’écho s’écrasa contre les troncs. Sur la rive opposée, la silhouette se mit à glisser en arrière, lentement, comme si elle m’invitait à la suivre. Je regagnai le village à pas lents. Chaque maison semblait différente de la veille. Les volets clos me fixaient comme des paupières lourdes. La place elle-même paraissait plus étroite, comme si les façades s’étaient rapprochées en mon absence. Au café, la télévision continuait de cracher ses images muettes. Les deux joueurs de cartes avaient laissé leur jeu sur la table, mais ils n’étaient plus là. Le patron, lui, essuyait encore et encore le même verre. Quand j’entrai, il ne leva pas les yeux. Je m’assis. Je rouvris mon carnet. Les mots venaient, cette fois, mais d’une voix qui n’était pas la mienne. Je le sentais à chaque phrase. Trop longues, trop solennelles. Elles ressemblaient à des phrases qu’on écrivait au XIXᵉ siècle, quand les écrivains croyaient encore qu’un livre devait porter le poids d’un monde entier. J’avais beau vouloir noter simplement ce que je voyais — un café tiède, un écran plat, deux joueurs de cartes —, ma main écrivait comme si elle copiait une voix disparue, une langue enfouie qui revenait s’imposer sur la page. Ce n’était plus moi. C’était une autre langue, étrangère et familière tout à la fois. Une voix morte, obstinée, qui s’infiltrait dans ma main. Je me surpris à me demander si ce roman n’était pas le mien, mais celui d’un autre, écrit par procuration à travers moi. Je refermai brusquement le carnet. Autour de moi, personne ne s’était aperçu de rien. Mais je compris que l’ombre qui me suivait n’était pas seulement une silhouette dans les ruelles : elle se cachait dans ma voix même, chaque fois que j’essayais d’écrire. Mais j’avais compris. Depuis le début, elle n’avait été que cela : le roman. Mon roman. L’ombre informe que je traînais depuis des mois. La jeune femme, la promesse d’une vie simple, n’était qu’un masque posé sur ce même gouffre. Je sentis ma gorge se serrer. Mon souffle se brisa. Tout le reste — le village, le café, les visages — pouvait bien disparaître. Il ne restait que ça : l’écriture, ce monstre qui me collait à la peau, que je ne pouvais ni fuir ni aimer. Je rouvris le carnet. La page, elle, m’attendait encore.|couper{180}

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Sans dehors

Le fait que c’est samedi, encore samedi, toujours samedi, que ça revient sans rien changer, que je me lève sans envie, sans élan, sans même une vraie fatigue, le fait que je n’ai rien fait de ce que j’aurais dû faire, que je n’ai pas ouvert le fichier, que je n’ai pas lu le texte d’hier, que je n’ai rien corrigé, que tout m’échappe dès le matin, que tout me pèse sans poids, que le Dibbouk est là, à l’attendre, que je fais semblant de l’attendre, que j’espère qu’il parle à ma place, le fait que je rature, que je reviens, que je bloque, que je répète, que chaque mot me glisse entre les mains, que tout est tiède, flou, lent, et que je veux que ça bouge, que ça parte, que ça explose, que ça s’arrache, que je tape plus vite, que je noie le silence dans les lignes, que je me perds dans les boucles, dans les titres, dans les noms de fichiers, dans les balises sans fin, le fait que je veuille secouer quelque chose en moi, faire sortir, faire jaillir, mais que rien ne vient, que ça reste là, collé au fond, le fait que j’essaie d’écrire pour échapper à ce que j’écris, que je me relis et que tout m’endort, que tout s’endort avec moi, le fait que je pense à d’autres textes, à des anciens, à ceux qui n’ont rien changé, que je cherche un ton que j’ai déjà usé, que je me répète, que je m’épingle dans mes propres phrases, que je tourne en rond, que je tourne, que je tourne encore, que je ressens cette lenteur comme une menace, comme un puits, et que je cours pour ne pas y tomber, le fait que ça ne sert à rien, que ça me rattrape, que je suis déjà dans le puits, dans le ventre vide du samedi, dans le souffle court de tout ce que je ne fais pas, que je me débats dans du sable, que je parle trop, que je pense trop, que je pense rien, que je ne pense plus, que je m’épuise à chercher une issue, une phrase, une image qui tiendrait, le fait que rien ne tienne, que tout glisse, que tout se répète, que lundi approche, que je suis déjà dans lundi, dans la peur molle de lundi, dans le fond usé de tous mes retards, que je suis encore là, planté dans cette chaise, que je voudrais sortir de moi mais que je suis moi, que je suis là, encore, encore, encore, que je suis seul dans ce dedans sans fenêtres, que je suis à l’intérieur de tout ce que je n’ai pas fait, que je tourne et que je tourne et que je tombe toujours