réflexions sur l’art
Ici, l’art n’est pas un objet figé mais un lieu de pensée en mouvement. Peinture, écriture, regard : tout devient matière à interrogation, parfois ludique, parfois grave. Ces réflexions empruntent autant à la philosophie qu’au souvenir de gestes, à l’anecdote d’atelier, à la mélancolie ironique. Peindre, c’est parfois rater ; dire, c’est souvent déformer ; l’œuvre est résidu de tentatives accumulées. L’artiste-écrivain avance en hésitant, creusant les mots comme la toile. Il ne cherche pas à expliquer l’art, mais à habiter ce qui se dérobe dans l’acte de créer. Chaque texte trace un sentier incertain, où l’intensité prime sur la clarté, où la seule vérité possible est celle de l’élan.
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Carnets | octobre 2025
23 octobre 2025
Adorno s’amuse à regarder les signes de ponctuation comme des petites figures avec une tête et un caractère : le point d’exclamation qui lève le doigt, le point-virgule moustachu, les guillemets qui se lèchent les babines. Pour lui, ce ne sont pas que des outils de grammaire, mais des gestes qui règlent la respiration du texte, presque comme des indications musicales. Comma = demi-cadence, point = cadence parfaite : la phrase rejoue de la musique sans le dire. Il taille un costard aux points d’exclamation : jadis élan, aujourd’hui posture d’autorité — du bruit typographique qui essaie d’imposer l’emphase de l’extérieur. Les avant-gardes en ont abusé, signe d’une envie d’effet plus que d’un véritable travail de la langue. Le tiret (le vrai, pas le gadget suspensif) marque la cassure utile : il accepte la discontinuité quand deux idées se regardent sans vraiment se toucher. Theodor Storm en a fait un art discret ; ses tirets sont des rides qui creusent le récit et ouvrent une distance. Il défend le point-virgule — oui, ce grand malade : sa disparition signale qu’on ne sait plus tenir une période ample, articulée, respirant large. À force de tout couper court, la prose capitule devant le simple “constat” et perd sa capacité critique. Côté parenthèses : mieux vaut des tirets pour intégrer le digressif sans l’exiler ; mais il pardonne à Proust ses vraies parenthèses, parce que, chez lui, l’incise devient fleuve — il faut des digues solides pour que l’édifice ne déborde pas. Les guillemets ironiques ? À proscrire : juger un mot “à distance” en le mettant entre crochets typographiques, c’est refuser de faire le boulot dans la phrase elle-même. Et les points de suspension en mode ambiance… typiquement le cache-misère d’une profondeur supposée. Conclusion d’Adorno : on ne gagne jamais complètement avec la ponctuation — règles trop raides d’un côté, caprices expressifs de l’autre. Alors on vise l’ascèse : mieux vaut trop peu que trop, mais intentionnel à chaque signe, comme un musicien qui sait quand oser la dissonance Bruce Andrews soutient que lire Gertrude Stein, c’est lâcher l’idée que les mots “représentent” : la langue agit directement, par sons et rythmes, en détraquant grammaire, récit et expression de soi. La lecture devient une expérience physique et immédiate qui nous désoriente, fissure l’ego et remplace l’analyse distante par une contagion sensorielle. La “présence” naît de micro-chocs matériels des mots : on se fait littéralement prothèse du texte, emporté par ses accélérations. Plutôt qu’expliquer ou contextualiser, il faut accueillir cette énergie — plaisir, surprise, excitation — comme une pratique de transformation du lecteur.|couper{180}
Carnets | octobre 2025
3 octobre 2025
Écrire est d’abord une affaire avec soi-même. J’en fais un dossier sans témoin, porte close, bouton tourné jusqu’au clic. Parler de ce que j’écris m’apparaît obscène : question d’hygiène de procédure, on ne commente pas une instruction en cours. Je reste seul, et cela me va. Seul dans l’écriture, seulement : pour le reste je fais comme tout le monde, hauts et bas, un tempérament qui grince au réveil et mord à la remarque. J’ai longtemps cru à la sagesse qui s’installe : clause de style. Je garde une pellicule de bienveillance, vernis utile pour que la poussière n’accroche pas. Autrefois je me pensais généreux jusqu’au fond ; désormais j’écarte ces mains tièdes qui piochent dans le stock de patience. Mon dernier bastion est là. Écrire, c’est instruire : rassembler les pièces, numéroter, classer, et quand rien ne tient, tamponner “à revoir” plutôt que “sans suite”. Parfois je me dis que la même opiniâtreté, placée dans des affaires plus juteuses, m’aurait donné ce regard cassant, la journée découpée au quart d’heure, la mâchoire serrée. Mais je n’y respire pas. Malgré mes jérémiades, je ne suis pas sans paix : une ataraxie tiède où je me plais tant qu’on ne me surprend pas à y nager. Qu’on me voie, et je relève la herse : ironie, mauvais esprit, deux calembours pour la route — l’aîné qu’on adore détester, le fameux mauvais objet, prêt à signer. Toute affaire sérieuse commence porte close. L’atelier ne déroge pas. Ce matin, j’ai mis un peu de chauffage ; l’air a changé d’odeur, mélange de plinthe tiédie et d’essence maigre, et une poussière dorée tenait en l’air au-dessus du radiateur. Personne n’est venu. Je me suis planté devant la toile : deux heures à chercher des clairs qui tiennent, à remplacer ces couleurs qui viraient criardes dès qu’elles buvaient l’air. À la fin, j’ai reculé jusqu’au mur : j’avais détruit une grande part de ce qui tenait. Et pourtant, c’est de cette disparition que je tire la preuve de ce qui avait tenu — comme on lit un délit à la forme exacte du vide qu’il laisse. Je ne m’installe plus. Ni dans la peinture, ni dans l’écriture. Je marche. D’un point immobile vers un point immobile. Battement court. Battement long. Relance. Entre-deux de rêve. Le blanc cesse de couler ; je dévisse. Crissement minéral du pas de vis : petit plaisir malade. Je cure, j’essuie, je revisse ; capuchon sur sa lanière, clic net. Demi-tour : l’escalier, le bureau, l’écran. Je code comme on ajoute une pièce au dossier : nom de fichier, date, motif. Cette nuit, long métrage en Technicolor : couloirs, portes lourdes en bois exotique, ferrures ciselées, gonds d’argent. À quoi bon des gonds d’argent si la porte ne sait pas sur quoi elle bat ? J’appelle cela le bastion. Un danger approche ; on se prépare. Une femme paraît, une lettre à la main, devant une porte qui n’a pas bougé ; personne ne l’a vue entrer. Ce n’est pas d’elle que vient l’attaque. Un homme se crispe, l’aveu passe par la peau ; on le désigne, traître. Il tire un long couteau ; je pare — je ne sais comment — et la lame lui tranche net la gorge. Son regard s’ouvre, comme s’il voyait le plan depuis le plafond ; puis il tombe. Je sais. J’avance : enfilade de salles de plus en plus vastes, guerriers immobiles — samouraïs peut-être — micromouvements à mon passage, signe convenu : laissez-le. Fin de couloir : un vide propre, précipice, bout des locaux donc bout du monde. Silence. Je me réveille avec l’odeur de térébenthine dans la gorge. Le chauffage ronronne faiblement. Le capuchon du blanc a cliqueté tout à l’heure — je l’entends encore. Dossier rouvert demain matin : même porte, même clic, même froid aux doigts. Déchiffrage des rythmes [Anacrouse] Écrire est d’abord une affaire avec soi-même. [Hypotaxe] J’en fais un dossier sans témoin, porte close, bouton tourné jusqu’au clic. [Hypotaxe] Parler de ce que j’écris m’apparaît obscène : question d’hygiène de procédure, on ne commente pas une instruction en cours. [Parataxe] Je reste seul, et cela me va. [Isocolon] Seul dans l’écriture, seulement : pour le reste je fais comme tout le monde, hauts et bas, un tempérament qui grince au réveil et mord à la remarque. [Hypotaxe] J’ai longtemps cru à la sagesse qui s’installe : clause de style. [Hypotaxe] Je garde une pellicule de bienveillance, vernis utile pour que la poussière n’accroche pas. [Hypotaxe] Autrefois je me pensais généreux jusqu’au fond ; désormais j’écarte ces mains tièdes qui piochent dans le stock de patience. [Clausule] Mon dernier bastion est là. [Anacrouse] Écrire, c’est instruire : [Carrure 1-2-3-4] rassembler les pièces, numéroter, classer, et quand rien ne tient, tamponner “à revoir” plutôt que “sans suite”. [Hypotaxe] Parfois je me dis que la même opiniâtreté, placée dans des affaires plus juteuses, m’aurait donné ce regard cassant, la journée découpée au quart d’heure, la mâchoire serrée. [Clausule] Mais je n’y respire pas. [Hypotaxe] Malgré mes jérémiades, je ne suis pas sans paix : une ataraxie tiède où je me plais tant qu’on ne me surprend pas à y nager. [Tirets d’incise] Qu’on me voie, et je relève la herse : ironie, mauvais esprit, deux calembours pour la route — l’aîné qu’on adore détester, mauvais objet notoire, prêt à signer. [Anacrouse] Toute affaire sérieuse commence porte close. [Parataxe] L’atelier ne déroge pas. [Hypotaxe] Ce matin, j’ai mis un peu de chauffage ; l’air a changé d’odeur, mélange de plinthe tiédie et d’essence maigre, et une poussière dorée tenait en l’air au-dessus du radiateur. [Parataxe] Personne n’est venu. [Hypotaxe] Je me suis planté devant la toile : deux heures à chercher des clairs qui tiennent, à remplacer ces couleurs qui viraient criardes dès qu’elles buvaient l’air. [Hypotaxe] À la fin, j’ai reculé jusqu’au mur : j’avais détruit une grande part de ce qui tenait. [Clausule] Et pourtant, c’est de cette disparition que je tire la preuve de ce qui avait tenu — comme on lit un délit à la forme exacte du vide qu’il laisse. [Parataxe] Je ne m’installe plus. [Isocolon] Ni dans la peinture, ni dans l’écriture. [Marche ternaire] Je marche. D’un point immobile vers un point immobile. Battement court. [Marche 1-2-3-4] Battement long. Relance. Entre-deux de rêve. Le blanc cesse de couler ; je dévisse. [Hypotaxe] Crissement minéral du pas de vis : petit plaisir malade. [Marche ternaire] Je cure, j’essuie, je revisse ; capuchon sur sa lanière, clic net. [Carrure 1-2-3-4] Demi-tour : l’escalier, le bureau, l’écran, le code. [Isocolon] Je code comme on ajoute une pièce au dossier : nom de fichier, date, motif. [Anacrouse] Cette nuit, long métrage en Technicolor : [Asyndète] couloirs, portes lourdes en bois exotique, ferrures ciselées, gonds d’argent. [Isocolon] À quoi bon des gonds d’argent si la porte ne sait pas sur quoi elle bat ? J’appelle cela le bastion. [Parataxe] Un danger approche ; on se prépare. [Hypotaxe] Une femme paraît, une lettre à la main, devant une porte qui n’a pas bougé ; personne ne l’a vue entrer. [Parataxe] Ce n’est pas d’elle que vient l’attaque. [Hypotaxe] Un homme se crispe, l’aveu passe par la peau ; on le désigne, traître. [Polysyndète légère] Il tire un long couteau ; je pare — je ne sais comment — et la lame lui tranche net la gorge. [Clausule] Son regard s’ouvre, comme s’il voyait le plan depuis le plafond ; puis il tombe. [Syncope] Je sais. [Hypotaxe] J’avance : enfilade de salles de plus en plus vastes, guerriers immobiles — samouraïs peut-être — micromouvements à mon passage, signe convenu : laissez-le. [Clausule] Fin de couloir : un vide propre, précipice, bout des locaux donc bout du monde. [Syncope] Silence. [Hypotaxe] Je me réveille avec l’odeur de térébenthine dans la gorge. [Parataxe] Le chauffage ronronne faiblement. [Clausule] Le capuchon du blanc a cliqueté tout à l’heure — je l’entends encore. [Isocolon + Anaphore] Dossier rouvert demain matin : même porte, même clic, même froid aux doigts. Illustration : Augustin Lesage|couper{180}
Carnets | octobre 2025
2 octobre 2025
hier soir visionnage passionnant d'une vidéo d'atelier à propos du rythme dans l'écriture en fait je n'ai visionné qu'une toute petite partie seulement car déjà les idées surgissaient de toutes parts, des connexions s'établissaient. Bref, j'écris soudain une première histoire, une sorte de brouillon, comme je le fais d'ordinaire. Puis j'essaie de comprendre le rythme interne de mes phrases ... je compte 123, 1234, 123, de manière très classique. Je décide de modifier le rythme en supprimant la ponctuation. Cela devient une psalmodie. J'observe attentivement les émotions qui surgissent à relecture du texte et je perçois une différence liée au changement de respiration, de rythme. L'émotion ne vient plus tant de ce que j'écris, que de la manière dont je le lis. Intéressant. Je n'ai pas inventé l'eau chaude, tout cela est bien entendu connu de tous, même si l'on ne s'arrète pas à chaque phrase qu'on écrit pour compter sur ses doigts. Ensuite je me demande quels sont les rythmes possibles, tous les rythmes à ma disposition j'en dresse un rapide inventaire que j'ai noté dans fil rouge et je me dis que si finalement il se pourrait bien que dans mon petit coin j'ai inventé l'eau chaude. J'ai des idées qui se bousculent encore. Prendre un fait divers bien crade et le transformer par le rythme en un chant. Trouver des extraits de littérature pornographique et les transformer en hymnes. Puis finalement je me rabats sur une histoire que j'ai lue il y a peu la mutinerie d'Étaples texte que j'écris selon un rythme tintal hindou à 16 temps. — - sueurs froides à nouveau en voulant améliorer mon squelette article. Je voulais mieux voir les liens hypertextes et, pour cela modifier aussi le css afin de voir les textes en noir soulignés d'une fine ligne de pointillés orangés. Je suis allé de Charybde en Scylla pendant deux bonnes heures, jusqu'à perdre totalement à un moment la mise en page du site. Puis j'ai trouvé la faille, une classe css qui bloquait une autre classe css comme souvent. J'en ai profité aussi pour modifier la police des textes, les rendre ainsi plus lisibles. — - avons reçu à déjeuner m et b que j’aime beaucoup et b avait pris la peine de récolter des châtaignes provenant de la maison en ardèche et il me raconta que l’arbre d’où elles venaient il le connaissait depuis l’enfance et que ce terrain était abrupt difficile d’accès ce dont je le remerciai d’autant mais bientôt les conversations comme toujours s’orientèrent vers les maladies la santé en général chacun y allait de son énumération des outrages que l’existence inflige aux corps même les plus solides et je sentais peu à peu l’ennui s’installer une lassitude devant cette comptabilité des douleurs et je pensais que c’était à ce moment précis que je me levais d’habitude pour préparer le café pour sortir dans la cour respirer un peu et je me surpris à songer à mon impossibilité de sourire comme autrefois car sourire maintenant c’est montrer moi aussi toutes les offenses du temps et je restai ainsi dans ce double mouvement de gratitude pour la présence des amis et de fuite vers un silence qui m’appartient seul.|couper{180}
Carnets | septembre 2025
30 septembre 2025
