Repartir de presque rien. Toujours cette même obsession, après les excès, comme s’ils réduisaient le champ des possibles, voire le possible lui-même. D’où ce « presque rien ». Ce n’est pas mieux que rien, non. Ça ne rassure pas. C’est autre chose. Après l’incendie, il ne reste que ce qui doit rester. L’excès brûle les fausses pistes, les tentatives molles, les possibles de complaisance. Ce qui émerge des cendres — ce « presque rien » — n’est pas un reste. C’est un noyau. La seule chose qui méritait vraiment d’être.
Ce n’est pas « mieux que rien ». C’est tout, mais distillé. L’obsession qui revient après la tempête n’est pas un échec à se renouveler — c’est la preuve qu’on a touché l’os du mystère. C’est le fondamental qui résiste à l’auto-dilution.

H., victime d’un AVC, a débuté les cours en octobre. Elle marche avec difficulté, la jambe droite paralysée, le bras droit inerte, aphasique. Son mari m’a appelé pour m’expliquer son état, m’a demandé si je voulais bien la prendre comme élève.
Aujourd’hui, je l’ai installée face à une grande feuille. Je lui ai donné de gros pinceaux, des couleurs primaires, en lui montrant comment les mélanger. J’ai été saisi par la volonté de cette femme, droitière, qui ne peut rien demander que par gestes — et par le sourire qui parfois naissait sur son visage quand la peinture, étalée sur le papier, semblait lui répondre.
J’ai eu honte de mes tergiversations nombrilistes.
Je me suis demandé comment je réagirais, à sa place. Sans autre choix, je ferais probablement la même chose : je me contenterais de ce presque rien qui égaye la mélancolie. Et ce presque rien me donnerait un peu d’allant, avec l’espoir réaliste de faire un peu mieux le lendemain.
J’ai repensé à l’herbe qui perce le macadam, aux plantes sans eau accrochées aux murs. La vie est plus forte que ce que nous imaginons, mais elle tient par la modestie, les petits pas, la régularité.
Des bouffées de honte m’envahissent souvent. C’est bon signe.
Pourtant, je dois persister dans mes erreurs, les inspecter, m’en dégoûter jusqu’au trognon. Là aussi, je n’ai pas d’autre choix. C’est une forme d’humilité, paradoxalement, que de l’admettre.
En écrivant ces lignes, je réalise que c’est la troisième personne lourdement handicapée que j’accueille cette année. Vertige.
J’y ai vu une ironie du sort. Mais c’est peut-être une assignation : comprendre quelque chose de la création qui m’échappe encore.
Ma maladie, à moi, est de trop vite réussir les choses, et de m’appuyer sur ces réussites pour justifier mon insatisfaction perpétuelle. Mon manque de confiance se meut en vanité, en orgueil démesuré puis retombe en soufflet crevé. La facilité est une entrave. Elle m’empêche d’avancer.
C’est sans doute pour cela que je me frotte aux textes difficiles, que je lis et relis les grands auteurs, que je balbutie devant leurs phrases comme un débutant.
Je suis un éternel débutant. J’ai simplement eu un de ces moments d’inattention qui peuvent durer une décennie.