peintres

Ce mot-clé fédère les fragments, évocations ou méditations où d’autres artistes apparaissent, non comme simples références ou modèles, mais comme figures tutélaires ou contrepoints vivants, compagnons de route parfois muets, parfois envahissants. Cézanne, Giacometti, Van Gogh, Soulages, Basquiat ou Tarkovski (à la lisière de l’image en mouvement) — tous traversent ces textes comme des présences agissantes. Ils ne sont pas des objets d’admiration figés, mais des surfaces de projection, de conflit, de dialogue.

Là où certains écrivent "sur" les peintres, ici on écrit avec ou depuis eux. Leurs gestes, leurs effacements, leurs obsessions deviennent autant de miroirs dans lesquels se réfléchir soi-même, en tant que peintre ou écrivain. Il s’agit moins d’interpréter leur œuvre que d’interroger ce qu’elle provoque : un frisson, une retenue, une sidération ou une connivence soudaine.

Le mot-clé « Peintres » est donc un terrain d’affinités sensibles, un lieu où la pratique de l’auteur — qu’elle soit picturale ou scripturale — trouve des appuis, des échos, ou des lignes de fuite. L’histoire de l’art y est présente, bien sûr, mais toujours en creux, filtrée par une expérience personnelle, intime, parfois conflictuelle, à la fois située dans le temps et intempestive.

compilation de tous les articles du mot-clé

16 décembre 2025

Publié le 16 décembre 2025

Cette nuit je rêve que je suis nu au milieu d’une pièce blanche. Je suis en position fœtale, plaqué au sol dans une posture humiliante, et je subis une longue série d’accusations qui viennent d’une coursive en surplomb. Les voix sont asexuées. Pour ne pas me laisser prendre par ce qu’elles disent, je me fixe sur leur tessiture, sur le grain, sur la hauteur, sur le souffle. Mon premier réflexe est de croire que ce sont des voix de femmes, puis ça se mélange : des femmes, des hommes, des enfants. Ce mélange enlève les visages. Elles parlent par salves. Entre les salves, des pauses nettes. Dans ces pauses quelque chose se retient encore, hésite. Je me ligote à la curiosité : je relève la hauteur d’une voix, la pause, la reprise. Ce relevé me tient au bord.

Elles s’approchent autrement. Elles ne se jettent pas. Elles tournent. Elles avancent par petites touches, hésitent. Des rapaces autour d’une proie. D’abord le banal, un détail, une petite phrase sans éclat. Puis le retrait, l’attente, le retour. Ce va-et-vient use la curiosité : au lieu d’ouvrir, elle tourne sur place, prise dans le même cercle.

Au début je tiens à distance. Le contenu reste au-dessus, une pluie qui ne touche pas le sol. Je n’attrape que la musique des voix. Puis certaines changent. Elles deviennent des corbeaux. Pas d’oiseaux visibles, des coups de bec dans l’air. Ça vient par à-coups, ça pique, ça arrache. Chaque accusation devient un impact, bref et précis, et je sens qu’on me prend. Je ne vois presque rien, mais je sens une méthode, une attaque qui revient, qui cherche une prise.

Alors je me raccroche à la douleur. À chaque fois qu’une voix revient, elle m’arrache un lambeau de peau. Pas un arrachement vague : ça tombe toujours au même endroit. Je sens la nuque, le flanc, la gorge. La peau cède, un tissu qu’on tire. Je ne saigne pas. Je sens seulement que ça se détache. Je sens des morceaux qui partent. Et c’est là que surgit l’idée la plus simple, la plus indécente aussi : que tout s’arrête. Plus de voix, plus de pauses, plus de reprise. Une fin nette. La mort comme une sortie de secours, une extinction. Je la veux une seconde, pas pour mourir, pour que ça cesse enfin. Puis les voix reviennent, et l’idée se replie, elle aussi, sous la peau.

Les voix reviennent. Elles ne crient pas. Elles ne s’emportent pas. Elles énoncent. Elles martèlent. Elles reprennent. Par moments, je sens l’approche avant l’impact, une montée légère dans l’air, puis le coup. Et mon corps réagit avant moi : je me crispe, je me replie plus fort, et l’arrachement suivant est plus profond. La crispation offre une prise.

La pièce n’a plus l’air blanche. Le blanc devient une matière. Le sol a un grain. L’air a une odeur sèche, presque sanitaire, de produit d’entretien. Je reste au sol, nu, de plus en plus léger. Je sens qu’on me retire quelque chose à chaque passage, pas seulement la peau : la capacité de tenir, de faire écran, de détourner. Il reste moins de surface.

Puis une voix, plus proche que les autres sans être plus forte, ne lance pas une accusation. Elle demande, avec une neutralité administrative : « Et toi, qu’est-ce que tu fais là ? » La question tombe dans une pause, et la pause se referme sur moi. La douleur ne suffit plus. Il faut répondre.

J’ouvre la bouche, l’air est glacial. Je veux sortir un mot, mais ma langue est gelée. Je force, je sens le froid dans la gorge, un froid qui bloque, qui blanchit tout. Je dis : « Je… » Et le son qui sort n’a pas de corps. Ce n’est pas ma voix. C’est la leur : la même diction, la même neutralité, la même voix sans sexe. La phrase se forme toute seule, nette, prête : « Je suis là. » Puis, sans transition, dans cette même voix, la question revient, mais elle sort de moi : « Et toi, qu’est-ce que tu fais là ? »

La coursive s’efface. Il n’y a que la pièce blanche, et ma bouche qui parle avec leur voix, qui reprend leurs phrases, qui relance la procédure. Mes lèvres continuent de bouger. Les mots sortent au bon rythme, comme appris. Je me réveille au moment précis où ça continue encore dans le noir, et j’ai honte non pas d’être nu, mais d’être enfin exactement ce que l’on attend que je sois.

Illustration : Prométhée délivré , de Carl Bloch est exposé au musée Pavlos et Alexandra Canellopoulos d’Athènes. Photo : Panagiotis Moschandreou/The Guardian

Correspondance Mallarmé-Whistler

Publié le 12 octobre 2025

Livre de correspondance mais monté comme un récit, ce volume reconstruit les dix années où Stéphane Mallarmé et James McNeill Whistler deviennent l’un pour l’autre ce que la fin d’un siècle invente de plus tenace : une amitié d’atelier, de lettres brèves, de rendez-vous manqués, d’affaires juridiques qui consomment des journées entières et de gestes d’art qui comptent plus que le reste, et c’est la force du montage de Carl Paul Barbier : accumuler, classer, annoter, mais sans gommer l’accroc des timbres, les orthographes vacillantes, la vitesse de la carte pneumatique, l’énergie qui passe entre la rue de Rome, la rue du Bac, Valvins, Londres, les gares, les salles d’audience, les librairies qui vendent peu, et l’atelier où tout recommence le soir venu

. On commence par la table matérielle : des planches, un frontispice où Whistler mord le cuivre pour fixer Mallarmé, un Avant-propos qui promet l’exactitude et le refus de lisser les curiosités de langue du peintre, un Appendice qui reproduit en français le « Ten O’Clock », puis les Provenances et l’Index : c’est un livre d’archives qui assume sa fabrique, mais qui se lit comme la chronique serrée d’une fraternité esthétique

. Le nœud se fait en 1887-1888 : Monet en tiers discret, Café de la Paix, déjeuner à trois, et l’accord tombé net : Mallarmé traduira la conférence de Whistler, ce Ten O’Clock qui affirme l’autonomie du fait pictural, l’art pour l’art, le refus de la morale illustrative et du récit plaqué sur l’image ; à partir de là, les cartes filent, les rendez-vous s’aimantent, Dujardin s’occupe de l’édition, Gillot et Wason pour les questions d’imprimeur et d’épreuves, Vielé-Griffin vient prêter sa compétence bilingue, on travaille jusque tard un samedi pour tenir la date : scène d’atelier à quatre mains, où la prose de Mallarmé cherche l’équivalent de l’attaque whistlérienne, où l’on hésite, où l’auteur retourne sur ses ambiguïtés, demande d’arrêter les presses, d’ajuster telle nuance, puis signe : c’est une page essentielle du livre parce qu’on y voit la traduction comme lieu même de l’amitié — on se lit pour se rectifier, on s’admire pour mieux couper — et parce que la diffusion restera cette affaire paradoxale : silence poli des grands journaux, circulation sûre chez les initiés, Italie, Bruxelles, cercles symbolistes, avec la querelle sourde sur « la clarté » française face à ce dandysme d’outre-Manche

. Sitôt dit, autre séquence qui donne sa texture romanesque à l’ensemble : l’affaire Sheridan Ford et The Gentle Art of Making Enemies, Whistler qui se bat pour bloquer une édition pirate, l’avocat Sir George Lewis côté Londres, puis Beurdeley et Ratier côté Paris, Mallarmé qui conseille et relaie, la saisie obtenue en Belgique, on tente d’empêcher l’impression à Paris, les nuits trop pleines d’« allers-retours » : ce que la correspondance retient, ce n’est pas seulement le dossier, c’est la façon de s’en parler, l’humour, la dureté, l’entêtement, et ce qu’une telle bataille révèle : la gestion moderne d’une œuvre, son image publique, la part de publicité que Whistler sait manier, l’ombre courte des maisons d’édition et des revues ; l’amitié, ici, c’est aussi une compétence qu’on partage, une énergie à tenir la ligne esthétique jusque dans les tribunaux

. 1892 condense une autre lueur : Vers et Prose sort chez Perrin, Whistler trouve « le petit livre charmant », Mallarmé lui réserve l’exemplaire Japon avec un distique bravache qui mesure la fraternité dans l’aiguille de la lithographie, et la fabrique matérielle de l’ouvrage est documentée jusqu’aux feuilles, aux heures de corrections, aux papiers Chine, Hollande, Japon : un savouré de chiffres qui, chez Barbier, fait raisonner la prose avec le plomb des ateliers ; c’est tout Mallarmé : la page, son air, ses blancs, et la gravure de Whistler venant comme une signature partagée, l’« à mon Mallarmé » au crayon : l’amitié a sa matérialité, sa monnaie d’épreuves, sa circulation d’images, et le livre en garde la cadence exacte

. Le milieu des années 1890 bascule vers les complications : santé, deuils, rumeurs, procès interminables — l’affaire Eden qui mènera jusqu’à la Cour d’appel de Paris fin 1897 — et l’on voit comment Mallarmé se met au service tactique du peintre, lettres à Dujardin, visites à l’avocat, messages aux Présidents, cartes qui appellent à « ce tact Mallarmé infaillible », pendant que Whistler est cloué au lit d’un hôtel, rhume, puis grippe, dans l’attente d’une audience reportée : la prose s’échauffe, « je vous écris, cela devient Poésie », et c’est tout le drôle de ce livre : la poésie sort des contraintes, de la police des couloirs, des « conclusions de l’Avocat Général » qu’on lit à l’heure du dîner ; à la fin de novembre, décembre, on s’organise, on cale le rendez-vous rue du Bac, on partage les nouvelles, on tient ferme le cap du procès, et c’est un hiver français à deux : visites au Louvre où Julie Manet se souviendra d’un bouton couleur cassis, salons du mardi, portrait de Geneviève montré, donné, choisi dans une pile d’épreuves — l’atelier circule au milieu de la ville, le livre fait entendre sa rumeur de pas, de fièvre, d’art vu de près

. Dans les lettres qui suivent, une page suspendue : Whistler veuf, Mallarmé qui répond avec une simplicité droite, refusant d’isoler l’ami de la présence de celle qui fut « le bonheur », rappelant Valvins, la maison, la dernière feuille qui tombe, et promettant de revenir à Paris pour « les trompettes » du procès : un ton d’extrême pudeur, l’évidence d’un lien qui tient mieux que les dates ; l’éditeur a laissé ce tremblement intact, c’est là que la correspondance devient récit, et c’est pour cela qu’on la lit : pas pour le pittoresque fin-de-siècle, mais pour la tenue d’un langage de fidélité qui n’a pas besoin d’emphase

. Le dernier chapitre de leur proximité s’écrit en 1898 : invitations à l’atelier de la rue Notre-Dame-des-Champs, Renoir au menu des conversations, dîners qui prolongent la lumière, Vanderbilt posé puis achevé, une journée d’août à Valvins, fêtes le lundi, au revoir de saison, et puis chacun retourne à sa ville, ses portraits, ses textes, ses soucis ; on sait la date butée, septembre, la fin de Mallarmé, si proche, que le livre ne dramatise pas, préférant aux grands nœuds tragiques l’enchaînement des gestes courts : « venez, voyez, dînons, demain à midi, pardonnez-moi de ne pas vous rencontrer à mi-chemin » ; la modernité de ce duo est là : l’art se fabrique dans une géographie réduite à quelques rues, à des cartes portées en une heure, à des épreuves qu’on signe et redistribue, et dans cette compacité la pensée du poème et de la peinture s’aiguise ; la correspondance, comme forme, devient l’espace de travail même

. Entre ces pôles, Barbier insère des seconds rôles décisifs : Duret, Mirbeau, Huysmans, Moore, Heinemann, Pennell, Whibley, Berthe Morisot, Méry Laurent, et ce réseau explique comment les idées du « Ten O’Clock » se débrouillent en France, par cercles, comment elle rencontrent les réserves : question de clarté, d’humeur nationale, de presse qui traîne, de librairie qui n’insiste pas ; on voit aussi la fabrication d’une image publique, les toasts, un dîner d’hommage où Mallarmé remercie d’une voix familiale, la critique de la vie « mise en musique » qu’un correspondant lit dans ses pages, et ces minuscules transferts : sucre d’orge, prévenances, cartes de visite, dont le livre garde trace, comme s’il fallait faire droit aux choses infimes qui maintiennent les liens quand la grande machine du monde devient fatigante

. Reste l’appareil : Barbier l’écrit net dans son Avant-propos — il ne corrige pas Whistler, garde jusqu’aux « curiosités orthographiques », et s’il semble parfois donner au peintre « le beau rôle », c’est que les lettres l’imposent, et parce qu’aussi, côté français, la bibliographie sur Mallarmé abonde quand l’Américain a besoin d’un surcroît de contextes ; le pari est d’ailleurs réussi : on sort du livre avec un Whistler plus proche, drôle, félin, obstiné, et un Mallarmé plus concret, tacticien et disponible, logicien des moindres détails matériels du livre et de l’image, sans renoncer à sa souveraine économie de parole

. Résumer : une histoire d’alliance entre deux souverainetés — la phrase et la touche — dont la scène première est une traduction, dont la scène seconde est un livre de poèmes accompagné d’une gravure, dont la scène troisième est un tribunal, et entre les scènes des couloirs, des salons, des musées, des petites villes où on rentre fermer la maison, l’air d’automne qui passe, le bouton « cassis » sur l’épaule d’une jeune fille qui copie au Louvre, les « trompettes » d’un procès qui n’achève rien, la page qui prend, au jour le jour, le relais de la conversation : la correspondance dit cela, exactement : comment l’art, pour tenir, a besoin de cette trame têtue d’attention, de disponibilité, de logistique et d’élégance, et comment, dans l’Europe 1888-1898, deux noms la tissent au présent, Mallarmé et Whistler, jusqu’à la dernière poignée de main, jusqu’au dernier « à demain », et ce « pardon de ne pas vous rencontrer à mi-chemin » qui sonne comme la formule même de l’amitié, quand l’art vous occupe à plein et que le monde, lui, ne cède pas

.

12 octobre 2025

Publié le 12 octobre 2025

On dit vivre au présent. Le présent n’a pas lieu. Il se soutient d’une lacune qu’on nomme instant. Une époque répond à une autre, sans rencontre. Revenir ne rejoint rien. Cela répète. Nommer l’instant le retire. Ce qui se montre se défait. Rien à retenir. Aller sans objet. Passages. Lire. Relire. Couper. Laisser le reste. Parfois l’écriture a lieu dans le sommeil. Au réveil, rien. Mieux, peut-être. Se soustraire au présent nommé n’éclaire pas. Une ouverture a lieu, sans lieu. Exposé au neutre. Sans accueil, sans refus. L’inquiétude prévaut sur l’assurance. Il y a, peut-être, urgence. Non à comprendre. À sortir. Un pas se fait, sans direction. Pourquoi, comment, en suspens. Rien n’est décidé.