Sans la comédie, la tragédie, que serions-nous, que ferions-nous. Osciller de l'une à l'autre durant l'espace d'une journée nous procure un ersatz d'existence, nous sommes ainsi spectateurs de nous-mêmes, parfois applaudisant la prestation, parfois la conspuant. Chez Beckett, après la chute du rideau, il ne reste qu’un reste minimal : une chaise, un souffle, un mot qui revient. Le théâtre n’a plus besoin de personnage, ni d’histoire. C’est l’usure du langage, son extinction programmée. L’après-scène, chez lui, c’est la désolation : tout est tombé, ne survit qu’une voix résiduelle. Chez Novarina, l’après-scène prend la forme inverse : non pas le silence mais le trop-plein. Quand les personnages ont quitté la scène, quand le théâtre réaliste s’est effondré, il laisse venir une profusion de voix, un langage qui ne représente plus mais s’auto-engendre. L’après-scène est ce moment où les mots continuent à parler alors que le spectacle est fini, comme une coulée verbale qui ne reconnaît plus ni acteur ni spectateur. En somme, Beckett dit : après la scène, il n’y a plus rien que le vide. Novarina dit : après la scène, il n’y a plus que le langage lui-même. Mais dans les deux cas, c’est la même déconstruction : le théâtre ne raconte plus une histoire, il met à nu ce qui reste quand on retire l’illusion. Que resterait il dans l'écriture si je retirai soudain la reflexion, l'explication qui sont aussi des personnages familiers de ces textes. Si tu retirais la réflexion et l’explication, il resterait le plateau nu des phrases. Le geste, le souffle, l’objet. Non plus « dire ce que cela veut dire », mais simplement déposer ce qui est là. La tasse qui se vide, le rideau qui tombe, le bois du plancher sous les pas. Ce qui partirait, ce sont les commentateurs intérieurs — ces doubles qui analysent, qui éclairent. Ce qui resterait, c’est une écriture plus proche du théâtre de Beckett : phrases réduites à leur matérialité, séquences sans justification. Une sorte de présence brute : ni comédie ni tragédie, ni explication, seulement ce qui survit quand on a enlevé la logique. Tu toucherais à une écriture de la coulisse absolue, où même la pensée cesse d’être un rôle. L’énigme n’est plus résolue ni même posée : elle se donne dans le silence entre deux gestes. Sans la comédie, sans la tragédie. Le rideau est tombé. La salle vide garde l’odeur de poussière et de bois chauffé. Une chaise demeure, rien d’autre. On entend encore le craquement du plancher, peut-être un souffle, puis plus rien. Pas d’applaudissements, pas de sifflets, pas de spectateurs. Ne subsistent que des mots isolés, sans explication, des restes qui ne jouent plus aucun rôle et qui pourtant persistent. Peut-être que ce qui subsiste, après la comédie, la tragédie, après les voix et les inventaires, ce n’est rien d’autre que cela : quelques phrases encore debout, une chaise, un souffle. L’arbitraire a parlé, et c’est lui qui tient la scène. Illustration Angelus Novus Paul Klee, 1920|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Sur la transposition
Le pouvoir de transposition, quand il agit à l’insu de celui qui crée, passe comme une ombre : un souvenir glisse dans une phrase, une odeur se déplace dans une scène, sans que le geste soit nommé. Linda Hutcheon y voit une « pratique culturelle mobile », ce mouvement naturel qui fait voyager les formes et les motifs. Mais lorsque la transposition devient consciente, tout change. On sait qu’on déplace. On choisit de transposer, comme Kamilla Elliott le décrit à propos des passages entre roman et film : non pas masquer, mais exhiber le transfert. C’est le risque du figé, mais aussi la chance d’un trouble nouveau. Henry Whittlesey l’a montré en réécrivant Gogol aux États-Unis : les décors changent, la structure demeure. La fidélité n’est plus l’absence de déplacement, mais la continuité à travers l’écart. Ce frottement crée l’étrangeté. La transposition consciente, c’est la cicatrice. Elle ne lisse pas la peau, elle montre la marque. Le lecteur voit à la fois l’original et sa transformation, comme dans Madame Bovary filmée par Chabrol : les gestes restent, mais le cadre provincial est transposé en cinéma des années 1970. Ce n’est pas le glissement secret de l’inconscient, mais l’exposition volontaire du passage. Le critère de réussite n’est plus la fluidité invisible, mais l’intensité du visible. La cicatrice rappelle qu’il y a eu coupure, déplacement, et c’est dans cette trace que surgit l’inattendu.|couper{180}
Carnets | septembre 2025
08 septembre 2025
Nouvelle crise, repli. Honte de montrer mes textes. L’attente encore d’être reconnu, aimé, fausse tout. Alors les mots deviennent spectacle. Je n’écris pas pour mentir, mais sans doute pas pour dire une vérité non plus. On m’ordonnait « dis la vérité », et jamais ce n’était la bonne. Les coups tombaient. La vérité se dérobait sans fin. J’écris peut-être pour ce manque. L’attente d’être aimé pour ce que je suis. Je ne m’y tiens pas. Je relis mes textes avec peine. L’idée de les effacer et de les remplacer me revient souvent. Je lutte pour ne pas céder. Ce dégoût peut être un moteur : transformer chaque texte, les réduire à peu de chose, comme une cicatrice claire. Cela donnerait une autre lecture des carnets, une suite de stèles. Pas une correction mais une strate. Deux colonnes : à gauche l’extrait aminci, en romain peut-être, à droite, en italique le texte d’origine. Pourquoi faire cela, pourquoi ne pas jeter. Ce n’est pas de l’attachement. C’est comme en forêt : on noue des repères aux branches pour retrouver le chemin. Savoir d’où l’on est parti pour savoir y revenir. Le risque d'exhiber persiste. A la fin une fois chaque année réecrite, créer un pdf simple avec seulement la version amincie. L’idée aussi de s’appuyer sur Pérec, sur l’Oulipo, pour brouiller les cartes est tentante. Il y aurait là une forme d’élégance, une ironie qui apaise. Mais la nécessité intérieure ne s’en contente pas. Elle réclame plus nu, plus dur. Le jeu ne suffit pas quand la faille insiste.|couper{180}
Lectures
Histoire de la patience, et de l’impatience
Un texte reçu le matin même. T.C raconte comment les réseaux sociaux ont transformé l’écrivain en colporteur, en marchand de lui-même. L’artiste contraint de se prostituer pour grappiller un peu de visibilité, comptant les likes comme d’autres les pièces jaunes. Il dit l’épuisement, la honte, la conscience d’avoir crié dans le vide. Il dit aussi son retrait : se couper des plateformes, choisir l’invisibilité, retrouver une forme de paix. À la même heure, un mail de F.B. tombe dans la boîte : quelques mots seulement, pour prévenir d’un retard. Une proposition viendra, mais plus tard. Politesse de l’excuse, reconnaissance du délai, reconnaissance aussi de la valeur du temps de l’autre. Rien de spectaculaire, rien à vendre. Juste l’aveu simple : il faut attendre. Entre ces deux gestes — l’aveu de T.C et le retard assumé de F.B. — s’ouvre un espace de réflexion. Ici l’impatience programmée, injonction à répondre, publier, réagir sans cesse. Là la patience réintroduite par un retard, par un silence, par la décision de ne pas jouer le jeu. Deux régimes du temps qui s’affrontent. Et si l’histoire de la patience commençait ainsi : par la possibilité de tenir dans le temps sans attendre de retour immédiat ? Le mot « patience » vient du latin patientia, lui-même issu du verbe pati : souffrir, endurer, porter un poids. C’est un mot du corps avant d’être une vertu morale. Être patient, dans sa racine antique, c’est encaisser, tenir debout malgré la douleur. Non pas attendre sagement, mais supporter le temps qui use. Les Stoïciens en ont fait une discipline. Sénèque, conseiller de Néron, exilé en Corse durant huit ans, écrit que la vie humaine n’est qu’un exercice de résistance. Il prône la patience comme rempart contre la colère et l’injustice. Dans ses Lettres à Lucilius, il répète que l’homme sage doit « souffrir avec égalité d’âme » ce qu’il ne peut changer. Sa propre existence en fut la démonstration : humiliations, confiscations, exil, puis l’ordre du suicide donné par l’empereur. Jusqu’au bout, Sénèque tenta de donner à sa mort la figure d’une patience stoïcienne : ouvrir les veines calmement, continuer à converser, offrir sa douleur comme exemple. Cicéron, lui, parle de la patience comme d’une arme politique. Il la définit comme « l’endurance volontaire et prolongée des choses ardues ». Dans son combat contre Catilina, il illustre cette vertu : temporiser, gagner du temps, attendre le moment opportun pour dévoiler le complot et frapper juste. Chez lui, la patience n’est pas seulement résistance intérieure, elle est calcul, tactique, maîtrise de la temporalité. Marc Aurèle, empereur philosophe, l’éprouve sur un autre plan. Pendant son règne, il doit affronter la peste antonine qui décime l’Empire. Dans ses Pensées pour moi-même, il revient sans cesse à la nécessité d’accepter ce qui arrive : « Ce qui t’arrive était préparé pour toi depuis l’éternité. » La patience ici n’est plus seulement une vertu morale ou politique : elle devient cosmique. Supporter les malheurs, non pas parce qu’ils fortifient, mais parce qu’ils font partie de l’ordre du monde. Le patient est celui qui accepte sa place dans une temporalité infiniment plus vaste que lui. Ainsi, dès l’Antiquité, la patience n’est pas mollesse. Elle est endurance volontaire, discipline intérieure, mais aussi ruse du temps. Endurer, différer, attendre : non comme capitulation, mais comme puissance. Avec le christianisme, la patience change radicalement de statut. Elle n’est plus seulement endurance stoïcienne ou tactique politique, mais vertu spirituelle, intimement liée au salut. Elle se déploie sur plusieurs plans : théologique, liturgique, social et littéraire. La patience biblique : Job et le Christ Dans l’Ancien Testament, la figure de Job devient emblématique : il perd ses biens, ses enfants, sa santé, et pourtant il ne maudit pas Dieu. Sa patience est louée dans l’épître de Jacques (« Vous avez entendu parler de la patience de Job »). Le Nouveau Testament place le Christ au sommet de cet horizon : sa Passion est étymologiquement le modèle de la patientia. Supporter les injures, la flagellation, la croix — non comme faiblesse mais comme force d’amour. Tertullien et Augustin : deux voix fondatrices Au IIIᵉ siècle, Tertullien écrit un traité entier, De patientia. Il y décrit la patience comme la plus grande des vertus, mais avoue ne pas la posséder. Paradoxalement, il en fait un idéal inaccessible, une tension spirituelle permanente. Pour lui, la patience est « mère de toutes les vertus » : sans elle, pas de foi ni de charité durables. Saint Augustin reprend le thème. Dans son propre De patientia, il distingue entre patience païenne et patience chrétienne. La première endure pour des bénéfices terrestres (gloire, santé, réputation), la seconde endure par amour de Dieu, en vue de la vie éternelle. Il insiste : cette patience-là n’est pas une force humaine, mais un don de la grâce. Sans Dieu, elle se dégrade en simple obstination. Avec lui, elle devient ouverture au salut. Le Moyen Âge : patience du martyr, du moine, du paysan Au Moyen Âge, la patience est omniprésente. On l’enseigne dans les sermons, on la représente dans l’iconographie. Les martyrs sont célébrés pour leur endurance aux supplices, modèles de foi et de courage. Les moines, eux, exercent la patience dans la vie quotidienne : silence, obéissance, répétition du même horaire. La règle de saint Benoît insiste sur cette endurance joyeuse, sans plainte. Dans la société rurale, patience rime avec attente. Attente de la germination, de la récolte, du retour des saisons. Cette temporalité agricole se superpose à la temporalité eschatologique : patienter dans ce monde, car le vrai temps est ailleurs, dans le Royaume à venir. Littérature et allégories En Angleterre, à la fin du XIVᵉ siècle, un poème en moyen anglais intitulé Patience raconte l’histoire de Jonas, fuyant la mission divine, puni, puis sauvé. L’auteur (sans doute le même que Pearl et Sir Gawain and the Green Knight) met en scène la patience comme vertu salvatrice, face à l’impatience humaine toujours tentée de fuir. Dans les enluminures médiévales, la Patience est parfois figurée comme une femme assise, calme, souvent opposée à la Colère. Elle tient un livre ou une roue, symboles du temps. Dans certains textes allégoriques (comme Le Roman de la Rose), elle apparaît comme une figure morale qui accompagne le pèlerin de l’âme. Ambivalence de la patience chrétienne La patience chrétienne est puissance spirituelle : elle permet de transformer la souffrance en offrande, de donner un sens à l’épreuve. Mais elle est aussi ambivalente : elle peut être instrument de domination sociale. On l’a prêchée aux pauvres, aux femmes, aux esclaves : supportez vos peines, vous serez récompensés plus tard. Ainsi, la patience devient parfois justification de l’ordre établi, outil de résignation. Thomas d’Aquin : patience et vertu de force Au XIIIᵉ siècle, Thomas d’Aquin rattache la patience à la vertu de force (fortitudo). La force affronte les dangers, la patience endure les tristesses. Elle n’est pas passivité, mais énergie qui résiste à la tentation du découragement. La patience, dit-il, est nécessaire pour ne pas abandonner le bien sous l’effet de la douleur. Dans le christianisme, la patience s’élargit : Elle est imitation du Christ et des martyrs. Elle est discipline quotidienne (moines, fidèles). Elle est temporalité eschatologique (attente du Royaume). Elle est vertu sociale (supporter pour maintenir l’ordre). Une vertu donc à double tranchant : émancipatrice pour l’âme, mais parfois instrumentalisée pour contenir les corps. Avec la Réforme, la patience change de coloration. Luther et Calvin, en dénonçant la corruption de l’Église et en ramenant la foi au rapport direct avec Dieu, déplacent aussi le sens de l’attente. Chez Luther, la patience est inséparable de la foi. Dans ses commentaires sur les Psaumes, il insiste : l’homme doit endurer non seulement les épreuves de la vie, mais aussi les doutes de l’âme. La patience est le signe de la confiance en la promesse divine, même quand Dieu semble se taire. Elle devient une vertu de l’intériorité : attendre la justification, non par les œuvres, mais par la grâce seule. Calvin, de son côté, parle de la patience comme d’une discipline spirituelle indispensable. Dans son Institution de la religion chrétienne, il écrit : « La patience est une preuve de notre obéissance à Dieu. » Le croyant doit accepter les afflictions comme venant de la main divine, pour être ainsi formé et purifié. L’idée de longanimitas (longanimité) est centrale : supporter longtemps, sans se révolter, parce que la Providence gouverne toute chose. La Réforme, en mettant l’accent sur la lecture personnelle de la Bible et la discipline de vie, fait de la patience une vertu intime, liée au travail sur soi. Les protestants des premiers siècles, souvent persécutés, en firent l’expérience directe : la patience du martyr protestant rejoint celle des premiers chrétiens. Mais elle s’articule aussi à l’éthique du travail : patience comme persévérance dans la vocation, dans le métier, dans l’ascèse quotidienne. Max Weber l’a noté dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme : la patience protestante se transforme en discipline du temps, en méthode rationnelle pour différer la jouissance, réinvestir, accumuler. Une