L'instituteur

Le mensonge fut mon liquide amniotique. Depuis le for intérieur de ma mère, je sus que je la décevrai ; elle rêvait d’une fille, imaginait déjà la couleur du papier peint de ma chambre à coucher, les tons pastels, les peluches qu’elle n’avait pas eues enfant. Son mensonge s’infiltra dans mon sang comme une drogue ; je n’ose pas dire un poison, car sans cela, il est tout à fait possible que je n’eusse jamais eu l’outrecuidance d’écrire.

Je suis né prématurément à Paris, durant la semaine des barricades à Alger ; je ne sais plus vraiment si c’était quatre ou huit semaines avant terme. Ce dont je me souviens, c’est d’un arrachement qu’immédiatement je transformai en abandon. Placé dans une couveuse à l’hôpital Saint-Michel, mes premiers contacts avec l’air que je respirai furent tintés d’absence, de manque, et laissèrent dans mes poumons, dans mes nerfs, mon sang, la trace d’une atrocité sans nom.

Durant toute mon enfance, il me semble que j’ai manqué de souffle, comme d’envergure ; ceci m’explique sans doute la quantité de rêves de vol dont je me souviens encore. S’envoler vers le ciel, vers l’azur, devait être synonyme de respirer ; et cette difficulté à le faire durant la journée, les colères, les rages que j’en éprouvais, se décantaient dans des plages oniriques, souvent récurrentes. Ainsi, il pouvait m’arriver d’entreprendre un rêve de vol le dimanche soir et de le maintenir, surtout dans son échec, jusqu’au dimanche suivant.

Ce fut bien plus tard que je découvris la manière de s’envoler et que j’appris à la reproduire, l’élément central, essentiel, étant une certaine forme de nonchalance, une certaine façon d’attaquer du talon le sol de la rêverie, toujours étonnamment solide, comme s’il s’agissait d’un sol réel. Cette occupation me prenait un temps important et, assez rapidement, je découvris que je pouvais effectuer mes tentatives, pratiquer le petit jeu des échecs et des réussites, même en classe où je m’ennuyais terriblement.

Mes parents habitaient à l’étage d’une grosse maison dans le quartier de La Grave, sur la rue Charles Vénua, à quelques centaines de mètres du carrefour du Lichou (ici, il faudrait retrouver le nom de la route départementale qui relie Vallon-en-Sully à Montluçon et, dans l’autre sens, vers Saint-Amand-Montrond ; je me souviens vaguement d’une D 915, anciennement route nationale 145, après vérification).

Au rez-de-chaussée de la maison vivait encore mon arrière-grand-père, Charles Brunet, né en 1883 dans la commune voisine d’Huriel, soldat de la Grande Guerre et hussard noir de la République, c’est-à-dire instituteur depuis les années vingt, dans le village de Saint-Bonnet-le-Désert, devenu depuis Saint-Bonnet-de-Tronçais, à l’orée des chênes multicentenaires plantés sur les ordres de Colbert.

Entre lui et moi, je crois que des liens invisibles se formèrent très tôt ; sa chambre à coucher se trouvant, fortuitement, exactement sous la mienne. Je me suis souvent demandé si les influences de ce vieillard, déjà fort chenu, ne se seraient pas infiltrées au travers du plancher pour me rejoindre, et inversement.

Les rares souvenirs que j’ai conservés de lui sont avant tout des souvenirs sonores : « Menteur picoteur, les grenouilles t’attraperont ; menteur picoteur, les crapauds te mangeront. » Et il suffit que j’écrive cette formule magique pour que je le voie tout entier, surmonté de sa touffe de cheveux blancs en bataille, sourcils broussailleux, et œil perçant et malicieux.

Né à Paris dans le quinzième arrondissement, je suis resté quatre ans chez mes grands-parents paternels pour des raisons longtemps restées obscures. Puis j’appris la difficulté du couple parental, la guerre d’Algérie, les relations houleuses, la démobilisation, les cours du soir, l’élan qu’avait impulsé la fin d’une autre guerre. Nous n’étions plus vraiment sur le seuil des Trente Glorieuses, il fallait se hâter d’accéder à je ne sais quel idéal, certainement une espèce de rêve américain revu et corrigé par De Gaulle puis Pompidou.

Mon père notamment avait un effroi pathologique de la pauvreté, sans doute parce qu’il avait connu des temps de disette autrefois dans sa propre enfance. Contrairement à ce que j’ai pu imaginer souvent, la vie dans les campagnes durant la Seconde Guerre mondiale n’était pas facile ; bien que les potagers existassent, ils ne produisaient leurs fruits que durant une période courte de l’année, les denrées n’étaient pas accessibles, et souvent j’ai entendu des histoires concernant des breuvages affreux se faisant passer pour du café, ou encore les mots « rutabaga », « topinambour », dont on avait d’ailleurs tant soupé qu’on ne voulait plus en entendre parler.

Mon père était représentant de commerce pour une société de couvertures asphaltées ; il y était entré grâce à ses états de service durant l’Algérie, comme de nombreux collègues. Ma mère n’était pas vraiment d’accord pour épouser le statut de femme au foyer ; elle avait appris la couture et, très vite, trouva un emploi pour une société du Sentier à Paris, un ouvrage qui s’effectuait au début par correspondance : la création de robes de mariées. Ainsi, nous étions devenus des ruraux avant que je n’aie même le temps de me familiariser à une condition citadine.

La légende familiale, tenace, dit que très tôt je sus lire et écrire, sans doute poussé par ma grand-mère paternelle qui était la fille de Charles Brunet, et aussi dans une certaine mesure un échec auquel il avait dû s’habituer : car lui aurait bien aimé se perpétuer dans un être de sexe masculin.

illustration : Des parachutistes, qui ont fraternisé avec les insurgés, sont alignés le 31 janvier 1960 devant les barricades dressées à Alger pendant la "semaine des barricades". (JEAN-CLAUDE COMBRISSON / AFP)