au même endroit, que je suis cerné, cerné de partout, cerné par moi, par tout ce que j’évite, que je suis l’écho de moi-même et que ça ne s’arrête pas, que je ne m’arrête pas, que je ne sais plus comment faire pour m’arrêter. Le fait que je sois resté là, que je n’aie pas bougé, que je sois resté dans la même pièce, sur la même chaise, dans la même phrase, que tout se soit resserré autour de moi, que je n’aie plus su comment m’en défaire, que la lumière ne changeait pas, que l’écran restait allumé sans rien dire, que les mots tournaient en rond dans ma bouche, que la gorge se serre, que l’intérieur devienne l’unique endroit, que je cherche l’air et que je n’en trouve pas, que chaque chose pensée ramène à la suivante, que je ne sorte pas de moi, que rien ne m’aide à sortir, que je sois pris dans un filet mou, dans une masse tiède, dans un flottement sans début, sans fin, que je sois resté là à attendre un orage ou un choc ou un cri ou un rien, le fait que je me sois vidé à force de vouloir fuir, que je me sois épuisé à lutter contre un poids sans nom, que je me sois effondré sans même tomber, juste tassé un peu plus dans le dedans, que ça se soit calmé comme ça, non par paix mais par extinction, et que peu à peu, le souffle revienne, plus bas, plus long, plus large, que les mains soient revenues, posées sur la table, que le corps se rappelle à moi, que les jambes reprennent leur poids, que les sons reviennent lentement, d’abord le frigo, puis un frottement contre la vitre, puis plus rien, mais un plus rien habité, le fait que le sol se refasse sous mes pieds, pas ici mais ailleurs, plus ancien, le fait qu’un champ me revienne, un champ de rien, un champ de toujours, avec des haies épaisses, du cornouiller, des ronciers, des orties grasses pleines d’eau, vertes, presque brillantes, le fait que je sente leur odeur sans les voir, que je marche dans le trèfle, que je sois jeune, ou vieux, ou sans âge, que je sois là et qu’il ne se passe rien, que le ciel soit blanc, qu’il fasse chaud, lourd, sans drame, que les vaches soient couchées dans le fond, immobiles, que les mouches volent bas, lentes, sans intention, que les feuilles ne bougent plus, que le vent ait cessé de chercher, que je sois debout sans raison, dans l’herbe humide, que les sons soient lointains, éteints, que la lumière n’ait pas de direction, que je sache qu’il va pleuvoir, mais que cela ne change rien, le fait que les nuages gonflent, que le ciel se tende, que le jour ne bouge pas, le fait que la pluie vienne enfin, large, épaisse, sans colère, qu’elle tombe sur moi comme sur le reste, qu’elle me lave sans insister, qu’elle rafraîchisse ce qu’elle peut, que le champ respire à nouveau, que les bêtes ne bronchent pas, que tout reste, simplement, là, exactement là, que je sois dedans, que ce soit revenu, le champ, le calme, l’herbe, l’eau, le goût d’oseille, le poids de mes bras, le silence après, et que ce soit exactement assez. english|couper{180}

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Dans la langue de l’autre

Józef avait huit ans quand son père se mit à traduire Shakespeare. C'était à Vologda, dans cette ville du nord de la Russie où l'on vous envoie quand vous avez eu des idées, des idées sur la Pologne par exemple, ou sur la liberté, enfin des idées qui dérangent. Apollo Korzeniowski en avait eu, des idées. Résultat : l'exil. Avec femme et enfant, s'il vous plaît, parce que dans ce genre de situation on ne vous fait pas de cadeau. La tuberculose, ça ne pardonne pas non plus. Ewa Korzeniowski mourut en 1865, laissant Apollo seul avec le petit Józef dans cette ville aux consonnes impossibles. Alors Apollo se mit à traduire. Pour gagner trois kopecks, d'abord, parce qu'il faut bien vivre. Mais aussi, on peut le supposer, pour ne pas devenir fou. Traduire Shakespeare en polonais quand on est coincé au fin fond de la Sibérie occidentale, c'est une forme de résistance. Ou de folie douce. Les deux peut-être. Józef regardait son père penché sur ses dictionnaires. Apollo avait cette manie de lire à voix haute en traduisant, testant les sonorités, cherchant le rythme juste. "To be or not to be", puis quelque chose en polonais que l'enfant ne retenait pas, puis de nouveau "To be or not to be". L'anglais s'incrustait dans la tête du gamin comme une mélodie étrange. Plus tard, beaucoup plus tard, Józef devenu Joseph Conrad écrira que sa première rencontre avec l'anglais eut lieu dans cette baraque de Vologda, par l'intermédiaire d'Hamlet et d'un père qui traduisait pour ne pas sombrer. Apollo traduisait aussi Victor Hugo. Les Travailleurs de la mer, tiens, comme c'est curieux. Hugo écrivant son roman