L'instituteur

Le poids d’un silence

Le soir, dans le silence de l’école vide, il prépare la leçon d’histoire. Les Grandes Découvertes. Sa main trace au crayon la route de Vasco de Gama, mais ses yeux voient autre chose.

Une côte aride, brûlée par un soleil qui n’avait rien de français. L’odeur de la mer, de la poudre et de la fièvre. Les mouches sur les blessés qu’on ne pouvait évacuer. Le sifflement des shrapnels au-dessus des barges. Le bruit particulier que fait un corps en tombant d’une falaise.

C’était aux Dardanelles. Un nom qui, pour les autres, évoquait un lointain échec stratégique. Pour lui, c’était le goût du cognac volé pour se donner du courage, le visage d’un gamin de Marseille, tué à ses côtés avant même d’avoir posé le pied sur la plage. Il n’en avait jamais parlé. Une fois seulement, des années plus tard, il avait murmuré à son frère, dans l’embrasure d’une porte, des mots que j’avais surpris : « Là-bas, c’était pas la guerre, c’était... autre chose. On était de la chair à canon sur un rivage maudit. »

Il n’avait jamais su que j’avais entendu.

Maintenant, face à la carte du monde, il se tait. Comment leur parler de la grandeur de la France, quand on a vu ses fils mourir pour un détroit turc ? Il prend l’éponge, efface le tracé de son crayon. Demain, il parlera des Gaulois. C’est plus simple. C’est plus loin.