patience tournée non plus vers l’au-delà, mais vers la construction du monde présent. Elle devient moteur de l’économie moderne. À côté de l’héritage gréco-romain et chrétien, les traditions orientales ont conçu la patience sur d’autres bases, souvent liées à l’idée de non-attachement, de dissolution du désir. Là où l’Occident associait la patience à l’endurance ou à l’espérance d’un au-delà, l’Orient la relie plus volontiers à l’absence d’attente. Bouddhisme : kṣānti, la perfection de la patience Dans le bouddhisme, la patience (kṣānti en sanskrit, khanti en pâli) est l’une des six perfections (pāramitā) que le bodhisattva doit cultiver. Elle se décline en trois formes : supporter les souffrances, endurer les attaques d’autrui, et accepter la vérité ultime qui dépasse l’ego. Un passage célèbre du Bodhicaryāvatāra de Shantideva (VIIIᵉ siècle) décrit la patience comme antidote à la colère. Celui qui se met en colère, dit-il, détruit en un instant le mérite accumulé pendant des années, tandis que celui qui pratique la patience atteint la paix intérieure. Ici, la patience n’est pas attente d’un salut futur, mais pratique immédiate : se détacher de la haine, demeurer stable face à l’offense. On raconte que le Bouddha lui-même, dans une vie antérieure, fut coupé en morceaux par un roi cruel, mais resta imperturbable. La patience devient alors une force surhumaine : non pas subir, mais refuser d’entrer dans le cycle de la colère. Hindouisme : kshamā, tolérance et pardon Dans l’hindouisme, la patience (kshamā) est une vertu cardinale. Elle signifie à la fois tolérance, endurance et pardon. Dans la Bhagavad-Gītā, Krishna enseigne à Arjuna que le sage est celui qui reste égal dans la joie comme dans la douleur, dans le succès comme dans l’échec. La patience est cette égalité d’âme, fruit du détachement. La littérature sanskrite regorge d’hymnes à la dhriti (constance) et à la kshamā. Le roi juste est celui qui sait patienter, écouter, contenir sa colère. La patience n’est pas faiblesse mais magnanimité : elle élève celui qui gouverne au-dessus de ses passions. Taoïsme : la patience du wu wei Dans le taoïsme, la patience se relie au principe du wu wei — « non-agir » ou plutôt « agir sans forcer ». C’est l’art de suivre le cours des choses, de ne pas précipiter. Laozi, dans le Dao De Jing, écrit : « La patience est la plus grande des puissances. Celui qui sait attendre voit le Dao se déployer de lui-même. » Ici, la patience n’est pas une épreuve à endurer, mais un accord avec le rythme du monde. Celui qui veut cueillir le fruit trop tôt le gâte ; celui qui laisse mûrir sans hâte récolte au bon moment. La patience est intelligence du temps naturel. Convergences et différences Si l’on compare ces traditions à l’Occident chrétien, la différence saute aux yeux : En Occident, la patience est liée à l’espérance, elle suppose un futur qui viendra récompenser l’endurance. En Orient, la patience est plutôt absence d’attente, ou confiance dans un ordre cosmique déjà là. Dans le bouddhisme, la patience est antidote à la colère. Dans l’hindouisme, elle est grandeur d’âme. Dans le taoïsme, elle est sagesse du temps. Dans tous les cas, elle n’est pas résignation : elle est puissance de détachement. Dans l’islam, la patience occupe une place centrale, désignée par le mot ṣabr. Le Coran l’évoque plus de soixante-dix fois. « Dieu est avec ceux qui patientent » (sourate 2, verset 153). La patience est ici vertu cardinale du croyant : supporter l’épreuve, résister à la tentation, persévérer dans la prière et le jeûne. Elle n’est pas seulement endurance passive, mais fidélité active : tenir ferme dans l’obéissance. Les commentateurs distinguent plusieurs formes de ṣabr : patience dans l’obéissance (persévérer dans la prière, le jeûne, l’aumône), patience dans l’épreuve (supporter la maladie, la pauvreté, la persécution), patience dans le renoncement (se détourner du péché, de la colère, du désir excessif). La patience devient ainsi un pilier de la vie spirituelle quotidienne. Dans le soufisme, dimension mystique de l’islam, le ṣabr prend une coloration plus intérieure. Le soufi pratique la patience comme abandon confiant à la volonté divine. L’épreuve est perçue comme une purification. « La patience est la clé de la délivrance », dit un proverbe arabe. Pour Rûmî, le grand poète mystique, la patience est la condition de l’amour divin : « Avec la patience, le fiel devient miel, la feuille de mûrier devient soie, le raisin devient vin. » Ici, la patience est métamorphose : attendre le temps du monde, laisser mûrir ce qui doit advenir. Dans les récits soufis, la patience est souvent illustrée par des figures de pauvreté volontaire : le derviche qui mendie, le voyageur qui accepte l’errance. Ce n’est pas simple résignation, mais confiance radicale en l’Invisible. Le soufi endure les privations parce qu’il sait que l’épreuve rapproche de Dieu. Le ṣabr rejoint ainsi, par d’autres voies, les vertus de l’hindouisme ou du bouddhisme : c’est un détachement, mais ici tourné vers une Présence transcendante. L’attente est nourrie par la certitude d’une rencontre. À la Renaissance, la patience change de nature. Elle cesse d’être uniquement vertu spirituelle ou endurance héroïque : elle devient aussi outil politique, ruse temporelle, méthode de connaissance. Machiavel : la patience comme calcul Dans Le Prince (1513), Machiavel ne parle pas directement de « patience », mais de la nécessité d’attendre le moment opportun. Le chef avisé doit savoir temporiser, supporter l’adversité, guetter l’occasion (kairos). C’est une patience stratégique : non pas souffrir en silence, mais différer l’action pour frapper juste. Une vertu de ruse, d’intelligence du temps. Pascal : impatience de l’homme moderne Un siècle plus tard, Pascal souligne le contraire : l’homme ne sait pas patienter. Dans ses Pensées, il décrit l’incapacité humaine à « demeurer seul en repos dans une chambre ». L’impatience est devenue notre condition : nous fuyons l’attente, nous cherchons le divertissement. Pascal anticipe déjà la logique contemporaine de la distraction : l’homme s’agace de l’ennui, incapable de supporter la lenteur du temps. Les Lumières : patience du savant Au XVIIIᵉ siècle, la patience devient qualité scientifique. Newton est présenté comme le modèle de celui qui « sait attendre » : observer, mesurer, expérimenter avec constance. La science moderne se fonde sur une patience méthodique. Dans les laboratoires, les observatoires, on cultive la répétition lente, la vérification minutieuse. Ici, la patience n’est plus vertu religieuse, mais méthode rationnelle. Patience et économie du temps La modernité invente aussi une patience nouvelle : celle de l’épargne, de l’investissement. Dans l’Europe protestante et marchande, la patience se convertit en calcul économique. Accumuler, réinvestir, attendre les fruits à long terme. Max Weber a montré comment cette discipline temporelle nourrit l’esprit du capitalisme : patience non plus en vue du salut, mais du profit différé. L’art de la patience instrumentalisée Dans les arts, la patience est revendiquée comme discipline. Le peintre ou le poète répète, corrige, polit, reprend. L’idéal renaissant de la diligentia (soin, application) valorise l’endurance du travail. Mais elle se double d’une impatience romantique : désir de fulgurance, d’inspiration immédiate. Entre les deux, une tension constante. Ainsi, à la Renaissance et dans les temps modernes, la patience devient : ruse temporelle (Machiavel), contrepoint à l’impatience anthropologique (Pascal), méthode de connaissance(Newton et les sciences), discipline économique (épargne, capitalisme), vertu de l’artiste laborieux. Elle se sécularise : d’un horizon théologique, elle passe à un horizon politique, scientifique et économique. Le XIXᵉ siècle est celui des contradictions temporelles. On y exalte la patience comme vertu du progrès, mais on en perçoit aussi les limites, car l’impatience traverse les sociétés, les désirs, les imaginaires. La patience imposée aux classes laborieuses Avec la révolution industrielle, la patience devient une exigence sociale. Ouvriers et paysans doivent endurer des cadences, attendre l’amélioration promise. La patience est prêchée comme résignation : « supportez vos conditions, le progrès viendra ». On demande aux dominés de patienter pendant que les fruits de la croissance se concentrent ailleurs. Cette patience imposée alimente en retour la révolte : grèves, insurrections, impatience sociale. Flaubert : l’impatience tragique d’Emma Bovary En littérature, Flaubert incarne l’impatience comme destin tragique. Emma Bovary ne sait pas attendre, elle s’ennuie, elle brûle de désirs immédiats. L’impatience devient moteur de ses illusions et de sa chute. Le roman montre à quel point l’attente déçue peut mener à la catastrophe. La patience y apparaît comme vertu impossible dans une société où l’imaginaire est saturé de promesses. Nietzsche : patience comme intensité contenue Nietzsche, au contraire, valorise une patience active. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, il parle de la « longue obéissance dans la même direction » : seule une discipline patiente permet de créer quelque chose de grand. Mais il dénonce aussi la patience chrétienne comme résignation. Sa pensée joue sur la tension entre l’impatience du désir de renversement et la patience de l’œuvre de longue haleine. Patience et progrès scientifique Le XIXᵉ est aussi le siècle des grandes découvertes. Darwin incarne une patience nouvelle : trente ans de notes, d’observations, avant de publier L’Origine des espèces. Une patience empirique, minutieuse, à rebours de l’impatience du monde industriel. Lenteur du savant contre vitesse de la machine. Patience et romantisme Chez les romantiques, l’impatience est exaltée : soif d’absolu, refus d’attendre. L’artiste veut tout, tout de suite, brûler sa vie. Mais dans le même temps, on valorise la patience de l’inspiration, le travail sur la durée. Tension entre fulgurance et discipline, entre ivresse immédiate et maturation lente. Ainsi, le XIXᵉ siècle est double : patience imposée(travail, progrès, science) ; impatience vécue (révolte, désir, romantisme). La patience devient soit instrument de domination, soit condition d’une création profonde. L’impatience, elle, devient signe de vitalité, mais aussi de désespoir. Le XXᵉ siècle marque une rupture : la patience, longtemps célébrée comme vertu, se voit grignotée par l’accélération technique, la culture de l’instant, l’idéologie du progrès immédiat. L’impatience n’est plus seulement un défaut individuel : elle devient norme collective. L’accélération industrielle et technique L’invention de l’automobile, du téléphone, de l’aviation, puis de la télévision change le rapport au temps. On ne supporte plus l’attente. Les rythmes de vie se compressent. Le courrier, qui mettait des jours à arriver, est remplacé par la voix instantanée au téléphone. Plus tard, la télévision introduit le direct : tout doit être vu au moment même. La patience devient archaïque. Beckett : attendre sans objet En littérature, Samuel Beckett fait de la patience un théâtre du vide. Dans En attendant Godot (1953), deux personnages patientent sans fin, sans savoir qui viendra ni pourquoi. L’attente n’a plus d’objet : c’est un pur état d’impatience suspendue. La pièce révèle le basculement : l’homme moderne ne sait plus quoi faire du temps. La patience n’est plus vertu, elle devient absurdité. Les guerres mondiales : impatience et catastrophe Le XXᵉ siècle est aussi marqué par l’impatience des idéologies. Révolution bolchevique, fascisme, nazisme : chacun promet une accélération brutale de l’histoire, une fin des lenteurs du progrès. La patience réformiste est rejetée : on veut tout, tout de suite, quitte à précipiter la catastrophe. L’impatience devient politique, meurtrière. Philosophie de la vitesse Paul Virilio, théoricien de la vitesse, parlera plus tard de dromologie : la logique des sociétés modernes est d’accélérer toujours. Vitesse comme valeur suprême. Rosa, sociologue allemand, décrira cette dynamique comme « accélération sociale » : travail, communication, consommation, tout s’accélère, et la patience devient impensable. Contre-courants : patience comme résistance Pourtant, des penseurs et des artistes tentent de réhabiliter la patience. Proust fait de l’attente et de la mémoire lente la matière même de son œuvre. Walter Benjamin, dans ses Thèses sur le concept d’histoire, oppose à l’impatience révolutionnaire l’« arrêt » comme acte messianique : suspendre le temps, patienter pour saisir l’instant juste. La patience au quotidien : un luxe perdu Au fil du siècle, attendre devient signe de retard. On s’impatiente dans les files d’attente, dans les embouteillages, devant l’écran noir de la télévision. Les technologies promettent de supprimer l’attente. Le XXᵉ siècle invente l’idéologie de la satisfaction immédiate. La patience se réduit à un vestige, un reste mal toléré. Ainsi, au XXᵉ siècle, la patience se fissure : elle est dévalorisée par la vitesse technique et politique ; elle est ridiculisée dans la littérature absurde (Beckett) ; mais elle survit comme contre-pouvoir (Proust, Benjamin). Un basculement est accompli : l’impatience n’est plus l’exception, mais la règle. Le XXIᵉ siècle parachève le mouvement engagé au siècle précédent : l’impatience n’est plus seulement un travers humain, elle est devenue structure du monde social et économique. Les réseaux, les technologies, les marchés se construisent sur la promesse d’abolir l’attente. La programmation de l’impatience Les réseaux sociaux ont systématisé l’exigence de réactivité. Un message publié doit susciter une réponse immédiate : commentaire, like, partage. L’absence de retour est perçue comme un échec. L’impatience n’est plus seulement psychologique, elle est fabriquée : les algorithmes sont conçus pour stimuler la dépendance au feedback instantané. Chaque silence devient insupportable. L’économie de l’instantané Le commerce lui-même obéit à cette logique. Livraison en 24 heures, streaming sans attente, information en continu. La valeur se mesure à la rapidité. L’impatience est devenue un modèle économique : elle génère profit, dépendance, obsolescence. Le temps long est jugé archaïque, presque scandaleux. Crouzet et la fatigue du cri C’est dans ce contexte que Thierry Crouzet décrit sa lassitude. Les réseaux transforment l’artiste en crieur public, obligé de s’exposer, de s’épuiser à réclamer une attention qui ne vient jamais. Le paradoxe est cruel : l’impatience exigée par le système débouche sur le vide, l’absence de réponse, la honte de crier pour rien. L’impatience se retourne contre elle-même. Le retard comme geste de résistance À l’opposé, le petit mail de F.B. prend une autre signification. Prévenir d’un retard, c’est rappeler que tout ne se plie pas à l’immédiateté. C’est réintroduire une temporalité humaine, faite de lenteur, de délai, d’ajournement. Dans un monde où tout est exigé tout de suite, dire « cela viendra plus tard » devient presque un acte politique. L’impatience comme pathologie Les psychologues décrivent aujourd’hui l’impatience comme symptôme : incapacité à tolérer la frustration, dépendance à la stimulation immédiate, difficulté à différer la récompense. L’enfant habitué à tout obtenir aussitôt grandit avec une faible tolérance à l’attente. L’impatience devient angoisse, colère, voire violence. Tentatives de réhabilitation de la patience Face à cette pathologie sociale, certains courants prônent le ralentissement : mouvement slow food, méditation, digital detox. La patience devient résistance : choisir d’attendre, de lire lentement, de cultiver, de marcher. Non plus vertu imposée, mais vertu choisie, comme antidote à l’impatience programmée. Aujourd’hui, l’impatience est devenue norme sociale, culturelle, économique. Mais c’est précisément parce qu’elle domine que la patience retrouve une valeur subversive. Choisir de différer, de ne pas répondre, de rester invisible — comme Crouzet le propose — c’est reprendre le contrôle du temps. Si l’impatience est devenue la norme — sociale, économique, psychologique —, alors la patience cesse d’être une vertu consensuelle. Elle devient résistance, contre-culture, discipline intime. Ne rien attendre vraiment Dans un monde qui nous éduque à l’attente du retour immédiat, choisir de ne rien attendre est libérateur. Ne pas guetter la réaction sur les réseaux, ne pas dépendre du like, c’est desserrer l’étau de l’impatience. Cette attitude rejoint paradoxalement des traditions anciennes : le bouddhisme qui prône le non-attachement, le stoïcisme qui enseigne de ne pas espérer ce qui ne dépend pas de nous, le christianisme qui voyait dans la patience une ouverture à l’invisible. La patience comme discipline de retrait Crouzet, en choisissant l’invisibilité numérique, rejoint cette ligne de force. Patienter, ce n’est pas s’effacer, mais refuser de s’épuiser dans la quête du signe. C’est écrire pour écrire, peindre pour peindre, travailler sans attendre l’écho immédiat. La patience devient un geste d’indépendance : garder son temps pour soi, plutôt que le livrer au marché de l’attention. Le retard comme politesse Le mail de F.B. illustre une patience relationnelle. Reconnaître le retard, ce n’est pas céder à la culpabilité, c’est rappeler que le temps humain ne se plie pas à la vitesse des flux. L’échange véritable accepte les délais, les silences. Patienter, c’est faire confiance à l’autre : ce qui doit venir viendra. De l’espoir à la liberté La patience chrétienne promettait un salut futur. La patience orientale prônait le détachement. Aujourd’hui, une autre patience se dessine : une patience sans espoir. Non pas attendre une récompense ou une révélation, mais habiter le temps sans attendre de retour. C’est une manière de se rendre libre de la déception. La patience comme création Créer exige du temps long. Un livre, une peinture, une recherche scientifique ne naissent pas dans l’instant. La patience contemporaine pourrait se définir comme la fidélité au geste créateur, malgré le silence, malgré l’absence de reconnaissance immédiate. Loin de l’impatience consumériste, c’est une patience active, tournée vers l’œuvre et non vers son écho. Ainsi, repenser la patience aujourd’hui, c’est l’arracher à la résignation et au dogme religieux pour en faire une discipline d’autonomie. Ne rien attendre vraiment, différer, s’accorder du temps, c’est peut-être la seule manière de retrouver une liberté intérieure dans un monde saturé d’impatience. illustration:Piero del Pollaiolo, temperance 1470|couper{180}
Carnets | septembre 2025
03 septembre 2025
une tension ancienne, toujours là : une langue distingue, l’autre soude. La savante trace des frontières, parle à l’initié, signe d’érudition plus que partage. Elle suppose mémoire, héritage, retrait. L’ordinaire circule sans effort : slogans, votes, cris de stade. Elle se dit « naturelle » mais n’est qu’un autre code, inculqué, régulé. Deux pôles : l’entre-soi rare et le collectif saturé. Logos contre vox. Le grec, le latin, le code informatique fonctionnent comme filtres ; l’ordinaire inclut, parfois jusqu’à étouffer. Chaque fois que je m’assois pour écrire, la tension revient. Je n’aime pas, je compose. Ne pas choisir. La précision fermée du code et l’ouverture vague du cri. Non pas compromis, mais frottement. Comme deux silex : espérer le feu. Écrire avec deux voix qui s’opposent et se nourrissent. La savante fore, donne des instruments rares ; l’ordinaire m’ancre, me sauve de la tour d’ivoire. Tenir ensemble isolement et collectif. Un texte pour tous, mais qui garde son grain d’exception. hier, rendez-vous à C., anesthésiste. Cinq minutes, cinquante-cinq euros. Puis bureau des préadmissions. Jeune homme appliqué, collier de barbe, pas un sourire. Relit mon dossier, me fait réécrire ce que j’avais déjà inscrit. Mon nom, encore. Ma signature, encore. Chaque trou pointé du doigt. Son stylo qu’il ne reprendra pas. Je l’imagine, une fois parti, l’essuyer, le jeter à la corbeille. — « Quand vous viendrez le neuf il faudra cette fois passer au bureau des admissions », conclut-il. « Ça ira plus vite puisque vous avez déjà remis le dossier. » étonnement des premiers jours d’automne. Air plus frais au matin, lumière persistante. En approchant de Lyon, nuages massifs sur un ciel d’été dense. Puis le Rhône, à la Mulatière : présence palpable, s’écoulant comme un long serpent. après l’hôpital le supermarché, Montessuy. Enseigne oubliée, changée tant de fois. Cannellonis, danettes goût café. au Vernay, deux étages difficiles à gravir. E. ouvre, frêle. Deux mois sans la voir. Elle ne se souvient plus de mon prénom. Elle compense par un grand sourire, « contente de vous voir ». La joie dure peu. S. la gronde : — « maman je t’avais dit de sortir trois assiettes ». Dans le réfrigérateur, les assiettes empilées. Je tente une plaisanterie, ça ne passe pas. S. se fâche. E. dit non désormais. Non au melon, non répété, ferme, enfantin. Tension posée sur la table, digestion compromise. après le repas, S. lui fait les ongles. Elles prennent le café ensemble. Je les laisse. J’allume la télévision, m’allonge. Le calme tombe. Le son, n’importe quel programme, m’endort presque aussitôt. de retour à la maison, je range un peu l’atelier. Coup de fil de P. qui se réinscrit, viendra le jeudi matin. Le rangement dure peu, un quart d’heure, vider encore un tiroir de vieux papiers. Le fait d’avoir eu T. au téléphone avant-hier : les difficultés de R. opéré, son angoisse qu’il ne s’en sorte pas. Ses larmes dans l’appareil. Le fait que j’ai pensé qu’elle pourrait venir à la maison si tout tournait mal. Le fait que je l’imagine dans la chambre d’amis. Le fait que nous sommes tous pendus à la toile du destin et qu’une telle épreuve peut tomber sans prévenir. Bourdon terrible. Pensé à mon propre après, à S. seule dans la maison, à S. et T. ensemble peut-être. Alors mieux valait se remettre au code. Ce que j’ai fait. J’ai utilisé Deepseek cette fois pour modifier ma page d’accueil. Plus rapide que ChatGPT, moins d’erreurs. En quelques minutes l’IA chinoise a résolu un problème que la dernière version de ChatGPT n’avait pas su débloquer malgré plusieurs demandes claires. J’emprunte cette idée à T.C : créer une liste d’articles qu’il partage chaque dimanche « depuis sa terrasse ». Je ne pense pas, pour ma part, partager ces articles chaque semaine. Ils resteront accessibles, comme tout ce que je publie sur le site, sans passer par les réseaux. L’idée est plutôt d’en faire un journal des points d’intérêt qui m’auront marqué en lisant, semaine après semaine. J’ai ajouté deux nouveaux articles à la rubrique Histoire de l’imaginaire , encore peu fréquentée — ce qui est normal, puisque je ne l’ai pas partagée sur les réseaux sociaux. Pour cela : création d’un fichier lien.html dans le dossier modèles. [(#ENV{cat}|oui) [(#VALEUR|trim)] ] [(#ENV{titre})] [(#ENV{desc})] Ce qui permet ensuite d’écrire les liens dans un article hebdo avec cette syntaxe : littérature Génica Anasthasiou, l’anti-muse d’Antonin Artaud "J’ai commencé par la fin, en cherchant où pouvaient avoir été déposées ses archives personnelles après son décès. Cela m’a conduite à la maison de retraite des comédiens à Pont-aux-Dames, où j’ai été très bien reçue. Il y avait en effet dans le grenier un carton « Génica Athanasiou », empli de dossiers de photos et de documents. J’ai passé une journée à tout inventorier et photographier." histoire Les Vikings en Amérique Du bois ayant gardé trace d’un événement cosmique nous apprend qu’il y a mille ans très exactement, en l’an 1021, les Vikings étaient en train d’abattre des arbres à Terre-Neuve sciences Une comète provenant d’un autre système solaire possède une chimie inédite Une comète interstellaire récemment découverte intrigue les astronomes : elle traverse notre système solaire à toute vitesse avec un profil chimique jamais observé auparavant. Officiellement nommée 3I/ATLAS, elle n’est que le troisième objet confirmé provenant d’un autre système stellaire.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Après Tolkien — fragmentation, mondialisation et futur de l’imaginaire
Avec Tolkien, la fantasy moderne s’était dotée d’un socle mythologique. Le Seigneur des Anneaux offrait un monde cohérent, une profondeur historique et linguistique, une consolation fondée sur la victoire fragile du bien. Mais dès les années 1960–70, ce modèle devient objet d’imitations et de contestations. L’essor du marché de poche aux États-Unis assure à Tolkien une diffusion massive. L’édition Ace Books (1965), bien que non autorisée, puis la réédition Ballantine Books, propulsent The Lord of the Rings au rang de phénomène générationnel. Les étudiants, la contre-culture hippie, se reconnaissent dans la communauté des Hobbits, symbole de résistance à l’industrialisation et à la guerre du Vietnam. Cette réception transforme Tolkien en mythe collectif. Mais elle ouvre aussi la voie aux imitateurs. Terry Brooks publie The Sword of Shannara (1977), copie assumée de Tolkien, succès de librairie qui inaugure la « high fantasy » codifiée : quête, magie, créatures, mal absolu. Margaret Weis et Tracy Hickman lanceront les Dragonlance Chronicles (1984–85), mélange de roman et de jeu de rôle, consolidant les archétypes. La fantasy devient un genre industriel, répétitif, où l’héritage tolkienien est recyclé. C’est contre cette récupération que Michael Moorcock prend position. Dans son essai pamphlétaire « Epic Pooh » (1978), il accuse Tolkien d’évasion infantile, de nostalgie conservatrice. Pour Moorcock, la Terre du Milieu est une pastorale idéalisée qui détourne le lecteur des réalités du monde moderne. Ses propres récits, notamment le cycle d’Elric de Melniboné (1961–72), incarnent une réponse radicale : anti-héros albinos, dépendant d’une épée vampirique, Elric subvertit l’archétype du héros vertueux. L’ordre cosmique n’est plus manichéen, mais oscillant entre Loi et Chaos. Là où Tolkien cherchait la consolation et l’harmonie, Moorcock installe le tragique et l’ambivalence. Cette tension marque une première fracture : d’un côté, la fantasy tolkienienne se multiplie sous forme de clones, répondant à une demande de marché ; de l’autre, une veine critique s’affirme, refusant la consolation et explorant la noirceur. Déjà, l’imaginaire se fragmente. Le mythe restauré par Tolkien devient objet de déconstruction. À partir des années 1970, l’imaginaire sort du face-à-face Tolkien/Moorcock pour s’élargir et se diversifier. La fantasy cesse d’être un bloc homogène : elle devient un champ polyphonique, où se mêlent anthropologie, postmodernisme, horreur et introspection. Ursula K. Le Guin inaugure une autre voie avec le cycle de Terremer (Earthsea, 1968–2001). Ici, pas d’empires ni de royaumes féodaux : un archipel de petites îles, une magie fondée sur le vrai nom des choses, un héros qui doit apprendre à reconnaître son ombre intérieure. Le Guin, marquée par l’anthropologie de son père Alfred Kroeber et par le taoïsme, propose une fantasy du juste équilibre, où l’adversaire principal est souvent soi-même. Ses récits, comme A Wizard of Earthsea (1968) ou The Tombs of Atuan (1971), déplacent le centre de gravité : la quête n’est plus conquête mais initiation, retour à soi. Elle ouvre la voie à une fantasy philosophique et anthropologique, qui rompt avec les archétypes héroïques. Gene Wolfe, avec The Book of the New Sun (1980–83), brouille encore davantage les frontières. Sous une apparence de science-fantasy (un futur très lointain où la technologie se confond avec la magie), il construit un récit narré par un bourreau, Severian, doté d’une mémoire parfaite mais d’une fiabilité douteuse. L’imaginaire devient labyrinthe narratif : la voix du narrateur est elle-même un piège. Wolfe mêle héritage chrétien, symbolisme médiéval et spéculation futuriste, dans une langue dense et allusive. Ici, la fantasy n’est plus consolation mais énigme, texte à décrypter. Dans un autre registre, Stephen King intègre l’imaginaire au quotidien. The Stand (1978), It (1986) et surtout le cycle de The Dark Tower (1982–2004) hybridisent horreur, fantastique et fantasy. Chez lui, la frontière entre monde réel et monde imaginaire se dissout. L’Amérique contemporaine devient territoire hanté, traversé de forces surnaturelles. King inscrit l’imaginaire non pas comme échappée, mais comme infiltration : le quotidien est toujours prêt à basculer. Neil Gaiman, enfin, avec Sandman (1989–1996), puis American Gods (2001), pousse la logique postmoderne. Sandman tisse une mythologie contemporaine où cohabitent dieux antiques, figures oniriques et références pop culture. American Gods imagine des divinités nées des croyances modernes (médias, argent, technologie) qui s’affrontent aux anciens dieux immigrés. Ici, la fantasy devient réflexive : elle parle des mythes, de leur survivance et de leur transformation dans le monde contemporain. Ces auteurs illustrent la diversification des voix après Tolkien. L’imaginaire n’est plus unifié par une grande fresque mythologique. Il devient mosaïque : anthropologique (Le Guin), énigmatique (Wolfe), hybride (King), postmoderne (Gaiman). Chacun s’empare des formes héritées pour les déplacer, les interroger, les fragmenter. Le résultat est une fantasy plurielle, qui ne se contente plus de restaurer un mythe mais en explore les brisures. À partir des années 1990, l’imaginaire bascule vers une tonalité plus sombre, plus politique. Le modèle tolkienien de la consolation est mis en crise. L’époque impose d’autres questions : effondrement des idéologies, brutalité de l’histoire récente, scepticisme vis-à-vis des récits de salut. La fantasy se teinte alors de réalisme cru, de violence, de désenchantement. George R. R. Martin en est la figure emblématique. Avec A Song of Ice and Fire (à partir de 1996), il construit une fresque monumentale qui subvertit les codes de la high fantasy. Les lignées royales y sont corrompues, les héros meurent brutalement, la magie est rare et ambiguë. A Game of Thrones (1996) ouvre la série par une mise en scène classique — maisons nobles, menaces surnaturelles — mais l’évolution du récit détruit toute illusion héroïque. La politique, la trahison, la contingence dominent. La célèbre phrase « Valar morghulis » (tous les hommes doivent mourir) résume cette logique : pas de Providence, pas d’eucatastrophe, seulement la brutalité du réel. L’adaptation télévisée (HBO, 2011–2019) amplifie ce tournant, exposant la fantasy au grand public mondial comme une littérature de cruauté et de pouvoir. Dans un autre registre, China Miéville incarne le New Weird. Avec Perdido Street Station (2000), The Scar (2002) et Iron Council (2004), il invente la cité tentaculaire de New Crobuzon, saturée de créatures hybrides, de technologies organiques, de mutations grotesques. La fantasy y rencontre le steampunk et l’horreur biologique. Miéville, marqué par le marxisme et la critique sociale, fait de son imaginaire une parabole politique : exploitation, révolution, luttes de classes transposées dans un univers monstrueux. Ici, l’étrangeté ne console pas, elle critique. Le « grimdark », terme forgé à partir du slogan de Warhammer 40,000 (« In the grim darkness of the far future… »), désigne cette tonalité. Joe Abercrombie (The First Law trilogy, 2006–2008) en est le porte-drapeau. Ses personnages sont des anti-héros violents, cyniques, souvent plus intéressés par leur survie que par une quelconque quête. L’humour noir remplace l’idéal chevaleresque. Glen Cook, avec The Black Company (1984–2000), avait déjà ouvert la voie : une fantasy militaire où la fraternité des mercenaires prime sur tout destin providentiel. Ce tournant sombre reflète l’air du temps. Après la guerre froide, les illusions de grands récits s’effondrent ; après le 11 septembre 2001, la violence et l’instabilité deviennent la norme mondiale. La fantasy absorbe ce climat. Elle n’est plus le lieu de la consolation mythologique, mais celui où s’expriment les fractures du politique et du social. Le mythe n’est pas aboli : il est retourné en cauchemar réaliste, miroir du désordre contemporain. Au tournant du XXIᵉ siècle, l’imaginaire s’ouvre à une pluralité de voix et de géographies. Ce qui avait longtemps été une affaire anglo-américaine, enracinée dans Poe, Dunsany, Lovecraft et Tolkien, se décentre. La mondialisation littéraire fait émerger de nouvelles traditions, de nouvelles cosmogonies, de nouvelles manières de penser le mythe. N. K. Jemisin s’impose comme une voix majeure avec The Broken Earth (2015–2017), trilogie récompensée par trois prix Hugo consécutifs. Elle y mêle apocalypses écologiques, séismes permanents, oppression systémique. Son univers n’est pas seulement inventé : il réfléchit la condition raciale et politique contemporaine. Jemisin revendique une écriture où la fantasy devient espace de critique, lieu où se rejouent l’esclavage, le racisme, l’exploitation, mais transposés dans un imaginaire inédit. Elle ouvre la voie à une fantasy « afrofuturiste », enracinée dans les mythes africains mais projetée dans l’avenir. En Chine, Liu Cixin renouvelle la science-fiction avec The Three-Body Problem (Le Problème à trois corps, 2008–2010). Ce cycle introduit dans l’imaginaire mondial une vision cosmologique d’inspiration chinoise, où les civilisations extraterrestres et l’astrophysique se mêlent à la mémoire traumatique de la Révolution culturelle. La SF devient ici une manière de relire l’histoire politique nationale autant que de spéculer sur l’avenir du cosmos. Sa traduction en anglais (2014) et le prix Hugo remporté en 2015 ont marqué l’entrée officielle de la Chine dans la scène mondiale de l’imaginaire. Du côté du Japon, Haruki Murakami pratique une forme de fantastique minimaliste. Dans Kafka sur le rivage (2002) ou 1Q84 (2009–2010), le merveilleux s’infiltre dans le quotidien, discret, irréfutable. Ses récits se construisent comme des rêves éveillés, où le réel se fissure par petites touches. Loin de la fresque mythologique, Murakami explore la porosité entre monde intérieur et monde extérieur, une forme d’onirisme urbain propre au Japon contemporain. Dans le sous-continent indien, Salman Rushdie avait déjà ouvert la voie avec Midnight’s Children (1981) et The Satanic Verses (1988) : une écriture où le réalisme magique, hérité de García Márquez, rencontre les mythologies indiennes et l’histoire coloniale. L’imaginaire devient ici postcolonial : il ne se contente pas d’inventer des dieux, il revisite ceux d’une culture multiple, fracturée par l’histoire. L’effet est clair : la fantasy et la science-fiction cessent d’être un monopole occidental. Elles deviennent un champ mondial. Des auteurs nigérians (Nnedi Okorafor, Who Fears Death, 2010) aux écrivains arabes ou latino-américains, chaque aire culturelle propose ses propres mythologies, ses propres visions du monde. L’imaginaire devient polycentrique. Cette mondialisation n’efface pas l’héritage de Tolkien ou de Lovecraft : elle l’intègre, le détourne, le hybridise. Jemisin reprend la structure de la fresque tolkienienne mais en fait une fable politique et écologique. Liu Cixin reprend le vertige cosmique de Lovecraft mais le transpose dans une perspective matérialiste chinoise. Murakami reprend l’onirisme de Dunsany et le réduit à une faille dans le quotidien. Rushdie, enfin, retourne l’héritage des mythes pour interroger l’identité contemporaine. Ainsi, l’imaginaire du XXIᵉ siècle se distingue par sa diversité. Il ne cherche plus un mythe unique : il multiplie les voix, les cosmogonies, les récits. La Terre du Milieu était un monde unifié ; notre époque préfère la mosaïque. Depuis la fin du XXᵉ siècle, l’imaginaire ne se joue plus seulement dans les livres. Il circule, se transforme, se multiplie à travers le cinéma, les séries, les jeux de rôle, les jeux vidéo. Le mythe n’est plus l’œuvre d’un auteur isolé : il devient collectif, interactif, transmédiatique. Le jeu de rôle marque un tournant décisif. Dungeons & Dragons (1974) s’appuie directement sur l’héritage tolkienien : races (elfes, nains, orques), classes (magicien, guerrier), univers pseudo-médiévaux. Mais il transforme la fantasy en pratique collective : les joueurs créent ensemble des récits improvisés, portés par des règles. La narration devient partagée. Le mythe se vit en groupe. Quelques années plus tard, Call of Cthulhu (1981) transpose Lovecraft dans le jeu : non plus la quête héroïque, mais l’enquête vouée à l’échec et à la folie. Ces jeux installent l’imaginaire dans une pratique active, participative, où les frontières entre auteur et lecteur s’effacent. Le cinéma amplifie cette mutation. Star Wars (1977) de George Lucas devient une mythologie contemporaine, empruntant à Joseph Campbell (The Hero with a Thousand Faces, 1949) la structure du voyage du héros. Tolkien, Lucas, Campbell : un triangle fondateur de l’imaginaire populaire moderne. Puis viennent Le Seigneur des Anneaux de Peter Jackson (2001–2003), qui mondialise la Terre du Milieu en blockbuster, et Harry Potter de J. K. Rowling (1997–2007 ; films 2001–2011), qui crée une mythologie accessible aux adolescents et devient phénomène global. Ces sagas installent l’imaginaire au centre de la culture de masse. Les séries prolongent ce mouvement. Game of Thrones (HBO, 2011–2019), adaptation de Martin, diffuse la fantasy à un public inédit, introduisant violence, politique et sexe à grande échelle. L’imaginaire n’est plus périphérique, il devient mainstream. Les jeux vidéo, enfin, constituent l’un des grands laboratoires du mythe contemporain. The Elder Scrolls (depuis 1994) offre un monde ouvert aux mythologies multiples. Dark Souls (2011) et Bloodborne (2015) développent une esthétique lovecraftienne, où l’histoire est fragmentaire, transmise par l’exploration et l’indice. Ici, le joueur n’est pas spectateur mais acteur : il reconstruit le mythe en jouant. Cette transmédialité modifie profondément la fonction du récit. Chez Poe, Dunsany, Lovecraft, Tolkien, l’imaginaire se transmettait dans un texte clos. Aujourd’hui, il circule entre médias, se prolonge par les fans, se recompose en permanence. Les communautés en ligne inventent, commentent, détournent. L’imaginaire devient collectif et mouvant. Le mythe ne se reçoit plus seulement : il se pratique. L’imaginaire n’a jamais cessé de se transformer. Après Tolkien, il s’est fragmenté, mondialisé, diffusé à travers tous les médias. Mais qu’en sera-t-il demain ? Plusieurs lignes de force émergent déjà. La première est écologique. La climate fiction (cli-fi) s’impose comme un horizon narratif. Kim Stanley Robinson (The Ministry for the Future, 2020), Margaret Atwood (MaddAddam Trilogy, 2003–2013), ou encore N. K. Jemisin prolongent cette veine. Le récit d’imaginaire devient laboratoire de l’avenir climatique, lieu où s’expérimentent les possibles du désastre et de la survie. L’apocalypse n’est plus surnaturelle : elle est environnementale. La seconde est technologique. Les intelligences artificielles, les réalités virtuelles, les métavers offrent un nouvel espace mythologique. L’imaginaire ne se contente plus de représenter : il s’incarne dans des environnements interactifs. Les IA génératives, capables de produire textes, images, voix, participent déjà à la création de fictions. Le risque, mais aussi la promesse, est celui de mythologies numériques collectives, produites non plus par un auteur mais par des communautés augmentées par la machine. La troisième est géopolitique et culturelle. L’imaginaire se décentre. L’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine proposent leurs propres cosmogonies. La pluralité s’impose : pas de mythe universel, mais une mosaïque mondiale. Ce que Tolkien voulait pour l’Angleterre — une mythologie nationale — se déploie aujourd’hui à l’échelle planétaire, chaque culture inventant ses propres récits fondateurs. Enfin, une quatrième tendance est plus incertaine : la quête d’un mythe commun. Dans un monde fragmenté, saturé de récits concurrents, il reste la possibilité qu’un nouvel imaginaire collectif émerge, comme Star Wars l’a fait en 1977 ou Harry Potter en 1997. Peut-être à travers un médium encore à inventer, peut-être à travers une hybridation du jeu, du texte, du cinéma, de l’interaction. Le mythe de demain sera sans doute transmédiatique, participatif, et global. Ce qui est certain, c’est que l’imaginaire garde sa fonction ancienne : dire le monde, le rendre habitable, négocier avec la peur et le désir. Poe, Dunsany, Lovecraft, Tolkien répondaient chacun à leur époque. Depuis, d’autres voix ont fragmenté, contesté, prolongé. Et demain, d’autres encore inventeront. Car l’imaginaire, toujours, est ce qui nous permet d’habiter l’inconnu.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Tolkien et la restauration mythologique
John Ronald Reuel Tolkien naît en 1892 à Bloemfontein, en Afrique du Sud, alors colonie britannique. Son père, Arthur, meurt en 1896 ; sa mère, Mabel, retourne en Angleterre avec ses deux enfants. Orphelin de père, Tolkien perd aussi sa mère en 1904, morte de diabète à trente-quatre ans. Il a douze ans. Cet enchaînement de pertes fonde sa vie sous le signe du deuil et de l’orphelinat. Élevé par le père Francis Morgan, prêtre catholique oratorien, Tolkien reste toute sa vie profondément marqué par le catholicisme, vécu comme fidélité et consolation. Très tôt, il se passionne pour les langues. À l’école de Birmingham, il apprend le latin et le grec, découvre le vieil anglais et le vieux norrois. Le Kalevala, épopée finlandaise traduite en anglais par Kirby (1907), le bouleverse : il y trouve une langue étrangère, dense, musicale, qui lui donne le désir de créer ses propres idiomes. Le Beowulf devient un texte fondateur : Tolkien le lit, le traduit, et plus tard (1936) en fera une conférence célèbre où il défend l’œuvre comme un poème mythologique et non une simple source historique. Ses études de philologie à Oxford, couronnées d’un poste de professeur à Leeds puis à Oxford (Rawlinson and Bosworth Professor of Anglo-Saxon), ancrent sa vocation : il n’est pas seulement romancier mais linguiste, artisan de langues inventées. La Première Guerre mondiale interrompt ce parcours. Tolkien s’engage, combat à la bataille de la Somme (1916), voit mourir la plupart de ses amis du T.C.B.S. (Tea Club and Barrovian Society), cercle littéraire d’étudiants. Lui-même contracte la fièvre des tranchées et passe des mois à l’hôpital. Cette expérience de destruction, de boue, de cadavres amoncelés, marque à jamais son imaginaire. Plus tard, il refusera toute lecture allégorique du Seigneur des Anneaux comme transposition de 1914–18 ou de 1939–45, mais il reconnaîtra que son œuvre est née de ce climat : « By 1918, all but one of my close friends were dead » écrit-il dans une lettre (lettre n° 81, éd. Humphrey Carpenter). Après la guerre, il entame une carrière académique. Leeds d’abord, puis Oxford dès 1925. Il publie des articles savants (sur Sir Gawain and the Green Knight, sur le Beowulf), des traductions, des éditions de textes médiévaux. Mais parallèlement, il travaille en secret à ses propres mythologies, qu’il appelle ses Contes perdus. Dès 1916–17, il rédige l’Ainulindalë, cosmogonie fondée sur la musique des Ainur. Ce sont les premiers germes du Silmarillion, qu’il développera toute sa vie sans jamais l’achever complètement. Tolkien appartient donc à une génération brisée par la guerre, mais il choisit une voie singulière : plutôt que le désespoir ou le cynisme, il se tourne vers la restauration d’un imaginaire. Là où Joyce (né en 1882) déconstruit le langage dans Ulysses (1922), Tolkien invente des langues. Là où Eliot écrit The Waste Land (1922), poème du désenchantement, Tolkien compose les bases d’une mythologie lumineuse et tragique à la fois. Sa position est paradoxale : moderne par la conscience du désastre, antimoderne par le choix du mythe. Dès sa jeunesse, Tolkien formule un désir singulier : donner à l’Angleterre une mythologie qui lui manque. Dans une lettre de 1951 à Milton Waldman (publiée dans The Letters of J.R.R. Tolkien, éd. Humphrey Carpenter), il écrit : « I had a mind to make a body of more or less connected legend […] which I could dedicate simply to : to England ; to my country. » Il se sent l’héritier d’une tradition lacunaire. L’Angleterre a des contes arthuriens, mais christianisés, tardifs, sans la profondeur païenne des Eddas scandinaves ni l’unité d’une épopée nationale. Il veut inventer ce qui manque : un corpus de mythes fondateurs. Ce projet prend forme dès 1916–17, dans les Book of Lost Tales. Là apparaissent pour la première fois les Valar, puissances cosmiques, et la musique des Ainur qui structure la création. L’Ainulindalë décrit l’univers comme une partition où chaque dieu chante une voix, et où la dissonance de Melkor introduit le mal. D’emblée, Tolkien donne à son univers une profondeur théologique, à la fois catholique et païenne. Ce n’est pas une simple féerie : c’est une cosmogonie. De là découle tout le Silmarillion. Les grands cycles — la chute de Morgoth, l’histoire