Le présent n’a pas lieu. S’il n’a pas lieu, il oblige. Tenir l’écart. Suspendre l’assentiment. Reporter le jugement. Réduire la phrase. Épreuve minimale. L’horloge passe de 12:00 à 12:01. Rien n’a eu lieu. Le fichier porte une date. Rien ne s’est passé. Différence constatée sans événement. Conséquence. Conduite basse intensité. Ne pas conclure. Laisser ouvert. Geste minimal. Sortir plutôt que comprendre. Risque. Séparation. Silence pris pour refus. Perte d’usage. Ce que cela sauve. Attention. Possibilité d’entendre. Place pour quiconque. Il y a, peut-être, urgence. Un pas se fait, sans destination. Ni adhésion ni déni. Le neutre travaille. Rien n’est décidé.

illustration : Whistler, nocturne en bleu et or, 1872-75, huile sur toile, Tate, Londres.

# Boost 2 # 02 | Le moment du trop

Publié le 22 septembre 2025

(À l’heure où l’auteur, saturé de titres, demeure muet. Les témoins parlent pour eux-mêmes, chacun dans sa solitude. La somme fait la scène.)

[La Carte]

Je suis une carte. On me consulte pour trouver un chemin. J’indique des distances, des pentes, des courbes. J’ai été conçue pour ça. Mais on m’utilise pour autre chose : on me surcharge d’histoires, de titres. Je ne reconnais plus mes lignes. Je reste fidèle à ma fonction, orienter, mesurer. Pourtant je deviens illisible.

[L’Inventaire]

Un. Deux. Trois. Dix. Vingt. Ça ne s’arrête pas. J’ai été ouvert pour compter, pour ranger. Mais je gonfle, je m’étire, je n’ai plus de bornes. Chaque nouveau titre est un poids. Je ne sais plus si je contiens ou si je me vide. J’étais censé aider, je me perds moi-même.

[Le Lecteur}

Je tombe sur cette liste. Trop longue, trop pleine. J’essaie de suivre, mais je ne sais pas si ces histoires existent. Sont-elles inventées pour moi ? Sont-elles réelles ? Je doute. Peut-être qu’on se moque. Peut-être qu’il n’y a rien derrière les titres. Je ferme le carnet, je reste inquiet.

[L’Archiviste]

J’aligne. Je numérote. Je classe par rubriques, par années, par lieux. Mon rôle est clair : tenir l’ordre. Mais l’ordre se défait dès que j’écris. La liste enfle, se dédouble. Je rature, je recopie. Je voudrais contenir, mais je ne fais que rappeler qu’il y a trop. Je ne suis pas sûr d’être utile.

[Le Silence]

Je n’ai rien à dire. Je suis là autour. Je gonfle dans les blancs. On m’a laissé la place du principal, le mutique. On croit que je soutiens, mais je ne soutiens rien. Je suis le vide au centre. J’attends que quelqu’un me traverse. J’attends, et rien ne vient.

Le rêve d’intemporalité

Publié le 21 septembre 2025

Cela commencerait par un simple observation. J’aurais écrit mon texte quotidien, un texte bref ; je me serais efforcé d’atteindre ce fantasme de briéveté, et l’insatisfaction demeurerait. Elle demeure parce que pour moi la briéveté est un fantasme. Et donc je voudrais en avoir le coeur net. Je voudrais parier qu’en écrivant un autre texte dans un nouvel espace, je me débarasserai de ce fantasme. C’est la même démarche pour se débarrasser du désir que celle de l’épuiser méthodiquement jusqu’à la lie. Donc je cherche un espace mais voilà que la date se dresse devant moi dans toutes les rubriques de ce site. C’est à dire que si j’écris un nouveau texte il sera irrémédiablement lié à une date. Sauf si je crée un squelette spécial pour une rubrique particulière, une rubrique sans ordre chronologique. Le fantasme ici, l’imaginaire, rêvent d’une absence de temporalité sans doute parce que cernés par celle-ci. C’est donc une friction toujours en cours qui produit l’explosion l’étincelle. Il n’y a pas à s’en sentir bien ou mal c’est un fait.

Etrangement, aujourd’hui je choisis deux illustrations semblables d’Umberto Boccioni. Pour cet article il s’agit de La ville se Lève alors que dans mon texte de carnet j’ai choisi Les adieux 2

21 septembre 2025

Publié le 21 septembre 2025

Ne plus rien voir, ne plus rien entendre : juste l’élan nu d’aller jusqu’aux limites, les franchir d’un pas sec, sans se retourner. Une pulsion de coupure, avant les mots, pour éprouver si le vide peut tenir lieu de monde.


Cette épidémie de solitude qui frappe l’humanité est sans précédent. Il fallait qu’elle advienne dans une époque marquée par la communication à outrance.


Communiquer ce n’est pas créer une chapelle, une église, encore moins une "religion". à moins que si justement, ce ne soit précisément que cela.


Le bourdonnement d’une mouche je m’éfforce de ne pas l’entendre. Idem pour ce moteur dans le voisinage. Idem pour l’avertissement diffusé par les hauts parleurs, ceux de la gare proche, poussés par le vent. Idem pour tout ce qui rumine en moi, tout au fond de moi. S’efforcer est-il le bon mot, je ne crois pas. Non, j’écris et en même temps que j’écris tout cela je franchis cette frontière. Me voici dans mon propre désert soudain, je m’en rends compte à présent.

Illustration Etat-d’âme-Les-adieux-2-Boccioni , 1911

Alfred Mira, le peintre que New York a vu et oublié

Publié le 11 août 2025

À vrai dire, personne ne se souvient plus très bien du moment exact où Alfred Mira est sorti du champ. On l’a vu longtemps, ou plutôt on a vu ce qu’il voyait : Washington Square après la pluie, MacDougal Street quand le trottoir brille, Sheridan Square traversée par un autobus bleu clair. Puis, un jour, ces vues se sont effacées, comme si quelqu’un avait replié la carte du quartier et rangé la peinture dans une boîte à chaussures. On ne sait pas où se trouve la boîte.

Né en 1900, élevé dans Greenwich Village par des parents venus d’Italie, Mira avait appris à regarder avant de savoir peindre. Les rues étaient son premier atelier, la façade de briques son chevalet, le ciel entre deux immeubles sa palette. Les voisins lui donnaient parfois un signe de tête, rarement plus. Les chiens errants passaient sans le voir, mais il enregistrait tout : une échelle posée contre un mur, le reflet d’une ampoule dans une vitrine, l’ombre d’une corniche au mois de mars.

Dans sa jeunesse, Mira avait fréquenté la National Academy of Design, puis l’Art Students League, où il avait compris que, malgré les injonctions de l’époque, il n’aimait pas trop déformer les choses. Il préférait la rue telle qu’elle se présentait, mais filtrée par sa lumière. Le matin, souvent, il descendait vers Washington Square Park avec un carnet et un crayon, s’arrêtant au bord de la fontaine, pas pour la dessiner mais pour écouter le bruit de l’eau qui tombait — comme si ce son devait se retrouver, plus tard, dans les coups de pinceau.

Ce qu’il peignait, c’était moins un décor qu’une respiration. Les passants, il les laissait flous ; la pluie, il la rendait presque tiède ; la nuit, il la faisait rougir autour des lampadaires. Et toujours cette impression qu’on marche à côté de lui, dans un quartier qu’on connaît déjà un peu, même si on n’y est jamais venu.


Les Mira venaient d’Italie, d’un village dont on a oublié le nom, ou alors quelqu’un s’en souvient mais ne le dira pas. En tout cas, ils avaient débarqué à New York avec un paquet de vêtements, deux ou trois recettes de cuisine, et cette manie de parler avec les mains même quand on tenait un baluchon. Greenwich Village, à l’époque, n’avait rien de la carte postale pour touristes : c’était un quartier d’immigrants, de petits commerces et d’ombres longues au pied des immeubles.

Alfred, gamin, traînait autour des vitrines. Pas pour acheter, juste pour regarder la façon dont la lumière faisait vibrer les oranges empilées ou se reflétait sur une théière en étain. Plus tard, il entra à la National Academy of Design — ce qui sonnait très sérieux — puis à l’Art Students League, où on lui apprit à parler le langage des ombres et des perspectives, à comprendre qu’un mur rouge n’est jamais vraiment rouge, qu’il a toujours un peu de bleu dedans.

Il finança ses études en travaillant chez un décorateur d’intérieur, ce qui lui fit découvrir que le goût des autres n’était pas forcément le sien. Chez lui, on ne choisissait pas les couleurs pour flatter un canapé, mais pour dire quelque chose au passant, à celui qui lève les yeux entre deux pas.

Il regardait aussi ailleurs. Les murs de l’école affichaient parfois des reproductions de Monet ou de Pissarro. On lui parlait de la lumière française comme d’une sorte de miracle climatique. Mira notait, mentalement, qu’il faudrait un jour aller voir ça de près.


En 1928, Mira prit le bateau pour la France. Ce n’était pas pour fuir quoi que ce soit — pas de dettes, pas de chagrin d’amour — mais pour voir ce dont on lui avait tant parlé : la fameuse lumière. Il débarqua au Havre, remonta la Seine, et découvrit que Paris n’était pas exactement comme dans les affiches de voyage. Le ciel pouvait être gris, la pluie sale, et la lumière, ce miracle annoncé, avait parfois besoin d’un coup de chiffon.

Il s’installa du côté de Montparnasse, à deux pas d’un café où on croisait des visages qui allaient bientôt devenir des noms célèbres, ou le contraire. Il entendit parler d’une Américaine excentrique qui recevait le samedi soir dans un appartement rempli de Picasso et de Matisse — Gertrude Stein, disait-on, comme si c’était une marque. Il ne monta jamais jusqu’à la rue de Fleurus, mais il savait qu’elle était là, à quelques arrêts de tram, quelque part entre un marchand de vin et une boucherie chevaline.

Ce qu’il ne manqua pas, en revanche, ce furent les expositions du Jeu de Paume. Renoir en 1924, Monet en 1927, et ces toiles qui semblaient encore humides malgré leurs cadres dorés. Il passa de longues minutes devant Impression, soleil levant, observant comment la brume avalait les formes, comment la couleur se contentait d’être ce qu’elle était, sans chercher à être plus. Il ne prit pas de notes. Il préférait rentrer et boire un café au comptoir en repensant à la manière dont Monet laissait filer ses bords, comme si les contours étaient une politesse inutile.

De Paris, Mira rapporta peu de souvenirs matériels : un carnet de croquis, un parapluie qui ne fermait plus, et ce genre de certitude qui change la main quand elle revient sur la toile.


De retour à New York, Mira reprit ses habitudes comme on remet un manteau oublié au vestiaire. Les mêmes rues, mais avec l’œil un peu différent : il voyait maintenant les trottoirs comme des plages à marée basse, les feux rouges comme des coquelicots plantés dans l’asphalte.

En 1929, il présenta pour la première fois une toile à la National Academy of Design. Ce n’était pas encore le grand moment, mais une manière de dire « me voici » à ceux qui savaient lire les murs d’une salle d’exposition. D’autres suivirent : The Heart of the Village en 1941, Rain : Greenwich Avenue and Eighth Street en 1943, Sheridan Square en 1945. Des titres comme des adresses où l’on pourrait encore sonner.

Les critiques, quand elles arrivaient, ne faisaient pas dans la dentelle. Un journaliste de Los Angeles, en 1943, écrivit que ses toiles avaient « une rare capacité à suggérer plutôt que dire servilement ou verbeusement », et parla même de romantic reality, une réalité romantique, comme si Mira peignait non pas ce qui était devant lui mais ce qu’il espérait y trouver.

Les acheteurs suivaient. Pas des magnats ni des princes, mais des New-Yorkais attachés à leur quartier, des gens qui voulaient accrocher chez eux un morceau de trottoir familier. La gloire, Mira s’en fichait — ou faisait semblant. Ce qu’il voulait, c’était que quelqu’un, en passant devant une de ses toiles, se dise : « tiens, c’est bien là que j’ai croisé ce type avec le chapeau, l’autre matin ».


Puis, lentement, comme une affiche qui pâlit au soleil, Alfred Mira disparut. Pas brusquement, pas avec fracas — non, juste par effacement progressif. Les noms changèrent sur les vitrines, les galeries se déplacèrent plus au nord, les journaux préférèrent parler d’abstraction lyrique et d’expressionnisme qui éclabousse. Les peintres qui continuaient à représenter des trottoirs et des façades prenaient soudain l’air de collectionner les timbres : un passe-temps respectable, mais pas de quoi remplir les musées.

Mira vendait encore, mais moins vite. Les collectionneurs vieillis passaient commande pour « un dernier tableau, Alfred, avant de vendre la maison », et on accrochait ça dans un couloir comme on garde la photo d’un chien disparu. Il exposait toujours, mais dans des lieux qui ne faisaient plus la chronique du New York Times. Pas que ça lui déplaise, d’ailleurs. Il semblait trouver une forme de confort à peindre hors du bruit.

Quand il mourut en 1981, il y eut bien quelques lignes dans la presse locale. On rappela qu’il avait été le peintre de Greenwich Village, qu’il avait capté la pluie sur les pavés comme personne. Et puis plus rien. Les archives, elles, ne s’effacent pas, mais elles ferment parfois la nuit.


Le temps, parfois, s’amuse à remettre en vitrine ce qu’il avait rangé au fond. Ces dernières années, quelques galeries new-yorkaises – Questroyal Fine Art, Lilac Gallery – ont ressorti Mira des cartons. On a revu ses rues sur les cimaises, toujours humides comme au premier jour. En 2018, Washington Square Park est parti aux enchères pour plus de quatre-vingt mille dollars, ce qui, pour un peintre qu’on disait oublié, a tout d’un clin d’œil du marché.

On ne parle pas encore de rétrospective au MoMA, et c’est peut-être tant mieux. Mira ne semble pas fait pour les salles trop blanches ni pour les catalogues glacés. Ses tableaux, on les imagine mieux accrochés au-dessus d’un vieux radiateur, dans un appartement où les fenêtres donnent sur une rue qu’il aurait peinte.


Aujourd’hui, si l’on traverse Greenwich Village en hiver, on peut encore trouver des angles où la lumière ressemble à celle de ses toiles. Washington Square, un après-midi de pluie fine : la pierre est sombre, les arbres découpent un ciel gris, un chien tire sur sa laisse. Rien de spectaculaire, et c’est là que réside le miracle.

On pourrait s’arrêter, lever les yeux, et se dire que Mira a vu ça avant nous, qu’il l’a laissé quelque part sur une toile, avec juste assez de couleur pour que ça respire. Et en repartant, on sentirait peut-être, comme lui, que la ville – même dans ses moments les plus ternes – garde toujours un coin de trottoir prêt à être peint.

Jour de fête

Publié le 4 juillet 2025

Ferme ta gueule essaie essaie de ne rien dire si tu y arrives c’est le 4 juillet merde jour de fête tu pourrais au moins essayer de faire semblant. Pour les enfants.

ça commence comme hier avec la fraicheur qui détend la peau qui te rappelle que tu as une peau et des os en dessous la peau et les os et du sang qui coule encore un peu dans tes veines dans tes artères et la pompe d’un vieux coeur badaboum badaboum et l’inquiétude qui te meut.

Où va le monde sinon à sa perte chasse cette idée de ton esprit profite de la fraicheur tout à l’heure il fera de nouveau chaud tu seras englué dans la chaleur comme un insecte fossilisé dans l’ambre couleur soleil vue à travers les abysses de la Baltique. tu giseras par grand fond héberlué de soleil et d’immobilité tu pourrais en profiter un peu avant de plonger te calmer te rassurer te dire que c’est un truc pas frais que t’as mangé hier soir ou avant hier et qui te fais voir les choses en noir des fois ce n’est que ça tu sais des fois c’est purement mécanique ou moléculaire sans raison aucune pas de métaphysique à rajouter.

