
Les chemises blanches. Relire Barthes — "Saponides et détergents". Cette blancheur idéalisée, médiatisée. Paic, Omo, Persil : les marques ressurgissent avec leurs parfums. Mais rien n’était jamais aussi blanc qu’à la télévision. Sauf les chemises de mon père. Le col, les poignets. Mais à quel prix. Ma mère, au-dessus de l’évier, frottant, K2R en main. Le blanc impeccable était une ascension. Une victoire quotidienne.
Chez mes camarades italiens, portugais, le mythe de la blancheur battait fort aussi. Ma mère, enfant d’émigrés, savait la honte associée à la saleté. Le linge propre devenait revendication. Intégration.
Mais les chaussettes de sport restaient grises. Et moi, dans les vestiaires, j’en portais le fardeau. Une croix de coton. Une honte endossée sans faute commise.
Puis ce mot : javel. Barthes encore. La javel tue. Mon frère, un jour, en a bu. Panique, hôpital, lavage d’estomac. Il survit. Mais quelque chose change. L’école devient un piège. L’institutrice le stigmatise. Idiot, écrit au feutre noir sur un panneau. Elle est la femme du directeur de la banque où mes parents resteront fidèles. L’humiliation logée à même le compte courant.
Infamie et blancheur, mariés dans la mémoire. Comme Omo et le K2R.
La chatte a disparu depuis quatre jours. Toussaint. Pressentiment. Et pourtant je peins. Comme si elle était encore là. Gestes automatiques. Cœur absent.
Les chemises blanches reviennent. Et les photos noir et blanc. Ces hommes droits, lisses, linceuls de gélatine et de sel d’argent. On se voulait beau pour survivre à l’image.
Lu Benjamin, écouté Didi-Huberman : l’aura, la survivance. C’est peut-être ce que je cherche en peinture. Ce que je détruis quand c’est trop beau. L’avant-peinture. Une trace qui veut durer après la débâcle.
Lu aussi Guénon. Le sanskrit comme refuge. Langue fixée. Non morte, mais stable. Le latin, le grec : autant de ports. Mais la peur : s’y perdre, se couper. Une solitude plus vaste encore.
Et ce soupçon : la tradition comme pouvoir. Une pensée peut devenir arme. Le savoir : extrême, dominateur.
La terre s’ouvre. Les trésors brillent. Mais le moindre d’entre eux demande un tribut. Une vie entière.
sous-conversation
…le blanc… encore lui… jamais assez blanc… mais trop… trop de blanc… cache… étouffe… fardeau… linge comme blason…
la honte… les chaussettes… cette morsure dans les vestiaires… pas la faute… mais le regard… le gris trop visible…
la javel… le frère… le panneau… idiot… c’est écrit… c’est marqué… rien à dire… tout à porter…
les photos… les costumes… ces hommes… si propres… mais pour quoi ? pour qui ?…
la chatte… le coussin vide… et pourtant on peint… pourquoi ?…
l’aura… survivance… on ne veut pas séduire… juste que ça reste… pas beau… pas joli… juste… là…
Guénon… le sanskrit… mais c’est trop… c’est haut… c’est dur… et moi… petit… seul… je pourrais pas…
le savoir… le pouvoir… ça se confond… ça brûle… ça isole… ça domine…
on regarde la terre… on veut prendre… mais le prix… toujours trop lourd… une vie… rien que ça…
note de travail
Il revient ici sur un mythe — celui de la blancheur. Il l’aborde non pas comme une esthétique, mais comme un territoire politique, affectif, social. Une injonction à la pureté qui pèse, qui juge, qui marque. Le blanc comme instrument de tri.
La scène centrale : sa mère qui frotte, le frère qui boit la javel, l’école qui écrase. Tout est là. Le désir d’intégration, la violence invisible, la soumission aux signes extérieurs. Et le verdict : "idiot". Marqué au feutre noir. Ce mot, dans ce contexte, est un sceau. Une malédiction.
Il lie ensuite ces motifs aux images. À la photographie. Et à l’aura, cette survivance que Benjamin et Didi-Huberman tentent de cerner. Ce n’est pas un hasard. La peinture devient ici une tentative de dépasser la honte par le geste, de conserver sans idolâtrer, d’habiter un fragment de lumière sans le figer.
Puis vient Guénon. Et une tension vertigineuse : entre savoir et solitude, tradition et isolement, langue fixée et langue vivante. Il perçoit l’attrait du stable, du pur, mais aussi le danger de s’y perdre — ou pire : d’en faire une arme.
Ce texte est une lutte. Contre les séductions du pouvoir, contre l’humiliation intérieure, contre la disparition. Il essaie de nommer une forme de savoir qui ne domine pas, qui n’humilie pas.
À la fin, il regarde la terre s’ouvrir. Il voit les trésors. Mais il sait aussi ce qu’ils exigent. Et il pose la question en silence : suis-je prêt ?