de Fëanor et des Silmarils, la geste de Beren et Lúthien, la chute de Númenor — constituent un ensemble de mythes, d’histoires tragiques, de récits fondateurs. Comme dans les Eddas ou le Kalevala, l’histoire est une succession d’âges, du plus lumineux au plus sombre, du premier chant à l’exil, du sacré à la perte. L’ombre recouvre peu à peu la lumière, mais l’espérance n’est jamais abolie. La dimension nationale est assumée. Tolkien, philologue, ancre ses récits dans une géographie et une toponymie imaginaires mais cohérentes, qui évoquent indirectement l’Angleterre et l’Europe du Nord. Ses langues elfiques — quenya, sindarin — ont des résonances finnoises et galloises. Ses Rohirrim parlent un vieil anglais transposé. Son univers est fictionnel, mais son socle est celui des racines linguistiques et mythologiques de son propre pays. Ce projet s’inscrit aussi dans un contexte culturel : le romantisme tardif avait déjà cherché à exhumer des traditions nationales (les frères Grimm en Allemagne, Elias Lönnrot avec le Kalevala en Finlande). Mais Tolkien est le premier à le faire en inventant de toutes pièces. Il ne compile pas des contes existants : il fabrique une mythologie complète, avec cosmogonie, généalogies, chronologies, langues. Cette cohérence est inédite. Là où Dunsany inventait des dieux par fragments, Tolkien construit un système qui pourrait passer pour une tradition transmise. Il appelle cela son legendarium. Il n’a jamais cessé de le retravailler, du front de la Somme jusqu’à sa mort en 1973. Le Seigneur des Anneaux n’est, dans son esprit, qu’une porte d’entrée vers ce monde plus vaste. L’œuvre publiée n’est qu’un fragment de l’édifice mythologique. Le reste — The Silmarillion, The History of Middle-earth éditée plus tard par son fils Christopher — témoigne de cette obsession : créer pour l’Angleterre une mythologie complète, comme un continent parallèle au réel. Chez Tolkien, tout commence par les langues. Bien avant le Hobbit ou Le Seigneur des Anneaux, il invente des systèmes linguistiques complets. Adolescent, il crée le naffarin, esquisse d’idiome, puis le quenya et le sindarin, langues elfiques inspirées respectivement par le finnois et le gallois. Dans ses carnets, il note des racines, des déclinaisons, des dérivations, comme un philologue face à une langue vivante. Mais ces langues ne pouvaient exister seules : il fallait leur donner un peuple, une histoire, un monde. Ainsi, ce ne sont pas les récits qui appellent les langues, mais les langues qui appellent les récits. Son métier nourrit ce geste. À Oxford, Tolkien est spécialiste du vieil anglais et du vieux norrois. Sa conférence de 1936, « Beowulf : The Monsters and the Critics », réhabilite le poème comme œuvre poétique et non simple document historique. Pour lui, les mots sont porteurs de mythes. Chaque étymologie ouvre un imaginaire. Dans The Lost Road (récit inachevé, publié plus tard par Christopher Tolkien), il explore la migration des langues à travers le temps comme si elles portaient les mythes d’un âge à l’autre. Sa pratique philologique irrigue toute sa fiction. Il applique une méthode singulière : inventer un mot, puis chercher quelle histoire pourrait en être l’origine. Ainsi naît souvent le mythe. Christopher Tolkien, dans The History of Middle-earth, montre comment de simples listes de noms ont généré des récits entiers. Un nom elfique suscite une lignée, une ville, une tragédie. Le langage devient matrice narrative. Comparé à Dunsany, Tolkien systématise. Dunsany inventait des dieux en quelques lignes, portés par une prose biblique. Tolkien, lui, construit une grammaire, une phonétique, un lexique. Là où Dunsany suggérait des fragments de mythes, Tolkien bâtit une architecture linguistique complète, où chaque récit est la justification d’un mot. Il le dit explicitement : « My work has always been primarily linguistic. » (Letters, n° 165). Cette centralité des langues donne à son univers une profondeur inégalée. Les textes du Silmarillion ou du Seigneur des Anneaux sont saturés de poèmes, de chants, d’étymologies. Chaque peuple parle sa langue propre, et cette diversité linguistique confère une vraisemblance immédiate. Le lecteur ne doute pas de la réalité de la Terre du Milieu parce que ses noms semblent venir d’une tradition ancienne. La philologie devient moteur de vraisemblance. Ce geste, unique dans l’histoire de l’imaginaire moderne, fait de Tolkien un cas à part. Non seulement il raconte des histoires, mais il restaure un lien organique entre langue et mythe. Ses fictions ne sont pas seulement narrées : elles sont chantées, étymologisées, inscrites dans une profondeur linguistique. Le monde existe parce que les langues le portent. L’expérience de la guerre marque Tolkien au fer. Engagé comme officier du Lancashire Fusiliers, il participe à la bataille de la Somme en 1916. Les paysages de boue, les cadavres abandonnés, les bombardements incessants composent pour lui un enfer moderne. Il perd la plupart de ses amis les plus proches du T.C.B.S. (Tea Club and Barrovian Society), cercle d’étudiants qui nourrissait ses ambitions littéraires. « By 1918, all but one of my close friends were dead », écrit-il plus tard (lettre n° 81). Cette hécatombe imprime son imaginaire : derrière les forêts de la Terre du Milieu, on devine les tranchées, les marais de Mordor, les paysages dévastés du Beleriand. Pourtant, Tolkien refuse de réduire son œuvre à une simple transposition. Dans ses lettres, il nie vigoureusement toute allégorie directe de la Première ou de la Seconde Guerre mondiale. Mais il admet que la guerre a modelé ses images, ses visions, sa sensibilité au mal et à la destruction. La Terre du Milieu est traversée par le souvenir de la guerre moderne, mais transmuée dans une langue mythologique. Là où Lovecraft tire de la modernité une vision d’indifférence cosmique, Tolkien cherche un sens restauré, un ordre malgré le chaos. C’est ici qu’intervient sa notion d’eucatastrophe, formulée dans son essai On Fairy-Stories (1939). Par ce terme, il désigne le retournement heureux, inattendu, qui donne au conte sa dimension de grâce. Là où la catastrophe plonge dans le désespoir, l’eucatastrophe ouvre à la consolation. La fin du Seigneur des Anneaux en offre un exemple : au moment où tout semble perdu, la destruction de l’Anneau survient par la chute de Gollum, accident providentiel. Pour Tolkien, l’eucatastrophe est le reflet littéraire de la Résurrection : le surgissement de l’espérance dans l’ombre. Son catholicisme joue ici un rôle central. Orphelin tôt marqué par la foi, il transpose dans son univers une théologie implicite : le mal existe, il corrompt, il détruit, mais il n’est pas absolu. Le bien, fragile, peut triompher par l’humilité, par la fidélité, par l’accident de grâce. Les Hobbits, figures modestes, incarnent cette logique : non pas des héros épiques, mais de petits êtres qui portent un fardeau disproportionné. L’expérience des tranchées — soldats anonymes dans la boue — se transpose dans l’héroïsme humble de Sam ou de Frodo. Ainsi, la guerre n’a pas seulement apporté l’horreur à Tolkien. Elle lui a donné la matière d’un imaginaire où le mal est tangible, mais où la consolation reste possible. Sa mythologie est tragique, mais non désespérée. Elle oppose au chaos du XXᵉ siècle une vision ordonnée, nourrie de foi et de philologie, où l’histoire humaine retrouve un sens. Lorsque Tolkien publie Le Hobbit en 1937, il ne pense pas encore au grand cycle. Mais le succès du livre pousse son éditeur à lui demander une suite. Ce qui devait être un nouveau récit pour enfants devient, au fil de douze années d’écriture (1937–1949), une épopée de plus de mille pages. Le Seigneur des Anneaux dépasse le cadre du conte : il devient le cœur du legendarium. Le roman articule plusieurs registres. D’un côté, il reprend le ton léger du Hobbit : l’univers domestique des Hobbits, leur humour, leur modestie. De l’autre, il bascule vers l’épopée sombre : les royaumes déchus, les batailles titanesques, la marche des armées. La polyphonie du récit tient à cette juxtaposition : conte pastoral et tragédie antique. Les chants, les poèmes, les généalogies scandent le texte, lui donnant l’allure d’une chronique transmise plutôt que d’un roman moderne. Le centre du récit est l’Anneau unique. Symbole du pouvoir absolu, il corrompt quiconque le possède. Tolkien, dans ses lettres, rejette toute lecture strictement allégorique — ni bombe atomique, ni totalitarisme à peine voilé. Mais il admet que l’Anneau reflète une tentation universelle : l’usage du pouvoir pour dominer. Dans le contexte des deux guerres mondiales, l’ombre de Sauron résonne avec les idéologies destructrices du XXᵉ siècle. L’Anneau concentre la logique du mal : séduction, possession, destruction intérieure. Le récit adopte une structure complexe, presque polyphonique. Après la dissolution de la Communauté, les fils narratifs se séparent : Frodo et Sam vers le Mordor, Aragorn, Legolas et Gimli vers le Rohan et le Gondor. Tolkien alterne ces lignes, créant une tension dramatique qui culmine dans les deux derniers volumes. Le lecteur n’est pas seulement spectateur d’une quête, il suit une mosaïque d’itinéraires convergents. Cette construction rappelle la tradition épique — l’Iliade avec ses héros dispersés — mais transposée dans une prose moderne. Ce qui distingue Le Seigneur des Anneaux des récits antérieurs de fantasy, c’est la profondeur du monde. Derrière chaque lieu, chaque nom, se profile une histoire ancienne. Minas Tirith n’est pas seulement une cité, mais l’héritière de Númenor, elle-même issue des dons des Valar. Aragorn n’est pas un héros providentiel, mais le dernier rejeton d’une lignée millénaire. Cette densité, que Christopher Tolkien a révélée dans The History of Middle-earth, donne à l’œuvre une cohérence unique : la fiction est soutenue par une mythologie souterraine. Enfin, la dimension spirituelle est centrale. Tolkien ne fait jamais de prosélytisme : son catholicisme est implicite. Mais la logique du récit est profondément théologique : le mal existe, mais il est accidentel, secondaire. La Providence agit discrètement, par des retournements inattendus — l’« eucatastrophe ». Le rôle de Gollum en est l’exemple parfait : figure de la chute, il devient l’instrument paradoxal du salut. La destruction de l’Anneau n’est pas l’œuvre du héros, mais le fruit d’un renversement imprévu. Le Seigneur des Anneaux est donc plus qu’un roman de fantasy. C’est une tentative de restaurer une mythologie dans un monde désenchanté. En pleine modernité, Tolkien redonne à la fiction la fonction archaïque du mythe : raconter les origines, donner une profondeur sacrée à l’expérience humaine, offrir une consolation dans l’épreuve. La réception de Tolkien fut contrastée. Le Seigneur des Anneaux, publié entre 1954 et 1955 en trois volumes, reçut d’abord des critiques mitigées en Angleterre. Les milieux académiques, dominés par le modernisme, y voyaient une œuvre passéiste, un « roman pour enfants démesuré ». W. H. Auden, ami de Tolkien, fut l’un des rares à défendre le livre dès sa sortie, saluant sa puissance mythologique. En revanche, Edmund Wilson le traita de « juvenility », un divertissement naïf. C’est aux États-Unis que le succès prit corps, avec l’édition en poche des années 1960. La contre-culture s’en empare : les communautés hippies voient dans la Terre du Milieu un manifeste écologique et anti-industriel, les Hobbits des figures de résistance à la société de consommation. L’œuvre sort du cercle des philologues pour devenir un phénomène culturel. Des fanzines, des clubs de lecture, des communautés de fans se constituent. La fantasy, jusque-là sous-genre marginal, s’impose comme courant majeur. La critique savante mit plus de temps à reconnaître Tolkien. Longtemps réduit à une littérature d’évasion, il fut réévalué dans les années 1980–90 grâce à des chercheurs comme Tom Shippey (The Road to Middle-earth, 1982) et Verlyn Flieger (Splintered Light, 1983). Tous deux, philologues eux-mêmes, montrèrent la profondeur de son projet : un travail érudit sur les mythes et les langues, mais transposé dans une fiction accessible. Aujourd’hui, Tolkien est étudié à l’université autant que Joyce ou Eliot, mais sur un autre versant de la modernité : non pas la déconstruction, mais la reconstruction. L’influence est immense. Ursula K. Le Guin reconnaît en lui un modèle pour Earthsea (1968). Michael Moorcock, malgré ses critiques virulentes (« Epic Pooh », 1978), écrit dans son sillage. George R. R. Martin, avec A Song of Ice and Fire, dialogue implicitement avec Tolkien, entre fidélité et subversion. Neil Gaiman, Alan Moore, toute une génération d’écrivains et de créateurs visuels ont grandi avec la Terre du Milieu. La fantasy contemporaine, du jeu de rôle (Dungeons & Dragons) au cinéma (Peter Jackson’s Lord of the Rings, 2001–2003), porte son empreinte. Mais au-delà de l’influence générique, il faut souligner ce qu’il a restauré : la fonction du mythe. Dans un monde désenchanté par la guerre, par le matérialisme, par l’effondrement des grands récits religieux, Tolkien a redonné à la fiction un pouvoir de consolation. Sa mythologie n’efface pas le tragique — les guerres, les pertes, les exils y sont omniprésents — mais elle propose une lumière, une espérance. C’est ce qu’il nommait l’« eucatastrophe » : le renversement heureux qui rend le monde habitable malgré tout. Aujourd’hui, Tolkien est plus qu’un auteur de fantasy. Il est celui qui a montré que la littérature pouvait, encore au XXᵉ siècle, recréer une mythologie crédible, profonde, consolatrice. À côté du désespoir de Lovecraft et des éclats oniriques de Dunsany, Tolkien représente la restauration : le retour de la fiction à sa fonction la plus ancienne, offrir aux hommes des histoires pour habiter le monde.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Lovecraft et le cauchemar cosmique
