Honte comme "organe" de survie
Liste de textes en relation avec plusieurs types de hontes. Trois familles de récits avec pour chacun de ces textes un angle + un dispositif, pour l’ essentiel une contrainte formelle simple qui “installe” l’entre-deux sans psychologie.
première série de textes
Honte comme “organe” de survie (micro-panique, ridicule, effacement)
1041 — Courroucer les dieux pour avoir du foin. (2021-04-12)
Tant qu’il y a de la honte, tout n’est pas perdu : elle sert de plan, de balises et de griffures pour se repérer dans le labyrinthe qu’avec l’âge on baptise épopée, histoire de quitter ce monde sans regret, en croyant lui avoir donné un sens et, qui sait, devenir soi-même un peu sensé.
Angle : la honte non comme morale, mais comme preuve de vie (tant qu’elle pique, on n’est pas entièrement anesthésié).
Dispositif : refrain qui revient 4–5 fois avec une nuance (“tant qu’il y a…”) + une scène minuscule qui contredit le refrain.
1879 — Explorer le ridicule (2022-09-17)
Toutes ces choses que l’on s’empêcherait de faire juste en raison d’une peur d’apparaître ridicule. N’a-t-on jamais envie de l’écarter cette peur ? De lui dire va t’en, tu es la chose la plus pénible, la plus ennuyeuse que je connaisse ici-bas sur la terre. Mais non. Elle se tient toujours ici ou là comme une lancinante blessure qui se rouvre encore et encore. Et, ce même quand on pense en avoir fini avec elle.
Angle : peur du ridicule = peur d’être assigné à une forme (donc déjà mort socialement).
Dispositif : liste d’actions “ridicules” + à chaque item, un contre-item “héroïque” qui est en fait plus ridicule.
3218 — paupière tombante (2025-07-28)
Voir la honte au moment même où elle vous prend, c’est voir par en-dessous. Par défaut. À rebours. Ce n’est plus une image, c’est un voile.
Angle : honte comme filtre optique (le monde “bistre”, opaque) : la honte altère la perception avant d’altérer le récit.
Dispositif : narration par dégradations visuelles (net → brouillé → écran) sans expliquer “pourquoi”.
551 — Relecture de la honte (2024-12-08)
En lisant Ernaux, Duras, Woolf ou même Cioran, je vois que leur honte est aussi la mienne. Que leurs failles sont les miennes. Et c’est peut-être ça, la plus grande leçon de mes lectures : écrire, ce n’est pas guérir. C’est habiter ce qui nous fait mal. C’est brûler, un peu moins seul.
Angle : la honte revient comme une mise à jour (pas un souvenir, un patch).
Dispositif : 3 couches : (1) scène brute, (2) note de marge froide, (3) “erreur système” (une phrase très sèche).
742 — 8 février 2025 (2025-02-08)
Des fois, j’ai honte, des fois non. Ça dépend de la résonance du monde. Si j’ouvre la fenêtre et que j’entends les oiseaux, oui. Si j’entends le camion-poubelle, non. La honte ne dépend pas que de moi. C’est la résultante d’une mise en scène, à la fois côté cour et côté jardin. Il est assez rare d’avoir honte assis dans une salle de cinéma. Cela ne m’est arrivé que trois fois, au collège, lorsqu’on m’infligea la vision d’Auschwitz, le père Kolbe se sacrifiant à la place d’un autre. Mais honte pour nous tous. Pour l’espèce.
Angle : honte variable selon la “résonance du monde” : tu poses la honte comme un phénomène physique.
Dispositif : trois reprises de la même phrase, chaque fois avec un paramètre différent (lieu / heure / témoin).
1968 — Blocage (2022-10-16)
Se bloquer, se braquer, à ban donner, saut poser, se rat masser, se re croque vriller, s’enfouir, fuite, fuguer, ne plus rien vouloir savoir, détourner le regard, panser autre chose que ça l’impensable, paniquer, aller dans tous les sens à partir du point d’impact, circonvolutions alambiquées, l’esprit bat la campagne sans autre but que de battre la campagne, diverger, être paralysé simultanément le corps ici ou là, la tête ailleurs, faire attention impossible, humiliation éprouvée aussi comme réflexe, impression d’être idiot, de ne pas valoir tripette, s’en vouloir de ne pas être comme les autres qui comprennent au quart de tour, les détester pour exister tout de même, les réinventer pires encore qu’ils sont, et se réinventer en creux par la même occasion, se distraire pour oublier. Enchaîner les échecs. Perdre confiance, se mésestimer, se haïr, s’isoler, vouloir mourir. Manquer d’humilité. Être orgueilleux, prétentieux, vaniteux. Marcher à côté de ses pompes. Ne pas vouloir rentrer dans le moule.
Angle : blocage = stratégie honteuse pour ne pas faire face à une conséquence.
Dispositif : dictionnaire personnel (entrée “bloquer”) → exemples → une seule scène qui prouve que le dictionnaire ment.
910 — 02 novembre 2023 (2023-11-02)
Les chemises blanches. Relire Barthes — "Saponides et détergents". Cette blancheur idéalisée, médiatisée. Paic, Omo, Persil : les marques ressurgissent avec leurs parfums. Mais rien n’était jamais aussi blanc qu’à la télévision. Sauf les chemises de mon père. Le col, les poignets. Mais à quel prix. Ma mère, au-dessus de l’évier, frottant, K2R en main. Le blanc impeccable était une ascension. Une victoire quotidienne.
Angle : la honte “arrive” comme un événement météo (sans cause claire), donc perplexité active immédiate.
Dispositif : temps réel + interruptions (micro-coupures, comme un Zoom qui freeze).
149 — 02 juin 2024 (2024-07-26)
Vertige de la chute, ralentissement du temps, des lueurs dans l’obscurité, chaleureuses, aimantes et qui ont le pouvoir de soulager la gravité. Des anges. Qu’as-tu fait de ta vie ? Et c’est la projection d’un film en accéléré, un évier qui se vide. Rien. « Ne te juge pas si sévèrement », me dit l’une avec gentillesse, « il y a aussi tout ce que tu ne dis pas, le silence entre les images. » Au réveil, l’interstice est le gibier que j’entrevois à peine qu’il s’enfuit doucement dans le sous-bois.
Angle : honte + témoin (réel ou imaginaire) : tu peux en faire une mécanique de tribunal intérieur.
Dispositif : “procès-verbal” : phrases courtes, constat, aucune psychologie, seulement des faits et des formulations.
Illustration André Fougeron Massacre à Sakiet (Tryptique de la honte III), 1958. Huile sur toile, 97 x 195 cm, Tate Modern London