Il fait si frais ce matin comme c’est bon tu pourrais aller donner à boire aux fleurs ça te donnerait l’impression de participer à quelque chose un peu tu pourrais même en être joyeux et pratiquer le jeûne au moins pour cette journée pour voir rien que pour voir si demain ça ne va pas mieux.


  • Translated in a style inspired by Rachel Cusk and Anne Carson. *

Shut up.Try.Try to say nothing.If you can.It’s the fourth of July, for god’s sake.A day to celebrate.You could at least try.Pretend.For the children.

It begins like yesterday—with cool air loosening the skin,reminding you that you have skin,and bones beneath it,and blood still moving a littlein your veins,in your arteries,and the pump of the old heart,badaboom badaboom,and the unease that carries you.

Where else could the world be goingif not toward its own ruin ?Shake that thought from your mind.Enjoy the coolness.It will be hot again soon.You’ll be stuck in the heat like an insect,fossilized in amber,sun-colored,seen through the depths of the Baltic.You’ll lie at the bottom,stunned by sunlightand stillness.You could use the time before the plungeto calm down,to soothe yourself,to say it’s just something bad you ateyesterday or the day before.That’s all.Sometimes it’s only that,you know ?Sometimes it’s mechanical, molecular,without cause.No need for metaphysics.

It’s so cool this morning, how good it feels.You could go water the flowers.That might give you the senseof taking part in something,a little.You could even feel joy.Try fasting—just for today.Just to see.To see if tomorrow is better.

Illustration : James Ensor Entrée du Christ à Bruxelles 1888

4 juillet 2025

Publié le 4 juillet 2025

ça commence comme ça en cherchant comment écrire en inclusif ça commence par iels et là je ne sais pas ce qui se passe mais ça sort d’un seul coup

on le garde on le garde pas la belle affaire on s’en fout

Iels écrivent, toustes. Celleux se congratulent, s’applaudissent, se lappent, se bijent, se clap clap clap, avec des “oh !”, des “ah !”, des “comme j’aime” et des “encore… j’en peux plus… continue.”

Et bon… ça rappelait quelque chose — mais quoi ? Si ça m’revient… la cour de récré, jadis, il y a longtemps, des lustres, belle lurette.

Les billes, les calots, les bonbecs.

Les escaliers, les jupes, les socquettes. les couetttes.

Les dents qu’on montre quand on sourit — incroyable, comme ça sourit, avec des dents en avant, des dents pointues. vampires, hémoglobine, les dents de l’amer à flots.

Des dents à déchirer la viande. À ronger l’os. À mordre tout c’qui bouge.

Des dents de cour de récré, pas pour sourire, mais pour survivre.

Des rictus de gosse carnivore. Des crocs sous les bonbecs. Et personne qui voyait rien.

Les aime pas. Les déteste. Les vomis. Les piétine.

Ces pourris, en rang par deux. Donnez-vous donc la main. Avancez.

Vers le perron, vers la classe, vers le stade, vers la piscine, vers la cantine, vers l’entreprise, vers la guerre, vers le cimetière, vers l’oubli.

Donnez-vous la main, bon dieu. Serrez-la fort. Qu’on n’en perde pas un seul.

Tout compte, tout comptera, c’est le contrat.

chez les verrats, les porcs, les truies, d’Ivry à Porentruy.

TVA et recettes fiscales obligent mon petit, cires bien tes pompes, montre papatte blanche, remonte ta braguette, peigne-toi bordel, peigne-toi.

et cours, cours, servir le petit café bien chaud à monsieur le directeur, madame la secrétaire de direction, monsieur le curé, monsieur le maire, monsieur l’abbé.

et surtout, surtout, surtout —

ne dis pas bonjour à cette pouffiasse de madame la pute, madame la gourde, madame l’agent, madame l’institutrice, madame la bibliothécaire, madame l’agent, madame qui joue à la dame, madame bouffe la reine, échec et mat.

La colère a du bon a dit machin, c’est bien vrai ça, opine machine, oui pine la pine la donc. Encore une petite pinacollada je vous prie. Et l’autre bouche en cul de poule qui dit oui oui oui encore s’il vous plaît.

iels écrivent se gargarisent s’enchantent tous ça pour se dire quoi ?

mais rien, rien, rien, et encore rien — sauf qu’ils ne sont pas seuls. les conconnes.

ce n’est pas politiquement correct me dit la charcutière en me montrant la tranche avec la tranche de son couteau plus fine. et j’ajoute que le politiquement incorrect est le politiquement correct de demain, avec trois saucisses de Strasbourg si c’était un effet de vot’ bonté.

ce que je veux dire c’est qu’à force de chauffer de chauffer de chauffer l’eau bout et que quand ça bout il faut y aller il faut mettre les pâtes les mains dans le camboui.

alors bon je les regarde je les lis très attentivement entre les lignes et qu’est-ce que je trouve ?

encore plus de vide donc ils mettent du vide en paravent du vide c’est ça la mode.

vous savez, non pas de croissant aujourd’hui je n’ai plus la queue d’un désolé. excusez je vous en prie à genoux pardonnez-moi d’être à sec si sec

C’est vert, vous pouvez y aller. si vous avez la ferraille le menue monnaie c’est mieux on m’a cloqué cette machine c’est le progrès disent-ils mais c’est pire donnez-moi l’apoint je vous prie s’il vous plait pitié ça m’évite d’ouvrir le tiroir caisse.

et pourquoi tu dis bonjour et pourquoi tu ajoutes toujours

bonjour bonne journée

tu te le demandes ce matin.

pour une fois tu dis je veux une baguette pas trop cuite tu paies et tu te tires.

ni bonjour ni merde ni veux-tu baiser mon cul.

ET VOUS FAITES QUOI DANS LA VIE ? -- j’me d’mande.

et puis qu’est-ce que ça peut bien vous faire à la fin ? c’est pas comme si ça vous intéressait vraiment.

mais mais mais —

si tu veux pas entendre ce genre de réponse ne pose pas de question à la con.


Translated in the spirit of Allen Ginsberg and Kathy Acker : part beat monologue, part punk incantation.

It starts like this— trying to write inclusive, it starts with "iels," and then I don’t know what happens, but it comes out in one rush, all at once.

Do we keep it ? Do we trash it ? Big deal. We don’t care.

They write, all of them. Themz. They clap each other’s backs, tongue each other’s cheeks, bite love into the neck, clap clap clap, with “oh !” with “ah !” with “I love this !” with “don’t stop—I can’t—keep going—yes—go.”

And then— it reminded me of something— but what ? If it comes back— the schoolyard, a long time ago, ages, forever and ever ago.

Marbles. Slings. Candies.

Stairs, skirts, socks, ponytails.

Teeth we show when we smile— unbelievable, how we smiled, with teeth out front, pointed teeth. Vampires. Hemoglobin. The bitter bite of saltwater, flowing.

Teeth to tear meat. To gnaw bone. To bite anything that moves.

Schoolyard teeth, not for smiling, for surviving.

Snarling kid grins. Fangs behind the sweet. And no one ever saw a thing.

I don’t love them. I hate them. I puke them up. I trample them.

Those bastards, in rows of two. Hold hands now. Move forward.

To the front steps, to the classroom, to the field, to the pool, to the cafeteria, to the office, to the war, to the graveyard, to forgetfulness.

Hold hands, goddammit. Grip tight. Don’t lose a single one.

Everything counts. Everything will count. That’s the deal.

With the swine, the hogs, the sows, from Ivry to Porentruy.

VAT and fiscal blessings, my dear. Shine your shoes, show your clean paws, zip your fly, comb your fucking hair, comb it.

And run, run, serve the steaming hot coffee to Mr. Director, Ms. Executive Assistant, Father Priest, Mr. Mayor, Monsieur l’Abbé.

And above all, above all, above all—

don’t say hello to that bitch Madame Slut, Madame Fool, Madame Officer, Madame Teacher, Madame Librarian, Madame again, Madame playing the lady, Madame gobbles the queen— checkmate.

Anger’s good, said so-and-so. Damn right, nodded what’s-her-face. Yeah, fuck yeah, one more piña colada, please. And that other one, fish-lipped, whispers “yes, yes, yes, please, more.”

They write, they gurgle it up, they delight themselves— all to say what ?

Nothing, nothing, nothing, and more nothing.

Except they’re not alone. The dumbcunts.

“This ain’t politically correct,” says the butcher woman, showing me the cut, a sliver thinner than truth. And I say, politically incorrect is tomorrow’s righteous cause, with three Strasbourg sausages if you’d be so kind.

What I mean is— heat it, heat it, heat it— till it boils. When it boils, drop the pasta, get your hands greasy.

So I read them. I read between the lines. And what do I find ?

More void. So they pack their voids in front of the void. That’s fashion.

“No croissants today.” “I’m out, sorry.” “Green light, go ahead.” “Got coins ? Better. Saves me the register.”

And why do you say hello ? Why always add, hello, have a nice day ?

You ask yourself that today.

Just this once, you say, I want a baguette, not too crusty. You pay. You leave.

No hello. No fuck you. No want to lick my ass ?

WHAT DO YOU DO FOR A LIVING ?—I wonder.

And then— what the hell does it matter to you ? It’s not like you care.

But, but, but—

If you don’t want to hear that kind of answer, don’t ask dumb fucking questions.

Illustration Georges Grosz " Piliers de la société" 1926/Illustration : George Grosz, Pillars of Society, 1926.

02 février 2025

Publié le 2 février 2025

Visionné Le Journal du regard ( janvier 2025) de Pierre Ménard et redécouvre la ville telle que j’ai l’impression de l’avoir laissée depuis 1990. Peut-être un petit temps d’adaptation. Mais ces promenades sont les mêmes. Le texte lu me rappelle cruellement à la perte de mes carnets Clairefontaine. Mais ce n’est qu’un fantasme d’imaginer que j’écrivais à l’époque de telles choses. Bien sûr que non. C’était une autre errance. Peut-être que toutes les errances écrites, à la fin, se valent.

S’intéresser aux travaux des autres me dédouanerait de leur adresser la parole, me prodiguerait bonne conscience. Si j’avais encore besoin d’une bonne conscience. Non, ce n’est pas ça. Le solipsisme ne fonctionne que lorsqu’on est encore jeune, vigoureux, bon marcheur. La vérité est que je ne peux me passer des autres et que je ne peux en même temps aller vers eux. Pour quoi faire ? Pour quoi dire ?
Juste l’impression d’une présence fantome, la mienne, la leur, la nôtre.

J’ai repensé à la rue Custine, que j’empruntais beaucoup dans les années 80, puis en 85 et encore en 90, trois époques de ma vie parisienne. Je me souviens que, sitôt que je m’y engouffrais — peut-être pour me rendre à Jules Joffrin, peut-être vers Montmartre —, je renouais avec d’autres époques encore bien plus lointaines que je n’avais pas vécues dans cette vie. Pur fantasme, bien sûr. Et je pensais que nous avions été nombreux à voir les platanes reverdir, à projeter leurs ombres rafraîchissantes, l’été.

Il me semble que si je devais choisir un lieu qui caractérise au mieux l’impermanence, l’intemporel, ce serait celui-ci : la rue Custine, ses platanes — à moins que ce ne fussent des tilleuls. Et voilà comment on revient au présent : par le doute.

Il semble, par ces temps d’apocalypse, que tout a été dit, que l’on n’a plus tant besoin de les entendre, ces dits, que de les partager. Pas tous. Certains. Le choix effectué en dira encore long sur ce que l’on tait, ce que l’on fait parfois semblant d’entendre, comme on fait semblant de vivre pour ne pas disparaître au premier coin de rue qui s’offre, telle une opportunité.

Musique : Méditation from Thaïs

30 janvier 2025

Publié le 30 janvier 2025
Frank Stella, le minimalisme des années 60

La vitre, légèrement trouble, laisse deviner l’intérieur d’une pièce exiguë. Dans ce cadre étroit, un homme est assis devant la lueur bleutée d’un écran d’ordinateur. Sa silhouette massive occupe presque tout l’espace. Le haut du crâne, dégarni, capte parfois un reflet de la lumière extérieure.
Immobile, il fixe l’écran. Seule sa poitrine se soulève au rythme d’une respiration lente, presque imperceptible. Puis ses mains s’animent soudain sur le clavier, comme répondant à une impulsion invisible.
Un bruit, peut-être, ou un mouvement dans la rue, détourne brièvement son attention. Son visage pâle se tourne vers la fenêtre. Les traits sont creusés, le regard absent - celui d’un homme qui a traversé trop de nuits blanches. L’instant d’après, déjà, il replonge dans la lumière artificielle de son écran.
À l’aube, une lampe s’éteint, ne laissant que la lueur bleutée de l’écran. À travers la vitre sale, ce point de lueur artificiel troue l’obscurité. Dans le ciel, les cris des martinets s’élevent.. Un train au loin s’annonçe en gare, sa rumeur portée par le vent jusqu’aux abords du village. L’horloge de la place de l’église sonne sept heures, puis les derniers relents de la nuit sont balayés par le fracas de la benne à ordures.
À midi, les bruits s’atténuent. Par les fenêtres ouvertes s’échappent des tintements de vaisselle, des bribes de radio, des échos de télévision. Une mère appelle ses enfants pour le repas, sa voix résonne dans l’air immobile. Un chien traverse la grand-rue déserte, son ombre ramassée sous lui glisse sur le sol, mais il file sans s’y attarder, disparaît dans une impasse. Le vent apporte l’annonce lointaine du retard du train de Marseille, quinze minutes. Une odeur de poisson frit monte de la rue, envahit la pièce.
La luminosité faiblit. Les derniers cris des martinets disparaissent derrière la silhouette des toits de tuile. Pétarade de la moto d’un voisin qui rentre du travail. Quelqu’un à une fenêtre secoue une nappe ou un drap puis referme celle-ci. Bruit caractéristique d’un rideau électrique qui tombe doucement devant la devanture d’un commerce. Une odeur sucrée monte des jardins alentours, celle des fruits oubliés sur leurs branches, de l’humus des terres retournées. Tout à l’heure, les réverbères s’allumeront l’un après l’autre et ce sera la nuit.

Dormi deux heures. Mille guerres. Sensation de fatigue. Paupières lourdes. Moral dans les chaussettes. Le café percole audible depuis l’étage. S. est déjà réveillée. L’odeur du café parvient au nez. Presque déjà le goût. Amer.
Le café percole doucement bas dans la cuisine. S. est déjà réveillée, elle a déjà mis trois machines en route et se prépare à allumer le transistor sur la table de la cuisine.

Voilà une chose importante, j’aime la simplicité. Dire le plus de choses en le moins de mots possibles.

Deux destins croisés à New York

Publié le 24 janvier 2025
illustration des montagnes de la Folie par e-Will, deviant art.
illustration des montagnes de la Folie par e-Will, deviant art.
illustration des montagnes de la Folie par e-Will, deviant art.

En 1924, deux hommes que tout sépare se retrouvent à New York. Nicholas Roerich, artiste russe né en 1874, vient d’ouvrir son musée et le Master Institute of United Arts. Howard Phillips Lovecraft, écrivain de Providence né en 1890, arrive dans la ville pour un mariage avec Sonia Greene qui tournera court.

Le parcours de Roerich
Formé aux beaux-arts à Saint-Pétersbourg, Roerich s’est déjà fait un nom comme scénographe pour les Ballets Russes, notamment pour Le Sacre du Printemps de Stravinsky. Après la révolution russe, il émigre aux États-Unis où il fonde en 1921 le Master Institute of United Arts, une institution révolutionnaire qui enseigne simultanément peinture, musique, théâtre et architecture.

Lovecraft à New York
L’écrivain de Providence vit difficilement son exil new-yorkais. Dans une nouvelle intitulée "He", le narrateur confie : "Ma venue à New York était une erreur ; alors que j’y cherchais l’émerveillement poétique et l’inspiration [...] je n’y ai trouvé qu’un sentiment d’horreur et d’oppression qui menaçait de me maîtriser, me paralyser et m’anéantir".