sur une île - Guernesey - pendant son propre exil, Apollo le traduisant dans le sien. Deux îles d'exil qui se parlent à travers les langues. Le petit Józef entendait défiler les tempêtes, les pieuvres géantes, les marins perdus. Il ne savait pas encore qu'il passerait sa vie sur des bateaux, que la mer deviendrait son métier, son obsession, sa métaphore de prédilection pour dire l'inquiétude humaine. Inquiétude, inquietudo en latin. Négation du repos. Apollo ne trouvait pas le repos, comment l'aurait-il transmis à son fils ? Dans les dernières années à Vologda, puis après l'amnistie quand ils purent s'installer à Cracovie, Apollo ressemblait à ces personnages de Conrad qui ne tiennent plus en place, qui sont hantés par quelque chose d'innommable. Le petit Józef l'observait. Il apprenait, sans le savoir, ce que c'est qu'un fugitif. Apollo mourut en 1869. Józef avait onze ans. L'orphelin fut confié à son oncle Tadeusz, homme raisonnable qui trouvait que les Korzeniowski avaient décidément le sang trop chaud. "Ton père était un rêveur", répétait-il au gamin. Sous-entendu : toi, ne rêve pas, sois pragmatique, trouve-toi une belle situation dans l'administration autrichienne. Józef hochait la tête. Mais il pensait à autre chose. Aux bateaux, par exemple. Aux îles lointaines. À l'anglais d'Hamlet qui résonnait encore dans sa tête. En 1874, à seize ans, il fila à Marseille. Comme ça, du jour au lendemain. L'oncle Tadeusz n'y comprenait rien. Le gamin avait pourtant tout pour réussir : intelligence, éducation, relations. Mais non, il voulait naviguer. "C'est le sang Korzeniowski", soupirait l'oncle. Le sang des rêveurs, des exilés volontaires, de ceux qui ne tiennent pas en place. À Marseille, Józef découvrit le français. Nouvelle langue, nouvelle personnalité. Il s'adapta, comme il avait appris à s'adapter en Russie, puis en Autriche-Hongrie. Les langues, c'était son affaire. Il en collectionnait les accents, les tournures, les façons de dire le monde. Le polonais pour l'enfance et la douleur, le français pour l'aventure et l'élégance, l'anglais pour... eh bien, on verrait. En 1878, nouveau départ : l'Angleterre. Józef ne parlait que quelques mots d'anglais, ceux d'Hamlet resurgi du passé. Mais il apprit vite. Il apprit en naviguant, en écoutant les ordres, en lisant Dickens et Thackeray pendant les longues traversées. Il apprit comme on apprend une musique, par imprégnation. Sauf que cette musique-là, il la parlait avec un accent impossible. Toute sa vie, on se moquera de son anglais. Tant mieux : cet anglais d'étranger, c'était son style. Vingt ans de marine marchande. Vingt ans à accumuler les histoires, les types louches, les situations impossibles. Un jour à Bangkok, un autre à Sydney, un troisième au Congo. Józef observait, notait mentalement. Il ne savait pas encore qu'il deviendrait écrivain, mais il stockait déjà la matière première. Ces marins alcooliques, ces administrateurs coloniaux, ces indigènes mystérieux - tout cela finirait dans des livres. Dans des livres en anglais, s'il vous plaît. Parce que entre-temps Józef était devenu Joseph Conrad, citoyen britannique et futur maître de la prose anglaise. L'ironie de l'histoire. En 1889, Conrad commença Almayer's Folly. Premier roman, première expérience de l'écriture en anglais. Il traduisait littéralement ses pensées du français vers l'anglais, créant au passage une langue impossible, un anglais teinté de gallicismes et d'étrangeté polonaise. Les éditeurs ne savaient qu'en penser. Ce type écrivait comme personne, mais vraiment comme personne. C'était exaspérant et fascinant. Conrad lui-même ne comprenait pas très bien ce qui lui arrivait. Il se retrouvait à Londres, dans un petit appartement de célibataire, en train d'inventer des histoires. Lui qui avait passé sa vie à fuir - la Pologne, puis la France, puis la routine de la marine marchande - il se retrouvait assis à une table, immobile pour la première fois de son existence. Mais l'inquiétude était toujours là. Elle avait simplement changé de forme. Dans Tales of Unrest, son premier recueil de nouvelles, Conrad mit en scène des fugitifs. Karain, ce chef malais hanté par ses fantômes. L'administrateur colonial d'An Outpost of Progress qui devient fou dans la brousse africaine. Tous ces personnages que quelque chose poursuit, quelque chose d'invisible et d'inexorable. Conrad savait de quoi il parlait. Il avait grandi avec un père fugitif, il était lui-même un fugitif, un apatride qui avait trouvé refuge dans l'anglais. L'anglais de Conrad n'appartenait à personne. Ce n'était ni l'anglais d'Oxford ni celui de la rue. C'était une langue d'invention, forgée par