Howard Phillips Lovecraft naît en 1890 à Providence, Rhode Island, et meurt dans la même ville en 1937. Toute sa vie tient dans ce cercle étroit de la Nouvelle-Angleterre, à l’exception de quelques années à New York. Enfant unique, il perd son père très tôt : Winfield Scott Lovecraft, représentant de commerce, est interné à l’asile en 1893, atteint de syphilis tertiaire. Sa mère, Sarah Susan Phillips, descendante d’une vieille famille de Providence, reste auprès de lui jusqu’à sa propre internement à Butler Hospital en 1919. L’enfance de Lovecraft est donc marquée par la maladie, l’instabilité mentale, l’isolement. Il grandit surtout auprès de son grand-père maternel, Whipple Van Buren Phillips, dont la bibliothèque nourrira ses premières lectures : contes arabes, récits gothiques, The Arabian Nights, Pope, Gray. Très tôt, il découvre Poe, dont il lit et imite les récits avant même l’adolescence. Plus tard, à l’université (qu’il n’achèvera jamais), il s’initie aux sciences — astronomie, chimie — qui laisseront une empreinte durable. Son univers se construit sur cette double matrice : le fantastique sombre de Poe et la rationalité scientifique. La mort de son grand-père en 1904 le laisse sans soutien matériel : la famille sombre dans la pauvreté, il quitte l’école, n’entre jamais vraiment à Brown University. Sa vie adulte sera une suite de difficultés financières, d’emplois précaires, de publications alimentaires dans les pulps. Lovecraft n’aura pas de succès de son vivant. Il publie surtout dans Weird Tales, fondé en 1923, et dans d’autres magazines bon marché. Ses textes sont lus par un public restreint, parfois jugés obscurs ou maladroits. Mais il construit autour de lui un cercle de correspondants — Robert E. Howard, Clark Ashton Smith, August Derleth, Donald Wandrei — avec qui il échange des dizaines de milliers de lettres (plus de 100 000 selon Joshi). Cette correspondance forme une œuvre parallèle, gigantesque, où il expose ses lectures, ses théories esthétiques, ses idées politiques (souvent réactionnaires, voire racistes). Un autre moment biographique pèse : son mariage avec Sonia Greene en 1924 et son séjour new-yorkais. Installé à Brooklyn, Lovecraft vit l’expérience comme un exil. Pauvre, isolé, choqué par la diversité ethnique de la ville, il s’enfonce dans un sentiment d’hostilité cosmique. C’est là qu’il écrit certains de ses récits les plus sombres (The Horror at Red Hook). Le mariage échoue, il revient seul à Providence en 1926. Ces années de solitude marquent son imaginaire : cités cyclopéennes, entités monstrueuses, narrateurs solitaires confrontés à l’indifférence du cosmos. Malade (cancer de l’intestin diagnostiqué trop tard), affaibli par la pauvreté, il meurt en 1937 à 46 ans. Enterré à Providence, il laisse une œuvre encore dispersée, sauvée de l’oubli par Derleth et Wandrei qui fondent Arkham House en 1939. C’est grâce à eux que Lovecraft sort de l’ombre, puis grâce aux critiques comme S. T. Joshi qu’il est reconnu comme figure centrale du fantastique moderne. Lovecraft n’émerge pas dans le vide : il se pense lui-même comme héritier. Dans son essai Supernatural Horror in Literature (1927), il établit une généalogie du genre, de l’antiquité au gothique, puis de Poe jusqu’aux contemporains. Poe est au sommet. Lovecraft écrit que Poe « éleva l’horreur surnaturelle à un plan artistique où nul autre Américain n’avait su la porter ». L’influence est double : le choix du récit bref, tendu vers un effet unique, et l’exploration des obsessions intérieures. The Tell-Tale Heart ou The Black Cat sont pour lui des modèles de condensation et d’intensité. Dans ses propres textes, il reprend la figure du narrateur délirant, mais lui adjoint une perspective cosmique : la peur n’est plus seulement psychologique, elle est métaphysique. Dunsany est l’autre grand modèle. Lovecraft découvre A Dreamer’s Tales et The Book of Wonder vers 1919. Dans une lettre, il avoue les avoir « lus et relus jusqu’à les connaître presque par cœur ». De Dunsany, il retient le ton biblique, les cités imaginaires, les panthéons inventés. Le « Dream Cycle » de Lovecraft — Polaris (1918), The White Ship (1919), Celephaïs (1920), The Dream-Quest of Unknown Kadath (1926–27) — est directement tributaire de ce modèle. La cadence lente, les noms étranges, l’impression d’un ailleurs fabuleux : tout vient de Dunsany. Mais là où Dunsany restait dans la grâce onirique, Lovecraft introduit une inquiétude : ces cités ne sont pas seulement des rêves, elles masquent une indifférence cosmique. Ces deux filiations — Poe et Dunsany — structurent son imaginaire. Mais Lovecraft les déplace. Chez Poe, l’horreur est intérieure ; chez Dunsany, elle est mythologique et rêveuse. Chez Lovecraft, elle devient cosmique. Ses dieux ne sont pas des symboles ni des figures morales : ce sont des entités extra-humaines, aveugles, indifférentes. Il refuse le surnaturel au sens traditionnel. Rien de miraculeux, rien d’angélique : seulement une nature élargie, immense, où l’homme n’est rien. Ses monstres — Cthulhu, Yog-Sothoth, Nyarlathotep — ne sont pas au-delà de la nature, ils sont la nature elle-même, vue dans son immensité. Cette inflexion matérialiste vient de ses lectures scientifiques. Adolescent, il publie des articles d’astronomie dans la presse locale, observe les étoiles, construit des cartes. Plus tard, il s’intéresse à la géologie, à l’anthropologie, aux théories contemporaines de la relativité et de la quatrième dimension. Dans ses récits, ces disciplines deviennent des sources d’effroi. At the Mountains of Madness (1931) décrit une expédition antarctique où la géologie révèle des cités préhumaines. The Colour out of Space (1927) met en scène une météorite qui contamine la terre par une radiation incompréhensible. La science n’abolit pas le mystère, elle l’amplifie. Ainsi Lovecraft hérite mais transforme. Poe lui donne l’intensité psychologique, Dunsany la majesté onirique. Lui les détourne vers un cauchemar où la science révèle l’indifférence cosmique. Le surnaturel se dissout dans le naturel élargi. L’horreur n’est pas que subjective, ni seulement mythologique : elle est cosmologique. Le cauchemar cosmique prend forme dans quelques récits majeurs. Le plus célèbre est The Call of Cthulhu (écrit en 1926, publié en 1928 dans Weird Tales). Le narrateur, Francis Wayland Thurston, reconstitue un dossier fragmentaire : notes d’un professeur, témoignage d’un artiste, rapport d’un officier norvégien. Peu à peu se dessine l’existence d’un culte mondial, voué à une entité endormie sous les mers, Cthulhu. Ce dieu n’est pas une figure morale : il dort, rêve, attend. Sa simple résurgence menace l’humanité. La structure du récit est emblématique : enquête documentaire, indices dispersés, révélation finale insoutenable. S. T. Joshi souligne combien ce texte condense l’art lovecraftien : horreur par accumulation de fragments, effroi né de l’érudition. At the Mountains of Madness (1931, publié en 1936) élargit la perspective. Une expédition antarctique découvre les ruines cyclopéennes d’une cité bâtie par les Anciens, une race extraterrestre venue sur Terre des millions d’années avant l’homme. Par fragments de fresques et d’indices géologiques, le narrateur reconstitue l’histoire d’une planète colonisée, abandonnée, dévastée. Ici, l’horreur n’est pas un spectre mais une paléontologie. La science mène à la révélation que l’homme est un accident, tardif, insignifiant. Michel Houellebecq, dans son essai H. P. Lovecraft : Contre le monde, contre la vie, y voit le cœur de sa métaphysique : l’univers comme force étrangère, indifférente, où l’homme est de trop. The Shadow out of Time (1934–35) poursuit ce travail. Le professeur Nathaniel Wingate Peaslee, frappé d’amnésie, découvre que son esprit a été échangé avec celui d’une entité de la Great Race of Yith, race extraterrestre vivant dans le passé et le futur grâce à des transferts de conscience. Son cauchemar est double : avoir vécu dans un corps étranger, et savoir que sa propre conscience fut habitée par un être inhumain. Le texte articule mémoire, temporalité et vertige cosmique. L’horreur n’est plus spatiale mais temporelle : l’homme n’est qu’une étape dans une lignée infinie d’espèces. À ces trois récits s’ajoutent The Colour out of Space (1927), où une météorite contamine une ferme par une radiation incompréhensible, et The Dunwich Horror (1928), qui transpose l’horreur dans une Nouvelle-Angleterre rurale, saturée de folklore dégénéré. Dans tous les cas, la même logique : enquête, indices accumulés, révélation d’une présence cosmique. L’horreur n’est pas l’apparition immédiate mais la compréhension progressive. Ces textes forment le noyau de ce qu’August Derleth appellera plus tard « le Mythe de Cthulhu ». Mais Lovecraft lui-même n’avait pas cherché à créer un système clos. Ses dieux et entités apparaissent de manière diffuse, comme des fragments d’un cauchemar partagé. Cthulhu, Yog-Sothoth, Azathoth, Nyarlathotep : noms dispersés dans des récits, allusions, correspondances. Le mythe est moins une mythologie qu’une constellation. C’est justement ce caractère fragmentaire qui fascine. Le lecteur sent une cohérence possible, mais elle n’est jamais donnée. L’horreur réside dans cette impossibilité de totaliser. La langue de Lovecraft est immédiatement reconnaissable, parfois caricaturée, souvent critiquée, mais essentielle à son effet. Elle combine archaïsmes, adjectifs accumulés, répétitions. Eldritch, unutterable, blasphemous, cyclopean : des mots qui semblent désuets mais qui créent une atmosphère de distance, comme si le texte n’était pas contemporain. S. T. Joshi insiste sur ce point : ce n’est pas maladresse mais stratégie. L’archaïsme donne à l’horreur une patine antique, un sentiment d’antériorité. La répétition de termes vagues — « indicible », « innommable » — produit moins une description qu’un effet d’impuissance, un langage qui avoue ses limites. La structure de ses récits est récurrente. Un narrateur, souvent scientifique ou érudit, entreprend une enquête. Il accumule des indices : manuscrits anciens, traditions orales, objets archéologiques, notes dispersées. Peu à peu, les fragments convergent vers une révélation. Mais cette révélation excède la raison et conduit à l’effondrement de la conscience. C’est le schéma de The Call of Cthulhu, de The Dunwich Horror, de At the Mountains of Madness. Donald R. Burleson, dans Lovecraft : Disturbing the Universe (1990), note combien cette structure reflète l’obsession de Lovecraft pour le savoir : l’horreur ne vient pas de l’ignorance mais de la compréhension. Le recours au vocabulaire scientifique est une autre particularité. Géologie, astronomie, biologie, archéologie : Lovecraft parsemait ses récits de détails empruntés à ses lectures. Dans At the Mountains of Madness, il décrit les strates géologiques de l’Antarctique avec une précision qui ancre le récit dans une vraisemblance scientifique. Dans The Colour out of Space, il imagine une forme de radiation extraterrestre qui décompose la matière vivante. La science n’est pas rassurante, elle est le vecteur même de l’effroi. Enfin, le choix des narrateurs est décisif. Ce sont presque toujours des hommes cultivés : professeurs, antiquaires, médecins. Leur rationalité devient instrument de leur perte. Là où le gothique classique opposait la superstition au savoir, Lovecraft inverse : c’est le savoir qui mène à la terreur. Plus on comprend, moins on peut supporter. Le narrateur est ainsi une figure tragique : il cherche la vérité, mais la vérité le détruit. L’effet lovecraftien tient donc à cette alliance : une langue archaïque qui produit le sentiment de l’ancien et de l’indicible ; une structure d’enquête qui mime la rationalité scientifique ; une chute où cette rationalité se retourne en folie. L’horreur ne surgit pas d’un spectre ou d’une apparition, mais du processus même de connaissance. Au cœur de l’œuvre de Lovecraft, il y a ce que ses commentateurs appellent le cosmicisme. S. T. Joshi, dans The Weird Tale (1990) puis I Am Providence (2010), en fait le principe structurant de sa pensée : l’univers est indifférent, l’homme n’y occupe aucune place centrale, aucune providence ne le protège. Là où Poe enfermait la peur dans la conscience et où Dunsany créait des mythes de rêve, Lovecraft radicalise : tout mythe n’est qu’une fiction humaine face à un cosmos qui ne se soucie pas de nous. Ses dieux ne sont pas moraux. Cthulhu, Yog-Sothoth, Nyarlathotep, Azathoth ne jugent pas, ne punissent pas, ne sauvent pas. Ils existent en dehors de toute catégorie humaine. Azathoth, « le démon-sultan », incarne le chaos aveugle au centre de l’univers, un bouillonnement sans raison. Cthulhu dort sous les mers, indifférent. Yog-Sothoth est défini comme la totalité de l’espace-temps. Ces entités ne sont pas surnaturelles au sens religieux : elles sont naturelles, mais dans une nature élargie à l’échelle cosmique. Leur étrangeté vient de ce que nous ne pouvons pas les penser. Cette vision a des racines. Lovecraft lit les matérialistes antiques (Lucrèce, De rerum natura), mais aussi les sciences modernes : Darwin, l’astronomie, la physique contemporaine. Dans ses lettres, il insiste : « Toute ma philosophie est fondée sur l’idée que l’homme est un accident insignifiant dans un cosmos sans dessein. » Dirk W. Mosig, critique des années 1970, a souligné ce lien avec le matérialisme scientifique : le « Mythe de Cthulhu » n’est pas un système religieux, c’est une métaphore de l’indifférence universelle. Le savoir, chez Lovecraft, n’apporte pas le salut. Il mène à la folie. Plus on connaît, plus on mesure notre insignifiance. At the Mountains of Madness ne raconte pas une expédition ratée mais une révélation : les Anciens ont créé la vie, l’homme n’est qu’un déchet évolutif. The Shadow out of Time étend cette idée : notre conscience elle-même est contingente, susceptible d’être remplacée. Le cauchemar n’est pas l’absence de sens, mais le trop-plein de sens, un sens insoutenable. Houellebecq, dans H. P. Lovecraft : Contre le monde, contre la vie (1991), l’exprime à sa manière : « Dans l’univers de Lovecraft, il n’y a pas d’amour, pas d’espoir, pas de beauté durable. Seule reste l’horreur d’exister dans un monde qui ne nous veut pas. » Houellebecq, malgré ses excès, touche juste : Lovecraft est l’écrivain de la négation, du refus de toute transcendance consolante. Le cosmicisme n’est pas une doctrine systématique. C’est une attitude, un climat. Mais il marque un tournant : le fantastique cesse d’être une lutte entre le rationnel et le surnaturel, il devient confrontation avec l’indifférence cosmique. Poe avait réduit l’horreur à l’intérieur de la conscience, Dunsany avait élargi l’imaginaire au rêve mythologique, Lovecraft l’ouvre à l’univers tout entier. Son cauchemar est métaphysique : l’homme n’a pas de place. De son vivant, Lovecraft reste confiné aux marges. Ses récits paraissent dans Weird Tales à partir de 1923, aux côtés de Robert E. Howard ou Seabury Quinn, pour un lectorat limité de passionnés. Les critiques littéraires l’ignorent, les maisons d’édition sérieuses ne le publient pas. Il vit pauvre, vend ses textes à vil prix, réécrit pour d’autres (revisions) afin de subsister. À sa mort en 1937, à Providence, il est inconnu du grand public, enterré sans éclat. C’est son cercle d’amis et de disciples qui assure sa survie. August Derleth et Donald Wandrei fondent en 1939 Arkham House, maison d’édition destinée à publier ses œuvres en volume. Ils imposent l’idée d’un « Mythe de Cthulhu », système plus cohérent que ce que Lovecraft avait laissé, en donnant à ses fragments la forme d’une mythologie. Grâce à eux, Lovecraft sort du ghetto des pulps et accède à une reconnaissance progressive. Dans les années 1960–70, la contre-culture redécouvre son pessimisme cosmique. Colin Wilson, puis Dirk W. Mosig, Donald R. Burleson, et surtout S. T. Joshi réévaluent son œuvre. Joshi, avec H. P. Lovecraft : A Life (1996) puis I Am Providence (2010), établit la biographie critique de référence, montrant que Lovecraft est un penseur cohérent, matérialiste, plus qu’un simple conteur de monstres. C’est par cette voie qu’il entre dans les études universitaires. L’influence littéraire est immense. Robert Bloch, Fritz Leiber, Ramsey Campbell prolongent son imaginaire. Stephen King, dans Danse macabre (1981), le cite comme l’une de ses sources majeures. Borges lui consacre une nouvelle, There Are More Things (1975). Michel Houellebecq, en 1991, en fait une figure emblématique du refus de l’humanisme moderne. Son empreinte s’étend au cinéma : The Thing de John Carpenter, Alien de Ridley Scott, ou encore The Mist de Frank Darabont reprennent ses thèmes — l’indicible, la créature informe, l’univers indifférent. Dans le jeu de rôle, Call of Cthulhu (Chaosium, 1981) transforme son univers en expérience collective, où les joueurs incarnent des enquêteurs condamnés à la folie. Dans la bande dessinée, Alan Moore (Providence, 2015–17) ou Mike Mignola (Hellboy) réinterprètent son mythe. Même la musique et les jeux vidéo (de Metallica à Bloodborne) portent sa trace. Le « Mythe de Cthulhu » est devenu une mythologie collective, prolongée bien au-delà de ce qu’il avait imaginé. Paradoxalement, lui qui n’avait pas voulu créer un système clos est devenu le centre d’un univers partagé, continuellement enrichi par d’autres. Ce qui témoigne de la force de son invention : une cosmologie fictive assez puissante pour dépasser son auteur. Aujourd’hui, Lovecraft occupe une place paradoxale : encore contesté pour son racisme et ses positions politiques, mais reconnu comme l’un des grands inventeurs de l’imaginaire moderne. Son cauchemar cosmique continue d’irriguer littérature, arts visuels et culture populaire. Comme l’écrit Joshi, « Lovecraft a donné à l’horreur une métaphysique », et c’est cette métaphysique de l’indifférence qui fait de lui un auteur central, au-delà même du fantastique.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Poe et le fantastique intérieur