La rencontre par l’art

Lovecraft découvre les œuvres de Roerich au musée situé à l’angle de Riverside Drive et de la 103e rue. Ces visites régulières deviennent pour lui un refuge qu’il qualifie comme l’un de ses "sanctuaires dans la zone infestée".

**L’impact sur l’imaginaire**
Dans une lettre de 1930, Lovecraft écrit : "Roerich est assurément l’une de ces rares âmes fantastiques qui ont entrevu les secrets grotesques et terribles hors de l’espace et du temps". Cette influence culminera dans "Les Montagnes hallucinées" où Roerich est cité six fois.

Une inspiration majeure

Les peintures de Roerich, particulièrement ses paysages himalayens, nourrissent profondément l’imaginaire lovecraftien. L’écrivain est fasciné par :
 Les pierres fantastiques taillées dans les déserts solitaires
 Les sommets déchiquetés qui semblent doués de conscience
 Les curieux édifices cubiques s’agrippant aux pentes abruptes

Dans Les Montagnes De La Folie
Le narrateur note : "Il y avait vraiment quelque chose d’étrangement Roerich-esque dans tout ce continent surnaturel de mystère montagneux". L’influence du peintre se manifeste particulièrement dans les descriptions des cités cyclopéennes et des architectures étranges.

Deux visions du cosmos

Paradoxalement, ces deux créateurs portent des visions opposées du monde. Roerich, mystique et humaniste, voit dans ses paysages une expression de paix et d’unité spirituelle. Lovecraft, lui, y projette ses terreurs cosmiques et son sentiment d’insignifiance de l’humanité face à l’immensité de l’univers.

Rien n’indique que les deux hommes se soient jamais rencontrés. Tandis que Lovecraft quitte New York en 1926 pour retourner à Providence, Roerich entreprend sa grande expédition en Asie centrale qui durera jusqu’en 1928. Leurs chemins se sont croisés uniquement par l’art, créant une des plus fascinantes influences dans l’histoire de la littérature fantastique.

Venise 1979

Publié le 3 janvier 2025

Photographie datant de 1979. A l’époque mon premier appareil, un Nikkormat acheté à tempérament l’année précédente avant de partir en Irlande ( Pâques 1978 ?) Je n’ai pas retrouvé les diapositives couleurs datant de cette époque. J’imagine que P. les a emportées avec elle. Pour en revenir à cette photo, je crois que j’avais peu avant de partir acheté un téléobjectif de médiocre qualité. Cette image doit avoir été prise avec. En revanche bien que la composition de l’image ne soit pas catholique il me semble que je la redécouvre après l’avoir écartée autrefois. L’aspect mal cadré comme a pu en tirer partie le peintre Gerhard Richter dans les années ( 80 ???) le peintre allemand Gerhard Richter et dont j’ignorais totalement l’existence à l’époque.

Je retrouve cette tension entre l’idée que je me faisais d’une "belle photographie" et ma révolte aussitôt concernant cette "belle image". En saccageant les règles de la composition à la prise de vue, il me semblait possible ensuite de composer uniquement par les valeurs de gris sous l’agrandisseur. Mais j’étais pas mal influencé par Ansel Adams


Cette photographie en noir et blanc, prise par toi en 1979, t’évoque une scène animée sur un bateau, où des silhouettes humaines se mêlent à une composition que tu qualifierais volontiers d’imparfaite. Tu te souviens des circonstances de la prise de vue : ton premier appareil, un Nikkormat, acheté à crédit l’année précédente, et ce téléobjectif, pas vraiment à la hauteur, que tu venais d’acquérir. À l’époque, ce cliché te semblait raté, loin de l’idéal de "belle photographie" que tu poursuivais alors. Tu l’avais écarté, presque oublié. Mais aujourd’hui, en le redécouvrant, tu te surprends à voir autre chose : un potentiel artistique que tu n’aurais pas soupçonné à l’époque.

Tu ressens dans cette image une tension qui te ramène à tes propres dilemmes de jeune photographe. D’un côté, tu admirais Ansel Adams, sa rigueur, son génie des contrastes, et cette quête de la perfection technique qu’il incarnait. De l’autre, une rébellion grondait en toi, un refus des règles strictes de la composition, un désir de déconstruire ce qui semblait trop ordonné. Avec ce cliché, tu avais tenté, consciemment ou non, de saboter les conventions : un cadrage malhabile, un désordre assumé, qui te laissait ensuite le soin de rééquilibrer tout cela sous l’agrandisseur, par le jeu des gris et des contrastes.

Et puis il y a cette autre influence, que tu n’as comprise qu’avec le recul : Gerhard Richter. À l’époque, tu ignorais son existence, mais aujourd’hui, tu vois dans ton image une résonance avec ses peintures, ses photographies floues ou mal cadrées qu’il a su transformer en art. Comme lui, tu cherchais peut-être, sans le savoir, à transcender les imperfections, à donner du sens à l’accidentel.

Cette photographie te rappelle la quête esthétique d’une époque. Alors que tu pensais toujours être décalé, finalement tu ne l’étais peut-être pas tant.

Cette photo, mal cadrée mais étrangement vivante, transporte quelque chose que tu n’avais pas perçu à l’époque : une vérité brute, un instantané de vie sans fard, un désordre qui raconte mieux que n’importe quelle composition parfaite. Tu te rends compte aujourd’hui que c’est ce qui te parle, ce qui donne à cette image sa valeur.

Et toi, où étais-tu dans tout ça ? Tu te vois, jeune, tiraillé entre tes aspirations artistiques et tes frustrations face à des résultats trop froids, trop "bien faits". Tu t’accrochais à l’idée qu’en "saccageant" volontairement les règles, tu pouvais trouver autre chose : une beauté intuitive, une entitée sauvage, libérée des carcans. Et cette photographie, que tu avais rejetée autrefois, devient aujourd’hui pour toi une sorte de réconciliation. Elle incarne ce moment où tu te débattais avec ton regard, où tu apprenais à te libérer des modèles imposés pour chercher ta propre voie.

elle est étrangement calme cette image. Comme on est calme lors d’ un accident de voiture.

Tu ne peux t’empêcher de penser à cette époque où tu as aussi perdu quelque chose : ces diapositives couleurs, probablement emportées par "P.". Ce détail te touche, comme si cette absence symbolisait tout ce que tu n’as pas pu retenir de ces années. Ce noir et blanc, c’est tout ce qui te reste, mais il suffit à raviver les fragments d’une époque révolue.

Avec le recul, tu comprends que cette photographie est plus qu’une image. C’est un instant, une tension, un écho de ton évolution artistique et personnelle. Elle te rappelle que l’art est souvent un processus fait de tâtonnements, de révoltes et de hasards, et que le regard qu’on porte sur une œuvre change avec le temps.

Le double

Publié le 28 novembre 2024
1952_Study-for-Crouching-Nude- F.Bacon
1952_Study-for-Crouching-Nude- F.Bacon

Je ne me souviens plus du moment où il a cessé de parler. Je crois que c’était le jour où j’ai rencontré Jessica. Elle est arrivée avec ses tresses et son accent américain, sa robe jaune qui tranchait contre le vert sombre des herbes hautes. Elle parlait peu, mais chaque mot semblait chargé d’une gravité qui me fascinait. J’ai voulu lui montrer les choses que j’aimais : les insectes, les pousses de lierre entre les pierres, les ombres mouvantes sur le mur quand le soleil baissait. Elle regardait tout ça sans rien dire, avec un sourire léger. Ça m’a suffi.

Pour la première fois, j’ai ressenti ce qu’on appelle l’amour. Une chaleur qui montait en moi, à la fois douce et déchirante. Lui, mon double, n’a pas supporté ça. Il m’a regardé d’un air moqueur, comme s’il ne comprenait pas ce que j’étais devenu. « Tu es ridicule », semblait-il dire. Puis il s’est tu.

Jessica n’est pas restée. Ce n’était qu’un été pour elle, une parenthèse lumineuse dans sa vie. Pour moi, son départ a tout changé. Le monde a perdu quelque chose. Les pavés sous mes pieds paraissaient plus ternes, les ombres plus lourdes, le vent dans les peupliers ressemblait à une plainte. Je me suis senti seul. Vraiment seul.

C’est là que j’ai commencé à voir par les yeux de mon double. Pas parce que je le voulais, mais parce qu’il n’y avait rien d’autre. Il était là, silencieux, terne, maussade, mais présent. Je n’ai pas eu le choix. Quand on se sent vide, même un double grisâtre peut devenir une compagnie acceptable. « Je t’avais prévenu », disait-il parfois, sa voix basse comme un écho dans ma tête.

J’ai commencé à faire des choses que je ne comprenais pas. D’abord des broutilles : un paquet de bonbons volé, quelques pièces prises sur une étagère. Puis, c’est devenu plus grave. Un billet dans la caisse des grands-parents. De l’argent pris dans le portefeuille de mon père. À chaque fois, j’entendais un murmure en arrière-plan, presque tendre, comme si c’était lui qui tirait les ficelles. Peut-être que je le faisais pour lui. Peut-être que c’était ma manière de lui dire : « Tu es toujours là. »

Contre mauvaise fortune bon cœur, disait mon grand-père. J’ai fini par comprendre ce que ça voulait dire. Parfois, on n’a pas le choix. Quand on est vide, on s’accroche à ce qu’on trouve. Même si c’est un double terne et maussade de soi-même. Même si ce n’est que lui.

4 novembre 2024

Publié le 4 novembre 2024

Avec ou sans enthousiasme — mais sans doute faut-il tester les deux avant d’en saisir toute l’inanité, ou plus modestement, le ridicule — cette nécessité d’aller jusqu’au bout de ce quelque chose que représente le fait de s’asseoir à une table, de s’écarter du monde, d’une temporalité, d’un espace dont on se sentirait poussé à ajouter le terme profane pour se fabriquer une sorte de sacré. Mais ici, sacré et profane valent autant qu’enthousiasme et dépit. Ce ne sont que de vieux mots dont on se sert sans même se souvenir des raisons de leur usage. Quelque chose est dans l’air et dans mon crâne, s’interpellant ainsi elle-même, dans un silence que je pourrais dire apaisant — pour éluder la boucle incessante qui sans cesse advient lorsque cette chose m’inspire le mot silence. Et je n’étais pas parti pour écrire ceci ou cela qu’immédiatement la confrontation surgit : la difficulté d’écrire sur ce malentendu, sur le silence. Ce qui me ramène une fois de plus au texte, à essayer de le relire, non pour me torturer avec je ne sais quelle idée de précision, de justesse ou de justice, mais plutôt pour tendre l’oreille, le corps tout entier à l’affût d’une vibration, d’une onde qui ne s’avère pas facile à capter, encore moins à saisir — bien au contraire, plus je tenterais, plus elle se retirerait, s’enfuirait. Je ne suis pas allé à Vence, non par effort de volonté mais par cette sensation palpable, et donc forcément illusoire, que je n’en avais pas besoin. En ressortant du Musée Matisse, à Nice, refusant de remonter dans le bus numéro cinq et descendant à pied le boulevard Cimier vers le cœur de la ville, je me retournai pour contempler la majesté du Régina. En découvrant que ce que j’avais pris pour des campanules s’avéra être, selon Lens — cette autorité neuve et éphémère sur mon ignorance botanique — des ipomées des Indes, un grand chaos de paix et d’ombres m’envahit, dont je ne prends conscience que maintenant, en l’écrivant. Je ne suis pas allé à Vence voir la chapelle de visu, car les dessins préparatoires, les ébauches, les esquisses, m’avaient déjà mené vers elle. Je l’avais vue sans même éprouver la nécessité d’y mettre les pieds. Une sorte de fraternité d’artiste me rappela soudainement que j’en étais peut-être, que je n’étais pas si étranger. Bref, quelque chose s’est produit sous le soleil et le bleu du ciel, comme une graine que l’oiseau transporte nonchalamment dans son bec ou son caca. Une grande et exténuante paix, c’est-à-dire une émotion faisant table rase de nombreuses émotions bancales. Et dans cette paix surgit le souvenir de la chapelle de Matisse, où chaque ligne, même maladroite, se bat pour atteindre la simplicité et la lumière, où l’ombre se fait complice et non adversaire, ajoutant cette profondeur qui rend l’œuvre plus humaine et plus divine. Et puis, cela rejoint tous les présents à la fin, le présent de ce texte avec ses maladresses, le tremblement du fusain accroché au bout de la perche, tout un chemin de croix, un calvaire, l’arbre de mort et l’arbre de vie face à face en chœur. Mais peut-être que je me fais encore des illusions ; il faut que j’écrive ce genre de phrase, de toute façon, pour conclure, sinon comment pourrais-je entrer dans la journée ?

ni

Publié le 16 octobre 2024

Ni la tartine qui tombe toujours du mauvais côté, ni le métro qui n’arrive jamais quand on est en retard, ni les chats qui griffent les canapés tout en nous regardant d’un air innocent. Ni les chaussettes qui disparaissent dans la machine, ni les clés qu’on perd au moment où on en a le plus besoin, ni la machine à café en panne un lundi matin. Ni le voisin qui perce des trous dans les murs à des heures improbables, ni les parapluies qui se retournent sous la pluie, ni les taxis introuvables quand il pleut des cordes.

Ni les emails qui s’accumulent sans jamais être ouverts, ni les mots de passe qu’on oublie, ni les publicités intrusives qui s’invitent à chaque clic. Ni les notifications qui surgissent sans prévenir, ni les télécommandes qui disparaissent mystérieusement sous les coussins, ni le Bluetooth qui refuse de se connecter pour écouter des conneries en sourdine. Ni les mises à jour intempestives, ni les photos floues malgré des appareils qui promettent de capturer l’instant parfait.

Ni les poignées de main hésitantes, ni les discussions sur la météo qui n’intéressent personne, ni les sourires forcés en réunion. Ni les promesses qu’on se revoit bientôt sans qu’on se revoit jamais , ni les débats sans fin sur des sujets que personne ne maîtrise, ni les silences gênés dans les ascenseurs. Ni les anniversaires Facebook d’amis décédés, ni les discussions stériles sur des sujets déjà épuisés.

Ni les régimes miracles qui ne fonctionnent jamais, ni les jus, les fioles, les potions qui promettent la santé mais nous flanquent des aigreurs , ni les plats à emporter qu’on prétend « sains » pour se donner bonne conscience. Ni les courses de dernière minute, ni les livres de cuisine qu’on n’ouvre jamais, ni les hamburger de chez Macdo qui ne ressemblent jamais à la photo. Ni les brunchs interminables où l’on se demande pourquoi qu’on est venu qu’on était si bien sous sa couette, le dimanche matin surtout quand en prime c’est si long d’être servi, ni les pizzas ridicules, les hachis à chier, la moussaka congelée qui finissent toujours par l’emporter sur les repas équilibrés.

Ni les retards de train annoncés au dernier moment, ni les sièges trempés après la pluie, ni les files d’attente qui s’étendent toujours plus loin qu’on n’en voit pas la fin . Ni les taxis qui choisissent toujours le chemin le plus long, ni les embouteillages qui transforment dix minutes en une heure, ni les métros qui se bousculent tous sauf celui qu’on attend. Ni les bagages à main qui ne passent jamais sous le siège, ni les vélos en libre-service toujours déchargés, ni les piétons qui surgissent sans prévenir.

Ni les forêts qui s’éteignent sous nos yeux, ni les océans de plastique qui s’étendent à perte de vue, ni les rivières qui se muent en flots de pollution. Ni les glaciers qui fondent sans que l’on sache quoi faire, ni les vagues de chaleur qui nous frappent comme des avertissements. Ni les lois climatiques qui ne viennent jamais, ni les rapports qui s’accumulent sur des bureaux trop bien rangés. Ni les campagnes pour sauver la planète pendant que les avions défilent dans le ciel, ni les plantes en plastique qui décorent nos bureaux.