quelqu'un qui pensait en trois langues à la fois. Quand il écrivait "the horror, the horror" dans Heart of Darkness, on entendait derrière toute l'histoire de l'Europe, les exils, les révolutions ratées, les empires qui s'effondrent. Kurtz au Congo, c'était aussi Apollo à Vologda : le même isolement, la même dérive vers l'innommable. Les critiques anglais ne savaient que faire de Conrad. Trop compliqué pour les amateurs d'aventures maritimes, trop exotique pour les littéraires. Mais Henry James avait compris tout de suite. Lui aussi venait d'ailleurs, lui aussi écrivait dans une langue qui n'était pas tout à fait la sienne. Ils se rencontrèrent, se reconnurent. James disait que Conrad avait "le génie de l'inquiétude". Conrad répondait que James était "trop gentil". Ils se comprenaient. En 1914, Conrad retourna en Pologne pour la première fois depuis quarante ans. Avec sa femme anglaise et ses fils qui ne parlaient pas polonais. Étrange retour aux sources : les sources avaient changé, lui aussi. Il se promenait dans Cracovie comme un touriste dans sa propre jeunesse. L'oncle Tadeusz était mort depuis longtemps. Apollo aussi, évidemment. Ne restait que la maison où l'enfant avait entendu traduire Shakespeare. La guerre éclata pendant qu'ils étaient là. Les Conrad durent rentrer en catastrophe en Angleterre. Nouveau départ, nouvelle fuite. Conrad avait soixante ans, il était devenu un écrivain respecté, mais il était toujours en mouvement. L'inquiétude, ça ne se soigne pas. Il mourut en 1924, citoyen britannique célébré par toute l'Europe littéraire. Ses funérailles furent suivies par des délégations venues de partout. On traduisait ses livres dans toutes les langues, y compris en polonais. Le gamin de Vologda était devenu un classique. Mais au fond, il était resté fidèle à son héritage : comme son père Apollo, comme Hugo à Guernesey, comme Byron en Italie, il avait fait de l'exil une force créatrice. Il avait prouvé qu'on peut écrire de grands livres dans la langue de l'autre, à condition d'y mettre toute son inquiétude. L'exil, au final, c'était peut-être ça : apprendre à habiter la langue comme on habite un pays qui ne vous appartient pas tout à fait, mais où l'on peut quand même construire quelque chose de durable. Conrad y était arrivé. Il avait fait de l'anglais sa patrie définitive, sans pour autant oublier d'où il venait. Une belle revanche sur l'histoire, une victoire par K.O. de la littérature sur le déracinement. Voilà. L'histoire d'un homme qui a passé sa vie à traduire, d'une langue à l'autre, d'un pays à l'autre, de l'expérience vécue aux mots écrits. Un homme qui a fait de son exil sa signature, de son accent impossible son style. Au fond, tous les écrivains sont des traducteurs. Conrad l'était juste plus littéralement que les autres.|couper{180}

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Et pour finir

et pour finir Et pour finir la chaise épouse le fondement, bois sans coussin. Et pour finir le livre posé sur les genoux, immobile comme un chat guettant l'oiseau, gueule mi-ouverte. Et pour finir les mains reposent sur la couverture fraîche et la fraîcheur monte : pulpe des doigts, paume, poignet, avant-bras. Et pour finir parvient à l'épaule qui s'émeut, s'abaisse, dialogue en silence avec sa consœur : abaisse-toi donc aussi ma sœur. Le buste participe au colloque muet, veut aussi en être, fléchit mais pas trop. Et pour finir le crâne se sert du regard pour trouver là-bas la fissure dans le vieux mur. Le mur au-delà de la fenêtre sud. Le mur qui soutient la toiture de l'ancienne écurie devenue atelier. Une écurie qui dégage encore parfois le soir des odeurs de crottin si touchantes. Quatre murs de pisé dont un offre à l'œil une fissure sombre comme appui pour maintenir le crâne dans l'axe. Et pour finir parfois la paupière se fait lourde — porte qu'on referme ou qu'on rouvre, quelque chose de battant. Qui bat comme diastole et systole. Qui monte et descend comme la marée. S'il n'y avait pas de mur, s'il n'y avait ni atelier ni écurie, si c'était la mer avec ses vagues et l'œil qui divague cherchant un appui, une fixité impossible mais déjà presque gagnée par le mot qu'elle inspire. S'il n'y avait que la mer et l'œil s'amusant à rêver l'immobile au milieu du mouvement. Le crâne laisse décrocher la mâchoire d'aise, se met à renifler. S'il n'y avait que la mer clapotant jusqu'à cette ligne d'horizon où le vieux soleil plonge, éclaboussant le bleu-vert d'or et de sang. Les jambes en deviendraient dingues, danseraient la gigue. Les mains se transformeraient en poings pour soulever le corps qui, un instant debout, étonné d'être debout, s'approcherait