Les nuits où je rêvais de Charles Brunet ne se ressemblaient pas.

Il y eut d’abord, vers mes dix ans, les nuits de la leçon. Sa main, qui sentait l’encre et le bois des pupitres, m’attrapait par l’oreille. « Tu as encore menti, petit farceur. » Son haleine avait le parfum mentholé des pastilles Vichy qui crépitaient contre son palais. Il ne traçait pas au tableau, mais sur le plancher de ma chambre – avec sa canne, il gravait en pointillé : Menteur picoteur, les grenouilles t’attraperont.
« Écris-le cent fois, me disait-il à travers le bois, sa voix provenant de sous le plancher. Apprends à écrire tes mensonges, au moins ils serviront à quelque chose. »
Je me réveillais avec la paume cramoisie, comme si j’avais vraiment écrit. La frontière était poreuse : le rêve, le mensonge, l’écriture. Tout se confondait. Charles Brunet, mort depuis des années, poursuivait son enseignement nocturne, et dans ma bouche persistait le goût des pastilles Vichy auxquelles je n’avais plus jamais voulu toucher depuis son enterrement.

Puis vint la nuit d’Osny, au pensionnat Saint-Stanislas, alors que j’avais douze ans. Cette nuit-là, pour la première fois, je sus voler. Non pas cette ascension laborieuse des rêves d’enfance, mais un envol absolu, souverain, comme une évidence. Le rêve était saturé à mille pour cent – les couleurs hurlaient, l’air avait la consistance du miel. Je fendais la nuit de la région parisienne, survolais Pontoise endormie, lorsque la nostalgie me transperça. Une force irrésistible m’aspira vers le sud, vers la maison de La Grave.
Je le vis alors : Charles Brunet, debout devant la maison, les deux mains appuyées sur sa canne. Il leva la main – non pas le geste théâtral de l’instituteur, mais un petit signe amical, complice, comme s’il m’attendait. Ses yeux riaient.
Le réveil m’arracha. Je retrouvai ma cellule de pensionnaire, les draps rêche, l’odeur de cire et de soupière. Les sanglots montèrent, non de tristesse, mais de colère. On ne devrait jamais se réveiller d’un tel rêve.