Ni les promesses politiques qui ne seront jamais tenues, ni les gouvernements qui tournent en rond dans leurs propres contradictions, ni les discours sur la paix pendant qu’on signe des contrats d’armement. Ni les ministres qui s’échangent les portefeuilles comme des chaises musicales, ni les réunions internationales qui se concluent par des poignées de main sans lendemain. Ni les commissions d’enquête qui n’enquêtent sur rien, ni les rapports qui finissent dans des tiroirs oubliés.

Ni les présidents qui font des sourires devant les caméras pendant que les crises s’accumulent, ni les plans « anti-crise » qui plongent tout le monde dans une autre crise. Ni les réformes annoncées à grand renfort de communication mais qui ne changent rien. Ni les budgets pour des projets inutiles pendant que les écoles tombent en ruine, ni les lois sur la sécurité pendant que la planète brûle, ni les promesses de relance qui ne relancent jamais rien.

Ni les sirènes d’alarme qui se déclenchent dans les villes dévastées, ni les foules qui se dispersent sous des cieux chargés de fumée, ni les cendres qui retombent après l’incendie. Ni les gouvernements qui vacillent sous le poids de leurs propres décisions, ni les promesses de croissance infinie dans un monde en déclin, ni les guerres qu’on allume comme des feux d’artifice.

Ni les cris étouffés par le bruit des machines, ni les regards vides derrière les écrans, ni les décisions absurdes qui se succèdent comme des dominos prêts à s’écrouler. Ni les cendres qui retombent dans un silence lourd, ni les visages éteints, ni les lendemains qui n’arrivent jamais.

(1) livre d’Amandine André Impossessions primitives chez Al Dante (2024).

18 janvier 2023

Publié le 18 janvier 2023

Découverte de deux tomes de récits rendant hommage à Lovecraft : "Sur les traces de Lovecraft", anthologie 1 et 2, collection Fractales/Fantastique, dirigée par Christelle Camus, éditions Nestiveqnen, Aix-en-Provence, 2018. 18 auteurs proposent des récits dans l’esprit de l’auteur. Me suis fait happer par le tout premier hier soir, une autrice inconnue, Kéti Touche : cette histoire de photographe qui vient en résidence dans un obscur manoir (en Angleterre, en Écosse ?) tenu par une femme énigmatique, veuve d’un homme nommé Howard, explorateur de son état. Le récit se déploie dans une tempête, une côte sauvage, au bout d’une inquiétante falaise. On y découvre de vieux carnets évoquant des découvertes effroyables qui auront bien sûr eu raison de la santé mentale d’Howard. Donc bien sûr, de nombreux ingrédients que l’on retrouve chez Lovecraft.

Lu une cinquantaine de pages puis j’ai bondi ensuite sur "Autoportrait" d’Édouard Levé. Une suite de phrases en apparence isolées les unes des autres. Amusant, tragique, burlesque. Intéressant quant à la forme. Pour le fond, je suis encore mi-figue mi-raisin. Et puis tout de suite après 20 pages, j’ai posé le livre, j’ai éteint la lumière et il semble que j’ai dormi d’un sommeil de plomb. Aucun cauchemar dont je puisse me souvenir ce matin.

Ce qui me fait penser à ce que j’aimerais vraiment écrire. Tiraillé entre la forme et le fond encore une fois. Et là, je me souviens de ce que dit Garouste quand il se trouve confronté au fait que la peinture est morte après Duchamp, discours des Beaux-Arts de son époque.
Faire le point sur ce que tu veux vraiment : être un écrivain contemporain ou raconter de bonnes histoires, voilà le nœud.

Étonnant que je ne découvre ces livres sur Lovecraft qu’après avoir effectué l’ébauche de ce petit portrait le matin même.

14 janvier 2023

Publié le 14 janvier 2023
St Jérôme dans sa cellule 1654, Joost Van de Hamme
St Jérôme dans sa cellule 1654, Joost Van de Hamme
St Jérôme dans sa cellule 1654, Joost Van de Hamme

L’erreur est peut-être de croire qu’il faut d’abord pénétrer profondément une langue étrangère, la dominer, la maîtriser, pour traduire un texte dans cette langue. Cette idée m’obsède depuis des années. La plupart des écrivains que j’admire – ceux avec lesquels se nouent des affinités silencieuses – sont passés par la traduction pour vivre. Et moi, que faisais-je dans ma jeunesse pour gagner ma vie ? Des jobs pénibles, de ceux qu’on nomme "alimentaires" par commodité, mais qui ne nourrissent en vérité qu’une routine sans éclat.

Je ne peux pas dire que les langues étrangères ne m’intéressaient pas. À chaque fois, elles m’attiraient comme un aimant. Mais leur apprentissage se heurtait à un mur : celui du préjugé, d’un présupposé tenace qui me murmurait qu’elles m’étaient inaccessibles. En latin, en allemand, ce fut la déclinaison. En mathématiques, ce furent les équations. Ces logiques précises, implacables, faisaient surgir en moi une sensation d’idiotie profonde. J’associais ces disciplines à des territoires interdits, inatteignables, comme certaines femmes ou certains hommes jadis : des fantasmes d’inaccessible étoile, à la Don Quichotte.

Et dans cette quête d’un inaccessible, j’ai toujours oscillé entre fascination et répulsion. La précision, par exemple : je la rêve démesurée, presque tyrannique, au point qu’elle devient une abstraction inatteignable. Peut-être est-ce pour cela que je me suis toujours contenté de l’"à peu près". Pas par paresse, mais par instinct de survie. M’approcher trop près de cette précision que je vénère m’effraie, comme si je risquais de perdre quelque chose de moi-même en m’y abandonnant.

Ce matin, en écrivant, une image inattendue surgit : la sodomie. Loufoque, à première vue, mais pas tant que cela. Ce tabou – cette frontière intime que je me suis toujours refusé à franchir pleinement – m’apparaît soudain comme une métaphore de mes blocages. La réserve avec laquelle je me tiens face à cet acte n’a rien à voir avec une quelconque morale ou une réticence culturelle. Elle est instinctive, viscérale. Une peur d’enfreindre une part sacrée, chez l’autre comme chez moi. Et cette peur, cette retenue, je la retrouve dans bien d’autres aspects de ma vie.

Même si j’ai cédé parfois à certaines injonctions, je n’y ai jamais éprouvé de réel plaisir. Ce qui dominait, c’était une culpabilité troublante, une conscience aiguë de la transgression. Peut-être est-ce là l’origine d’une délicatesse ou d’une préciosité que je trouve en moi, à la fois anachronique et douteuse. Une forme d’hypocrisie, finalement. Car dans d’autres contextes, je ne peux nier avoir été un "entubeur". Pas dans l’acte, mais dans l’intention. Combien de fois ai-je manipulé, contourné, pour parvenir à mes fins ? Et combien de fois m’en suis-je excusé en invoquant le hasard, la providence ou l’inconscience ?

Cette observation m’amène à une conclusion déstabilisante : ma cruauté – ou plutôt ce que je perçois comme ma cruauté – n’est peut-être qu’une erreur de traduction. Peut-être que le mot juste pour me définir serait "complètement con". Et cet aveu, aussi brutal soit-il, m’apporte un certain soulagement. Il me rapproche des autres, d’une manière inédite, bizarre mais indéniablement juste.

Cette étrange plénitude me projette hors de moi-même, dans un ailleurs où je ne suis plus ni humain ni animal. Juste un escargot, ou un Baphomet. Une créature hybride, condamnée à errer entre deux états. Peut-être devrais-je embrasser cette étrangeté, m’y abandonner totalement. Devenir berger, par exemple, et voir si je m’entends mieux avec les chèvres qu’avec les humains. Ou peut-être curé, ce qui, sur ce plan, friserait le pléonasme.

13 janvier 2023-2

Publié le 13 janvier 2023
bonjour-monsieur-courbet
bonjour-monsieur-courbet

Le corps est déjà si difficile à mouvoir que lui ajouter le poids de valises, fussent-elles à roulettes, de malles avec leurs armées de porteurs, toute cette logistique accompagnant une volonté de confort dans un déplacement, un voyage, paraît ridicule, voire totalement erroné. C’est une évidence que l’on découvre assez vite : ce poids supplémentaire, visible ou invisible, freine autant l’élan que la pensée. Ensuite, la question du choix surgit, accompagnée du doute sur la manière dont on a décidé de voyager. Comme si ce confort, ce "boulet attaché au pied", imposait sa logique, et qu’on ne savait plus si c’était lui qui dirigeait le voyage ou nous.

Mais n’ayant jamais eu, par ta naissance, ton éducation, et surtout ta volonté viscérale à leur résister, le goût du luxe, tu as très tôt appris à voyager léger. Plutôt que de t’encombrer de choses lourdes à transporter, tu as préféré l’usage du sac-tube, du petit sac à dos, de la besace. Des objets à la fois utiles et symboliques, que tu pourrais presque qualifier d’outils de survie. Ce choix, bien sûr, t’obligeait à tirer un trait sur quantité d’objets rangés dans le domaine de l’indispensable pour la plupart des gens. Pas de manteaux chauds "au cas où", pas de chaussures de rechange, pas de trousses de premiers secours que l’on remplit souvent pour se rassurer davantage que pour en faire usage. Ces absences, loin de te frustrer, devenaient presque une affirmation : partir avec moins, c’était te charger de toi-même, uniquement.

Même lorsque tu as cessé de voyager, réduisant tes déplacements au strict minimum imposé par la contingence, cette habitude de voyager léger ne t’a jamais quitté. Pourtant, aujourd’hui, en examinant la scène de ton quotidien, un doute s’invite. Une sorte de contradiction entre ce que tu crois être et ce que tu es vraiment. Tu te dis : si léger penses-tu être dans cet instant, il est probable que tu te leurres. Ce toit au-dessus de ta tête, ces meubles, dont certains prennent la poussière dans la cave ou le grenier, ces milliers de livres que tu ne relis presque plus, mais qui forment autour de toi une bibliothèque monumentale, comme un rempart de papier. Et la liste pourrait s’allonger : une vieille lampe bancale qui n’a pas été allumée depuis des années mais dont tu ne peux te séparer, des souvenirs entassés dans des boîtes qui n’ont pas été ouvertes depuis ta dernière "grande" tentative de tri. N’es-tu pas finalement devenu l’habitant d’un musée du superflu ? Une sorte de conservateur de tout ce que tu voulais fuir autrefois.

Il en résulte parfois des envies effrayantes. Des élans presque sauvages, que tu chasses aussitôt de ton esprit de peur qu’ils ne t’incitent, comme jadis, à les suivre. Par exemple, cette envie de reprendre ce vieux sac-tube. De prendre un train pour atteindre la mer, un port pour rejoindre un autre continent, t’y perdre. Devenir mendiant dans une rue d’une ville quelconque, et, depuis ce point de vue retrouvé, exercer ton attention au monde. Observer le grouillement des passants, laisser ton regard se cogner à la vitrine d’un café, suivre la lente trajectoire d’un enfant courant après un ballon, être ébranlé par cette splendeur et cette misère mêlées.

Mais, bien sûr, tu t’inventes une raison, ou plutôt une excuse : le sac-tube comme les pieds en sang ne sont que des métaphores. Voyager ainsi n’est plus une option. Ce serait puéril, peut-être même lâche. La vérité, c’est que le seul bagage nécessaire, celui qui ne te quitte jamais, n’est rien d’autre que l’attention.

L’attention. Ce mot presque banal, pourtant si vaste qu’il semble toujours te glisser entre les doigts quand tu veux le cerner. De quoi aurais-tu besoin à part elle ? Elle seule te permet de voyager, même dans ton immobilité. En quoi consiste-t-elle ? Ce n’est pas juste une question de regarder ou d’écouter, mais d’habiter pleinement ce que tu perçois, jusqu’à en effacer tes propres contours. L’attention te pousse à remarquer la lumière particulière d’un matin d’hiver, la façon dont elle dessine sur le mur une cartographie éphémère avec les ombres des objets. Elle te fait t’arrêter sur des détails insignifiants, comme les craquelures d’un mur ou la courbe d’une cuillère laissée sur la table. Elle te rappelle que tout est là, vivant, même dans ce que tu croyais figé ou mort.

C’est l’attention qui transforme le voyage en acte de présence. Elle est le tamis qui, dans le flot incessant du quotidien, permet de chercher l’or de la rivière. Même ici, dans cette pièce où tu es resté immobile si longtemps, elle déplace les frontières du monde. Tu peux la cultiver, non comme une discipline rigide, mais comme un souffle, un relâchement, un élan intérieur.

Et c’est peut-être là que réside ton paradoxe. Toi qui as si souvent rêvé d’errance et d’horizons lointains, c’est dans cette immobilité que tu as appris à voyager. Tu te rappelles que voyager léger ne signifie pas fuir ou rejeter tout ce que l’on possède, mais simplement porter en soi le poids d’une vie, aussi légère ou lourde soit-elle, avec lucidité et humour. Voilà ce qui compte : ne pas se prendre trop au sérieux, car après tout, comme tu le dis souvent, le seul vrai luxe dans cette existence, c’est peut-être de voyager avec rien d’autre que l’attention et une bonne dose de second degré.

Humain et main

Publié le 4 janvier 2023

Kokoschka tout comme Garouste attirent l’attention du public autant sur les visages que sur les mains. L’expression du visage ne pouvant se passer de celle de la main. Comme il est heureux, essentiel, humain, d’observer la gestuelle de quelqu’un qui s’exprime à voix haute. Coïncidence ou bien disposition d’esprit ? chance d’avoir vu ces deux expositions à la suite.

Dernier jour de l’exposition Garouste

Publié le 3 janvier 2023

illustration Le Banquet de Gérard Garouste.

En empruntant l’escalator le corps retrouve naturellement une position oubliée. Le dépôt du pied droit sur la marche supérieure et la recherche d’un barycentre dans la foulée. Comme si le temps n’avait pas passé. que je sois encore ce jeune homme empruntant le même escalator plus de trente cinq ans après. La petite joie sauvage de s’en rendre compte en préambule à la claque formidable qui m’attend au 6eme étage du Centre Georges Pompidou. Mon épouse avait pris soin de réserver nos places pour le dernier jour de l’exposition du peintre Gérard GAROUSTE Et comme je suis dans la lune, je ne m’en souviens plus du tout je pensais aller voir Oscar KOKOSHKA, ou, à la rigueur Alice NEEL. C’est dire à quel point tout emploi du temps, tout projet m’échappe. Et comme je me sens plus à l’aise dans la confusion des temps, comme j’ai fini par m’y habituer surtout.

Et donc la surprise de me retrouver à l’entrée de cette exposition. Je connais bien sûr le travail de Garouste pour l’avoir vu surtout en photographie ou imprimé dans de beaux livres, mais là me retrouver sur le seuil et effectuer le constat du monumental, immédiatement me flanque une claque visuelle pas volée. J’aurais regretté de ne pas y être allé c’est certain.

Que dire de cette émotion ressentie avec le tout premier dessin au fusain sans évoquer ce tressaillement des tripes quand l’œil part à la découverte du chemin du trait. Un trait qui mêle la violence et le doux, un trait de sage ou de fou, difficile de séparer les deux, de faire un choix, difficile de faire pencher la balance, le fléau c’est le doute. Et ce sera ainsi durant toute l’exposition, une progression avec ce doute qui finit par être un bon compagnon. Car par principe je suis méfiant vis à vis de tout artiste élevé au pinacle par l’institution. Autrefois on aurait dit l’académie. Mais j’ai lâché mon principe derechef face à cette générosité de la peinture de Garouste - c’est ce qui me vient tout de suite dès les premiers tableaux, sa série théâtrale sur le classique et l’indien Des huiles flamboyantes d’où surgit ce blanc presque aveuglant marquant l’opposition complexe avec les fonds bruns- complexe parce qu’entre les deux extrêmes s’interposent comme médiatrices les couleurs. médiatrices entre folie et sagesse, doute et certitude, duplicité ou complicité de ces couleurs qui rejaillit sur les extrêmes en les transformant en autre chose que des extrêmes justement.