de la fenêtre. Pourrait-il y avoir quelque chose de véloce pour marquer l'immobile ? Un oiseau qui plane, n'importe quel insecte, mais pas la pluie — trop de bruit et les petits cris étouffés qu'elle présage. Quelque chose qui rompe l'étendue pour l'agrandir encore, dit le crâne toujours à chercher avec les yeux écarquillés quelque chose et rien. Quelque chose qui bat comme un cœur, un rythme — n'allons pas chercher du sentiment là-dedans. Pour finir enfin le corps est debout devant le mur mer horizon infini : rien de net rien de flou, cette accommodation de l'entre-deux. La salive reflue, la langue sèche, un choix entre mouillé et sec pour en finir comme font toutes choses ici sans faire d'histoire. Sans faire d'histoire se rasseoir et considérer stoïquement la suite. Il faut que ces choses sans suite aient une suite en apparence, sinon rien. Le corps retrouve sa position de scribe, palimpseste immobile assis sur la chaise. Immobile est toujours une idée de vitesse qu'on ne voit pas. Immobile le corps se balance imperceptiblement d'une fesse sur l'autre en quête d'un équilibre par le déséquilibre. Imperceptiblement. Au ralenti ou au contraire à vitesse que l'œil ne peut capter. Le corps est là, le corps n'est plus là, il reste encore un peu la chaise, un peu la fenêtre, le mur, la mer, imperceptiblement ou au contraire à vitesse que l'œil ni le crâne ne peuvent capter. Le sexe est aussi là, il faut bien dire que le sexe fait semblant d'être immobile. Il l'est par la force des choses et il résiste aussi à la force des choses par la force des choses. Le sexe est là dans l'entrejambe, il ne fixe rien d'autre qu'un présent perpétuel pour ne pas sombrer dans le ridicule de l'avenir ou de la nostalgie. Le sexe a fait le boulot, il est au repos, s'il pouvait il irait s'asseoir avec sa canne à pêche au bord du fleuve pour faire semblant de faire quelque chose. Mais son lieu est l'entrejambe, il ne quitte pas son lieu, il reste sentinelle à contempler avec l'œil les fissures, sexe et œil compagnons de fissure. La main n'a jamais lâché le livre qui s'ouvre à nouveau, la paume puise la fraîcheur. L'épaule répond à l'autre pour un redressement auquel le buste se réjouit de participer. L'œil dérive de la fissure vers l'ombre du crépi. Revient à la fissure. De temps en temps descend vers les mains et peine à les reconnaître. L'œil connaît les mains à sa façon qui n'est pas la plus réelle. L'œil fabrique une image des mains qu'il conserve comme des bocaux dans l'obscurité d'une cave. Mais là, posées sur la couverture fraîche, ces mains semblent étrangères, presque empruntées. Revient à la fissure. Revient aux mains. Revient à l'ombre. il n'y a donc rien à voir ? se demande silencieusement le crâne. L'oreille n'a pas dit grand-chose pendant tout ce temps, elle devait penser à autre chose. Elle était concentrée intérieurement sur autre chose. Et c'est juste avant la fin du jour, juste avant que la grosse boule de feu tombe dans la fissure et y disparaisse qu'elle guette le bruit final. Est-ce que finir fait du bruit ? L'oreille a des avidités comme le sexe et l'œil, une faim de fin. Les pieds ne bougent pas, ils savent ce que ça coûte. Ils restent cois. Et moi alors, dit le livre, je sers à quoi ? Toi, dit la bouche sans desserrer les dents, tu seras le mot de la fin. and to end And to end, the chair embraces the seat, wood without cushion. And to end, the book rests on the knees, still as a cat watching a bird, mouth half-open. And to end, the hands rest on the cool cover, and the coolness rises : fingertips, palm, wrist, forearm. And to end it reaches the shoulder, which shifts, lowers, converses silently with its twin : lower yourself too, my sister. The torso joins the mute exchange, wants its part, bends a little, not too much. And to end the skull uses sight to find it there—the crack in the old wall. The wall beyond the southern window. The wall that still supports the roof of the former stable, now a workshop. A stable that sometimes still exhales in the evening a scent of dung, so touching. Four adobe walls, one offering the eye a dark fissure, a resting point to help the skull stay aligned. And to end, sometimes the eyelid grows heavy—a door that closes or opens, something that beats. Beats like diastole and systole. Rises and falls like the tide. If there were no wall, no workshop, no stable, if it were just the sea with its waves, and the eye wandering, looking for a hold, an impossible fixity already nearly achieved by the word it sparks. If it were only the sea and the eye, amused by dreaming stillness in the middle of motion. The skull lets the jaw loosen with