Edgar Allan Poe naît en 1809, au moment même où le roman gothique s’épuise. Melmoth the Wanderer de Maturin paraît en 1820 : Poe a alors onze ans. Le décor des châteaux en ruine, des cloîtres et des armures tombées du ciel appartient déjà à une autre époque. Lui ne vivra pas parmi les pierres médiévales mais dans des chambres de pension, des mansardes, des maisons ordinaires. Sa vie entière se déroule dans l’espace étroit des villes de la côte Est américaine : Boston, Richmond, Baltimore, Philadelphie, New York. Pas de cathédrales gothiques, pas de ruines antiques. Le gothique, il le reçoit par les livres. Son univers concret, ce sont des intérieurs modestes, des logis fragiles, des chambres où la pauvreté et l’alcool font trembler les murs. Ce déplacement biographique est décisif : l’imaginaire gothique, Poe le condense dans l’espace domestique. La maison devient scène de l’effroi. The Fall of the House of Usher (1839) concentre cette mutation : plus de château médiéval, mais une demeure usée, presque bourgeoise, dont les fissures correspondent à celles de l’esprit. Roderick Usher vit enfermé, malade de sa propre sensibilité. La maison n’est pas décor extérieur, elle est métaphore du sujet. Elle tombe parce qu’il tombe. Tout au long de sa vie, Poe connaît l’instabilité résidentielle. Orphelin très tôt, adopté par la famille Allan sans y trouver d’ancrage véritable, il passera d’un foyer à l’autre. Cette précarité se retrouve dans ses récits : aucune maison n’est stable, chaque mur menace de s’écrouler. La ruine gothique, chez lui, se déplace à l’intérieur : murs fissurés, planchers qui battent, caves où l’on mure les corps. La fiction gothique parlait de vastes édifices ; Poe réduit l’échelle à la chambre, au grenier, à la cave. Charles Baudelaire, qui traduira Poe dans les années 1850, voit justement là la marque de sa modernité. Dans la préface des Histoires extraordinaires, il parle d’un « esprit tout entier tourné vers l’analyse et la dissection ». Le décor gothique n’est plus qu’un miroir du trouble intérieur. Le fantastique change de régime : on ne tremble plus devant un spectre extérieur, mais devant une conscience fissurée. De Walpole à Maturin, l’espace gothique était monumental ; chez Poe, il devient claustrophobe. De l’abbaye à la chambre, du cloître au cabinet, de la crypte collective à la cave domestique, le trajet est net. C’est l’Amérique du XIXᵉ siècle : pas de ruines médiévales, pas de cathédrales chargées de signes. Poe invente donc un autre lieu pour l’horreur : la maison ordinaire, repliée sur elle-même, où l’architecture devient métaphore du moi. Chez Poe, l’horreur ne vient pas des spectres mais de la fissure intérieure. Le fantastique se retourne vers la conscience. Dans The Tell-Tale Heart (1843), le narrateur n’est pas poursuivi par un fantôme, il est dévoré par son propre crime. Il croit entendre, sous les planches, le battement du cœur de sa victime. Mais ce rythme n’est que le sien, une pulsation projetée, une obsession qui enfle jusqu’à la folie. Dans The Black Cat (1843), c’est l’alcool, la rage, la cruauté qui mènent au meurtre, puis à la hantise. Le chat mutilé et revenu d’entre les morts n’est pas un spectre extérieur, il est la matérialisation de la culpabilité. Poe place le lecteur à l’intérieur d’une psyché fissurée, là où le délire devient récit. Cette logique est biographique. Poe vit toute sa vie sous le signe du deuil et de la perte. Sa mère meurt de tuberculose alors qu’il n’a pas trois ans. Sa femme Virginia, sa cousine, qu’il épouse adolescente, meurt elle aussi de la même maladie en 1847. Entre ces deux dates, Poe connaît la pauvreté, les dettes, les humiliations, l’alcoolisme qui le ronge. Chaque femme aimée meurt, chaque foyer se défait. L’horreur chez lui n’a pas besoin de châteaux : elle est dans le lit conjugal, dans la toux de la tuberculeuse, dans le silence après la mort. C’est cette matière qui nourrit ses récits. Ligeia (1838), Morella (1835), Berenice (1835) sont autant de figures féminines mortes et revenues, obsessions répétées de la disparition et du retour impossible. Le fantastique intérieur est aussi celui de la conscience malade. Poe fréquente les frontières du délire. Son narrateur est presque toujours un « je » fiévreux, qui raconte sa propre chute. Pas de distance, pas de médiation : le lecteur est enfermé dans une subjectivité délirante. Ce n’est pas l’apparition qui effraie, c’est la voix même qui raconte. La folie est devenue point de vue. Baudelaire y voit une des grandes modernités de Poe : avoir su transformer la psychose en récit, la culpabilité en intrigue. On retrouve ici l’obsession du double. Dans William Wilson (1839), le narrateur est poursuivi par son double moral, celui qui dit non, qui empêche. Dans The Imp of the Perverse (1845), l’horreur n’est pas un fantôme mais l’élan irrésistible vers le crime, la pulsion de transgression pour elle-même. Poe pressent déjà ce que la psychanalyse appellera pulsion de mort. L’ennemi n’est pas dehors, il est dedans. Chaque récit condense une expérience vécue : perte, alcool, délire, solitude. Mais Poe lui donne forme par une langue précise, découpée, analytique. Là où sa vie n’était que chaos, ses textes transforment le désordre en architecture implacable. La peur qu’il met en scène n’est pas celle du château qui s’écroule, mais celle du moi qui se désagrège. Poe n’écrit pas seulement des histoires, il pense la forme qui les porte. En 1846, dans The Philosophy of Composition, il expose son credo : un poème ou une nouvelle doivent viser un « effet unique », perceptible d’un seul trait. La lecture doit se faire d’une seule assise, sans interruption. Au-delà, dit-il, l’intensité se dissout. La brièveté n’est pas une limite mais une condition esthétique. De là, chaque texte est construit comme une mécanique : pas de digression, pas de remplissage, tout tend vers une révélation finale. Cette conception découle aussi de ses conditions de vie. Poe publie dans les magazines et les journaux, là où la place est comptée, où la lecture se fait vite, entre deux nouvelles d’actualité. L’économie du format devient esthétique. Il faut captiver en quelques pages, surprendre, choquer, clore par une chute mémorable. Les contraintes éditoriales, la pauvreté, l’obligation de produire pour survivre : tout cela infléchit son art vers la condensation. Là où le roman gothique déployait des centaines de pages dans des couloirs infinis, Poe ramasse l’angoisse dans une dizaine de pages suffocantes. Il applique à la prose la rigueur qu’il attribuait à la poésie. Dans The Poetic Principle, il affirme que le poème long n’existe pas : au-delà de quelques dizaines de vers, l’unité de l’effet s’effondre. The Raven (1845) est construit sur ce modèle, chaque refrain, chaque rime participant d’une montée vers l’obsession. De même, The Pit and the Pendulum (1842) est une démonstration : un dispositif unique (le balancement de la lame) suffit à soutenir tout le récit jusqu’à la délivrance finale. Ses critiques l’ont souvent décrit comme un architecte de la peur. Chaque nouvelle est une chambre close. On entre, on se laisse enfermer, et la porte se referme derrière nous jusqu’à la chute. Pas d’errance, pas de digression romantique : une progression calculée. Jules Verne, qui l’admira, parlera d’« horlogerie » à propos de ses récits. Baudelaire, encore, saluera cette rigueur : une littérature de l’effet pur, de l’intensité maîtrisée. La condensation formelle renforce le déplacement du gothique. Plus de châteaux interminables, plus de corridors infinis : seulement une scène, une pulsation, une obsession. Chaque texte est un bloc de peur, sans dehors. Ce que le gothique étalait sur des volumes, Poe l’invente comme une expérience immédiate, une secousse à recevoir d’un seul coup. Chez Poe, l’horreur cohabite avec une rigueur glaciale. On oublie parfois qu’il est aussi l’inventeur du récit d’énigme, précurseur du roman policier. Dans The Murders in the Rue Morgue (1841), Auguste Dupin résout un crime apparemment inexplicable par la seule puissance de l’analyse. Pas de spectre, pas de malédiction : un orang-outang échappé, identifié par raisonnement. The Mystery of Marie Rogêt transpose un fait divers réel, le meurtre de Mary Rogers à New York, et propose une enquête méthodique, comme si la littérature pouvait rivaliser avec la police. The Purloined Letter (1844) inverse la logique : la lettre cachée est visible, et seule une intelligence hors du commun peut la reconnaître. Ces récits marquent un tournant : le lecteur n’est plus seulement invité à trembler, mais à suivre une démonstration intellectuelle. Cette dimension n’est pas accidentelle. Poe avait une passion pour la cryptographie, les puzzles, les logogriphes. Il proposait à ses lecteurs des défis dans les journaux, se vantant de pouvoir déchiffrer n’importe quel code. Dans The Gold-Bug (1843), le décryptage d’un message secret mène à un trésor. On y retrouve la même mécanique que dans ses récits de peur : enfermer le lecteur dans une énigme, puis lui livrer une sortie calculée. L’horreur et la raison suivent la même logique : un enfermement, une progression, une résolution. Cette double veine — délire intérieur et lucidité analytique — traverse toute son œuvre. Le même homme qui imagine un narrateur obsédé par un battement de cœur écrit aussi des traités sur la composition poétique ou des anticipations scientifiques (The Facts in the Case of M. Valdemar, 1845, où il expérimente l’hypnose sur un mourant ; Eureka, 1848, essai cosmologique qui annonce l’expansion de l’univers). La rationalité n’abolit pas l’horreur : elle la rend plus inexorable. Dans The Pit and the Pendulum, ce n’est pas un fantôme qui menace, mais une mécanique d’une précision terrifiante, lame qui descend, mur qui se resserre. Le cauchemar naît de la logique elle-même. Les critiques ont souvent noté ce paradoxe : Poe est à la fois le poète du délire et l’ingénieur du récit. Sa vie oscillait entre désordre absolu — dettes, alcool, deuils — et une exigence de construction rigoureuse. Ses textes reflètent cette tension. L’imaginaire de Poe n’est pas un abandon, mais une maîtrise qui encadre la folie. Il met en forme l’irrationnel avec des instruments rationnels. Ce mélange prépare deux héritages. D’un côté, la lignée du policier moderne (Conan Doyle, puis tout le roman d’enquête). De l’autre, la lignée du fantastique psychologique, où la peur naît d’une mécanique intérieure inexorable. Poe tient les deux. Le gothique avait besoin de ruines et de cryptes ; Poe montre que la peur se suffit d’une logique, d’une chambre, d’un esprit fissuré. Poe ne laisse pas seulement une œuvre, il impose un paradigme. L’horreur n’est plus dehors, elle est dedans. Cette invention marque une fracture dans l’histoire de l’imaginaire. Le gothique avait bâti des châteaux de papier, Poe réduit la peur à une chambre, à une conscience. Ce déplacement irrigue tout le XIXᵉ siècle. Baudelaire le traduit à partir de 1852 et fait de lui un frère en modernité. Dans ses préfaces, il insiste sur la précision analytique de Poe, sur sa capacité à condenser l’horreur en effet pur. Mallarmé reprendra l’élégance glaciale du Corbeau dans sa traduction de 1875. En France, Poe devient presque plus central que dans son Amérique natale, où il mourut en 1849 dans un hôpital de Baltimore, délirant, trouvé ivre dans une rue. Sa légende noire nourrit son image d’écrivain maudit, mais c’est son esthétique qui compte : une horreur rationnelle, intime, calculée. Lovecraft reconnaîtra en lui un maître. Dans ses essais (Supernatural Horror in Literature, 1927), il consacre des pages entières à Poe comme inventeur du fantastique moderne. Ses propres récits de maisons hantées (The Shunned House) ou de narrateurs obsédés reprennent la claustration intérieure. Mais Lovecraft y ajoute la cosmologie matérialiste, l’univers indifférent. Là où Poe enferme la peur dans un cœur battant, Lovecraft la projette dans le cosmos. La filiation est directe : du dedans à l’infini. En parallèle, le policier moderne naît de Dupin. Conan Doyle créera Sherlock Holmes comme héritier direct. Toute une tradition du raisonnement, de l’énigme résolue par l’esprit, découle de Poe. Le même écrivain aura donc donné naissance au fantastique psychologique et au récit d’enquête, deux piliers du XIXᵉ et du XXᵉ siècle. Mais c’est surtout la modernité du geste qui frappe. Poe transforme la fiction en laboratoire de la conscience. Plus besoin de ruines médiévales ni de spectres théâtraux : il suffit d’une obsession, d’une pulsation, d’un délire intérieur. La peur devient subjective, et le récit enregistre cette subjectivité. Là réside sa postérité. Kafka, Borges, Cortázar liront Poe et y verront une architecture du récit court, fermé, tendu vers une révélation. Baudelaire et Mallarmé le feront entrer dans la tradition symboliste. Lovecraft en fera le socle du weird moderne. Poe n’aura pas eu de stabilité, pas de fortune, pas de maison solide. Mais il a trouvé, dans la chambre étroite de la nouvelle, un espace absolu : celui où le moi devient décor, où l’esprit fissuré remplace la ruine gothique, où l’horreur est une lecture intérieure.|couper{180}