En commençant à écrire ces lignes j’éprouve la sensation d’être attiré par un gouffre. Une sorte de piège qui m’obligerait à vouloir tout dire dans le détail de ce que j’ai éprouvé en pénétrant de salle en salle. L’œuvre est immense. Il me faudrait des pages et des pages. Ce qui ne convient pas dans l’usage de ce carnet. Mais peut-être que noter cette sensation de claque formidable me renvoie surtout à l’une de ces trempes mémorables que m’infligeait mon père. Et surtout cette étrange sensation qui surgit généralement tout de suite après, un apaisement infini. Ce qui est intéressant de constater en lisant la biographie de l’homme c’est qu’il avait un père similaire au mien. Et que cette œuvre qu’il a produite participe de la même violence qu’on lui aura infligée. Cependant il en aura fait une chose merveilleuse ou monstrueuse simultanément. Et dans laquelle je ne peux que me reconnaître absolument. Une gratitude qui surgit tout à coup devant l’immense tryptique du Banquet C’est le mot rétribution qui me vient aussitôt à l’esprit au beau milieu de ma sidération. Quelqu’un l’a fait et peu importe que ce ne soit pas moi me dis-je à ce moment précis et grande libération grand apaisement dans l’instant, comme un dénouement.

Porosité du dire

Publié le 13 août 2022

We are not the last peinture de Zoran Music

Ce que l’on dit du vrai et du faux est-ce que tout cela possède encore un sens désormais. Le vrai pas plus que le faux ne sont plus étanches, l’ont-ils jamais vraiment été en dehors d’un fantasme de rigueur. Rigueur qui, si on veut bien s’y intéresser de près n’est sans doute qu’une invention, un arbitraire, un empirique dont on aurait tout à coup décidé d’extraire des règles et dont on aurait oublié plus tard leur origine. La même origine que celles qui régissent l’imaginaire et le mensonge. Et peut-être est-ce un signe de la décadence, de la chute d’une civilisation que d’assister en direct à cette porosité qui ressurgit à date régulière dissolvant la solidité d’une telle distinction entre réalité et imaginaire. Un bon ami chaman m’écrit des mails chaque jours dans lesquels il me propose moyennant un don d’effectuer un rituel pour me faire gagner un pactole au loto. Je ne l’ai jamais rangé dans la catégorie des spams. J’aime recevoir son boniment. Et le silence régulier que forme ma non-réponse est un acte dont l’intention est amicale. Car il déploie chaque jour des trésors d’imagination, pour m’inciter. C’est un véritable travail non. D’où la qualification de bon ami. Car s’il est tenace, endurant il m’enseigne à l’être aussi à ma façon. Le silence, ce silence là, incontestablement nous lie. Beaucoup botteraient en touche. Trouverait cette situation débile. Ils évoquerait une arnaque, le charlatanisme, que sais-je encore. Ils parleraient d’honnêteté et de malhonnêteté qui sont des catégories encore appartenant à ce monde en train de s’écrouler. J’y vois une relation d’être à être, et plutôt amicale par ce qu’elle m’apprend du doute, de la patience et d’une certaine fidélité. Cette porosité entre vrai et faux pourquoi s’en plaindre, pourquoi lutter contre. J’imagine qu’elle possède plus d’un avantage, notamment si on veut écrire ou peindre. Mieux encore si on veut garder un peu la tête hors de l’eau. Ne pas crever de dépit. Cette porosité du dire offre un grand calme, un peu comme ce calme que l’on peut éprouver au beau milieu d’un champs de bataille, une fois celle-ci achevée, et que les sols sont jonchés de cadavres. Accepter cette porosité permet de survivre sans doute à tous les massacres que la vérité et le mensonge n’ont jamais cessés d’organiser à nos dépens plus qu’à notre avantage.

8 mai 2022

Publié le 8 mai 2022
Acrylique sur papier travail d’élève 2022
Acrylique sur papier travail d’élève 2022

S’enfoncer sous la terre pour aller peindre, c’était déjà la tradition il y a 35000 ans.

Rien de facile, rien de tapageur, pas d’esbroufe.

Je me sens dans cette proximité là avec ces femmes et ces hommes, avec leur progression dans l’obscurité des galeries, des boyaux, des grottes. Humble face à leurs intentions.

Ici désormais plus de tigre à dent de sabre, plus de mammouth, et la grotte doit être, elle aussi repensée, réinventée. Tout obstacle doit être rafraîchit.

La jungle des clichés, des mots d’ordre, des slogans dans laquelle des furieux sont tapis, prêts à bondir sur leur proie pour survivre.

Le danger comme le mystère, l’effroi sont une nécessité pour la paix, la lumière la sécurité , les uns ne vont pas sans les autres.

Et parvenir à identifier en chaque occasion en soi le pleutre comme la tête brûlée se côtoyant dans cette danse est une étape. Un virage qui mène vers encore plus d’obscurité, et plus de nécessité aussi.


acrylique sur papier travail d’élève 2022

La notion d’impeccabilité dont parle Castaneda, ce leurre nécessaire pour tisser de l’étrange, du mystérieux lorsqu’on est jeune…et comment la compréhension d’un mot peut, elle aussi , se transformer avec le temps, avec l’âge jusqu’à évincer au final tous ces mots, les reléguer dans l’inutile.

Quand l’attirance nous renvoie comme une brindille, après un long voyage de l’esprit, au travers de tout le compliqué que l’on s’invente , vers la berge, le clapotis permanent du simple.

C’est un équilibre constitué de petits déséquilibres. Comme on tient le volant d’une voiture, on corrige l’axe par de petits gestes, des micro mouvements des bras et des poignets, sans même en être conscient.

Pendant ce temps on pense à tout un tas de choses, on attribue de l’importance, une hiérarchie, des priorités. On pense à côté de ses roues pour ne pas dire à côté de ses pompes.


Sortir de ses gonds c’est ce qu’on nous propose de ne surtout pas faire, et c’est justement pour cela que je n’hésite jamais.

C’est spontané, limpide.

Sinon la réserve l’ulcère l’encaissement, le faux fuyant pour revenir comme un boomerang…

Donc comme lorsque je commence un tableau je n’hésite pas à dire merde ou bite cul, con, couille ! tout haut.

Puis je recule, un mètre ou deux, une journée ou une semaine pour laisser reposer les choses, ou se dissiper l’aveuglement.

C’est par ce mouvement seulement que j’ai appris une certaine bienveillance et à créer de la profondeur.

Et ma foi si c’était à refaire j’emprunterais sûrement le même chemin pour parvenir au même but, même si je voulais faire autrement.

Il y a une nature en toute chose, une fois qu’on la découvre l’évidence est un baume.


Il faut que le point gris saute par dessus lui-même dit Paul Klee. C’est applicable partout…

On peut se complaire dans la tristesse et la boue comme dans la frénésie de l’hystérique, et ce durant un moment, ou sur les réseaux sociaux, appartenir au concert général bon an mal an…

Et tout à coup s’avancer et jouer sa propre partition en se fichant totalement des avis du chef d’orchestre qui d’ailleurs s’en fiche tout autant en tournant le dos au public.

Et puis il y a ce type buvant demi sur demi dans cette éternité de l’instant, d’où surgit la mémoire, et qui dit :

— le cul est le point noir de l’esprit

Et qui se tait à nouveau.

Notule 1

Publié le 19 avril 2022

Notule comme Nautilus le vaisseau submersible du Capitaine Némo, héros de l’enfance.

La notule c’est une idée qui passe comme une anguille électrique et qui très vite disparait dans les abysses.

Pourquoi pas note tout simplement ?

A cause de canule aussi ( allez donc voir sur Google)

Non mais notule c’est bien ça fait aussi penser à rotule

à une articulation, à des assemblages cartilagineux qui eux mêmes

évoquent Carthage, et quelques guerres Puniques

Punique comme pugnace et toute la sainte clique

des mots en nique.

Belle panique !

Donc une nouvelle catégorie qui n’est toujours que le prolongement de quelque chose d’autre

un raffinement comme on fabrique des scoubidous à partir de résidu de pétrole

Le fameux pet de Troll.

qui d’ailleurs vient à manquer

depuis qu’on ne croit plus aux Trolls.

Comment ça marche ?

et bien je crois que je vais numéroter.

Notule 1 Notule 2 et comme ça comme Opalka jusqu’à la fin

ça me détend d’énumérer.

La fulgurance de l’hésitation

Publié le 10 décembre 2021

Une phrase de Nicolas de Staël tourne dans ma tête depuis l’aube. Il parle de la fulgurance de l’autorité et de la fulgurance de l’hésitation, et il les met côte à côte, comme deux façons d’entrer dans la peinture. J’entends ça très simplement, dans l’atelier : le moment où la main tranche, pose une forme sans discuter, et l’autre moment, tout aussi vif, où elle recule d’un millimètre, reprend, doute, non pour ralentir mais pour viser autrement. Les deux fulgurances se ressemblent vues de près : elles font avancer. Alors je me demande ce qui, en moi, fait sauter la certitude dès qu’elle se présente. C’est presque physique : une idée se fixe, et tout de suite une autre force se lève, déplace la main, dérange l’évidence. Ce n’est pas une morale, c’est un réflexe de survie de la peinture. Si je m’installe trop vite dans “je sais”, la toile se ferme. Si je laisse un espace au doute, elle continue à respirer. Le doute n’est pas le contraire de l’autorité ; il en est une autre forme, plus latérale, plus inquiète, mais tout aussi nécessaire. Quand De Staël bascule dans le tragique, je ne crois pas que ce soit la peinture qui le tue. La peinture, chez lui, est un foyer. Ce qui brûle, c’est le bois qu’il y met : une urgence intérieure, un rapport aux autres qui ne trouvait pas d’issue tranquille, cette pente vers des amours impossibles qui finissent par dévorer l’air. Il meurt à quarante et un ans. J’essaie d’imaginer ce que ça fait d’avoir déjà tout donné à cet âge, de pousser la peinture à ce point de tension. Et je me dis aussi que l’âge n’éclaire pas toujours comme on le croit : il ne règle rien, il déplace seulement la question. Ce qui reste, peut-être, c’est la manière dont l’hésitation travaille la surface. Une toile de Staël n’est pas un décret : c’est une suite de reprises, de corrections, de décisions contredites par la suivante, un palimpseste de gestes où l’on sent encore l’ancienne couche sous la nouvelle. C’est là, dans ces reprises visibles, que je reconnais quelque chose de vivant : non pas la certitude affichée, mais la trace de ce qui a résisté, et de ce qui a fini par passer quand même.

illustration dessin de Lucas

03 janvier 2021

Publié le 3 janvier 2021

Peut-être que tout tient dans cette idée : rester quelque part, rester en lien.
Se résoudre à devenir une sorte de solide, une cristallisation. Mais au fond, ce n’est pas vraiment une question de choix ou de volonté. Aussi loin que je me souvienne, chaque rencontre avec l’autre m’a toujours inspiré une peur brutale, viscérale. Une peur difficile à définir, mais si vive qu’elle paralysait tout élan naturel. Cette angoisse primaire m’a poussé, sans doute inconsciemment, à me protéger, à dresser des barrières autour de moi. Le cerveau, lui, s’est chargé du reste. Il a créé des schémas de survie, alternant entre des élans d’affection sincère envers certaines personnes proches et des mouvements de rejet tout aussi spontanés. La sincérité, la quête d’authenticité, sont venues plus tard, comme des tentatives d’explication, un moyen de rationaliser ce sentiment profond d’inadaptation. Tout repose sur l’idée qu’on se fait du lien. Je suppose qu’elle peut être envisagée de manière positive ou négative. Chez moi, le négatif l’emporte toujours. Non que j’aie « coupé » consciemment ni systématiquement. Je ne dirais pas cela, car même si les choses se passent mal dans une relation, on peut malgré tout rester en lien.
À de rares exceptions près, les gens font cela. Il y a aussi cette idée de convenance qui dicte de ne pas rester en lien avec certaines personnes — des flirts de jeunesse, des anciens camarades de classe. Face à cette porosité, j’ai toujours rencontré des difficultés. Non pas par esprit de contradiction ou par influence extérieure, mais par un rejet viscéral de ce qui, en moi, aurait pu se figer en quelque chose d’insincère. Je ne supporte pas l’idée de me voir devenir ce que je ne suis pas, de me compromettre avec des attentes sociales ou des convenances qui finiraient par me déformer. Comme si le simple fait de s’y conformer risquait d’abîmer l’être que j’imagine être. Fuir cela, c’est peut-être fuir une fatalité sociale, la compromission qui semble inévitable. Mais en cherchant à rester sincère, une question persiste : qui suis-je vraiment pour en décider ? Quelle légitimité ai-je à décréter ce qui est juste ou ce qui ne l’est pas, même en moi ? Peut-être que cette quête d’authenticité, au fond, n’est qu’une autre illusion, une façade derrière laquelle je me cache. Une façon de fuir, sous prétexte de sincérité, ce que la vie pourrait exiger de moi. Si je n’entretiens pas de liens avec les personnes que j’ai rencontrées dans ma vie, elles n’en ont pourtant jamais totalement disparues. Elles se situent dans ma mémoire et je peux revenir vers les moments passés ensemble autant que je le désire pour les examiner. Peut-être pour comprendre aussi pourquoi nous ne nous voyons plus. Pourquoi nous nous sommes perdus de vue. Ce n’est jamais de la faute à quelqu’un en particulier. C’est la vie qui veut ça, je crois. Et puis sur l’idée que l’on se fait de soi-même aussi. Pour certaines personnes, rester en lien avec les autres c’est aussi rester en lien avec soi-même par un jeu de miroirs utiles. Comme je n’ai jamais eu d’idée de moi-même suffisamment solide et durable, rester en lien n’a peut-être jamais eu d’importance. J’ai vécu de cercles de connaissances en cercles de connaissances, abandonnant ces cercles à chaque fois que j’en pénétrais un nouveau, sans vraiment me poser de question. Cela demande des efforts d’entretenir les relations, d’autant plus si on ne trouve pas de sens à les conserver.
Ce qui m’a toujours effrayé, c’est la cristallisation d’un être dans un rôle déterminé, choisi, « devenir quelqu’un » en toute conscience et s’y accrocher. Je me suis dissimulé cette peur derrière la stupidité que j’attribuais à toutes ces personnes prisonnières de la constance, sans voir que j’étais tout aussi attaché à la constance de ne pas en avoir du tout. Cette ironie masquait un malheur profond, un renoncement définitif très tôt à ce que l’on appelle « la chaleur humaine ».
C’est Roger, le peintre en lettres de l’imprimerie où je travaille, qui a mis le doigt sur le problème. J’ai ri doucement lorsqu’il m’a dit ça pour ne pas montrer qu’il m’avait mis KO. Avec lui non plus je ne suis pas resté en lien, pourtant on s’appréciait vraiment bien. Ça ne m’empêche pas de penser souvent à lui, comme à toutes ces personnes perdues en chemin. J’entretiens une conversation ininterrompue avec chacune d’entre elles, chacun d’entre eux. Avec leurs fantômes comme avec le mien, c’est-à-dire l’homme que j’ai pu être à un moment donné d’une ligne de temps. J’ai essayé parfois d’entretenir les relations, mais d’une façon tellement maladroite, tellement peu convaincante… Mon manque de chaleur humaine va dans les deux sens : je ne peux ni en obtenir ni en donner vraiment. C’est la même chose avec les objectifs que j’ai pu me fixer dans la vie. Le risque d’acquérir une véritable solidité, une existence « réelle » aux yeux des autres, c’est-à-dire quelqu’un sur lequel on peut « compter ». Les objectifs que je me fixe ne peuvent pas plus compter sur moi que je ne peux compter sur eux pour devenir « quelqu’un » que je ne suis pas. Pour être ce que je suis et me tenir à cela, j’ai envoyé valdinguer tout ce à quoi un être humain s’accroche généralement. Le seul objectif que j’ai toujours suivi finalement, c’est de ne pas être en lien, ni avec les gens ni avec les objectifs trop longtemps, pour pouvoir comprendre combien le temps est un mensonge, une illusion. Et peut-être, finalement, que cette obsession est liée à la mort. Ne pas rester en lien pour échapper à la nouvelle de la mort des gens, comme à la mienne inéluctable au bout du compte.