ease, begins to sniff. If it were only the sea lapping at that horizon line where the old sun sinks, splashing blue-green with gold and blood. The legs would go mad, would dance a jig. The hands would turn into fists to raise the body that, upright for a second, amazed to be so, would again approach the window. Could there be something quick to mark stillness ? A gliding bird, any insect, but not the rain—too much noise and the small stifled cries it foretells. Something to fracture the vastness to enlarge it further, says the skull, always searching with widened eyes for something and nothing. Something that beats like a heart, a rhythm—let's not go searching for sentiment here. And to end, finally, the body stands before the wall-sea-horizon : nothing sharp, nothing blurred, this accommodation of the in-between. Saliva retreats, tongue dries, a choice between wet and dry, to end like everything here ends, without making a story. Without making a story, to sit back down and stoically consider what follows. These things without sequel must, it seems, have a sequel in appearance—or nothing. The body returns to its scribe’s posture, palimpsest seated motionless on the chair. Motionless is always an idea of speed we cannot see. Motionless, the body rocks imperceptibly from one buttock to the other, seeking balance through imbalance. Imperceptibly. In slow motion or, conversely, at speeds the eye can’t catch. The body is there, the body is no longer there, only the chair remains, a little, the window, the wall, the sea, imperceptibly or at speeds beyond both eye and skull. Sex is there too, let’s say it. Sex pretends to be motionless. It is so by force of circumstance, and resists by the same force. Sex is there, in the crotch, fixing on nothing but a perpetual present, so as not to fall into the ridiculousness of nostalgia or futurity. Sex has done its work. It’s at rest. If it could, it would sit by the river with a fishing rod and pretend to be doing something. But its place is the crotch. It doesn’t leave. It stands guard, watching cracks alongside the eye—sex and eye, companions of fissure. The hand has never let go of the book, which opens again, the palm drawing coolness. The shoulder responds to the other for a straightening in which the torso delights to take part. The eye drifts from fissure to shadow on the plaster. Returns to the fissure. Sometimes descends to the hands and struggles to recognize them. The eye knows hands in its own way, which isn’t the realest. The eye constructs an image of the hands, keeps it like jars in a cellar’s darkness. But here, resting on the cool cover, these hands seem foreign, almost borrowed. Returns to the fissure. Returns to the hands. Returns to the shadow. Is there nothing to see, then ? asks the skull in silence. The ear has said little this whole time ; it must have been elsewhere. Focused inward, on something else. And it is just before day's end, just before the great fireball drops into the fissure and disappears, that it listens for the final sound. Does ending make a sound ? The ear hungers too, like the eye and the sex—a hunger for ending. The feet do not move. They know what it costs. They remain quiet. And me, says the book—what am I for ? You, says the mouth, without unclenching the teeth—you will be the word of the end.|couper{180}

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Contagion

K. savait bien qu’il y avait un problème, mais il préférait ne pas y penser. Ce n’est pas tant qu’il avait changé, non, c’est juste que ses pensées – qui jusque-là circulaient tranquillement, dans un ordre satisfaisant, linéaire, prévisible – avaient pris une tournure… disons, plus erratique. Ce n’était pas dramatique. Il ne s’inquiétait pas vraiment. Juste un dérèglement passager. Un bruit de fond. Tout avait commencé un mardi, ou un jeudi, il ne savait plus très bien. Peut-être un dimanche, peu importe. Ce matin-là, il avait ouvert son ordinateur comme on ouvre un frigo en espérant y trouver quelque chose de bon, machinalement, sans même avoir faim. Les pages s’étaient enchaînées toutes seules, les liens cliqués par une main indépendante de sa volonté. Et voilà qu’il lisait un article. Un article dont il aurait ri, autrefois. Un article qu’il aurait démonté en trois phrases. Mais cette fois, non. Quelque chose accrochait. Pas le fond, bien sûr, mais une tournure, une logique sous-jacente. Il fronça les sourcils, referma l’onglet. Il s’en voulut aussitôt d’y avoir prêté attention. Il se resservit un café, vérifia l’heure sur son téléphone, consulta ses mails, relut ses notes. Tout était normal. Il sortit acheter un