Est-ce parce que nous faisons quelque chose que personne ne voit — ou voit sans s’y intéresser — que nous nous disons : « Cela suffit, j’arrête le je(u) ; tout cela n’en vaut pas la chandelle » ? Mais c’est tout le contraire, à mon sens. Au contraire, il faut se sentir porté par cette projection, cette manifestation, cet incarnation de l’exil, du bannissement. De la Chute, disons-le haut et clair.

Inventez donc tout ce que vous voulez, en somme, pour continuer à rêver une dissidence qui n’en sera jamais une — totale, absolue, définitive — avec cette époque crasseuse dans laquelle nous tentons de survivre, laminés par la bêtise, l’ignorance, cette nappe de boue et de merde qu’auront déversée, comme au temps des caniveaux, les mégères, les bonniches, du haut de leur troisième étage, le pot des propriétaires sur les pieds des mêmes gueux, toujours nous, encore nous. Mais à qui la faute si vous passez toujours sous les mêmes fenêtres ? Si la répétition du même ne vous étonne même plus ?

Mais même ce semblant de ferveur tombe à l’eau. On n’y croit pas, on n’y croit plus. Et puis surtout, on n’a plus le temps ; on nous a volé le temps, comme on nous a volé tout le reste — et le rien dans lequel on se réfugie, vous verrez qu’ils l’ôteront aussi.

— Ils, toujours ils… Tu n’es pas fatigué par ce « ils » ?
— Si. Tu as raison. Mais « Si je publi’ des noms… combien de bons amis… », dit le poète. Non, il vaut mieux se taire, continuer à dire « ils », même si cela agace tous ceux qui immédiatement se sentent obligés d’appartenir à ce pluriel.

Il faut garder cette colère, cette rage, surtout au moment où tous te disent qu’elle est vaine, qu’elle ne sert plus à rien ; que Dieu est mort ; que la plus grande force des diablotins est de faire croire qu’ils ne sont que fake ; que l’Unique Vérité possède les mensurations d’un mannequin famélique, celles d’une jeune fille pubère défoncée par d’horribles hypocrites, des doubles faces, des râtés de la Grâce, pétris d’amertume, terminés à la pisse.

Je vois très bien comment cette ferveur peut aboutir à Constantinople ou à Jérusalem. Mais tout aussi bien à des chefs-d’œuvre. Encore une fois, ce qui se dresse en gardien de tous les gouffres dans lesquels s’élancer par espérance ou par dépit — c’est la même chose —, c’est le choix. On a toujours le choix de prendre ce « on » ou ce « ils » à témoin et de les mettre au pied du mur pour voir ce qu’ils valent vraiment. Grande chance si l’on comprend enfin les raisons vraies de toutes nos déceptions.

— Et quand tu seras fatigué de faire ça, tu auras quel âge ? Soixante-dix ? Soixante-quinze ? Quatre-vingts ? Et cela t’aura servi à quoi ? À passer le temps en gesticulant dans ton propre néant, rien de plus.

Non, la conformité m’horripile. Et j’allais encore une fois argumenter, mais à quoi bon prêcher dans ce désert ? Il valait mieux que je m’éloigne dans le silence, que je n’écrive plus rien du tout, que je me taise, profondément.

— Le jour où les poules auront des dents, tu seras mort et enterré depuis longtemps.

Le meilleur interlocuteur reste moi-même, jusqu’à preuve du contraire — ce que je pense être moi-même, et dans quoi se dissimulent tout l’univers, et les océans, et les plaines, et les étoiles naines, et les microscopiques bactéries, et les parfums comme les puanteurs, le Grand Tout… à condition, évidemment, qu’on fasse l’effort de se mettre à quatre pattes, de ramper dans les boyaux de ces égouts. D’ailleurs, il faut aussi compter sur le climat, l’hygrométrie de l’air — en somme, une foule de détails, d’éléments, de paramètres que le bulbe rachidien, côté reptilien, ignore et s’en fout, obsédé par la bouffe, la sécurité, le cul, les factures, le fric.

— Tu as le droit d’écrire tout cela, mais as-tu vraiment le droit de le publier ? Il y a désormais une police des bonnes mœurs, le sais-tu ? Des gens qu’on dépêche pour guetter tes selles et tes propos. « Ceci est bien, ceci ne l’est pas. » Mais comme tu le disais tout à l’heure, même cette paranoïa que tu entretiens ne te sert qu’à surmonter l’indifférence totale du monde envers ton insignifiance absolue.
— Je vois de plus en plus de moulins à vent dans tes propos. Il est peut-être temps de faire revenir sur le devant de la scène Sancho Panza sur son Rucio. Il ouvrirait une nouvelle époque : et du brouillard, on verrait alors apparaître Rossinante trottant sans son cavalier… Mais où est-il donc passé ? Quel diable l’a piqué ?

Éclats de rire. Applaudissements. Alfonso Quichano de retour du séjour des Morts, sur une vedette filant à vive allure depuis l’île éponyme, sur un poster acheté sur eBay, signé Böcklin.