L'instituteur

L’Hiver 1920

Charles Brunet, Saint-Bonnet-de-Tronçais

J’arrive à Saint-Bonnet par un matin de décembre 1920. Le gris du ciel ressemble à celui des tranchées, mais ici, c’est un gris de cendre froide et de bois mort.

J’ai vingt ans, et je me sens vieux.

La mairie-école sent l’encre violette, la cire et la houille du poêle Godin. Ma classe — ma première classe — est une pièce unique. De grandes cartes de géographie jaunies sont punaisées au mur. La France y figure encore avec ses départements de 1870. Personne n’a encore changé les cartes.

Mon logement de fonction, à l’étage, est spartiate : une table, un lit en fer, une armoire à glace, et la fenêtre qui donne sur la place. En contrebas, le café du bougnat, la forge où résonne le marteau sur l’enclume, et le monument aux morts, tout neuf, avec des noms que je ne connais pas encore.

Les enfants me regardent avec des yeux graves. Ils savent que je reviens de là-bas. Ils devinent, peut-être, que j’ai appris d’autres leçons que celles des livres.

Le maire, un vieux propriétaire terrien à favoris, me serre la main en disant :
« — Vous allez leur apprendre à lire et à compter, Brunet. Et à être Français. »
Je ne réponds rien. Qu’est-ce que cela veut dire, « être Français », après Verdun ?

Ce matin, j’écris à la craie sur l’ardoise du tableau noir :
Liberté, Égalité, Fraternité.
Puis, en dessous, je leur fais dicter :
Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés.

Les voix des enfants montent, claires et fragiles, dans la pièce surchauffée. Dehors, un vent froid venu de la futaie Colbert de Tronçais fait grincer l’enseigne du bougnat.

Le soir, je corrige des cahiers d’écriture à la plume Sergent-Major. Ma main tremble parfois. Pas de peur. De fatigue. La fatigue de ceux qui ont vu et qui doivent maintenant faire semblant d’oublier pour construire l’avenir.

Je suis Charles Brunet, instituteur public, vingt ans, ancien soldat de deuxième classe.
Je gagne cent trente francs par mois.
Je dois apprendre la paix à des enfants qui n’ont connu que la guerre.
Et je regarde, par la fenêtre, les noms gravés dans la pierre, en me demandant lequel d’entre eux a été tué par quelqu’un que j’ai peut-être tué moi-même.

L’hiver est long. La neige tombe tôt cette année.