journal, parcourut les gros titres avec une moue d’ennui, rentra chez lui. Rien d’inhabituel. Si ce n’est ce curieux arrière-goût. Un truc tenace. Une petite distorsion dans l’engrenage. Le lendemain, il n’y pensa plus. Mais le surlendemain, il retomba – par hasard, bien sûr – sur un texte du même genre. Un autre ton, mais la même mécanique. Il haussa les épaules. Il pensa à autre chose. Puis il ouvrit un livre, mais les phrases dansaient mal, quelque chose clochait dans les mots, il n’arrivait pas à fixer son attention. Et surtout, il y avait ces idées qui revenaient, qui traînaient dans un coin de sa tête comme des objets oubliés sur une table. Des idées qu’il ne reconnaissait pas comme siennes. Des idées qu’il n’avait jamais pensées et qui pourtant étaient là, familières, anodines, presque confortables. Il se mit à marcher. Sortit dans la rue, histoire d’aérer son cerveau. Croisa une vieille dame qui donnait à manger aux pigeons, un livreur qui pestait contre son GPS, un homme en costard qui dictait un message en marchant trop vite. Tous ces gens avaient-ils aussi des pensées parasites, eux ? Ressentaient-ils, eux aussi, cette étrange sensation de contamination lente, cette impression que la réalité avait pris un demi-degré d’inclinaison sans prévenir ? Il s’arrêta à un feu rouge. Il pensa à l’article. Il se demanda s’il était en train de changer. Et il s’en étonna à peine. K. essaya de se tenir occupé. Ranger son appartement, faire des listes, tout structurer. Mais, il fallait bien l’admettre, il ne parvenait plus à hiérarchiser ses pensées. Ce n’était pas qu’il réfléchissait trop. C’était que tout lui semblait à la fois flou et trop net. Comme ces images numériques mal compressées : les contours grossiers, les détails exagérés, et au milieu, un vide étrange. Il prit un livre au hasard. Un classique, un truc dont il connaissait chaque phrase avant même de l’avoir lue. Il se força à avancer dans le texte, un mot après l’autre. Tout était normal, les phrases s’enchaînaient comme il se souvenait. Puis, soudain, il tomba sur une ligne qui n’avait jamais été là. Il relut. C’était impossible. Il avait lu ce livre plusieurs fois. Ce passage-là, ce mot-là, cette construction-là… jamais il ne les avait remarqués. Il referma le livre brusquement. Inspira. Expira. Il posa les mains sur la table pour vérifier qu’il était bien ici, dans son appartement, dans la réalité. Tout était à sa place. Et pourtant. Il ouvrit son ordinateur. Juste une minute, pour vérifier. Il retourna sur des sites qu’il connaissait par cœur. Il lut quelques articles. Puis il eut un choc. Les phrases lui paraissaient différentes. Pas dans leur sens – non, ça aurait été trop facile. Mais dans leur tonalité. Dans les mots choisis. Comme si quelqu’un avait légèrement modifié le texte pendant qu’il avait détourné les yeux. Il s’éloigna de l’écran. Est-ce que c’était lui qui lisait autrement ? Ou bien… ? Non. Non. Il refusait d’entrer dans ce raisonnement. Il regarda l’heure. 16h42. C’était absurde, il était persuadé qu’il était encore le matin. Quelque chose en lui venait de dérailler. Il s’habilla, sortit. Dans la rue, il se força à observer le monde extérieur. Des passants, des klaxons, une odeur de café et de gaz d’échappement. Tout était normal. Et pourtant, il avait l’impression d’être décalé d’un millimètre sur la réalité. Comme une radio mal réglée. Comme une phrase légèrement retouchée. Comme une pensée qui n’était pas la sienne. K. se força à parler à quelqu’un. Un collègue, un ami, n’importe qui. Il avait besoin d’une interaction pour s’ancrer dans le réel, pour confirmer qu’il était toujours lui-même. Il choisit Antoine. Parce qu’Antoine était un type stable. Solide, carré. Pas du genre à s’embarrasser de pensées inutiles. Ils se retrouvèrent dans un café. Antoine commanda un expresso, comme toujours. K. hésita une seconde de trop avant de commander le sien. D’habitude, il prenait un allongé. Pourquoi hésitait-il maintenant ? Antoine parlait de tout et de rien. Un projet de boulot, des vacances à organiser. K. faisait des efforts pour suivre, hochait la tête, ponctuait de quelques « oui, bien sûr », mais quelque chose n’allait pas. Les mots d’Antoine lui arrivaient avec un léger décalage. Comme s’ils avaient été préalablement filtrés par un intermédiaire invisible, légèrement reformulés avant d’atteindre son cerveau. Antoine disait exactement ce qu’il devait dire. Chaque phrase sonnait juste, parfaitement placée, dénuée de la moindre ambiguïté. Trop nette. Trop fluide. K. en était sûr maintenant : quelque chose dans le monde était en train de s’aligner. Il fixa Antoine. -- Ça va, toi ? demanda