Le sas de l’écriture, le mur de Dubuffet

Publié le 23 janvier 2020

Depuis quelque temps, j’écris tous les matins. C’est devenu une nécessité. Un passage obligé. Ce que je nomme un sas. Il faut que j’écrive avant de faire quoi que ce soit d’autre. Avant d’entrer dans la matière du monde. Avant de peindre. Avant même de penser.

WordPress m’y a aidé, d’une certaine façon. De façon puérile sans doute, mais efficace. Ces petites médailles distribuées automatiquement : "Vous avez publié dix jours de suite. Bravo. Continuez." Cela amuse. Cela conditionne. Cela installe. Après trente jours, l’habitude est là. L’habitude a pris. L’écriture est devenue le socle. Ce que je dois faire. Ce que je fais.

Quand j’ai écrit, j’ai tenu ma part. Ensuite, le jour peut venir.

Ce matin, après le texte, je tombe sur une lithographie de Jean Dubuffet. Au musée. Un mur. Une surface noire, râpeuse, griffée. Une procession de figures. Humaines sans l’être. Alignées. Debout. Les bras ouverts ou levés. Le regard vide. Les membres à peine ébauchés.

Je reste longtemps devant. Je ne lis pas. Je regarde. Je ne cherche pas le titre. Je m’en tiens à ce que je vois. À ce que cela provoque. L’impression d’un monde cuit, figé, rongé. Des corps dans la suie. Des cris collés au silence. Aucun espace. Aucune parole.

Dubuffet appelait cela Art Brut. C’est un nom, mais ce n’est pas une explication. Ce que je vois, ce sont des empreintes. Des restes. Comme si l’image avait absorbé ceux qui la regardaient. Ou peut-être ceux qui l’ont faite.

On ne sait pas d’où ces formes viennent. Elles ne racontent pas. Elles ne désignent pas. Elles sont là. Elles se tiennent là, et elles ne bougent pas. Elles témoignent.

Je pense à l’après-guerre. À ce moment où l’art ne peut plus prétendre représenter l’humain comme avant. Trop de morts. Trop de silence. Dubuffet gratte, blesse, attaque la surface. Il refuse la beauté, la narration, la culture. Il cherche ailleurs. Dans l’oubli. Dans la marge. Dans les gestes perdus.

Cette lithographie ne cherche pas à séduire. Elle ne déploie rien. Elle expose. Elle oppose. Elle oblige.

Je la regarde encore. J’ai le sentiment que l’écriture du matin, le besoin de passer par elle, vient du même endroit. D’un endroit sans forme. D’un mouvement intérieur qu’il faut faire apparaître, sans forcément comprendre.

Je quitte la salle. Mais l’image reste. Elle m’accompagne. Comme le texte. Comme la nécessité.

Séraphine de Senlis

Publié le 16 janvier 2020

Je suis allé au musée pour Picasso. C’était l’intention. La raison. Mais c’est un tableau de Séraphine qui m’a arrêté. Qui m’a pris. Qui m’a retenu.

Je ne savais pas qu’elle était là. Ni que j’avais rendez-vous avec cette toile.

Je suis resté longtemps devant. Pas pour comprendre. Pas pour analyser. Juste parce que je ne pouvais pas faire autrement.

À l’évocation de Séraphine, une image surgit aussitôt : Yolande Moreau. L’actrice. Le rôle. Et puis les deux figures se superposent. L’inconnue. L’interprète. Et devant moi, l’œuvre. Présente. Entière.

Séraphine. Née dans l’Oise, 1864. L’étiquette dit : art naïf. Autodidacte. Religieuse, silencieuse. Elle broyait ses couleurs elle-même. Des mélanges étranges. Ripolin et racines. Terre et lumière.

Dans la toile : une partition. En haut, un carré lumineux. En bas, une densité. Une obscurité pleine de formes, d’objets, de souvenirs. Toujours la même structure. Toujours ce partage. Une part d’éveil. Une part de nuit.

Il y a là quelque chose de double. D’irréconciliable peut-être. Une joie traversée d’effroi. Une extase qu’habite le cauchemar.

Et je pense à Klee. À ses notes sur la création. À cette phrase : il n’y a pas d’unité sans la présence de deux forces opposées.

Ils sont contemporains. Mais ne se connaissent pas. Lui enseigne. Elle se tait. Lui analyse, pose des mots sur le mystère. Elle peint sans mots.

Et pourtant ils sont liés. Reliés par cette nécessité intérieure. Ce besoin d’agir contre l’invisible. Ce combat de chaque jour pour sauver quelque chose du chaos.

Je suis frappé de les voir si proches. Une même énergie les traverse. Une même urgence.

Il y a un tableau de Klee, un peu plus loin dans la salle. Plus petit. Plus discret. Il n’attire pas. Il attend.

Je fais le lien. Silencieusement. Quelque chose se tend entre les deux œuvres. Entre les deux présences. Je ne sais pas ce que c’est. Mais je sais que c’est là.

Je quitte la salle. Mais je les porte avec moi.

Les poissons de Fautrier

Publié le 5 janvier 2020

Des yeux vides et noirs sur un espace gris clair, sans plat, sans assiette autre que leur horizontalité parfois oblique, celui ci tout au bout cerné d’ombres.

Ce ne sont que des tâches presque informes à peine si une ligne de contour évoque le poisson. Et pourtant ils sont tellement vivant quelque part dans la profondeur de la toile.

Je suis resté longtemps devant les poissons de Jean Fautrier au Musée de Grenoble.

Et puis j’ai réussi à m’évader enfin pour rejoindre la journée.

05 janvier 2020

Publié le 5 janvier 2020

Devant eux

Texte initial

Je me suis arrêté devant eux. Ils n’appelaient pas, ne cherchaient rien. Ils étaient là.

Des taches sombres, informes, à peine définies par un contour hésitant. Pas de fond. Pas de surface d’accueil. Juste cette matière grise, trouble, posée sans profondeur mais pourtant chargée de silence.

Je savais que c’étaient des poissons. Il fallait les regarder longtemps pour que cela se confirme. Ils flottaient, suspendus, dans une immobilité sans eau. Leurs yeux, noirs et vides, n’étaient pas tournés vers moi. Ils ne regardaient rien. Et pourtant je me sentais vu, traversé.

Il n’y avait ni décor, ni scène, ni narration.

Seulement ces présences fragmentées, obstinées, dérangeantes, que la peinture refusait de dominer.

Ce n’était pas un tableau à comprendre. C’était une masse à encaisser, une lenteur à éprouver.

Je suis resté là un long moment. À guetter je ne sais quoi. À attendre qu’ils se dérobent ou qu’ils surgissent.

Puis j’ai fini par m’arracher à cette fixité. J’ai rejoint la lumière du jour, la rumeur de la ville, le passage des heures.

Mais je savais qu’ils n’étaient pas restés dans la toile. Ils m’avaient suivi.


Réduction

Ils étaient là. Taches. Pas d’appel. Pas de fond.

Flottants. Sans eau. Sans regard. Mais je fus vu.

Rien. Pas de décor. Pas d’histoire. Pas de scène.

Présences. Résistantes. Inclassables.

Je suis resté. Ils sont restés.

Je suis parti. Ils ont suivi.


Traduction anglaise —

Before Them

I stopped before them. No call. No search. They were.

Dark stains. No shape. No ground. No welcome. Grey stuff. Floating silence.

Fish, maybe. But waterless. Still. Eyes blank. Not on me. Still, I felt seen.

No scene. No story. Just them.

I stayed. They stayed.

I left. They followed.


04 janvier 2020

Publié le 4 janvier 2020

Ils auraient réussi à transférer de l’information entre deux puces électroniques, sans liaison apparente. Pas de câble, pas de fil. Rien. L’échange avait lieu.

J’ai lu ça quelque part, ces jours-ci, et depuis, je n’arrête pas d’y penser.

Si cette découverte s’affirme, on entrera dans un monde où la distance n’aura plus d’importance. Ni le temps. Un monde où l’émetteur et le récepteur n’auront même plus à se reconnaître.

J’étais avec cette idée en tête, hier matin, en route vers Grenoble. Une ritournelle quantique sous le crâne, bien au chaud dans la Twingo bleue de mon épouse. Dehors, un hiver flou. Des étendues embrouillassées, brouillées jusqu’à l’horizon.

Je pensais à l’art. À la fin du mois. À la naissance du feu.

On dit que le feu est apparu simultanément à plusieurs endroits du globe. Comme s’il avait été "pensé" à plusieurs. Comme s’il s’était communiqué, d’esprit à esprit. Intrication ?

Une idée dans l’air... et soudain, ça flambe. Un réseau invisible de connexions, de fulgurances. Une synchronie d’éveil.

J’y pensais, donc. À l’art, au feu, à tous ces incendies qui rongent nos forêts, nos villes, nos nerfs. Et à cette sensation de fin, qui se propage comme une rumeur – sourde, pesante – dans nos lendemains.

Le musée m’attendait. Celui de Grenoble. Je ne le connaissais pas.

Un lieu vaste, ouvert. Des fenêtres donnant sur l’Isère. Des collines qui remontent la lumière.

Et là, enfin, cette fameuse exposition. Picasso. La guerre. Les années 39-45.

J’ai laissé mes élucubrations au vestiaire.

Je suis entré dans l’œuvre.

Et tout de suite, ce doute : on dit qu’il était peintre… mais ce que je vois, c’est du dessin. Rien que du dessin. Le trait avant tout. L’éclair du geste. Le feu dans la ligne.

À travers le sang et la couleur : Soutine

Publié le 28 décembre 2019

Tout pourrait venir, à première vue, d’une scène mythique, d’une origine sanglante qui, malgré toute l’épaisseur de peinture que l’on pourrait poser pour à la fois la retrouver et l’oublier, ne pourra jamais échapper — ni au peintre, ni au spectateur hébété contemplant l’œuvre de Chaïm Soutine.

Soutine évoque un souvenir d’enfance dans une lettre : la lame d’un couteau tranchant, avec précision, avec netteté, la gorge d’une oie. Il voit encore le sang jaillir en flots épais, rouge rubis. Et l’on pourrait s’arrêter là. Tout est déjà là.

Mais non. Car, au beau milieu de cette boucherie, l’œil du peintre est attiré par autre chose : la joie qu’il lit sur le visage du boucher, en pleine action. La joie, l’horreur, la violence, la stupeur. Voilà ce que contient chaque tableau de Soutine.

Il y a ce petit livre d’Élie Faure sur Soutine que je devrais relire, ou piller sans vergogne, tant je ne me souviens de rien d’aussi juste écrit sur cet immigré juif-lituanien venu à Paris, qui fut un temps protégé par ce grand homme, ce médecin humaniste.

Un temps seulement. L’affection du peintre pour la fille de Faure mit fin, brusquement, à leur relation.

J’aurais pu commencer par le début, par la naissance de Soutine à Vilna. Une approche calme, chronologique. Mais il me fallait un déclencheur. Une raison d’écrire maintenant. Cette raison, c’est un souvenir vif de 2013, une visite au Musée de l’Orangerie, à Paris. L’exposition s’intitulait : Soutine, l’Ordre du chaos. C’était la première fois que je voyais ses tableaux en vrai. Avant cela, seulement des reproductions pâles et glacées.

J’ai découvert un frère. Pas un combat, mais une harmonie née du chaos. Une magnifique harmonie disloquée. La peinture était liquéfiée, coagulée. Dure et molle à la fois. Les rouges et les turquoises entraient en collision. Les blancs craquelés comme du plâtre sec.

Comment expliquer une émotion sans la trahir ? J’essaie. J’essaie toujours. Je cherche par les mots à atteindre ce qui ne se touche qu’en silence.

Mais puisque j’ai commencé, continuons.

Alors que l’avant-garde parisienne s’éparpillait dans toutes les directions — comme toujours —, Soutine s’enfermait. Il peignait. Il ne voulait pas être dérangé.

Marc Chagall, peut-être, était pareil. Peut-être Soutine espérait-il hériter de l’atelier de Chagall. Absorber la solitude, l’obstination que Chagall avait laissées derrière lui.

Il ne l’a pas fait. Il a raté le moment.

Alors, il s’est tourné vers Rembrandt. Il a peint de la viande. De la chair. Mais plus que de la chair.

Il faut traverser le dégoût pour atteindre la grâce. Les quartiers de bœuf de Soutine l’exigent. J’imagine que, si j’avais eu la chance de le rencontrer, l’odeur m’aurait d’abord repoussé. Et pourtant, à travers cette odeur, peut-être aurais-je atteint le parfum du miracle.

La peinture de Soutine me rappelle quelqu’un d’autre. Quelqu’un dont j’ai déjà parlé. Chomo. Un autre reclus. Plus récent. Tout aussi mort.

Ils ne négocient pas.

Ils sont repliés. Affamés. Indifférents. En contact direct avec le feu, la grâce, la vie, la terreur, le sublime. Leur seul axe est celui qui les relie à ces forces. Ils ont abandonné l’illusion des liens sociaux.

Oui, quelque chose en eux me parle. Je t’écris cela rapidement ce matin. Parce qu’au fond, comme je l’ai dit, penser et écrire ne servent peut-être pas à grand-chose. Mieux vaut peindre.


Everything could stem, at first glance, from a mythical scene, a bloody origin that, no matter how much paint one might apply to try to both recover it and forget it, will never escape either the painter or the stunned viewer contemplating the work of Chaïm Soutine.

Soutine recalls a childhood memory in a letter : the knife’s blade slicing expertly, cleanly, across the throat of a goose. He still sees the blood spurting out in thick, ruby-red jets. And it could stop there. Already, everything is there.

But no. Because in the middle of the carnage, the painter’s eye is caught by something else : the joy he sees on the butcher’s face. In the act. Joy, horror, violence, and awe. That’s what you get in every Soutine painting.

There’s that little book by Elie Faure about Soutine, which I should reread, or shamelessly pillage, because I remember nothing comparable being written about this Jewish-Lithuanian immigrant who came to Paris and who, for a while, found himself under the wing of that great man, the humanist doctor.

Only for a while. The painter’s affection for Faure’s daughter put an end to their relationship. Suddenly.

I could have started at the beginning, with Soutine’s birth in Vilna. A calm, chronological approach. But I needed a trigger. A reason to write now. That reason is a vivid memory from 2013, a visit to the Musée de l’Orangerie in Paris. The exhibition was titled "Soutine, the Order of Chaos." It was the first time I saw his paintings in person. Before that, only pale, glossy reproductions.

I discovered a brother. Not a battle, but a harmony made from chaos. A magnificent, disjointed harmony. The paint was liquefied, coagulated. Hard and soft at once. Reds and turquoises colliding. Whites cracked like dried plaster.

How do you explain an emotion without betraying it ? I try. I do this all the time. I use words to reach what can only be touched in silence.

But since I’ve begun, let’s keep going.

When the Parisian avant-garde was tearing off in every direction, as it always does, Soutine locked himself away. He painted. He didn’t want to be disturbed.

Marc Chagall might have been the same. Maybe Soutine hoped to inherit Chagall’s studio. To absorb the solitude and stubbornness Chagall had left behind.

He didn’t. He missed the moment.

So he turned to Rembrandt. He painted meat. Flesh. But more than flesh.

You have to pass through disgust to reach grace. Soutine’s slabs of beef demand it. I imagine if I’d had the chance to meet him, the smell alone would have repelled me. And yet, through that smell, maybe I would have reached the miracle’s scent.

Soutine’s painting reminds me of someone else. Someone I’ve written about before. Chomo. Another recluse. More recent. Just as dead.

They don’t negotiate.

They are curled inward. Starving. Unconcerned. In direct contact with fire, grace, life, terror, the sublime. Their only axis is the one that connects them to these forces. They have discarded illusions of social ties.

Yes, something in them speaks to me. I write it to you quickly this morning. Because, in the end, as I said, thinking and writing may not be very useful. Better to paint.

Chomo

Publié le 27 décembre 2019

À l’origine, il s’appelle Roger Chomeaux. Né le 28 janvier 1907 quelque part dans le Nord de la France, il meurt en 1999 à Achères-la-Forêt, en région parisienne. On décidera finalement de le qualifier de "sculpteur", puisqu’il faut bien ranger les choses quelque part.

Je suis né un jour après lui — mais en 1960. Cette année-là, il expose pour la première fois à la galerie Jean Camion, rue des Beaux-Arts à Paris.

C’est à la suite de cette exposition qu’il décide de quitter définitivement Paris pour la forêt de Fontainebleau. Son épouse a acheté là quelques hectares. Ils s’y installent. Chomo s’y retirera pour vivre, et peu à peu abandonner tout ce qui faisait, à l’époque, un "artiste reconnu". Écologiste avant la mode, il récolte le miel de ses abeilles — jusqu’à vingt ruches à cette époque.

Il commence par détruire la forme conventionnelle du langage pour inventer une langue nouvelle, presque enfantine, fondée sur la phonétique. Une langue qui évoque, si l’on veut, la fameuse langue des oiseaux chère aux alchimistes.

Quant aux matériaux, il délaisse le bronze, trop coûteux, ainsi que la terre cuite et le marbre qu’il pratiquait auparavant. Il s’oriente vers la récupération, cherchant ce qu’il appelle des "matériaux qui respirent".

Il travaille alors le bois (ses fameux bois brûlés), les matières plastiques, la tôle, le béton cellulaire. Il dit sculpter ce dernier "comme on écrit un poème". Dans ce qu’il nomme son "village d’art préludien", il installe partout des pancartes, un peu à la manière de Cheval sur les murs de son Palais idéal.

« Qèl anprint ora tu lésé sur la tèr pour qe ton Die soi qontan ? »

Cette question de l’empreinte, du devenir de l’homme, le hante. Elle se répète, d’écriteau en écriteau, dans tous les recoins de son domaine.

De bric et de broc aussi, les trois hangars qu’il construit pour abriter ses œuvres :

le Sanctuaire des bois brûlés,

l’Église des Pauvres, avec sa rosace spectaculaire faite de bouteilles de couleur,

et le Refuge, recouvert de capots de voitures.

C’est Clara Malraux qui attire l’attention du ministère des Affaires culturelles sur lui. Après une incursion dans la musique concrète, entre synthétiseur et poésie, Chomo devient cinéaste expérimental avec Le Débarquement spirituel, film réalisé avec Clovis Prévost et Jean-Pierre Nadau, dans lequel il se met en scène au milieu de ses œuvres.

Il meurt en 1999, entouré de ses créations, veillé par sa seconde épouse. Dix ans plus tard, la Halle Saint-Pierre organise sa première grande rétrospective.

Aujourd’hui, seuls les bâtiments subsistent dans la forêt. Ses œuvres transportables, elles, ont été déplacées — conservées ailleurs ou vendues. (Un Christ en croix, image torturée, est visible dans l’église de Milly-la-Forêt.)

En revoyant les vidéos de Chomo sur YouTube, j’ai de nouveau été frappé par cette obsession que je retrouve chez les artistes que j’admire, et qui, de leur vivant, les fait souvent passer pour des fous.

Amaigri, émacié, affûté comme une lame, son regard me traverse encore l’écran. Et chaque fois, je l’entends me répéter :

"Arete de panser povre kon taka seulmant bausser"

En 2013, une vente aux enchères sera organisée autour de son œuvre.

illustration Chomo entre ses peintures et ses sculptures, devant l’Église des pauvres en construction, c. 1965

Hopper, ou l’élégance de l’insignifiant

Publié le 28 novembre 2019

Il y a cette station-service. Seule. Presque vide. "Gas", dit le tableau. Un mot. Court. Brut. Et pourtant, tout y est.

Une lumière diffuse, en bout de journée peut-être. Rien ne bouge. Ou si peu. L’homme, silhouette penchée, affairée à quelque chose. Un geste quotidien. Répété mille fois. Sans intérêt. Mais regardez mieux.

"Mobilegas", lit-on sur la pancarte. On pense à Pégase. On ne sait pas pourquoi. Peut-être à cause du cheval. Ou de l’envol. Une image qui se dérobe. Hopper ne montre rien, il suggère. C’est sa manière.

La scène, prise trop tôt. Ou trop tard. Un peu comme une photo manquée. Mais volontairement. C’est là tout l’art.

Il y a chez Hopper un refus. Subtil. Élégant. De raconter. De donner un sens. Il peint l’interstice. Le battement vide entre deux actions. Ce qu’on ignore, d’ordinaire. Ce qu’on oublie.

Et c’est précisément ce qui inquiète.

L’« inquiétante étrangeté », disait Freud. Das Unheimliche. Hitchcock, lui aussi, connaissait ça. L’homme qui regarde par la fenêtre. Et rien ne se passe. Pas encore. Mais on reste. On attend. Parce qu’on sait. Que quelque chose va arriver.

Chez Hopper, c’est pareil. L’événement est suspendu. Juste hors champ. La tension est dans la lumière. Dans la fixité. Dans l’ordinaire trop scruté.

Un bureau. Une femme. Un homme. C’est "La nuit au bureau". La scène pourrait être banale. Mais elle ne l’est pas. La femme regarde l’homme. Ou bien c’est l’inverse. Cela dépend des esquisses. Hopper hésite. Puis tranche. Mais laisse le doute.

Comme dans un flip-book silencieux, les regards s’animent. L’un vers l’autre. L’un contre l’autre. Et rien ne se dit.

Hopper n’est pas réaliste. Il est au-delà. Il peint ce que nous n’osons plus voir. Ce que nous fuyons : le banal. L’ennui. L’attente.

Il peint notre vie. Celle que nous ne regardons jamais.

24 novembre 2019

Publié le 24 novembre 2019

Écrire un livre a toujours été là, une tâche de fond. J’y ai renoncé, faute de forme. Roman, essais, nouvelles, autofiction — je tentais de rapprocher ma production d’une forme existante. Une forme rassurante. La question revient en voyant la quantité de textes écrits ici. Quant à moi, je n’en sais rien. J’écris au jour le jour, comme un paysan va aux champs. Parce que c’est son quotidien. Parce que sans cela, il ne peut pas vivre. Un paysan vit de peu. De l’amour de son travail, d’eau fraîche, et d’une régularité têtue.

16 septembre 2019

Publié le 16 septembre 2019

Il y a quelques années, une exposition magistrale se tient à Lyon, une rétrospective des frères peintres Bram et Geer Van Velde.

Sur des voies parallèles, les deux frères ne se rejoignent qu’à la limite que propose la fratrie, à l’horizon de sa volonté de trouver des « points communs ». Il suit le parcours proposé par le musée des Beaux-Arts, sous la direction de la commissaire Sylvie Ramond et de l’historien d’art Rainer Michael Mason.

À travers le cheminement des œuvres, il retrouve une sensation qui lui est chère, peut-être même le moteur invisible de la naissance de ces deux œuvres enfin réunies côte à côte : le déracinement.

Hollandais d’origine, les deux frères entretiennent une relation étroite, marquée par l’exil et la distance avec leur pays natal. Cela lui permet de saisir quelque chose d’important : l’inconnu dans lequel ils se plongent, laissant derrière eux le cercle familier de leurs habitudes, de leurs repères, et de leur identité.

Employés tous deux dans une entreprise de peinture et de décoration à La Haye, Bram et Geer suivent un cursus classique pour apprendre les techniques de peinture. Nous sommes entre les années 1915 et 1920.

C’est grâce à un voyage en Allemagne, proposé par son patron, que Bram continue à développer sa culture artistique, dans un village où il côtoie de nombreux artistes. Ses inspirations viennent alors de Van Gogh, de Munch — à l’origine de l’expressionnisme — et d’Emil Nolde, qui lui apprend à placer la subjectivité au centre de toute représentation.

Plus tard, Bram se rend à Paris, où il tâtonne en s’essayant à plusieurs genres, jusqu’à recevoir la « leçon de Matisse » et la « révélation » de ses couleurs, un peu comme un indien qui apprend son nom en passant à l’âge adulte. Mais c’est en Corse qu’il élabore véritablement son langage.

Geer rejoint son frère à Paris et tente lui aussi de trouver son propre langage pictural en explorant divers genres, dont l’art naïf. Les deux frères commencent alors à exposer ensemble, inséparables.

Dans les années 30, Bram s’installe à Majorque, où il restera jusqu’à la guerre d’Espagne. C’est là qu’il s’éloigne définitivement de la figuration tout en continuant à peindre ce qu’il voit, tel qu’il le voit. Il trouve alors les imbrications, les grandes plages, les recouvrements qui définiront son style pour toujours. Son langage pictural devient l’expression d’une peinture pure, un fait plastique authentique fondé sur une vision intériorisée du monde.

Il lui semble important de raconter ce parcours, car il indique plusieurs choses essentielles à ses yeux.

D’une part, il faut la faim, celle de peindre, celle de s’exprimer. Malheureusement, Bram ne connaît pas que cette faim artistique, mais aussi la vraie faim, celle qui tord les boyaux. D’autre part, il faut travailler sans relâche, multiplier les tentatives, échouer encore et encore, s’égarer pour mieux se trouver. Nul ne sait comment survient véritablement la révélation d’une palette de couleurs ou d’un langage formel, mais une chose est certaine : elle n’arrive pas par hasard. Il faut travailler énormément pour cela.

Personne ne peut dire pourquoi certains artistes passent à la postérité. Pourquoi Bram devient-il plus « célèbre » que Geer, sans doute jugé trop conventionnel par les gardiens du temple de l’art ? Pourtant, les choses changent avec le temps : ceux qui étaient célèbres jadis peuvent tomber dans l’oubli, et vice versa, au gré des humeurs des politiques, des marchands, et surtout de l’air du temps.

Loin de lui l’idée de jouer les critiques d’art à travers ces petits textes sur les peintres qui ont compté dans son parcours. Non, écrire lui permet avant tout de clarifier ses pensées, de les hiérarchiser, d’en comprendre l’importance, et peut-être, par ricochet, de les faire saisir à d’autres. Ce qui serait déjà un petit miracle en soi.

Il reviendra sur la peinture de Bram Van Velde, car il est tard et il doit aller peindre. Et ce besoin soudain de s’éloigner du sujet lui fait comprendre combien ce peintre a été d’une importance capitale dans son parcours.

La peinture de Patrick Robbe-Grillet

Publié le 16 septembre 2019

Il arrive, rarement mais toujours avec force, que la peinture me détourne — non par indifférence, mais par effroi. Une panique douce m’attrape, un pas de côté, comme si j’approchais quelque chose de trop dense, trop nu. Ainsi en fut-il des toiles de Patrick, croisées un soir sur l’écran fade d’un site d’art contemporain. Je crus d’abord à une fumisterie mystique, de celles qui maquillent de spiritualité leur vacuité. On rabaisse souvent ce qui nous résiste. C’est plus facile, moins honteux que d’admettre qu’on n’y entre pas.

Et pourtant, j’y suis retourné. Plusieurs fois, à distance. Pour rien, apparemment. Ou pour ce rien qui insiste, ce rien qui demande que l’on s’y tienne, juste là, au bord. Comme si l’image me disait : attends. Attends que le sens ne soit plus affaire de signes.

Je crois que c’est cela, précisément, qui aveugle : l’habitude. Elle bâillonne l’œil. Elle fortifie autour de nous des cloisons de répétitions, et derrière ces murs on croit être à l’abri — alors qu’on ne fait que tourner en rond dans la cour familière de nos certitudes.

On peut, bien sûr, s’arrêter à la beauté immédiate de ses grandes toiles, à leur éclat, à la séduction première des champs monochromes. Je l’ai fait. Mais très vite, une gêne est venue fendre le ravissement. Quelque chose, comme un courant inverse.

J’ai fouillé, cherché des traces de Patrick, des bouts de biographie. Peu. Presque rien. Sinon un séjour en Chine, et ce qu’on dit souvent : concentration, gestuelle, silence du corps en action. Des mots déjà vus ailleurs, chez Fabienne Verdier par exemple. Mais cela ne suffisait pas. Cela ne suffisait plus.

Aucune narration dans ces toiles. Aucun récit pour que l’on puisse, à la faveur d’un miroir, y projeter la fable de soi. Rien que la matière, brute. Des clairs, des sombres. Le racloir. Un désordre qui, peut-être, n’est même pas un désordre. Peut-être est-ce le réel qui a cessé de se contraindre.

Et c’est là que m’est venu le mot. S’absenter. Voilà. Le geste y est, sans son auteur. Le peintre s’est écarté. Et c’est dans ce retrait qu’apparaît le vrai.

S’absenter — non pour disparaître, mais pour laisser place. S’absenter, comme une élégance. Un effacement actif. Ce n’est pas l’abandon, mais un don plus subtil : celui du silence.

On pourrait croire cela à l’opposé d’un De Kooning, éclatant, saturé, frontal. Et pourtant, ces deux-là — Patrick le discret, Willem le fracas — me semblent se parler. Champ de bataille d’un côté, nef de cathédrale de l’autre. Même lieu, deux acoustiques. Ce dont ils parlent, en vérité, c’est d’une même chose : la nécessité de s’effacer pour peindre.

Car c’est dans le vide que surgit le visible. Et cette trace-là, ce vestige du peintre rendu à l’absence, voilà ce que je reçois aujourd’hui comme un savoir. Illustration : Envolée Lyrique, Patrick Robbe Grillet

11 septembre 2019

Publié le 11 septembre 2019

Reprise du texte en 2025. À relecture tout me paraît grandiloquent, pas faux complètement mais reconstruit naïvement. Je reviens donc en arrière pour réexaminer la scène et j’écris un tout autre texte.

Je me souviens de cette journée où j’ai rendu visite à Thierry Lambert. Aujourd’hui, je vois clairement ce que je cherchais : moins à rencontrer un homme qu’à trouver un miroir qui me renvoie l’image d’un artiste.

J’étais fatigué. J’avais enchaîné les ateliers pour enfants, le déjeuner rapide. J’arrivais avec l’espoir confus qu’un « grand » me reconnaisse, me donne une clé, ou simplement me regarde comme un égal.

Sa maison était pleine d’œuvres. Des piles de toiles, des sculptures. Je me suis perdu dans les noms, les références. Je voulais tout retenir, prouver que j’étais digne de comprendre. Puis j’ai lâché prise — ou j’ai cru lâcher prise. En réalité, je jouais au disciple émerveillé. Je me suis mis à parler de chamanisme, d’art sacré, de transmission ancestrale. De Luis Hansa que j’avais connu lorsque j’habitais Paris. Des mots trop grands pour une simple rencontre.

Je crois que j’avais peur que ce moment soit banal. Alors je l’ai enrobé de mystère. J’ai fait de Thierry un chamane, de sa maison une forêt, de sa collection un chemin initiatique.

Nous avons bu du thé. Parlé peinture, marché de l’art, parcours. C’était concret, simple. Mais dans ma tête, je dramatise déjà. Je me voyais en train de vivre quelque chose d’important.

Aujourd’hui, je sais ce qui était vrai : sa générosité, le partage d’un gâteau, la lumière dans la cuisine, les chats derrière la vitre. Le reste — le vocabulaire initiatique, l’insistance sur le caractère unique — était de la construction. Une tentative de me grandir par procuration.

Parfois, on se raconte des histoires pour traverser le doute. Ce jour-là, j’avais besoin de croire que l’art était une voie sacrée, et moi, un pèlerin. J’avais besoin de Thierry comme guide.

Je ne suis plus ce pèlerin. Je n’ai plus besoin de chamanes.

Aucun article associé à ce mot-clé.