son ami. Question banale. Mais la manière dont il la posa… non, c’était trop parfait. -- Oui, oui, mentit K. Il fit glisser son doigt sur le bord de sa tasse, son regard fixé sur un point vague. -- T’es sûr ? insista Antoine. Il insista trop vite. Comme si la question avait été prévue dans le script. K. sentit une vague d’inconfort monter en lui. -- Bien sûr, pourquoi ? -- Tu fais une tête bizarre. K. avala une gorgée de café. Il était amer, plus amer que d’habitude. Il leva les yeux. Antoine le fixait, la tête légèrement inclinée, l’air d’attendre une réponse précise. Et c’est à cet instant précis que K. comprit. Il était en train d’être testé. K. laissa un silence planer. Antoine continuait de le fixer, l’air de rien. Son café fumait encore, mais il n’y touchait pas. K. sentit une étrange pression dans l’air, comme si la réalité elle-même s’était resserrée autour de lui. Comme si tout ce moment était un test de calibration, une expérience dont il était le cobaye. Il eut un léger vertige. Lentement, il posa sa tasse sur la table. -- Tu sais, commença-t-il, j’ai lu un truc intéressant l’autre jour. Antoine haussa un sourcil, attentif. Trop attentif. K. improvisait, testait à son tour. -- Une expérience cognitive. Des chercheurs ont montré qu’on peut implanter des souvenirs faux chez quelqu’un, juste en lui répétant des versions légèrement modifiées de la même histoire. Antoine ne répondit pas immédiatement. Il touilla son café, mais sans réelle intention de le boire. -- Mmh, fit-il finalement. -- Et du coup, continua K., comment tu sais si ce que tu penses aujourd’hui, c’est vraiment ce que tu as toujours pensé ? Une fraction de seconde, le regard d’Antoine changea. Un micro-hésitation. Une imperceptible latence. Puis il sourit, et ce sourire… K. ne sut pas pourquoi, mais il le sentit préfabriqué. -- Mec, t’es en train de me parler de manipulation mentale, là ? Sérieusement ? Il avait dit ça avec légèreté. Presque comme une blague. Presque. K. l’observa attentivement. Il voulait croire qu’Antoine réagissait normalement, qu’il se moquait de lui avec son ton habituel, que tout allait bien. Mais quelque chose n’allait pas. Le timing. L’intonation. L’enchaînement des phrases. Tout sonnait trop juste. Trop lisse. Trop exactement comme il fallait. Il baissa les yeux sur la cuillère qu’Antoine tenait encore entre ses doigts. Elle vibrait légèrement contre la porcelaine. Un détail insignifiant. Et pourtant, K. sut, à cet instant précis, que quelque chose l’observait à travers Antoine. Que son ami n’était peut-être plus… tout à fait son ami. Et alors, il prit la seule décision qui lui sembla logique : se lever et partir. K. marcha vite. Puis plus vite encore. Il ne savait pas où il allait, mais il fallait qu’il s’éloigne. Antoine était resté assis au café, sans chercher à le retenir. Normal. Tout était toujours trop normal. Dans la rue, les passants avaient l’air ordinaires. Des piétons traversaient en vérifiant leur téléphone. Une femme attendait son bus en tapotant ses ongles sur la barre métallique de l’abribus. Des adolescents riaient fort devant une boulangerie. Tout était normal. Mais tout sonnait faux. K. s’arrêta au coin d’une rue. Il devait faire quelque chose. Agir. Se raccrocher à un élément réel. Une preuve. Alors il sortit son téléphone. Ouvrit son historique de recherche. Tout était là. Tout ce qu’il avait lu ces dernières semaines. Mais ce n’était pas exactement ce dont il se souvenait. Des titres légèrement différents. Des formulations qu’il ne reconnaissait pas. Des dates modifiées. Comme si quelqu’un avait réécrit le passé sous ses yeux. K. sentit un frisson glacé lui traverser l’échine. Et c’est alors qu’un message apparut sur son écran. « VOUS ÊTES DÉCONNECTÉ. » Pas d’expéditeur. Pas d’application associée. Juste ces trois mots, suspendus là, comme une sentence. Il releva les yeux. Le monde était figé. Les voitures ne bougeaient plus. Les passants étaient arrêtés en plein mouvement, certains le pied en l’air, d’autres la bouche ouverte sur une phrase inachevée. Tout était immobile. Et lui, le seul à encore bouger. Un silence absolu s’abattit. K. fit un pas en arrière. Puis un autre. Son cœur battait à une vitesse absurde. Puis il comprit. Ce n’était pas lui qui s’éloignait du monde. C’était le monde qui s’éloignait de lui. Un bruit blanc envahit ses oreilles. Pas un son. Pas un signal. Juste un silence trop parfait. Et, avant qu’il n’ait le temps de hurler, tout s’effaça. Musique : Gyorgy Ligeti Lux Aeterna Image d'illustration Giorgio De Chirico Intérieur Métaphysique avec Biscuit ( 1916)|couper{180}

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